Dominique de Villepin
Alix Lerman Enriquez
Françoise  Khoury el Hachem
Jérôme Garcin
Louis Aragon
Bénédicte Heim
Muriel Klein-Zolty
Christine Angot
Philippe Forest
Philippe Forest

24 ans !

Accueil > LITTERATURE > Des mots et des actes - Jérôme Garcin

Des mots et des actes - Jérôme Garcin

Editions gallimard - 2024

samedi 5 avril 2025 par Alice Granger

Pour imprimer


Répondant à une promesse faite à Régis Debray, Jérôme Garcin demande en quelque sorte des comptes à propos de leurs actes aux écrivains qui ont écrit sous l’Occupation. Dans sa conclusion, il souligne que si dans la Résistance, les écrivains sont jeunes, ont moins de quarante ans, sont fauchés, poètes, pas encore célèbres, ceux qui ont collaboré sont plutôt âgés, romanciers, fortunés, bardés de titres ronflants. Ceux entrés dans la Résistance ont pris tous les risques, ont veillé sur les symboles nationaux que Vichy avait volés, ont travaillé la langue pour déjouer la censure, dans une poésie inventive. Tandis que ceux qui ont collaboré ont préservé leurs gros tirages, ainsi que les lois traditionnelles d’une littérature prospérant dans le régionalisme, le populisme et le moralisme. Nous entendons que la collaboration a profité à ceux dont l’ambition était celle de leurs intérêts personnels, tandis que ceux qui ont résisté défendaient l’intérêt général, et en regard de cela, elle est légitime, la demande de comptes. En 1941, sept écrivains français s’étaient rendus à Weimar, non loin de Buchenwald, invités par Goebbels, ceci pour que, de retour en France, chacun témoigne que le « ministre de l’Education du peuple et de la Propagande du Reich était au-delà de ses espérances ». De nombreuses conférences furent données dans des théâtres français. La presse en a donné un grand écho. Jérôme Garcin fait aussi le portrait de Bernard Grasset, l’indigne national, rappelant qu’en 1939 le « New York Times » l’avait sacré « plus grand des éditeurs », et qu’il ressemblait à Adolf Hitler. Il le peint exerçant son métier en parfait cynique, qui fut le père de la réclame littéraire, disant qu’en matière d’édition il fallait faire comme pour le commerce des cosmétiques, « la demande doit précéder l’offre », et donc, pour faire vendre, il fallait inventer des rumeurs juteuses, faire une publicité tapageuse, des clips cinématographiques, noyauter les jurys, obtenir le soutien des ambassades pour les diffusions à l’étranger, pénétrer la jet-set, séduire les politiques, offrir des livres aux curés, inonder la presse de placards publicitaires. C’est lui, nous dit Jérôme Garcin, qui sut transformer des manuscrits en best-sellers. Avec Radiguet, il fit son premier clip littéraire, exploitant plus son très jeune âge que la qualité pourtant évidente de son premier roman. Il le montre cyclothymique, pris en analyse par Lacan, en habitué des cliniques cossues, où il connut à la fois la camisole et les électrochocs. Pendant l’Occupation, il envisagea de déplacer sa maison d’édition à Vichy, près de son ami Laval, y accueillant dignitaires nazis et collabos français. Dans des tribunes, il a écrit entre autres : « Le devoir de tout Français est de rester sourd aux voix venues de Londres ». A son procès, il prétendit avoir écrit des blagues, parce que c’était son intérêt. Condamné en 1948 à l’indignité nationale à vie, à cinq ans d’interdiction de séjour, et à la confiscation de ses biens, il fut ensuite à maintes fois interné, et mourut seul. Son portrait n’est plus accroché au premier étage des Editions Grasset.
