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Francophonie, postcolonialisme et mondialisation - Yves Clavaron
mardi 12 novembre 2019 par Rodrigue Marcel Ateufack Dongmo

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Francophonie, postcolonialisme et mondialisation est un ouvrage d’yves Clavaron publié en 2018 aux éditions Classiques Garnier. Comme l’indique son titre, il s’articule autour des notions de francophonie, de postcolonialisme et de mondialisation, trois notions dont l’auteur se propose de « mettre en jeu les interrelations » (13). Par leur découplage de l’association langue/nation, les littératures postcoloniales ou migrantes révèlent les limites d’une telle association dans les études littéraires. Le contexte de mondialisation rend par ailleurs obsolète « le schéma traditionnel de l’Etat-nation et de ses frontières, [invitant à ce titre à nous] déprendre du nationalisme méthodologique pour prendre en compte la cosmopolitisation contemporaine » (11). A partir de ces deux postulats, l’auteur de cet ouvrage entreprend « d’examiner la place des littératures d’expression française dans le cadre de la mondialisation tout en élargissant la réflexion à des phénomènes non spécifiquement francophones, de relier les cultures de la décolonisation, de l’immigration et de la mondialisation dans une planétarité où s’entend encore le français » (13). Il ambitionne ainsi de « construire des espaces littéraires transnationaux inédits, où la langue française renouvelle les modèles politiques qui lui sont traditionnellement associés … par une pratique poétique de la différence … et de la résistance dans les domaines mondialisés qu’elle investit … » (13). Globalement, la réflexion de cet ouvrage comporte deux mouvements structurés en cinq sections qui charrient la thèse suivante : le déclin de l’Etat-nation nourrit des pratiques culturelles et littéraires qui se veulent transculturelles, hybrides et anti-impérialistes, suggérant ainsi une « post-francophonie » à l’échelle planétaire portée par une « littérature-monde » qui transcende les frontières culturelle, nationale et linguistique et qui invite par son anti-impérialisme et son caractère « monde » à prendre en compte les « problématiques écologistes ». Le concept de « littérature-monde en français » apparaît ainsi comme un « catalyseur à l’élaboration de dynamiques nouvelles ».
Le premier mouvement — correspond à la première section de l’ouvrage : « Le monde en français » (17-47) — est la théorisation, par la mise en relation des études postcoloniales et du monde anglophone, d’une post-francophonie débarrassée du francocentrisme et considérée comme un contrepoids à l’impérialisme occidental. