Traduction de André du Bouchet
jeudi 23 août 2012 par Alice GrangerPour imprimer
Une pièce de théâtre se joue toujours sur une autre scène, et c’est plus que jamais vrai avec « La Tempête » de Shakespeare ! Scène de l’inconscient où se prépare l’avènement d’un nouveau couple, pas indispensable des générations et de la reproduction humaine. La pièce de théâtre va, avec une intelligence logique incroyable, faire basculer les liens affectifs familiaux et les rapports de force asservis aux ambitions, afin que tout aboutisse, dans le coup de théâtre final, à ce que tout le monde applaudisse le nouveau lien, dominant, qui lie le jeune couple reproducteur indispensable au renouvellement de l’humanité. Pour que tout bascule vers l’avènement de ce nouveau couple, il faut évidemment que les anciens liens et les pouvoirs liés aux ambitions soient mis à l’épreuve, attaqués, et qu’un ancien temps ne se retrouve qu’arrimé au nouveau où la génération suivante reprend le flambeau tandis que l’ancienne, quitte de sa mission, est libre. La reine qui est, au cours de l’opération, mise au centre de tout, est bien sûr la femme qui a le pouvoir de faire les enfants, mais qui ne doit pas excéder la puissance de sa sphère, sous peine de n’être plus qu’une sorcière.
La tempête qui détruit le bateau dans lequel se trouvent Alonso roi de Naples, son fils Ferdinand, son frère Sébastien, Antonio roi usurpateur de Milan qui a évincé son frère Prospero, ainsi que Gonzalo un fidèle et intègre conseiller, indique dès la première scène du premier acte, mais à notre insu, qui a la main pour ce grand basculement inconscient. Il y a un roi dans ce bateau, mais la tempête ne respecte pas son rang. Le brave Gonzalo a beau rappeler au Maître d’équipage : « Tout de même, mon brave, rappelle-toi qui tu as à bord », les voix confuses vont toutes s’écrier ensemble : « Allons tous sombrer avec le roi. » Il se produit donc une première destruction, par la tempête : celle du bateau du roi de Naples. Avec le fracas de ce bateau, semblent disparaître les protagonistes d’un ordre ancien qui fut dominant, où les ambitions sévissaient jusqu’au fratricide : Alonso était roi de Naples, il avait un fils Ferdinand, un fils de roi. On imagine le statut prometteur de ce fils de roi ! Antonio était le roi usurpateur de Milan, soutenu par Alonso. Ils sont en train de faire naufrage !
C’est seulement la seconde scène du premier acte qui nous éclaire sur l’autre face de cet ordre ancien avec Alonso roi de Naples et père de Ferdinand, et Antonio roi usurpateur de Milan : Prospero fut chassé du trône de Milan par son frère Antonio avec la complicité du roi de Naples, et mis sur une barque avec sa fille Miranda. On voit qu’ici, avec un frère qui succède à son frère, que l’héritage se fait à l’intérieur de la même génération, par la force de l’ambition. Il n’y a pas, dans cette usurpation de pouvoir, de passage de générations. Il y avait une fille de roi, Miranda, mais ce père voit sa puissance détruite. La barque qui a emmené au large un père au pouvoir détruit et sa fille est jeté sur une île. C’est au large de cette île qu’a fait naufrage, à cause d’une tempête incroyable, le bateau dans lequel se trouvaient donc les puissants que le père et la fille chassés avaient laissés derrière eux.
On a deux pères. Le père d’une fille, Prospero père de Miranda, qui a, le premier, perdu son royaume. Il l’a perdu non seulement parce que son frère Antonio a jalousé sa place, et a usurpé son pouvoir à Milan, mais aussi parce que lui-même, préférant les livres, sa bibliothèque, l’étude, n’a pas défendu son statut de roi. Il n’a donc pas défendu non plus le statut privilégié de la fille de roi. Et le père et sa fille se sont retrouvés sur une île… Il y a d’autre part le père d’un fils, Alonso père de Ferdinand. Ce roi père d’un fils n’a pas perdu son royaume, son frère Sébastien ne l’a pas usurpé, son fils est toujours fils de roi. Mais une tempête comme on n’en a jamais vue a entraîné ce roi père d’un fils loin de son royaume, et fait naufrager le bateau près de l’île où vivent désormais le roi déchu et sa fille. On ne le soupçonne pas encore, à la scène deux du premier acte, mais deux pères, l’un déchu de son royaume et l’autre possédant un royaume mais s’en trouvant éloigné par naufrage, et leurs enfant respectifs, une fille, Miranda, et un fils, Ferdinand, sont sur le point de jouer une nouvelle alliance, sur la scène qu’est cette île. Qui est la sphère où la mère ne doit pas outrepasser sa puissance… Or, une mère y avait eu cette ambition, croyant son pouvoir ensorcelant à jamais actif…
Nous pourrions croire que ce pauvre roi de Milan chassé de son royaume avec sa fille n’a plus grand pouvoir. Et surtout, qu’il n’a plus le pouvoir ni les moyens de faire le bonheur de sa fille. De sorte que le lien père-fille est quelque peu soumis à l’infortune d’un destin forcé par un frère qui prit un royaume que le roi ne défendait pas. Or, nous apprenons très vite que c’est Prospero qui a provoqué cette tempête et ce naufrage, avec l’aide d’Ariel, un esprit. Presque tout de suite, se produit une inversion de la puissance : l’impuissant Prospero, roi chassé de Milan sur une barque avec sa fille, s’avère sur son île bien plus puissant qu’on ne croyait ! Le puissant, c’est lui ! La tempête, c’est lui ! Et face à son pouvoir de provoquer une tempête, et le naufrage du bateau, celui du roi de Naples n’est plus rien ! Tout-à-coup, le père d’une fille a eu le pouvoir de faire disparaître dans un naufrage le père d’un fils, entraînant dans la tragédie ce fils !
Ce père rassure cependant sa fille, qui a tout vu du naufrage, et souffert avec ceux qui ont souffert ! Ah ! ce fier navire rompu, mis en pièces ! « Si j’eusse été un dieu, et de quelque pouvoir, j’eusse / Noyé la mer plutôt, au profond de la terre, / Que laisser submerger ce bâtiment splendide, et / sa charge de tant d’âmes. » Non, aucun mal n’a été accompli, dit le père à sa fille ! Puis il précise : « Je n’ai rien fait que par le souci de toi, / De toi, ma très chère, de toi, ma fille, qui / Ne sais ce que tu es… ne connaissant / D’où je suis… que je pourrais être, davantage, moi / Que Prospero, maître d’une cellule chétive, / Et ton père simplement. » On comprend que cette tempête, que ce naufrage qui a fracassé le père et son fils, loin de leur royaume, se passe sur une autre scène, et que dans la réalité pas un seul de leurs cheveux n’a été touché.