Grand lecteur depuis l’adolescence, Jérôme Garcin d’abord ne demanda à la littérature que lui ouvrir d’autres horizons, de le faire s’accorder avec d’autres vies que la sienne parce que cela lui permettait de retrouver son frère jumeau disparu. Alors, « il ne fallait surtout pas salir la beauté ». Mais, entrant en khâgne au lycée Henri-IV à Paris, il s’est pris de passion pour Jean Prévost, mort en héros et en pleine jeunesse, résistant dans le Vercors puis dans l’aviation anglaise combattant les Allemands. Alors, il n’a plus séparé l’homme de son œuvre, et il a cessé de lire innocemment. Longtemps, il essaya de comprendre d’où venait que l’écriture puisse mener soit à l’insoumission et à la bravoure, soit à la soumission, et à la lâcheté. Dans ce livre, il veut retourner, une dernière fois, « dans cette France d’autrefois, qui a dit oui, qui a dit non ». Et, alors que le monde tremble dangereusement, nous le suivons avec grand intérêt.
En 1977, il a vingt ans et il débute aux Nouvelles littéraires. En vacances à Noirmoutier, il apprend que Lucette Destouches, femme de Céline, et son avocat François Gibault y sont aussi. Celui-ci, qui avait été soigné par le père de Jérôme Garcin, lui propose de rencontrer la veuve de Céline. Cet avocat lui a confié qu’il n’a jamais cherché à défendre Céline, mais à faire résonner la vérité. Pour ce faire, Lucette Destouches lui a donné accès à des dossiers sur l’enfance de Céline. Et alors, il lui apparut « déchiré par ses contradictions, ambigu, solitaire, incapable de s’associer, sympathique, drôle, éblouissant, fantaisiste, intuitif, comprenant ses limites », surtout médecin dans l’âme. Son style, dit l’avocat, est celui du plus grand écrivain du siècle. Il rappelle que le père de Céline était antisémite et antidreyfusard. Et que Céline n’a pas été condamné pour collaboration mais pour « avoir publié des pamphlets antisémites et des lettres dans les journaux ». Jérôme Garcin fait entendre aussi la voix de Lucette Destouches évoquant un homme très secret, qui a horreur qu’on s’occupe de lui, qu’on entre dans son intimité. Lorsqu’on parle de Céline, dit-elle, on lui enlève tout relief, on n’entend pas ce qu’il a vécu, sa vérité. Même son ami avocat, François Gibault, ajoute-t-elle, dans sa biographie, le voit en bourgeois, alors que c’était un révolté pas vivable, toujours anxieux, pensant toujours aux autres et jamais à lui, se faisant martyr, sans jamais personne pour comprendre sa pitié des gens.
A propos de Céline, Jérôme Garcin dit d’abord, en évoquant les centaines de lettres qu’il écrivit à son éditeur Gaston Gallimard, si colériques, si fulminantes et si désespérées, son regret que désormais écrivains et éditeurs ne s’écrivent plus. Céline tenait l’éditeur pour un commerçant, auquel il exigeait d’être bien payé et qu’il diffuse réellement ses œuvres. Donnant l’impression qu’il s’en fichait d’être bien lu, mais voulait être correctement rémunéré. Or Gaston Gallimard était un mauvais payeur, provoquant ses coups de sang ! Disant : « sans mes rêves vous ne seriez rien ». Céline, en 1948, de Copenhague écrit à Paulhan : « On joue avec grande canaillerie sur le sens de mes pamphlets. Je n’ai pas voulu Auschwitz, Buchenwald. Foutre ! Baste ! Je savais bien qu’en déclarant la guerre on irait automatiquement à ces effroyables ‘Petiotreries’. Dire qu’il n’y a pas de juifs bellicistes, provocateurs, hystériques, c’est nier l’évidence. J’ai péché en croyant au bellicisme des hitlériens – mais là se borne mon crime. Un coup d’œil sur la Palestine nous montre que les juifs sont tout aussi belliqueux que les pires aryens ou les pires arabes ! Foutres ! ». Il dit que, contrairement à Brasillach, il n’a jamais été employé par personne, il n’a jamais écrit dans des journaux.
