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Le complexe de Di - Dai Sijie
mardi 23 août 2011 par Calciolari

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Le complexe de Di,  Dai Sijie

Le complexe de Di,  Dai Sijie

Muo est myope, encore vierge, et est présenté comme un adepte de l’esprit chevaleresque. Il repart pour la Chine après un long exil en France. Mais il a décidé de libérer Volcan de la Vieille Lune, peut-être sa fiancée, son premier amour du temps de l’école, qui avait été emprisonnée parce qu’elle avait divulgué des photos interdites.

S’il veut atteindre son but, Muo doit s’attirer la grâce d’un juge dont le nom est Di.

Les voies légales sont d’emblée bloquées. Si c’était une question d’éthique, la fille devrait être libre et non pas emprisonnée, Muo tente donc de corrompre le juge en lui offrant ce que son désir demande.

Pour atteindre son but, Muo ne dispose que d’une arme, la psychanalyse, inconnue en Chine. Dans sa lutte, dans sa bataille, la médecine des âmes semble se révéler d’une grande utilité. Muo, devenu psychanalyste ambulant, avec un étendard freudien qui flotte au-dessus de sa bicyclette, avance vers sa bien-aimée à travers un paysage en pleine métamorphose. La transformation de la Chine de ces vingt dernières années. Métamorphose à la fois surprenante et dangereuse.

Muo est prêt à tout pour satisfaire son juge Di, tyran capricieux qui souffre d’un monstrueux complexe, celui de se rassasier de l’insatiable : des vierges.

Avec Le complexe de Di, Dai Sijie nous offre les tribulations d’un Don Quichotte adepte de Freud, qui parcourt de long en large l’empire du Milieu, à la recherche d’un remède singulier destiné au juge Di. Une recherche romantique et rocambolesque, une enquête racontée avec humour et finesse. Telle est la note en quatrième de couverture.

La citation de Don Quichotte précise que ce n’est pas tant avec l’esprit chevaleresque que Muo se promène en Chine entre comédie et tragédie. Parce que Don Quichotte n’est pas la nième histoire de chevalerie, mais c’est par lui que s’achève le moment chevaleresque. Il n’y a plus de roman de chevalerie, même dans cette affirmation de Sijie qui dit, avec une ironie extrême, qu’en Chine les intellectuels sont un peu comme Don Quichotte : il ont cherché à changer la Chine, mais cela a été juste un rêve à la Don Quichotte, sans aucun résultat. C’est presque une prophétie, l’annonce que ce rêve est terminé.

Il y a le passage par l’Occident, par la France, de l’auteur. Il n’y a donc pas seulement le Don Quichotte de Cervantès. Par rapport à la psychanalyse, nous disons qu’il y a aussi Bouvard et Pécuchet de Flaubert. Derrière, il y a l’astuce de la raison, avant la raison de Freud et donc l’astuce de l’inconscient. Il y a l’Ulysse d’Homère.

Il y a donc trois questions qui indiquent déjà que ce n’est pas dans leur sillon, mais dans une hypothèse abductive de transposition de ces aspects que s’invente le personnage Muo, qui est celui du premier psychanalyste chinois, dans le roman et non pas dans l’histoire véritable de l’introduction de la psychanalyse en Chine. Psychanalyste qui met une girouette sur sa bicyclette, avec cette formule : « interprète des rêves », et il commence ce métier. Il choisit le niveau populaire de diffusion de la psychanalyse, là où l’introduction de la psychanalyse en Chine touche le niveau des métiers et des dirigeants, à savoir le niveau de l’oligarchie.

En effet, le complexe de Di est apparemment celui d’un pervers qui cherche des vierges pour satisfaire son érotisme, une chose que Muo ne semble pas mettre en discussion, au contraire il cherche tous les moyens de lui procurer cette vierge afin que le juge, aussi corrompu et corruptible, libère la jeune Volcan de la Vieille Lune. Elle n’était certes pas sous le soleil de Mao, mais  elle appartenait encore à la vieille lune, au vieil empire, qui n’est plus celui qui est en train de se transformer sous les yeux de celui qui, pendant des années, ne s’était plus confronté à la transformation du pays chinois.

Muo est un Don Quichotte par son désir impossible d’utiliser le savoir livresque pour vivre la vraie vie, la vraie aventure, ce qui indique la non acceptation de l’emprisonnement de son aimée, et la non acceptation du mode de l’accusation et de l’emprisonnement. Il faut mettre Bouvard et Pécuchet en troisième, et Ulysse avant. Ulysse est-il encore la prétention de revenir dans son pays et de faire valoir la vérité par l’astuce de la raison. Contre qui ? Contre les Prétendants de Pénélope, contre l’unique nomenclature qu’il y a, contre l’unique oligarchie, qui n’est pas celle de la qualité mais celle de la quantité. Les Prétendants voulaient en fait avaler Pénélope et bien d’autres choses. L’astuce de la raison ne suffit plus à Muo, il lui faut celle de l’inconscient.