Tandis que ce père rassure sa fille, qu’on pourrait déjà sentir soucieuse du statut de Ferdinand fils de roi, étant donné que, dans le pas des générations, s’accomplit un transfert de la fille qui s’éloigne du père, qui avec ses biens et son royaume assurait son bonheur, pour aller vers son époux, qui ne saurait être moins bien que son père faire son bonheur et celui des êtres à naître, Miranda s’étonne qu’Antonio, son oncle, en prenant Milan et chassant son frère et sa nièce, n’ait pas songé à les éliminer. Là aussi, l’usurpation du trône de Milan s’est accomplie sur une autre scène. Dans la réalité, il garde son royaume, c’est juste par rapport à sa fille qu’il n’est plus celui qui saurait lui maintenir le royaume de sa vie future. C’est ainsi que le brave Gonzalo, lorsque le père et la fille furent jetés dans leur barque, avait chargé cette frêle embarcation de riches vêtements, de nourriture, d’eau douce, et surtout les livres de la bibliothèque que le roi prisait plus haut que son duché. De sorte que, jetés sur cette île, le père n’eût plus rien d’autre à faire que de s’occuper de sa fille. Déjà, depuis sa naissance, cette fille avait été désignée à son père par sa mère, la vertu même, comme fille de son père, princesse, son unique héritière, d’une race supérieure. Alors, sur l’île, « Devenu ton maître d’école, je t’ai élevée avec plus de profit / Que nul autre prince, ayant plus de loisir… » Un père tout à la formation de sa fille. Pour qu’elle soit une incomparable fille à marier ? Une « sanspareille » ? Une sphère unique, lieu des générations ?
Miranda demande à son père Prospero « … votre raison / Pour vouloir cette tourmente sur la mer ? » Il répond : « … Par un retour plus qu’étrange, la Fortune libérale – Dame qui aujourd’hui m’est chère – a dirigé mes ennemis / Sur ce rivage… », « … mon zénith dépend à ce jour / d’une étoile très heureuse… ». Une étoile très heureuse, zénith du père : cette œuvre théâtrale qui se joue sur l’autre scène tourne les regards vers le personnage qui donne sens à la tragédie : la jeune fille. Sur la scène reproductive, où les enfants, garçons et filles, succèdent à leurs parents, la jeune fille est le personnage objet de toutes les attentions, un homme doit, à la suite du père, pouvoir lui offrir un statut et une vie privilégiée, parce qu’elle est destinée, plus qu’à être l’épouse, à être la génitrice. Elle est l’héritière de la mission de reproduction, et c’est pour cela qu’elle souffre de voir le bâtiment splendide et chargé de tellement d’âmes en train apparemment de faire naufrage. Le bâtiment splendide symbolise le contenant matriciel assuré par un nom du père capable, à la hauteur du père de la fille, d’en assurer le contenu à venir, c’est-à-dire les enfants.
L’écoute de cette pièce de théâtre magnifique devrait se faire du point de vue de la fille, Miranda. Un point de vue qui se transforme à partir du moment où elle s’arrime à la logique de la reproduction. A partir de ce moment-là, se prépare pour la fille à marier un changement de royaume, et, du point de vue de l’investissement inconscient, son père est chassé de la ville dont il est le roi, Milan. Ce n’est plus le père qui, aux yeux de cette fille qui se prépare à le quitter pour un époux, a un royaume pour qu’elle y vive en fille de roi. La barque, chargée de vêtements, de nourritures et de livres, transporte le roi destitué par son frère Antonio (en fait ce personnage est une création psychique de la fille pour raconter une sorte de désinvestissement de sa part pour le royaume de son père en sortant de l’enfance) et sa fille jusque sur cette île.
Sur cette île, se mettent en contraste absolu une fille avec son père, qui n’a rien d’autre à faire qu’à la choyer et l’instruire, et un fils avec sa mère, une horrible sorcière, morte, et son fils, qui est un monstre. C’est dans un échange de paroles entre Prospero et Ariel, toujours dans la scène deux du premier acte, que nous en savons plus sur cette sorcière, Sycorax, qui a outrepassé la puissance qu’elle avait en la sphère de la gestation. D’abord, il faut noter que la mère du garçon, à ce stade-là où il n’est pas encore saisi par l’impératif de la reproduction et du pas générationnel, est décrite comme une sorcière venue d’Alger, et qui, pour ses méfaits sans nombre, a été bannie, enceinte, et abandonnée sur cette île par les matelots. Alors que la mère de la fille est décrite comme la vertu même. Bien sûr, l’attachement d’un garçon à sa mère, du point de vue de l’impératif de la reproduction, alors qu’il doit se détacher pour ne plus investir que l’épouse future génitrice, est une monstruosité. Donc, cette mère du garçon, c’est très logique, va mourir, et laisser le monstre qu’est son fils, Caliban, orphelin. Le garçon, lorsqu’il est encore, sur cette île, attaché au souvenir de sa mère morte, cette sorcière ensorcelante, cette « stryge à l’orbite bleue », est un monstre, parce qu’il est rivé à sa propre personne, il n’est pas encore saisi par cette logique reproductive qui, pour une noble cause, le ferait s’oublier lui-même et honorer une jeune fille qui supplante sa mère par sa beauté et sa puissance, celle par laquelle passera le renouvellement de l’espèce. En amont, lorsqu’il n’a pas encore compris l’impératif d’accomplir la noble mission du renouvellement de l’espèce humaine, lorsqu’il ne s’est pas encore écarté de l’île maternelle pour endosser le rôle géniteur, il reste Caliban, un monstre. Ariel, l’esprit, on pourrait dire l’esprit humain, même lorsqu’il est le serviteur de cette mère d’un garçon, une sorcière ensorceleuse qui retient par magie, ne peut vraiment « rentrer dans ses commandements abhorrés et terrestres ». Alors, avant de mourir, Sycorax l’a rivé « dans un pin éclaté ». Si Prospero n’était pas arrivé sur l’île, douze ans après, « Tu aurais pu gémir pour l’éternité. » Ariel l’esprit, sorti du pin par Prospero, est docile à ses commandements, et ne sera vraiment libéré que lorsqu’il sera allé jusqu’au bout de la mission. Ariel a la possibilité de créer des illusions, des scènes, de la musique. « Va, fais-toi telle une nymphe de la mer… », lui dit Prospero.
Car, toujours dans cette seconde scène du premier acte, apparaît le garçon quand il est encore un monstre, mais, sur cette île, déjà depuis des années confronté au père de la fille. Prospero, comme par hasard, invite sa fille, tirée de la torpeur du sommeil, à aller le voir : « Eveille-toi, mon cœur, éveille-toi… », « Il faut la secouer… Viens, / Nous irons visiter Caliban, mon esclave, encore que jamais / Nous n’en tirions que grondements. » Esclave de Prospero ! Remarque très subtile ! Garçon déjà « esclave » de ses besoins sexuels ? Bon, oui, il charrie le bois pour Prospero, il se rend utile… Mais là n’est pas la question… Caliban revendique l’île, « Cette île, elle est à moi, de par Sycorax ma mère / Et tu m’en as dépossédé… Quand tu es venu ici, / Tu me cajolais, faisais grand cas de moi… alors je t’aimai, / Je t’ai fait voir les vertus de cette île, toutes, / Sources vivantes, puits salants, terres grasses, déserts…/ Malédiction sur moi ! » Bref, le garçon est persuadé que c’est lui qui a les choses en main, qui ouvre ses terres, ses joyaux, parce qu’il connaîtrait par cœur cette île maternelle. Se joue une sorte de parricide. Il croit tirer les choses de son côté, et du côté de sa mère. Il croit rester fils de sa mère, sur cette île qui est à lui. Or, bizarrement, Prospero l’en dépossède. Cette version de l’histoire n’est pas la bonne. Caliban, lorsqu’il a vu Miranda, la fille de ce père, a tenté de la violer, de la prendre, et ainsi, il serait à travers elle devenu le géniteur de petits Calibans qui auraient peuplé l’île. Des Calibans : sous le joug de la mère de Caliban, la sorcière. Prospero avait enseigné la parole à Caliban : elle ne lui sert qu’à le maudire, et à reconnaître qu’il maîtrise le dieu de sa mère ! La morale de l’histoire, avec la défaite du garçon de l’île, c’est que la logique reproductive donne la main à la fille, et à son père, et non pas au garçon et à sa mère. La mère du garçon, ce n’est pas elle qui a du pouvoir sur la future belle-fille ! Celle-ci n’est pas là pour prolonger auprès de l’homme sa mère, afin qu’il s’éternise sous les ensorcellements de cette mère, en bébé monstrueux.