Céline est mort tranquillement dans son lit, à Meudon, en 1961, dit Jérôme Garcin, mais pas Brasillach. Seul, il a payé pour tous les autres. Son procès est expéditif, en janvier 1945, il a été exécuté, le Général de Gaulle ayant refusé la grâce que lui avaient demandé Camus, Paulhan, Colette, Claudel, Valéry, Cocteau, Anouilh et d’autres. Puis, sous Mitterrand, Brasillach connut une réhabilitation, grâce à un collectif d’hommages rédigés par un académicien venu de l’Action française, Thierry Maulnier, par l’avocat de Maurice Papon, par le biographe de Montherlant etc. L’écrivain collaborationniste, dit Jérôme Garcin, devint le martyr de l’épuration. Cette entreprise de banalisation le fit cesser de sentir le soufre et réapparaître dans les manuels scolaires. Mais, à l’aube des années 2000, le procès Brasillach est reconstitué par l’Américaine Alice Kaplan, qui retrouvent tous ses articles compromettants. Tout plaide contre lui. Il apparaît en fasciste exemplaire qui, à trente ans, est déjà un délateur pour qui il faut faire taire les Juifs ou bien les expulser, qui fait connaître les adresses des Résistants, des gaullistes, des Juifs, dénonce les lycées qui ont arraché le portrait de Pétain. Mais Alice Kaplan met en lumière qu’à la Libération, contrairement à beaucoup d’autres, lui ne s’est pas enfui, et même il s’est livré à la police. Il a assumé sa responsabilité, ses écrits. Elle souligne aussi que lors de ces premiers procès d’épuration, on ne s’intéressait pas au génocide juif, à la complicité dans la déportation des Juifs, on n’a connu la réalité des camps d’extermination qu’au printemps 1945, il s’agissait surtout « du crime de trahison ». Plus tard, Simone de Beauvoir suggéra que Brasillach devait plutôt être condamné pour « crime de plume contre l’humanité ». En tout cas, souligne Jérôme Garcin, l’exécution de Brasillach rappelle pour toujours aux intellectuels qu’ils sont redevables devant l’Histoire de ce qu’ils ont écrit et fait. Hitler, dans « Mein Kampf », n’avait-il pas dit que « la parole jette des ponts vers des horizons nouveaux » ? Le ver est dans la lettre, dit Jérôme Garcin. Pour le général de Gaulle, qui a refusé de gracier Brasillach, un intellectuel est plus responsable que les autres, c’est un incitateur, un chef au sens le plus fort. Les paroles ont le pouvoir de « transformer l’esprit public », avait dit Alain Peyrefitte.
Ramon Fernandez, père de Dominique Fernandez, est un grand critique, le « premier critique moderne », que Jérôme Garcin découvrit à vingt-trois ans, et qu’il a admiré. Il confie que, d’abord, il ne s’intéressa pas au fait qu’il fut un idéologue pro-allemand. Son fils, dans son discours sous la Coupole, demanda à ce que, même s’il s’était fourvoyé pendant l’Occupation, son œuvre ne soit pas occultée
Arrive, sous la plume de Jérôme Garcin, un Jean Cocteau complaisant vis-à-vis de l’Occupant, mondanisant dans les salons en affichant sa candeur. Mais, juge Jérôme Garcin, ce n’est pas pour autant qu’il fut coupable d’intelligence avec l’ennemi. Seulement de légèreté, de vanité. Où mû par l’intérêt personnel de sa carrière artistique ? Pendant cette période, il était plutôt occupé « par lui-même et par son œuvre… Ses livres ont échappé à la censure allemande… ses pièces ont été représentées », Jean Cocteau a continué à briller « malgré la nuit et le brouillard ».
