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L’impossible retour - Amélie Nothomb

Editions Albin Michel - 2024

vendredi 6 septembre 2024 par Alice Granger

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Comme Héraclite disait qu’on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, cette expérience de l’impossible retour au pays natal, même s’il est l’objet d’un amour absolu, n’est-elle pas celle que nous vérifions tous ? Le pays de l’âge d’or de l’enfance ne serait-il pas inoubliable mémoire de paix et de beauté parce qu’il est celui de l’éveil et de l’épanouissement de la science naissante des sensations (dont parle Fernando Pessoa) alors que l’enfant est après sa naissance enfin au contact direct des choses, du monde sensible, de la beauté du dehors terrestre, une nouveauté absolue qui, une fois qu’a été pris le temps de s’en approprier, pousse par une inextensible impatience, au désir du nouveau, à partir comme Dante, pour réitérer l’expérience naissante et poétique ailleurs, chaque matin étant alors naissant ? Amélie Nothomb, à cause de ses parents diplomates qui déménageaient sans cesse, n’avait-elle pas été empêchée de se construire jusqu’au bout cet âge d’or de l’enfance, cette perte, ce gel en pleine expérience naissante d’appropriation du dehors terrestre, ayant suscité son rêve d’un lieu absolu d’où elle ne bougerait plus, qui fut Paris, d’où chaque départ est encore maintenant cauchemardesque, est une violence ? Plusieurs fois, comme à Nara, elle s’écrie dans le roman : « Je voudrais rester ici pour toujours », tellement elle a le sentiment du lieu absolu.
Revenant au Japon natal avec son amie photographe Pep Beni, elle est effrayée à l’idée de lui servir de guide justement dans ce pays-là, sa terre sacrée. La langue japonaise qu’elle parla jusqu’à l’âge de cinq ans, si elle l’a oubliée, est toujours là, quelque part. Une langue fantôme, dit-elle.
Si Amélie Nothomb, à la simple vision du sol nippon depuis le hublot de l’avion la met dans un état second, serait-ce pas parce que cette vision la ramène à ce temps, gelé par le déménagement, de l’âge d’or de l’enfance qu’elle n’avait jamais pu vivre jusqu’à son terme, au contraire elle vécut l’arrachement, la tragédie primitive de la perte de l’archipel idéal, dit-elle, plutôt que l’impatience du nouveau, de l’inconnu, qui fait partir, dit Dante, en migration à la recherche de la langue vulgaire ? Elle fut pour toujours amoureuse du Japon.
A Kyoto, elle est bombardée « d’émotions sans domicile fixe ». Elle fait découvrir à Pep les manières japonaises. Elle s’émerveille de retrouver l’odeur du tatami frais, des loupiotes qui s’allument aux échoppes. Sa nostalgie grandit, par exemple lorsqu’elle emmène son amie manger dans un bouge un plat que sa nounou japonaise lui préparait. Dans un temple, elle a quatre ans, le temps n’existe plus. Les Japonais sont si respectueux qu’ils ne les pressent pas, alors que c’est l’heure de la fermeture. Le repas de ses rêves est un bol de riz et un œuf cru, et elle avait cinq ans, la dernière fois qu’elle avait fait ce festin, avec sa nounou.
La présence de son père commence à marquer ce retour au Japon, comme en phase avec une plongée dans l’enfance et son âge d’or interrompu, gelé, en allant visiter le temple qu’il préférait. La dernière fois qu’elle avait visité ce temple, c’était lors d’un retour au Japon avec son père, et celui-ci s’était montré à elle avec son visage ravagé par la beauté, ouvrant grand les yeux avec un air de souffrance. Amélie Nothomb fait le constat qu’elle a la même expression du visage que son père lorsqu’elle admire : comme si pour elle, comme pour son père parce que lui aussi peut-être a fait la même expérience d’interruption tragique de l’appropriation d’un âge d’or, le même traumatisme de la perte, il s’agit d’une beauté tronquée, non arrivée à concentrer en elle toutes