Ceci étant bien clair, Caliban s’étant incliné devant la puissance de Prospero, peut donc se jouer l’arrimage du garçon qui sera le futur époux de Miranda. Ferdinand, le fils du roi de Naples Alonso, et qu’on croyait mort, avec son père, dans le naufrage de son bateau. Ariel, changé en nymphe de la mer, joue et chante, invisible, et cette musique si douce qui glisse sur les eaux attire Ferdinand le fils naufragé qui croit son père mort. Ariel chante la mort du père ! Ainsi, le naufragé Ferdinand, en abordant sur l’île attiré par la musique d’Ariel, y entend en même temps qu’il a perdu son père. Il n’est plus le fils du roi de Naples. Il est un naufragé, voici cette île, la musique. S’opère subtilement un transfert de père. Ferdinand n’a plus que le père de la fille, Miranda, face à lui. Les choses ont tourné ainsi. Le garçon, d’une part a perdu sa mère ( l’aspect de ce garçon est celui de Caliban tant qu’il n’est pas dégagé de sa mère, et est celui de Ferdinand lorsque, sevré de sa mère, il n’est plus que fils de son père), de toute façon ce n’était qu’une sorcière dont le dieu est maîtrisé par le père de la fille, et, d’autre part, dans la perspective logique d’un mariage, il a, en apparence, perdu son père dans le naufrage dont il est le rescapé qui se retrouve sur une île. Les choses ont singulièrement tourné : le garçon naufragé met le pied sur l’île où un garçon y a perdu sa sorcière de mère, mais là, c’est le père d’une fille qui l’y accueille, ainsi qu’une douce musique, alors que c’est son père à lui qui est déclaré mort par le chant d’Ariel. Ferdinand ne peut se prévaloir de son père le roi de Naples, il est un pauvre rescapé de naufrage, qui doit se sevrer une deuxième fois d’un lien d’enfance.
C’est à ce moment-là, toujours dans la scène deux du premier acte, que Miranda, aux côtés de son père, voit apparaître Ferdinand : « Qu’il a fière apparence… » Et oui, c’est déjà joué… Prospero joue à brider le jugement de sa fille : certes il a l’air d’un homme accompli, mais il est un peu défait par le chagrin d’avoir perdu son père et ses compagnons… Miranda ne veut rien entendre, elle est déjà sous le charme, et Prospero se réjouit secrètement que tout marche comme prévu par la logique de la reproduction ! Miranda est déjà en train de suivre un autre homme que son père ! Mais, tout de même, c’est ce père qui est le pivot de l’histoire qui se joue : le jeune homme qui subjugue sa fille doit l’aimer et prendre soin d’elle, par laquelle le renouvellement de l’espèce humaine va s’accomplir, comme lui, son père l’a fait et s’impose en paradigme à son futur gendre : celui-ci ne pourra avoir Miranda sans reconnaître Prospero son père comme un tuteur qui le surplombe.
Alors, Ferdinand demande à Miranda si elle est une fille ! Oui, dit-elle, je suis une fille. Elle le dit dans la même langue que celle de Ferdinand ! Celui-ci dit qu’il est le premier à parler cette langue, et qu’il aimerait bien être où elle se parle, Naples. Prospero le secoue : non, il n’est pas le premier, car il oublie son père ! Alors, Ferdinand pleure. Puis il dit à Miranda : « Oh, vierge, si vous l’êtes, / Et libre de vos affections, je ferai de vous / La reine de Naples. » Et oui, puisque le roi de Naples son père, supposé mort, lui laisse le royaume… Ferdinand est en train de se présenter à sa bien-aimée comme possédant un royaume ! Or, Prospero, père de la fille, masquant sa joie que tout se passe bien, met des bâtons dans les roues, ayant parfaitement remarqué que ce fils croit pouvoir s’attribuer le royaume de son père et, ainsi, apparaître de lui-même puissant aux yeux de la fille, donc capable de la… materner avec tout ce qu’il possède, de l’ensorceler : « Tu usurpes / Un nom auquel tu n’as nul droit – et t’es introduit / Dans cette île, comme un espion, pour me la ravir, / A moi qui en suis le seigneur. » Pas question que ce jeune homme qui veut lui prendre sa fille se présente comme fils de son père, son héritier ! Non, c’est le père de la jeune fille qui doit être le paradigme, pour ce prétendant, et ce qu’il désigne, c’est autre chose que l’impératif d’infantiliser cette fille en lui jetant de la poudre aux yeux avec son pouvoir, mais de l’assurer dans un destin générique grandiose ! Les choses se précisent peu à peu. Du point de vue de la jeune fille en train de se positionner dans la logique de la reproduction et du pas des générations, le jeune homme qui fera couple nouveau avec elle doit prendre son père à elle, son seigneur, pour paradigme. Ce père prenant soin d’elle, l’éduquant, la choyant, mais ne la maternant pas. Elle est la matrice future au centre des regards, dans cette logique-là, non pas dans la logique d’une jouissance immédiate d’un royaume paradisiaque. Ce n’est pas le futur géniteur qui est au centre des regards, pourvu d’un royaume, et la séduisant ! Lui, on l’a à l’œil juste pour qu’il se cale sur le père de la jeune fille, dans le but d’accomplir un pas générationnel, qui a un sens en regard de l’espèce humaine, non pas à l’échelle horizontale d’une vie humaine égoïste !
Miranda, quant à elle, le voit déjà tel un temple splendide ! Un temple et elle sur l’autel ! Or, Prospero résiste encore, et, lorsque Ferdinand veut dégainer, il immobilise sa main. Il dit à Miranda, qui essaie de calmer son père, que Ferdinand est encore un… Caliban ! Un fils à sa sorcière de mère, un garçon attaché à l’île de son enfance. Ferdinand prend acte de ce que ses esprits sont entravés, d’une part par la perte de son père, et d’autre part parce que le père de Miranda le subjugue. Prospero en conclut : « Voilà qui prend tournure… » Et il dit à Ferdinand : « Allons, suis-moi… »
Voilà, en deux scènes le premier acte a mis au premier plan la destinataire unique de l’apparente tragédie qui se joue sur cette autre scène, celle de la reproduction, via la formation d’un nouveau couple. Un homme ne peut rester ensorcelé par sa mère sur l’île de l’enfance, celle-ci doit être comme morte, car lorsque la logique se met en marche, c’est direction toute sur la nouvelle mère, en laquelle les nouveaux êtres vont être conçus. Cette future mère, en sont enfance, doit être l’objet de toutes les attentions, c’est pourquoi sa propre mère, très vertueuse, la désigne à son mari, c’est ta fille, alors celui-ci doit, le premier, prendre soin de cette future matrice, il faut absolument choyer comme le bien le plus précieux ce lieu de renouvellement des humains. En regard de cette perspective, le fils qui va se sentir attiré par cette fille future mère ne devra pas se prévaloir de son statut de fils de roi, ou, mieux, d’héritier du trône de son père, non, il doit prendre pour paradigme le père de cette fille, c’est-à-dire se mettre dans la posture d’un père qui la choie en tant que temple générationnel, dès lors qu’elle sera celle qui fera les enfants, mais sans qu’elle dépasse la puissance de sa sphère. Voilà, c’est fait. L’esprit Ariel sera libéré, ensuite.