Puis le portrait de Jacques Decour nous est offert. Il a vingt ans en 1930, aime l’humanisme et la littérature de l’Allemagne, traduit Goethe, Heine, apprécie les poèmes d’Hölderlin, a toujours dans ses poches un livre de Nietzsche, fait connaître en France le livre de l’autrichien Musil, « L’homme sans qualités », sera toujours fidèle à cette Allemagne, mais sera fusillé par les nazis allemands. Il avait compris que ce pays oscillait entre « la civilisation la plus haute et la barbarie la plis inhumaine ». Et avait senti, avec une lucidité qui manquait à presque tous ses contemporains, que ce désespoir et cette humiliation infligés par le traité de Versailles mèneraient au Führer, et qu’il fallait s’en inquiéter, s’y préparer, y résister. Un instant, certes, il avait été admiratif du sentiment collectif qui animait ces régiments nazis bottés de cuir noir. Jérôme Garcin souligne à quel point il avait tout anticipé, en disant que « dans ce mouvement où le nationalisme est ‘ardent’ et le socialisme ‘vague’, l’on vend à la criée les plus dangereux des patriotismes et l’on fabrique le mythe inadmissible de la race : l’avenir de la patrie dépend de la pureté de la race. Dans le troisième empire, seuls les Allemands seront citoyens. Tous les juifs seront expulsés. » Mais il s’accroche à ses illusions, rêve que « le meilleur du pays de Montaigne s’unit au meilleur du pays de Kleist ». Il est de ceux qui croient que leurs opinions les engagent, et alors il sera un résistant dès 1941, et arrêté par la police française en 1942, il est condamné à mort par un tribunal militaire allemand. Jusqu’au bout, pour lui cette fin a du sens.
Jérôme Garcin nous fait ensuite témoins de « deux crabes » qui « ont besoin l’un de l’autre », le catholique François Mauriac et le protestant Jean Paulhan (qui a été l’inspirateur et le dédicataire du livre « Histoire d’O » écrit par Pauline Réage, que Mauriac refuse de lire). Si Paulhan, dit-il, admire le style de Mauriac, il n’aime pas les vertus évangéliques de ses romans et préfère l’impureté. Mauriac voit le Mal partout, et Paulhan se méfie du Bien. Mais Jérôme Garcin note que si c’est en politique que leurs différents sont les plus féroces, cela n’empêche pas que sous l’Occupation nazie, ils se retrouvent soudés dans la résistance intellectuelle avec un ami commun, Jean Blanzat. De même qu’en 1945, ils ont la même détestation de l’épuration, des listes noires, plaident pour l’amnistie, même si la miséricorde de Mauriac a des limites. Et il n’est pas d’accord avec Paulhan lorsqu’il défend Céline. En tout cas, ce que veut mettre en lumière Jérôme Garcin, c’est « une époque, proche et lointaine, où il y avait encore une littérature engagée, un roman catholique, d’éloquents dialogues épistolaires, de grandes revues, des conflits idéologiques, et des écrivains assez hauts perchés pour être au-dessus de leurs propres divergences ». Ainsi, Malraux disait que « L’amitié, ce n’est pas d’être avec ses amis quand ils ont raison, c’est d’être avec eux, même quand ils ont tort ».
Dans son livre, Jérôme Garcin fait résonner presque une dette à l’égard de Jean Prévost. Dans un premier bilan de sa vie, cet écrivain avait confié : « Il faut que l’écrivain ou l’artiste travaille incessamment. Mais pour produire la plus belle œuvre possible, ce ne sont pas ses phrases qu’il doit sans cesse retravailler ou s’efforcer d’améliorer, c’est lui-même ». En regard de sa puissance de travail, il y avait chez lui « la vertu de croire indissociable l’art de vivre et celui d’écrire », et c’était pour cela qu’il était stendhalien. Dans son livre « Le sel sur La plaie », il peint un héros qui a l’ambition des humiliés, « la rage de vaincre des démunis », c’est un étudiant pauvre accusé de vol