Muo est-il aussi Bouvard et Pécuchet en ce sens qu’il reste à la surface du texte de Freud et de la psychanalyse, qui n’intervient presque pas en effet dans le roman ? Qu’en fait-il ? Il ne l’applique pas sur le mode onirique, grotesque, surréel, de Don Quichotte, mais en laissant toute prétention. Qu’arrive-t-il à notre personnage conjoint à Bouvard et Pécuchet ? Il lui arrive cet écart infini par lequel non seulement l’idée pour l’action, l’idée qu’il trouve dans les textes, ne se réalise pas, mais en faisant la parodie caricaturale des textes il s’en tient à ce que ces textes ratent. Bouvard et Pécuchet manquent n’importe toute restitution du texte. Aucune transposition. Ils ne peuvent les prendre qu’à la lettre et dérailler. Il s’agit de l’exécution littéraire et géométrique de ce qui est lu.

Le complexe de Di est celui de la présomption que la hiérarchie est garantie par Dieu, qu’il soit empereur, ou le dieu de la gnose, ou bien aussi le dieu imprononçable, indicible, innommable du monothéisme, que les différents théismes ratent.

Cette structure hilare dans laquelle cet Arlequin chinois avec sa bicyclette freudienne se fixe le but de libérer, par tous les moyens disponibles, sa vieille fiancée, permet de dire, de nommer, de raconter, de narrer la saga de la transformation chinoise, insoutenable autrement. Sinon, on toucherait le toit de la tolérance, faisant bondir ce qui bondit non seulement dans l’empire chinois mais partout sur la planète, à savoir l’exclusion, l’excommunication, l’interdiction, la menace de prison, tout ce qui a déjà été mis en acte pour son ex-fiancée, la menace de mort.

Le complexe de Di est le complexe du puissant pervers, du démiurge que la gnose prend pour dieu du mal. Ces personnages qui semblent construits avec art par les prouesses picaresques freudiennes du jeune Muo en Chine sont en réalité les colonnes de la vie chinoise, de sa mentalité, de son idéologie, de sa religion : les différents aspects du palimpseste Chine.

La comédie humaine, l’aspect donquichottesque, deviennent presque tolérables et passent donc la censure, sans toutefois l’accepter. Le roman se termine lorsque, désormais, toutes les occasions de réussite ont raté, lorsque la dernière illusion donquichottesque s’est éteinte. Alors, le personnage qu’on a perdu de vue au début réapparaît, et c’est la chance. C’est la « déviation » (Jean-Michel Vappereau) par laquelle ne se résout pas le problème du pouvoir. Reste encore l’éventualité d’une impossibilité de toucher le nerf de la colonne phallique de toute société :  les oligarchies cherchent, sans jamais y parvenir, à avoir la possession et le contrôle des humains, et pas seulement des choses.

Le complexe de Di est un reflet de la signification du phallus, de la croyance en la société comme reflet d’une structure divine. C’est le complexe de l’abus de pouvoir, qui pose la question du mal, et de la raison pour laquelle les impies prospèrent et les justes sont sacrifiés. L’œuvre est traduite en italien sous le titre Muo e la vergine francese : la non lecture du texte est certaine. Ce roman est un livre amusant, par moments tragique, qui produit en Occident la même sensation qu’en Chine, à savoir, comme Sijie le dit lors d’une interview : « Le juge corrompu demande une vierge, et en Chine, tout le monde trouve la chose absolument normale. »

Même si le roman n’a pas été écrit avec un message politique précis, il n’a pas pour autant été bien accueilli en Chine. Le complexe de Di a été censuré en Chine. C’est-à-dire que les oligarchies comprennent au vol que le livre est écrit pour faire rire tout le monde, mais en effet le dispositif du pouvoir n’aime pas rire, et pas seulement en Chine. Le complexe de Di est le complexe du pouvoir, le complexe du dispositif hiérarchique, celui de l’élimination du tiers, le complexe de la signification du phallus qui implique la multitude de ses porteurs irresponsables. Le complexe de Di est la croyance en un Dieu supérieur, en un Dieu de la loterie, en un Démiurge qui, pas par hasard, est pour les uns le Dieu du bien et pour les autres le Dieu du mal.

La recherche de la vierge a une valeur symbolique, c’est aussi la recherche de l’innocence qu’on ne trouve jamais : il n’y a pas d’innocence en Chine. Parole de Sijie Dai.

 

 



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