Le deuxième acte commence alors que Ferdinand a bien compris que son paradigme, son tuteur, c’est Prospero, le père de Miranda. Alors, son propre père, Alonso, son oncle Sébastien, le sage Gonzalo, Antonio le frère usurpateur de trône de Prospero, ainsi que deux seigneurs, Adrien et Francisco, peuvent s’avérer ne pas être morts dans le naufrage du bateau. Ce naufrage, au cours de la tempête suscitée par Ariel sur ordre de Prospero, c’était juste pour opérer un transfert de domination logique : si c’est la fille qui tourne tous les regards sur elle, car elle est le pivot de ce renouvellement générationnel, c’est son père qui domine, celui qui veille à bien prendre soin d’elle, et non plus la mère du garçon, ni son père : le garçon dans l’île giron de son enfance, ce n’est pas l’image paradigmatique. La fille qui vient charmer le jeune homme lui signifie en même temps qu’il s’arrache d’une part aux sortilèges maternelles et d’autre part au pouvoir que lui octroie le fait d’être fils et héritier d’un roi. Une fois tout cela très clair, les naufragés peuvent s’avérer vivants. Ils sont tous, en tant que sains et saufs sur cette île, qui est quand même, ne l’oublions pas, une île maternelle mais qui ne reste la propriété de personne puisque le lieu maternel glisse forcément d’une génération à l’autre, arrimés à cette nouvelle logique qui met au centre la future mère, que Ferdinand se prépare à épouser. En quelque sorte, c’est le seul royaume auquel s’inféoder. Ils doivent tous plier, et alors, être reconnaissants d’être vivants. Ensuite, la mission accomplie, être libres.
Dans la première scène du deuxième acte, Gonzalo le sage chante le miracle. Les autres le raillent. D’autant plus que cette île apparaît déserte, dit Adrien… Sébastien, le frère du roi de Naples, trouve que cette île sent le marécage, mais Gonzalo annonce le nouveau temps, la bonne nouvelle : « Ici abonde tout ce qui favorise l’existence. » L’herbe est drue, verte, fraîche. Et, continue le sage, les vêtements des naufragés ont gardé leur fraîcheur. Gonzalo est soudain plus précis, et prononce pour la première fois le mot « mariage » : « Nos vêtements, ce me semble, sont aussi frais à présent / que lorsque nous les avions mis pour la première fois en Afrique, au mariage de la fille du roi, de la belle Claribel, avec le roi de Tunis. » Une fille qui est reine, à présent, souligne encore Gonzalo. Voilà : la fille, c’est une reine !
Or, c’est en revenant de ce mariage en Afrique que le bateau a fait naufrage ! Et le roi de Naples Alonso se met à pleurer la mort de son fils ! L’héritier de Naples et de Milan ! Mais Francisco, un des seigneurs, se souvient qu’il avait l’air de surmonter le tumulte des flots : « Je suis certain qu’il a pris terre vivant. »
Sébastien, frère du roi de Naples, l’accuse d’avoir banni de ses yeux sa fille, de ne pas l’avoir gardée pour l’Europe, mais de l’avoir donnée à un Africain ! Tout le monde soutient la thèse de Sébastien, il fallait garder la fille du roi dans une perspective endogamique, pour un mariage entre soi, et, finalement, idem pour le fils, qui, disparu, fait tellement de veuves à Naples… Cette magistrale pièce de théâtre de william Shakespeare joue le mariage dans une logique exogamique, on quitte d’abord le cocon familial, on se sèvre. La fille quitte son père. Le fils prend pour paradigme un autre père que le sien. La fille du roi Alonso, quittant Naples pour l’Afrique, ouvre la voie de l’exogamie. Son mari africain est roi, comme son père à elle, donc, de petite reine de son père, elle devient reine avec son mari.
Gonzalo n’en finit pas de glorifier cette île comme s’il parlait d’un lieu maternel unique au monde, où la nature produirait toutes choses sans efforts, des fruits en abondance pour nourrir son peuple innocent. Il est clair qu’il évoque le berceau des humains. Et Gonzalo se rêve en train de gouverner une sorte d’âge d’or. Tout le monde rit de lui, en particulier Antonio, et Alonso reste renfrogné.
Ariel, l’esprit, joue de la musique, et cela endort tout le monde, sauf Antonio, l’usurpateur de Milan, et Sébastien, frère du roi de Naples. C’est là qu’Antonio se met à entreprendre Sébastien, dont la nonchalance est un trait de caractère. Antonio, c’est l’ambitieux incarné, qui ne perd jamais le nord lorsqu’un pouvoir est à prendre. Il avait remarqué qu’à Milan son frère Prospero s’intéressait plus à ses livres qu’à son trône, alors il a pris sa place. C’est un homme qui suit ses propres intérêts, ses ambitions. Et là, il veut entraîner un autre frère de roi, Sébastien, à prendre la place laissé vide par la mort, supposée, de Ferdinand, en faisant rester les choses dans une horizontalité, sans pas générationnel. C’est un homme qui est insensible à une autre logique, celle de l’enchaînement des générations, qui surplombe les intérêts et pouvoirs personnels et se les assujettit. Antonio poursuit : Ferdinand est sûrement mort noyé, et après lui, il n’y a pas d’autre héritier, puisque sa sœur est partie, elle est reine à Tunis ! Il en reste à une prise de pouvoir horizontale. Or, Sébastien soutient que la fille de son frère est aussi héritière de Naples. Antonio insiste, et Sébastien reconnaît que son cas, celui de l’usurpateur de Milan, est un précédent. « De même que tu obtins Milan, / Je veux m’emparer de Naples. » En puissance, Ferdinand est dépouillé de son héritage. Il est pris dans la logique d’une autre sorte d’héritage, où le père de Miranda est celui qui lui lègue, qui lui transmet un rôle cardinal à jouer. Ferdinand, à ce moment-là, est à une distance infinie de préoccupations concernant un royaume. Il s’agit de la fonction qu’il doit incarner. Comme son futur beau-père, il doit être très loin de préoccupations matérielles, et du goût du pouvoir. Père et futur gendre se positionnent par rapport à la future génitrice. Il ne s’agit pas de leur pouvoir, mais, en quelque sorte, de son pouvoir à elle, et d’un impératif qui transcende les ambitions : faire de nouveaux êtres.
Mais surgit Ariel, l’esprit de Prospero gardien du bon fonctionnement de la logique du renouvellement de l’espèce humaine, et sa musique, qui réveille Gonzalo : endormi, il n’a pas vu qu’une conspiration était en train de se préparer. Comme si de rien n’était, Gonzalo réveille le roi Alonso. Celui-ci, comme commençant à espérer qu’il est vivant, part à la recherche de son fils. Ariel murmure : « Roi, cherche ton fils : le péril est écarté. » Le péril : que des intérêts particuliers, égoïstes, des questions de pouvoir, prennent le dessus sur la logique qui promeut le nouveau couple comme ce qui compte avant tout.