par un autre étudiant d’origine bourgeoise, et qui, au lieu de rester à Paris et chercher à oublier sa perte d’honneur, préfère aller à Châteauroux, là « où ses talents feront oublier ses origines modestes » et où sa sensibilité exacerbée sera moins titillée. Il s’implique dans le quotidien local et républicain, fait des prouesses et en rajoute, ceci vibrant avec le fait qu’à Paris on avait douté de lui. Habité par cette ferveur stendhalienne, ce héros brossé par Prévost se mue en notable de province, qui révolutionne la distribution des journaux, achète une imprimerie, et inquiète le bourgeois, se marie, prend le plaisir coupable de se considérer, d’en imposer. Il excite le régionalisme, diabolise la capitale, tout en réussissant à gonfler son compte en banque, argument premier de la réussite. Mais il ne perd pas de vue que son bonheur n’est pas à Châteauroux, mais là où autrefois on lui signifia qu’il n’avait pas sa place. Avec femme et enfants, il a rendez-vous à Paris avec ses anciens amis, qui en prennent plein les yeux de ses splendeurs et voient débarquer un ministrable. Par ce roman et d’autres, Jean Prévost, souligne Jérôme Garcin, est un chantre républicain de la compétence et du mérite, qui déteste les héritiers, qui admire ceux qui se font tous seuls, contre vents et marées. Il fait résonner qu’être un « parvenu » n’est pas péjoratif pour lui, au contraire cela signifie que celui qui n’a rien reçu à sa naissance a su allier intelligence, courage et volonté, la réussite mettant en lumière le parcours d’un individualiste qui a exigé de lui-même le meilleur, se dépassant. Alors, l’étudiant qui, dans le roman, revient à Paris, s’est transformé en citoyen, a pris sa revanche et est alors prêt à servir les autres. Dans d’autres romans, Jean Prévost transforme son héros en « gentilhomme prolétaire », en jeunes qui veulent refaire le monde, « mais le monde des années trente ne veut pas d’eux. La crise économique mondiale vient frapper la France, la Troisième République est gangrenée par les scandales : les gouvernements tombent… le chômage croît ». Prévost peint la génération « de la poisse », et qui est impatiente d’exister. « Ils ont », dit Jérôme Garcin, « la rage un peu naïve des enfants qui ont trop vite grandi ».
Jean Prévost, poursuit Jérôme Garcin, a connu la même ascension sociale que son héros de « La chasse du matin », à la NRF, il impressionne par sa culture encyclopédique, sa témérité, il n’a pas hérité, il s’est fait tout seul. Sa vraie chance, c’est d’être entré dans la vie littéraire au début des années vingt, la France se réveillant du long cauchemar des tranchées, travaillant à sa reconstruction. Les escaliers avaient alors des marches, il était le fruit de la prospérité. Puis le krach, le spleen, le marasme, l’impression d’une génération perdue. La génération qui a vingt ans en 2024, dit Jérôme Garcin, peut se retrouver dans cette génération, en 1937, qui ne savait plus à quoi employer ses forces vives. Jean Prévost disait déjà : « L’un des malheurs du monde moderne, c’est que nous sommes informés de tout à l’instant même, et que nous ne pouvons pas agir ou réagir plus vite qu’autrefois. Tout le monde reçoit des nouvelles tous les jours, et on ne répond guère que par un vote tous les quatre ans ». Prévost, écrit Jérôme Garcin, est chantre du dépassement de soi et de l’aristocratie populaire, détestant le gâchis humain et l’humiliation qui va avec. Dans le roman « La chasse du matin », les personnages ont l’esprit d’équipe pour leur journal où ils jouent des batailles politiques, celles de l’égalité et de l’élitisme pour tous, dans une fête de l’intelligence qui est « servie par une technique si nouvelle ». La guerre approchant, Jean Prévost n’écrira plus de