les beautés du monde et toutes celles à venir. Un professeur, dans ce temple, est justement en train de raconter à ses élèves que lorsqu’on contemple, l’important « c’est de retrouver l’harmonie intérieure ». A Nara, en 1989, c’était avec son père, dont la nostalgie était justement la vertu cardinale, qu’elle visita le temple des cloches. Ils étaient tous les deux sur les traces de leur voyage de 1972, poursuivant à l’évidence un but intime, à la recherche « non pas d’une venue précédente, mais d’un présent d’alors. J’avais cinq ans et je savais que j’allais quitter le Japon et j’en avais le cœur déchiré. Et mon père également ». Ce père étant mort, cela n’accentue-t-il pas l’expérience du retour impossible ? En pensant à ce père, à Nara, Amélie Nothomb se demande quel est le problème qu’il lui a légué, d’où ses émotions « tentaculaires », et sa souffrance. Et elle a l’impression qu’il n’y a pas de temps, que ce qu’elle est, à jamais, c’est l’enfançonne. Par blocage à un âge d’or de l’enfance qui n’avait pas pu s’approprier jusqu’au désir et à l’impatience du nouveau renouvelant ailleurs le miracle sensoriel sur le sol natal ? Son père : même gel, à cause d’une tragédie précoce ? Amélie Nothomb, au Japon pour servir de guide à son amie Pep, ne peut pas jouer à l’adulte. Ni lui montrer les cimes de nostalgie qu’elle atteint.
Elle est au Japon, par exemple maintenant à Tokyo, il n’y a pas à en douter, et pourtant, elle ne peut pas se croire, et elle se demande pourquoi elle n’est pas crédible. Elle se dit, « c’est ainsi. Il y a toujours ce grincement au fond de moi qui rit à mes dépens, qui refuse de me donner créance ». C’est même pire. Elle s’entend se dite : « Il est évident que tu n’existes pas… tu n’as pas atteint le stade où tu peux réceptionner une parole et accéder à l’existence ». Tandis que son amie Pep « respire le bonheur par tous les pores de sa peau », « siffle entre ses dents devant tant de splendeurs déployées », Amélie Nothomb « lutte contre des angoisses métaphysiques d’une absurdité sans limites ». Elle, les seuls moments où elle ne doute pas sont ceux où elle lit. Il y a une phrase qu’elle se répète cinquante fois par jour, et pas seulement au Japon : « Je n’y arrive pas ». Quoi ? Arriver à vivre jusqu’au bout l’âge d’or ? C’est, écrit-elle, le pays du Soleil-Levant qui lui a appris « ce sentiment effroyable », c’est-à-dire à vivre. Et surtout Tokyo, qui lui a révélé son handicap. Dans cette ville, elle retrouve intacte « la conviction implacable de mon néant ». Et cela résonne avec les paroles de son père, alors qu’elle avait quinze ans : « Toi, tu es comme moi : tu n’es rien ». Ce héros, diplomate qui avait sauvé plus de mille vies humaines, chanteur de nô, immensément cultivé, se voyait en « zéro pointé », et Amélie Nothomb se demanda d’autant plus d’où lui venait cette abyssale déconsidération qu’il lui avait dit qu’elle était « rien », comme lui. Elle sait intimement que c’est vrai, bizarrement. De même qu’elle a réussi brillamment à publier, son père lui avait dit que « le but de son existence était de devenir ambassadeur à Tokyo », et il avait atteint ce but, il resta neuf ans à ce poste. C’était à cause de cette longévité qu’Amélie Nothomb associait la ville de Tokyo à son père. La ville qui l’avait « mise nez à nez avec mon incompétence profonde ». Dans Tokyo, avec son amie Pep, elle est en pilotage automatique. Et elle vérifie que, malgré son amour infini pour ce pays, elle ne peut pas y rester. Elle réalise dans l’avion du retour que « chaque voyage m’appauvrit. Ce qui subsiste est moins la beauté que ce qu’elle a creusé en moi. Mon talent, c’est le manque. Il n’y a pas de limite à ma capacité de carence ». Elle se sent être une revenante, la destination du voyage ayant tant compté qu’elle lui a restitué son « identité d’étrangère », l’étrangère intransitive, « celle qui ne précise pas d’où elle revient », et pour cause… Elle ne sera jamais, se dit-elle, « une grande vivante ».