A la scène deux du deuxième acte, retour sur Caliban, sur une autre partie de l’île. Roulement de tonnerre. Caliban est tout entortillé de vipères qui sifflent à le rendre fou. Le bouffon Trinculo ne voit ici pas un buisson, pas un arbuste, pour parer au grain, et l’orage gronde. « C’est la futaille du tonnerre qui s’apprête à dégorger sa liqueur infâme ». Là-bas, un monstre… Sale temps pour Caliban… Stephano l’ivrogne parle comme au nom du monstre Caliban : « Je n’irai plus au large, au large, au large… / Sur la grève j’attends le trépas… » Il chante une chanson d’ivrogne… Largue la salope… Puis il dit à Caliban, tu ne vas pas nous faire le coup de l’homme sauvage. Tout à coup, Stephano l’ivrogne aperçoit le bouffon Trinculo : il est donc vivant lui aussi ! Il lui dit qu’il a mis son vin à l’abri. Oui, que le naufrage les ait laissés vivants, cela se fête ! Caliban, les voyant, cherche à se mettre à leur service. Mais ils ne veulent pas de ce monstre : « quel monstre calamiteux ! » Un monstre ridicule ! Il n’intéresse ni le bouffon, ni l’ivrogne ! Caliban supplie : « Laisse-moi te conduire, veux-tu, où mûrit la pomme sûre… » Rien que ça ! Ce fils de la sorcière croit encore que cette île, il peut l’utiliser pour un marchandage : il la donne à ces deux compères, et se met à leur service, ainsi lui-même peut continuer à y vivre ! Les deux hommes ne prennent pas le nord, puisque le roi et les compagnons sont morts, pourquoi, en effet, ne pas hériter de ce morceau de territoire… Toujours ce goût de la possession, qui se met en travers, qui resurgit à la moindre des occasions, comme en compétition avec la grande logique générationnelle. Comme s’ils se disaient, rien ne se passe, alors éternisons-nous ici ! Le bouffon dit : « Le monstre a bu… Le monstre braille. » Une curieuse addiction. Les deux compères ont désigné leur valet, lequel est prêt à toutes les corvées, tous les emplois humiliants, pourvu qu’il puisse rester vivre sur l’île. Il est le valet de ses propres fixations infantiles. « O monstre valeureux ! ouvre la marche. »
A l’acte trois, première scène, Ferdinand, tout fils de roi qu’il soit, doit charrier des bûches devant la cellule de Prospero. Pour l’amour de Miranda, que ne ferait-il pas, et peut lui importe la hargne du père. Il est prêt à obéir au doigt et à l’œil à ce père de la fille qu’il veut épouser. Il bosse comme un fou, tandis que Prospero… est plongé dans ses livres… Quelle mise à l’épreuve ! Quelle preuve que l’homme qui veut sa fille s’incline devant le tutorat de son père ! Miranda, de son côté, le conjure de se reposer ! Pour la première fois, elle lui dit son nom, Miranda ! Avant, il ne le savait pas, son père lui avait interdit de le lui dire : dire son nom, parler à cet homme, vaut un oui ! Et ce oui vient après la preuve de l’obéissance de Ferdinand au père de Miranda. Elle prononce son nom au moment où Ferdinand est devenu comme son père ! Voilà, on y arrive, on approche du but ! le transfert du père au mari est proche ! Le père va pouvoir bientôt renoncer à sa fille, celle-ci restera toujours l’objet de toutes les sollicitudes de la part de son mari, comme elle l’était avec lui. Miranda est devenue pour Ferdinand « l’égale pour moi / De ce qu’il y a de plus cher au monde ». Prospero aurait pu dire de même… Ferdinand a connu d’autres femmes, mais celle-ci est sans pareille. Miranda, quant à elle, ne peut donner nom d’homme qu’à lui, et à… son père bien-aimé ! Ferdinand lui dit alors qu’il est fils de roi, mais qu’il est son esclave. Au service d’une logique en quelque sorte folle… Qui le dépasse… Il s’agenouille devant ce creuset sacré des générations… Leur mariage est scellé.
A la deuxième scène de l’acte trois, se retrouvent à un autre endroit de l’île Caliban, Stephano l’ivrogne et Trinculo le bouffon. Les deux compères cherchent à faire boire leur monstre de service. Mais celui-ci veut plutôt leur raconter qu’il est l’esclave d’un tyran (Prospero) qui lui a pris cette île par ruse. Donc, s’ils veulent cette île, il faut éliminer… le tyran ! Caliban a de la suite dans les idées. Le garçon est délogé de l’axe mère-fils par l’axe père-fille : il faut donc éliminer ce père ! L’après-midi, Prospero fait la sieste, il sera facile de lui broyer la cervelle. En effet, le cerveau de cette logique de la reproduction, qui met au centre de tout, en reine, la fille qui sera le berceau de la continuation de l’espèce, est le père qui donne le la en matière de soins particuliers dont l’entourer. Surtout, il faut posséder ses livres, insiste Caliban, car sans eux, il n’est qu’une bête, comme lui. Par les livres, par la pensée, il a la capacité, que n’a pas le monstre Caliban, de résister à la dépendance affective, infantile, à la jouissance immédiate, pour une mission infiniment plus haute. Et, par exemple, l’impératif de renouveler l’espèce humaine, avec la formation d’un nouveau couple, n’est-il pas ce qui doit dominer, n’est-ce pas la priorité par excellence, sinon c’est la mort, l’extinction ? Prospero domine par sa capacité de penser très loin. Et, en effet, tout de suite, Caliban évoque la fille de Prospero, d’une beauté sans faille, qui surpasse celle de la sorcière Sycorax. Caliban, imaginant déjà un mariage entre Miranda et Stephano, voit cette jeune fille en génitrice : « Elle te fournira une fière portée. » Mais c’est toujours dans cette perspective de rester dans l’île, celle de son enfance, en étant au service de Stephano. Il n’y a, de la part du monstre, aucune réflexion sur ce que cela implique, le mariage avec une telle fille. En particulier, il ne pense à aucun moment qu’elle a un père, qu’elle a un statut particulièrement choyé parce qu’elle a un rôle très spécial, et il n’accorde aucun investissement privilégié, à part, à celle que, pourtant, il voit comme la génitrice. Stephano, promu roi de l’île après l’élimination du père, la prendra pour reine, et c’est tout, Miranda n’a pas le droit à la parole. Stephano dit : « Monstre, je veux tuer cet homme… Sa fille et moi-même, nous serons roi et reine… » Or, la fille, impossible de l’avoir, sans que son père soit le tuteur, le paradigme, pour le prétendant. Inéliminable père de la fille ! Mais l’esprit Ariel veille sur tout ! Restant invisible, il joue du tambourin et du pipeau, histoire de dire aux conspirateurs qu’ils sont écoutés, qu’ils ne sont pas si forts qu’ils le croient, que cela ne sera pas si simple ! Mais Caliban persiste à dire que ce ne sont que des murmures, l’île en est pleine, et que ce sera facile. La vie sur cette île, c’est comme un rêve continu, qui pousse au sommeil pour le retrouver sans fin.
On avance vers le but. Il s’agit maintenant de voir comment Alonso, le père de Ferdinand, et ses compagnons, vont revenir à la vie. Etant entendu désormais que c’est le père de la fille qui domine tout. Le sage Gonzalo, qui est avec eux, parle d’un vrai dédale, impossible de trouver l’issue. Alonso ne l’en blâme pas, il est lui aussi « rendu de solitude ». Près d’eux, les conspirateurs Antonio et Sébastien se réjouissent. Le fils Sébastien pourra hériter du trône du père, si celui-ci est si fatigué ! « Entendu… ce soir… silence. » Parricide qui se prépare ?