roman, il a trente-huit ans, il pense qu’il ne deviendra vraiment écrivain qu’après la quarantaine. Il entre dans la Résistance, et les hommes de sa compagnie sont « galvanisés par ce chef charismatique » qui les mène au front et « repousse les assauts des troupes allemandes ». Lorsque la nuit tombe, lui il se réveille ! En juillet 1944, lui et sa troupe sont pris dans une embuscade allemande et ils sont abattus. L’écrivain Jean Prévost tombe dans l’oubli. Il avait été un écrivain pressé, à l’œuvre protéiforme, trop personnel pour devenir un symbole, trop de son temps pour plaire même à ses compagnons, dit Jérôme Garcin, car il ne croyait ni à la camaraderie, ni à l’ancienneté, ni aux intrigues lentes et sournoises, il était un franc-tireur audacieux, un rival dont personne n’avait intérêt à en faire une légende. Quatre-vingt-ans après sa mort, Jérôme Garcin nous fait entendre que désormais nous avons intérêt à ce qu’il entre dans la légende… pour incarner un exemple pour les jeunes de 2025. En témoignant pour lui, Jérôme Garcin le fait entrer dans la légende. D’abord, dit-il, c’était un écrivain qui s’imposait à lui-même des règles de conduite. D’abord, celle d’écrire « sans se faire d’illusions sur le monde littéraire », car étant « donné que le public est bête, tout grand et immédiat succès d’une belle œuvre est le fruit d’un malentendu ». Le public des vrais lettrés, disait-il, ne dépasse pas, en France, les six cents âmes. Aux apprentis-écrivains, il conseillait d’être eux-mêmes, et faisant le choix de l’insubordination, de fuir les mondanités, le narcissisme, le carriérisme, la servilité, la foire aux vanités. Prévost s’était mis à dos les notables de son temps, n’avait jamais flatté les puissants, ni cherché à se faire décorer, il a résisté au conformisme. Même le beau style est pour lui une manière comme une autre du paraître. Doutant même du ministère de l’inspiration, il disait que pour lui l’écriture était un sport d’endurance, où c’était le travail qui seul portait ses fruits. D’autre part, avant même de prétendre au statut d’écrivain, il faut être un bon citoyen, plus soucieux d’être utile à ses contemporains que d’accomplir une œuvre et donc que de tout faire pour son propre succès. On lui reprocha de se disperser, alors que ce qu’il voulait, c’était se conquérir lui-même, en écrivant chaque jour, l’idée d’un livre l’emportant toujours sur son style. Il était lucide sur lui-même, il n’avait pas encore atteint « l’accomplissement parfait ». Voilà une vraie incarnation, que Jérôme Garcin met en lumière. Précieuse pour aujourd’hui. Il ajoute une dernière touche en disant que c’est parce que Jean Prévost est né dans une Normandie âpre et pluvieuse que les personnages de ses romans sont des hommes rugueux, des artisans sentant la sueur, des gens simples non pervertis par la fortune, des forgerons, des charrons, des paysans, des bouchers, des maréchaux-ferrants, dont il préférait la compagnie à celle des intellectuels en col blanc qu’il jugeait coupés du monde en marche. Ses personnages lui ressemblent, ils sont impatients comme lui, ils sont beaux au travail, fauchant par exemple les blés, insolents et exubérants, maladroits avec les femmes, faisant le bien sans le savoir et sans le vouloir, par instinct. Leur philosophie est pragmatique, ils « se prennent le corps pendant que d’autres, à la ville, se prennent la tête ». Jean Prévost, poursuit Jérôme Garcin, « excelle à écrire dans le rythme, dans l’urgence et dans le risque ». C’est un homme au destin hors du commun dont l’ambition, dans son œuvre, n’a été que celle d’être fidèle aux gens ordinaires, de mettre en lumière que par leurs actes de chaque jour, ils appartenaient « à une secrète chevalerie du labeur et de l’honneur ».