A Tokyo, tandis que l’amie Alice et son mari, installés dans cette ville, sont mieux placés qu’elle pour servir de guides à Pep, Amélie Nothomb ayant presque tout oublié de la capitale nippone, surtout les noms des rues, des quartiers, se heurtant à « une colossale indétermination spatiale », alors qu’elle y a habité deux ans, y avait aimé, travaillé, lu, écrit, déclare soudain que, depuis les onze années qui la séparent de son précédent voyage, son père était mort, et que « ça change le cerveau ». C’était un dimanche à Tokyo, et elle dit à son amie Pep que c’est un jour dévolu au vide. Qu’au Japon, le vide c’est la merveille, « c’est l’occasion de vivre enfin ». Alors qu’en Europe, c’est sinistre. Les femmes de Tokyo prennent le thé, une jeune fille est vêtue d’une robe de soie vert jade, si élégante. Amélie Nothomb plonge dans ce vert comme dans un bain parce qu’il lui suggère « le vert thé de cérémonie », qui chatoie au soleil du printemps. C’est une couleur qui recherche « la contemplation oblique de la politesse », celle de la civilisation japonaise. Pour elle, pas de jouissance plus grande que celle de jouir d’une couleur – comme si c’était resté pour elle une expérience naissante, celle de la découverte de l’existence de choses colorées et de la lumière, en étant jetée sur terre, « cette vibration particulière de la lumière », qui « traduit le spectre en un langage intime que nous appelons bleu, rouge, en l’occurrence vert, je nommerai cette nuance le jade de cérémonie ». Ce jade suscite en elle un trouble exquis, et plus rien d’autre ne compte pour elle. Tokyo, alors, devient, dans sa mémoire, « uniquement la suavité de ce vert ». Elle a le sentiment d’avoir consacré son énergie, - comme le personnage du livre de Huysmans « A rebours » justement – à débusquer « la couleur parfaite et à s’y immerger », comme si elle était revenue là où tout se gela, à cette expérience originaire sensorielle en éveil et en épanouissement. Même si sa couleur préférée était le vieil or. Le jaune d’œuf ? Quelque chose resté dans l’œuf.
Tokyo. Ville où elle invite son amie Pep à sentir combien dans ce pays la loi est respectée. Combien elle y retrouve son surmoi nippon. Les gens sont d’une douceur, d’une amabilité, d’une classe, comme nulle part ailleurs. Mais aussi hyper-formalistes. Il est par exemple interdit de parler, dans des lieux de contemplation. Pep l’Occidentale a parfois du mal. Soudain, Pep est sidérée : Amélie Nothomb n’a pas bu une seule goute de champagne en huit jours, mais du whisky japonais (avec son amie, elles se sont même livrées à une soûlerie mémorable). L’environnement nippon l’avait-il tiré de sa dépendance ? Alors, elle confie que son amour du champagne est, lui aussi, lié à la langue paternelle, et aux valeurs de la haute diplomatie. Elle avait vu son père « recevoir en amis précieux des êtres qu’il vouait aux gémonies », la flûte de champagne étant indispensable. Après avoir vidé une bouteille de whisky japonais, les deux amies avaient pris le métro de Tokyo, où pas mal de Tokyoïtes ivres morts n’en gardaient pas moins une certaine tenue. Comme elles. Comme une vraie Japonaise, Amélie Nothomb avait menée à bon port son amie, son « pilotage automatique a intégré la trajectoire habituelle ». La soûlographie d’Amélie Nothomb est de qualité. Se levant le lendemain à quatre heures du matin pour écrire, comme chaque jour, elle se demanda si elle avait réellement habité cette ville. Tentant de comprendre son parcours pour en arriver là, elle ne se rappela, comme par hasard, que de sa petite enfance. Et elle se dit que là était le problème : « resté coincée à l’âge de quatre ans confère des avantages et des troubles subséquents ».

Alice Granger



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