Mais Prospero, invisible, surplombe tout ça, sur fond de musique. Alonso, le roi de Naples, se demande quelle est cette harmonie. Prospero fait entendre une autre harmonie, comme une ouverture du monde sur l’avenir. L’harmonieuse continuation de la vie. Tout tourne autour de cela, dans cette pièce, et cela bouscule les rapports de force habituels, qui se fondent sur le pouvoir et les possessions.
Des figures étranges entrent, saluent le roi, l’invitent à se restaurer. Rien ne semble changé, des illusions font croire au pouvoir d’un roi entouré de sollicitudes. Les habitants de l’île seraient donc infiniment plus courtois qu’ils n’en avaient eu l’air avec ce monstre de Caliban ! Puis les illusions s’effacent. Mais Alonso est décidé à manger ce repas auquel on l’a convié ! Même si c’est le dernier. Sent-il qu’il se trame quelque chose d’incroyable ? Qu’il est convié à quelque chose dont il ignore encore tout. La logique à l’œuvre est encore secrète, par-delà des choses étranges, de la musique, des illusions. On sent de plus en plus l’existence d’une autre logique, d’un autre ordre des choses. Alonso est déjà prêt à se laisser aller.
Mais entre Ariel, sous la forme d’une harpie, et il renverse la table. Ils sont indignes, car ils ont commis un forfait, autrefois, Antonio d’abord, qui a pris la place de son frère sur le trône, n’obéissant qu’à son goût du pouvoir, et puis Alonso, qui l’a soutenu, et Sébastien est du côté d’Alonso son frère. Tous en restent à ce type de rapports de force, où il s’agit de convoiter le trône, de le prendre à quelqu’un d’autre, sans réfléchir à l’impératif du renouvellement de l’espèce. Or, dans la perspective où la fille de Prospero le roi déchu est la femme que le destin désigne comme le lieu de la continuation de la vie à la génération suivante, tout change : le pouvoir devient celui de faire des enfants. Et, tour à tour, ceux qui avaient un pouvoir terrestre s’en voient privés, d’abord Prospero évincé par son frère, puis Alonso qui fait naufrage, ainsi qu’Antonio l’usurpateur, et Alonso est même sur le point d’être poussé hors du trône par son fils Sébastien l’héritier, mais celui-ci a aussi fait naufrage et est retenu sur l’île. Sur l’île, Prospero est menacé dans son statut par Stephano qui veut le tuer, sous l’instigation du monstre Caliban. Tous ces pouvoirs terrestres sont fragiles, menacés, rien ne reste stable ! Mais le seul pouvoir qui, peu à peu, s’impose, comme naturel, protégé par l’impératif que l’espèce humaine se renouvelle est celui de la jeune fille future mère, qui seule va repeupler la terre ! Cela doit rendre humble tous les petits rois en place ou en puissance ! D’autre part, dans cette perspective, le père du futur marié n’est pas celui qui a la main, même si, dans le futur couple, à première vue, c’est l’homme qui semble le plus fort, et promet une sorte de maternage pour la mariée restant comme une petite fille gâtée par son mari comme par son père. Dans la perspective banale où c’est le côté de l’homme qui est le plus fort, une sorte de Zorro fanfaron, le roi Alonso est complice de l’usurpation du pouvoir, à Milan, par Antonio. Un premier rapport de force semble gagner, qui laisse perdant le père de la fille ! Or, tout cela va magistralement s’inverser, car le pouvoir d’être mère va vaincre tous ces petits chefs, et les assujettir à celle qui est habitée d’une si noble mission. Son père Prospero n’a d’autre but que d’arrimer tout le monde à la grande scène d’un prodige en train de se préparer, la continuation humaine. Et, bien entendu, il ne s’agit pas d’amour entre un jeune homme et une jeune femme : Vénus et son fils Amour ne sont pas conviés ! Il s’agit d’un amour d’un autre ordre : on pourrait dire l’amour de l’humain à perpétuer. Le nouveau couple n’a pas à se distraire d’une si haute mission en s’attardant à bêtement s’aimer !
Voilà, « … le Destin / Qui a pour instrument ce massif univers… » a fait vomir les ennemis sur cette île « où nul homme ne hante », puisque c’est l’île qui symbolise le passage par la mission de la maternité, où seule la femme qui a le pouvoir de devenir mère compte, tout est centré sur elle, sur cette île au sens d’un temps refermé sur lui-même, temps de l’engendrement et de la gestation, où le pouvoir au sens des hommes, des rapports de force, des possessions, n’a aucun sens et s’incline devant un pouvoir infiniment plus puissant. Ils sont tous ministres du Destin, impuissants même s’ils sortent leurs épées. Ariel, l’esprit, leur chante que lui et ses compagnons sont invulnérables, et il rappelle que la mer, par la tempête qui a provoqué le naufrage, a tiré vengeance de la faute si grande qui a été commise à Milan avec la complicité de Naples. Exposer ainsi un père et sa fille ! La vengeance ? Alonso est destitué, lui, de son fils ! Plus que la noyade, même si ce père ignore que son fils n’est pas mort, Ferdinand est passé sous l’égide du père de Miranda sa future épouse, celle avec laquelle il peuplera la terre. Mais, s’ils consentent à l’affliction du cœur, autrement dit s’ils reconnaissent ce nouvel ordre, qui arrime un futur époux au père de la fille qu’il va épouser, en l’enlevant à son propre père, tout ceci pour donner la valeur la plus grande à la génitrice, lieu actualisé de la maternité, alors ce sera « une vie limpide désormais ». Et, comme pour anticiper cette vie limpide, Ariel fait jouer une musique suave, et des Figures entrent, dansent, tournent en dérision cette douceur comme pour dire que tout n’est pas encore joué, et que, comme le dit Prospero très satisfait des prestations de son esprit « … Mon sortilège opère / Et mes ennemis sont pris dans les réseaux / De leur insanité… Ils sont en ma puissance… / Dans leurs transports je les laisse maintenant, tandis que je rejoins / Le jeune Ferdinand – qu’ils se figurent noyé, / Et elle, sa bien-aimé, la mienne également. » Bien sûr, il reste aux « ennemis » de s’apercevoir de ce nouvel axe d’un père avec sa fille qui tutorise son futur gendre, qui l’a plié sous la reconnaissance qu’il est, auprès de la jeune fille, son unique paradigme. Les « ennemis » devront eux-aussi plier devant cet axe père-fille, et honorer une future génitrice, reine pourvue d’un tel pouvoir, mais qui ne doit pas l’excéder, c’est-à-dire qu’elle est juste un lieu d’engendrement et de gestation, ensuite, elle est quitte ! Pour le moment, ils n’en sont qu’à commencer à jouir, sous l’effet de la musique et des illusions, d’une douceur revenue de la vie, sans qu’ils se doutent d’où elle vient.