Jacques Chardonne fut du voyage des écrivains français à Weimar, en 1941. Il rêvait d’une France allemande, regretta Pétain, abomina de Gaulle. Sa correspondance avec Paul Morand fait résonner leur commune haine des communistes, des « amerloques », leur admiration pour les « vertus » allemandes, le mépris de la démocratie, l’indifférence à l’égard des pauvres, et la même impression d’une France déclinante. Mais entre eux, c’est plus compliqué concernant l’antisémitisme, parce que Paul Morand est fidèle à l’antidreyfusisme de sa famille et voit des juifs partout, alors que Jacques Charonne évolue, et il arrive à penser que la persécution juive « à travers les âges, c’est pour moi la honte de l’humanité ». Charonne est-il sincère ? Charonne et Morand avaient le même désir de publier leurs lettres, et donc en les écrivant ils travaillaient déjà à leur « immortalité » … Morand se fabrique jour après jour sa légende, celle « d’une victime de l’épuration », d’un « paranoïaque toujours prompt à condamner l’invasion du Vieux Continent par les ‘israélites’, les ‘PD’, les « nègres’ ». Prétendant se moquer des titres ronflants, il fait le siège de… l’Académie française, s’y présentant cinq fois, et n’y entrant qu’au lendemain de la mort de Chardonne. Tandis donc que Morand s’agite, Chardonne s’assagit. A la lecture, dit Jérôme Garcin, de leur volumineuse correspondance, on éprouve à la fois répulsion et excitation, tellement il est rarissime de voir deux hommes qui « s’aiment s’ingénier si bien à être détestables et deux écrivains qui s’estiment s’appliquer si forts à être brillants ». Mais, ajoute-t-il, son intérêt est avant tout le portrait au burin du milieu littéraire, et surtout historique, car elle fait résonner « la sidérante persistance de l’esprit vichyssois et collaborationniste à l’aune des événements majeurs des années cinquante », (crise de Suez, guerre d’Algérie, fondation d’Israël, insurrection de Budapest, passage de la Quatrième à la Cinquième République). Face à ce monde qui se métamorphosait si vite, ils voulaient revenir en arrière. Ils se jugeaient l’un l’autre « anarchistes conservateurs ». Ils posèrent ensemble devant l’objectif de l’histoire littéraire, Morand par exemple voulant paraître sous un meilleur jour. L’époque échappe aux deux. Jérôme Garcin le dit : « Ils se sont fourvoyés en 1940 et s’égarent à l’approche de 1968, où ils annoncent la fin de la ‘race blanche’ et la mort de la littérature », se rassurant par leur érudition, leur arrogance.
Alors Jérôme Garcin s’intéresse à Paul Morand et Roger Nimier, le premier ayant trente-sept-ans de plus que le second, Morand ouvrant le bal de leur correspondance en l’appelant « mon fils » et en lui prêtant sa maison des Hayes « comme à un enfant triste qui a grandi trop vite, qui a besoin de reprendre ses forces sous les arbres. Il lui écrit : « Puissiez-vous ne pas faire du journalisme et ne pas épouser une dame qui a besoin de robes » ! Ils s’admirent, chacun veut œuvrer pour le succès de l’autre, et ainsi, Nimier, qui a du pouvoir aux Editions Gallimard, veut que Morand (qui a rétrogradé à cause de ses dévoiements idéologiques) accède à « la place littéraire qu’il mérite », le tirant de sa mélancolie chronique. Douze ans d’une correspondance complice, drôle, qui prend fin lorsque Nimier se tue en voiture. En tout cas, à la lumière de cette rencontre, fut sauvé l’œuvre de celui qui, « le premier, a écrit en jazz », a dit Céline, et qui, s’il n’eut aucune morale, eut du style. Morand sans doute sentit que vieillir, c’était se souvenir d’un passé de plus en plus encombrant, prendre conscience qu’il sentait la vieille France moisie. Que, très tôt, il avait commencé à tout sacrifier à « son plaisir, ses intérêts, ses chevaux, ses ambitions, sa réussite ». Jérôme Garcin lui reconnaît que si, certes, il exécra ses contemporains et, par-dessus tout, les juifs, les communistes, et les francs-maçons, et les sans-grades, c’était parce qu’il n’aimait que lui-même. L’homme trop pressé fut aveuglé par l’impatience du paraître, le soucie de ses privilèges, de ses gains, et fut désavoué par la Grande Histoire. Il fut si peu visionnaire, si peu politique, ce diplomate qui a choisi Pétain contre de Gaulle. Mais, par son art, il brilla en marge de la littérature. Depuis ses vingt ans il se consacra à mondaniser, tenant que, pour être rupin « il faut savoir se vendre, fut-ce à la lingerie et à la pharmacie ; pour prospérer, avoir des relations ». A sa réception sous la Coupole manqua Morand. Une élection qui, seule, pouvait faire oublier l’antisémitisme, le racisme, la xénophobie, la misogynie, l’homophobie, le cynisme.