Alonso, roi de Naples, complice d’Antonio pour destituer Prospero du trône de Milan, a reconnu la voix du roi de Milan qu’ils ont chassé : « Mon forfait m’éblouit », et la disparition de son fils est une sorte de conséquence de la monstruosité accomplie. Il veut reposer avec son fils dans la boue. Ce qui arrange l’ambition de Sébastien, son frère, qui veut se mettre à sa place sur le trône de Naples, qui serait laissé libre par le père et le fils. Ce genre de rapports de force et d’ambition pour le pouvoir semble encore vouloir persister… Le sage Gonzalo pense que c’est en vérité leur désespoir qui parle… Sébastien incarne en effet l’absence d’héritier à Naples, si le père et le fils disparaissent, et alors l’héritage en reste au même niveau générationnel, de manière stérile, puisque c’est le frère qui se positionne, comme ce fut le cas au trône de Milan. Dans ces cas où des frères héritent, c’est le pas générationnel qui ne s’est pas accompli. Hors, toute la pièce de Shakespeare va dans le sens d’une victoire de ce pas générationnel, d’une mission dont s’acquitter, avant d’avoir l’esprit libre, Ariel libéré. C’est la génération suivante qui hérite. Et ceci, suivant l’axe père-fille qui met sur un trône la fille matricielle, celle qui fera les enfants. De ce point de vue, les mères de la génération d’avant doivent laisser le pouvoir affectif massif qu’elles ont eu de leur temps, parce qu’elles ne sont plus pourvues de l’organe matriciel qui les met au centre de tout, sur un trône naturel, lorsqu’elles ont fait leur temps. Telle cette mère du garçon en la sorcière Sycorax qui s’attache toujours aussi fort même morte son fils monstrueux Caliban et telle la mère vertueuse de Miranda qui s’efface devant sa fille qu’elle désigne au père pour qu’il n’y ait plus qu’elle qui compte en tant qu’héritière des mains de sa mère de la noble mission d’enfanter.
Le quatrième acte est celui de l’installation au centre de tout du couple de la génération montante. Et, bien entendu, se remet en place, comme si de rien n’était, tout ce qui semblait avoir été chamboulé avant, à la cour de Milan et à la cour de Naples, puisque tout cela s’était joué sur une autre scène, celle de l’inconscient qu’on pourrait dire collectif, celui dont la logique arrime chaque humain à l’impératif du pas générationnel afin que la vie par-delà la mort se poursuive après.
C’est donc logiquement qu’à la première scène, nous voyons apparaître le père Prospero, avec le nouveau couple, Ferdinand et Miranda. Comme il se doit, le jeune homme porte encore les traces de l’épreuve que lui a fait subir son récent beau-père. Celui-ci lui rappelle ce si riche cadeau qu’il lui fait en lui donnant sa fille… Celle-ci dépasse toute louange ! Evidemment, elle est plus qu’une très belle fille, elle est le creuset en lequel va s’effectuer le vital peuplement de la terre. Ce père prévient son gendre : s’il veut rompre ce contrat, la haine stérile envahira leur lit. Stérilité ! Et oui… Mais Ferdinand le rassure : il ne désire que des jours paisibles et… de fiers enfants, qui seront le soleil crépusculaire de leurs parents. Ferdinand se montre d’une parfaite obéissance. Un plaisir amoindrissant ne le tente pas.
Mais Prospero a encore besoin de son esprit, Ariel, pour soumettre le couple à l’épreuve de sortilèges… Juste avant, Prospero donne un étrange conseil à celui qui est en train d’hériter de sa fille Miranda : « Sois de parole… défie-toi des caresses… » Et oui, il ne s’agit pas de croire que le but de tout cela, qui aboutit à un mariage, ce soit le plaisir sexuel ! La finalité, c’est d’engendrer des enfants, c’est d’assurer la transmission générationnelle. Ferdinand répond : « J’ai tout mon sang froid. » Il semble avoir bien compris.
Alors, pour mettre ces jeunes gens à l’épreuve, Ariel fait paraître Iris, qui s’adresse à l’opulente Cérès, la dame du seigle, de l’avoine, du blé, qui ouvre un pays où des brebis paissent sur des montagnes vertes, où il y a des berges fleuries. Bref, l’opulence et la douceur d’une terre à venir, dont jouir comme d’un paradis d’enfance retrouvée pour le garçon et la fille. Dans l’ombrage doux le jeune homme au cœur meurtri d’amour repose. Mais la rive est encore stérile ! Encore le sceptre de la stérilité, si la finalité du couple, c’est la jouissance immédiate d’une contrée idyllique, ensemble, comme si chacun d’eux était revenu à un temps d’enfance très séducteur. Il s’agit en fait, pour Cérès, d’accueillir la Reine du ciel, et pour cela, répandre des gouttes de miel dans les prairies, de rafraîchissantes pluies. Sur cette herbe courte, il s’agit de célébrer « Un pacte d’amour véritable, et prodiguer / Vos trésors, toutes deux, à ces jeunes amants. » La Reine qui vient du ciel est-elle le modèle que la jeune fille doit alors suivre, c’est-à-dire la figure générique de la maternité éternellement rajeunie ? En tout cas, Cérès se renseigne : est-ce que cette nouvelle incarnation de la Reine du ciel est escortée de Vénus et de son fils Cupidon ? Cérès hait leur compagnie ! Iris la rassure, « Leurs charmes lascifs / Auprès d’un pur amour restent sans attrait… » Et le fils de Vénus (encore un fils et sa mère !), dépité, « … proteste qu’il changera d’emploi… Plutôt / S’amuser, répète-t-il, avec les moineaux, / Comme un bambin qu’il est. » C’est d’un drôle ! Alors la Reine du ciel, majestueuse, peut descendre, elle ne risque rien… Junon surenchérit, à propos du couple : elle le veut prospère, et béni dans la postérité ! Quand nous disions que cette pièce de théâtre de Shakespeare mettait en scène, sur l’autre scène, le grand jeu du renouvellement de l’espèce ! Et n’est pas question du tout, dans l’affaire, du plaisir de Vénus et de son fils ! Voilà, toutes ces déesses chantent alors la vie infinie ! La terre est féconde, bientôt les fruits de l’été seront récoltés.
Ferdinand est très sensible à la présence de ces esprits, et à l’harmonie qui s’ensuit. Il le dit à Prospero. Ce gendre, comme il se doit, ne tarit pas d’éloges à l’endroit de son beau-père, son paradigme ! « O, vivre ici, à jamais… / un père si rare, et, comme nul autre sage, / De ce séjour fait le Paradis. » Comme si, avec ce renouvellement générationnel assuré, pouvait se dissiper l’angoisse de mort provoquée par la sensation de la finitude humaine, et que, avant tout plaisir, c’est ce plaisir là, très différent, qui prévaut avant de pouvoir s’adonner aux autres.
En ce sens, Iris lance un appel aux filles, ces naïades, pour qu’elles délaissent leurs courants et répondent à l’appel de Junon, « célébrons sans tarder / Un pacte d’amour véritable. » Alors, des moissonneurs entrent et dansent avec les nymphes.