Jérôme Garcin peint deux Jean « que rien ne destinait à si souvent s’écrire » commencent leur correspondance en 1926, Jean Guéhenno étant devenu directeur de la revue Europe dont la vocation était politique et « brocardait l’art pour l’art », et Jean Paulhan étant à la NRF, dont l’essence était littéraire, et le militantisme était idéologique. Jean Guéhenno, fils de cordonnier, croyant au sacerdoce et à la grandeur de l’enseignement, et devenu un intellectuel, craignait d’avoir renié ses origines en étant infidèles aux siens, aux oubliés de la culture. Jean Paulhan se méfiait des pensées trop lisses, s’était emporté contre Jean Guéhenno qui voulait faire signer des manifestes « aux intellectuels qui n’engagent aucune responsabilité, n’entraînent aucune sanction », disant d’eux qu’ils n’avaient qu’à travailler chez eux leurs œuvres, qu’on jugera plus tard. Guéhenno accusa le coup comme un enfant qu’on gronde. Mais en 1941, ils commencent à se tutoyer, ayant rejoint en même temps la Résistance intellectuelle. A la Libération, au moment de l’épuration, ils divergent à nouveau, ainsi qu’au moment de la guerre d’Algérie (Paulhan déteste Camus). Jérôme Garcin souligne que les échanges, s’ils sont vifs, restent toujours raffinés. Pendant quarante ans, « ils se sont accompagnés sans se ressembler ».
Le livre évoque enfin le procès de Pétain, suivi par Joseph Kessel pendant ses vingt jours. Cet écrivain, Russe de naissance et juif, avait combattu les Allemands pendant les deux guerres mondiales, dans l’aviation. Joseph Kessel n’est pas un épurateur, mais un observateur, un journaliste qui essaie d’être le plus objectif possible, et il éprouve, dit Jérôme Garcin, de la gêne « face à ce patriarche trop beau, trop statufié, trop impénétrable pour porter seul, sur des épaulettes à sept étoiles, le destin humilié d’un pays en ruines ». Prétextant qu’il n’entend pas, Pétain ne répond pas à Edouard Daladier qui l’accuse d’avoir trahi son devoir de Français. Le grand-père indigne se tait. Kessel s’intéresse plutôt aux témoins appelés à la barre, qui lui semblent dépassés par l’ampleur de la catastrophe. Lorsque comparait Pierre Laval, qui est au contraire très bavard, Joseph Kessel, dit Jérôme Garcin, est fasciné par « cette étrange créature », par cet « animal sans noblesse », et c’est la première que Kessel se laisse aller à son dégoût, à sa colère. Plus tard, Jules Roy, sans disculper Pétain, dit qu’il n’a pas été un traître, et qu’il s’agit de considérer son procès « à l’aune d’une tragédie beaucoup plus vaste, celle d’une nation ‘abattue et livrée à ses contradictions ‘ ». Pour Joseph Kessel comme pour Jules Roy, « il ne suffisait pas de condamner un vieux maréchal pour en finir avec les démons de l’Occupation ». Jules Roy a confié à Jérôme Garcin que, jusqu’à la fin de sa vie, il s’inquiéta de savoir si, en bombardant en 1943 l’église Saint-Jean de Leipzig, il n’avait pas détruit le cercueil de Jean-Sébastien Bach. Cela ne le laissa plus jamais en paix. Il démissionna de l’armée, en 1953, pendant la guerre d’Indochine, qu’il désapprouvait parce qu’on brûlait des villages.
Voilà un livre qui pose la question de comment réussir à penser librement et avec maturité à propos du monde de plus en plus complexe et aux menaces de plus en plus grandes, de comment arriver à des jugements et à la capacité d’initiatives, pour faire sa part responsable d’un travail commun pour sauver les valeurs humanistes et démocratiques alors qu’elles sont attaquées de partout.

Alice Granger



Livres du même auteur
et autres lectures...

Copyright e-litterature.net
toute reproduction ne peut se faire sans l'autorisation de l'auteur de la Note ET lien avec Exigence: Littérature

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Se connecter
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.


©e-litterature.net - ACCUEIL