Cependant, Prospero pense soudain à la tentative ignoble de Caliban, qui voulait le tuer. Tant il est vrai que ce père peut-il être à jamais sûr que l’homme qui prend sa fille ne se transformera pas en un monstre tel Caliban, ne rêvant que de prendre possession de l’île ? Ariel le rassure, Caliban et sa troupe sont prisonniers d’une mare, près de sa cellule. Ils trépignent dans la marre fétide. Prospero veut encore jouer des tours à ce diable-né, en priant Ariel de pendre aux branches du tilleul des oripeaux étincelants pour qu’ils s’en revêtent, de manière ridicule et grossièrement voyante, eux qui puent la pisse de cheval. Caliban est toujours sûr de conduire Stephano à des trésors… Trinculo le bouffon se moque de lui, il a perdu sa bouteille dans la mare… Comment retrouver l’ivresse, les ensorcellements, les jouissances qui plongent dans la mare ? Lorsqu’ils voient les vêtements, certes Stephano croit que ce sont des habits de roi, mais Caliban n’est pas dupe : ce sont des oripeaux ! Il est fou, de s’enticher de cette pacotille, alors que ce qui est urgent c’est de tuer le roi Prospero ! Il faut absolument éliminer le père de la fille ! Nous pourrions entendre cet incroyable combat dans le couple, par lequel le jeune homme tente de détruire l’ascendance du père chez la jeune fille. L’amoureux semble persuadé de sa victoire… Or, il ne voit pas que sa fanfaronnade l’habille d’oripeaux ! C’est de la pacotille, que de prétendre évincer dans la tête de la jeune fille son père, alors que c’est sa référence, impossible à supplanter, sinon à l’accepter comme paradigme, comme surplomb, comme tuteur ! La jeune fille n’abandonnera jamais ce qui donne une valeur « sanspareille » à son image ! Ariel s’attarde à se jouer de la fanfaronnade du monstre, il parle d’argent, et celui-ci, comme un taureau bêtement attiré par la cape rouge, fonce dessus, et c’est ainsi que toute la troupe est chassée de la scène.
Enfin, voici le dernier acte, l’acte V ! Prospero entre sur scène, en compagnie de son esprit Ariel, qui est sur le point d’être libéré. « Mon projet maintenant se trouve à sa maturité… / Mes charmes sont constants… mes esprits dociles, et le Temps / Emporte son fardeau d’aplomb… » Le fardeau de l’angoisse suscitée par la finitude humaine ?
Alors, tout doit être rétabli comme avant. Les naufragés sont prisonniers du bouquet de tilleul proche de la cellule de Prospero, rassassiés de chagrin mais aussi de trouble, tellement la magie suscitée par Ariel les tenaille. Certes Prospero est blessé jusqu’au sang des torts excessifs qu’ils lui ont faits ! Mais « A ma raison plus haute, cependant, et contre ma fureur, / Je veux prêter la main… L’acte le plus rare / Emane d’une vertu, non de la vengeance… Dès lors qu’ils se repentent, / L’acheminement de mon dessein n’ira plus outre… Va, délivres-les, Ariel, / Mes charmes, je les brise. »
Depuis le début de la pièce, le père joue donc de ses charmes puissants… Dont sa fille se dote ? Charmes qui oscillent entre le père et la fille, et qui semblent ceux que cette fille joue, dans une sorte de guerre amoureuse où il s’agit d’amener son amoureux sous l’égide de son père à elle, non pas de rester fils de sa mère, ni fils de son père.
L’art du père a eu une grande puissance ! Il ne va s’arrêter que lorsque « La musique toute céleste » « Qui doit, selon mon dessein, soumettre leur raison / A l’aérienne persuasion, je brise ma baguette… Noyer mon livre. » une fois sa mission accomplie, le père de la fille n’a plus qu’à noyer le livre de son dessein. Leur raison, celle de Ferdinand d’abord, mais aussi celle de son père Alonso, et celle de tous ceux qui ont rêvé de prendre le pouvoir à ce père, s’est soumise à l’aérienne persuasion : tout le monde désormais a admis la jeune fille dans sa mission de repeupler la terre, et le pouvoir, c’est elle, et elle ne le gardera que le temps nécessaire pour produire une nouvelle génération. Aérienne persuasion ! Pour que ne prenne pas le dessus la sensation funeste de la finitude humaine, par-delà l’ivresse d’une jouissance immédiate qui enfonce dans la mare puante de la mortalité.
Ariel fait jouer une musique solennelle, et tous rentrent dans le cercle tracé par Prospero, où ils s’immobilisent comme sous l’effet d’un charme. Charme d’une suspension du poids de la mortalité ? Le matin gagne sur la nuit, lave les ténèbres, rafraîchit les sens, chasse l’ignorante fumée. Prospero pardonne à tous leurs ambitions, leurs actes dénaturés. Ariel, l’esprit, prend sa liberté, tel l’abeille qui a son lit dans la primevère. Gonzalo reconnaît « Qu’une puissance céleste nous guide / Hors de ce pays d’effroi ! » L’effroi suscité par la finitude ? Prospero, roi offensé de Milan, souhaite une bienvenue cordiale à tous, dans ce temps de l’angoisse de mort refoulée. Alonso est surpris de voir Prospero vivant, Antonio devra restituer Milan à son frère.
Dans l’échange de paroles entre les deux pères, Prospero père de la fille, et Alonso père du fils, chacun fait part à l’autre qu’ils ont perdu, l’un sa fille, et l’autre son fils ! « J’ai perdu ma fille » dit Prospero. On dirait que, enfin, il la lâche ! Or, Alonso a aussi perdu son fils… Ferdinand a endossé le père paradigmatique de sa femme : ainsi le père de la fille ne l’a pas tant perdue que ça… quoique… cette fille n’est ainsi surinvestie que pour accomplir la mission, ensuite elle devra passer le témoin à une autre jeune fille, de la génération d’après… Puisque le duché de Milan lui est restitué, Propero veut, lui, restituer son fils au roi Alonso… Prospero lui découvre alors le couple Miranda-Ferdinand, en train de jouer aux échecs. Car en effet, ce fut une sacrée partie d’échecs, jusqu’à l’échec et mat au roi par la dame puissante… Miranda se voit, comme il se doit, entourée de créatures splendides, des hommes beaux, la beauté d’un monde matinal. Miranda est la déesse qui a séparé le père Alonso et le fils Ferdinand, puis les a réunis. Prospero demande à Ariel de délivrer Caliban de son sortilège. Les trois compères entrent, Caliban, Stephano et Trinculo, habillés d’oripeaux ridicules. « Admirez les galons de ces personnages, messieurs, / Et jugez de ce qu’ils valent… Le coquin distordu - / Sa mère fut une sorcière, assez virulente / Pour gouverner la lune, faire flot et jusant, / Usurper, loin de sa sphère, sa puissance… / Ensemble ils m’ont dévalisé tous les trois… pour m’ôter la vie… » Voilà, la mère ne doit pas usurper sa puissance plus loin que sa sphère, sinon c’est une sorcière maléfique, et elle fait de son fils, qu’elle retient, un monstre… Quand à l’ivrogne et au bouffon, qu’Alonso s’occupent de ces coquins… Dire que Stephano voulait être le roi de l’île ! Quel âne, ce Caliban, d’avoir cru qu’il pouvait prendre un ivrogne pour son roi ! Il ne s’agit pas de rester addict d’un attachement ancien qui endort monstrueusement !
Voilà, Prospero a grand espoir d’aller à Naples assister aux noces de Ferdinand et de sa fille Miranda ! Puis il se retirera à Milan, puisqu’il aura mené à bien sa mission en tant que père d’une fille, étant passé de manière paradigmatique dans son gendre. Ses charmes sont anéantis. Il a rétabli les choses comme elles étaient. Sauf que Ferdinand, bien sûr, a repris le flambeau du père de sa femme auprès de celle-ci… Personnage générique de la mère oblige, le temps de sa mission générationnelle.
De même que Prospero est libre de prendre congé, de se délier, sa mission étant accomplie au regard de l’impératif du pas des générations, chacun peut de même se rendre libre, en s’acquittant de pareille mission.
Tel est le coup de théâtre de cette magnifique pièce de Shakespeare, « La Tempête ». Cette bonne nouvelle : une fois la mission accomplie, et que l’angoisse de la finitude est refoulée, nous pouvons être quittes, et notre esprit, Ariel, est libéré de cet impératif vital.
Alice Granger Guitard
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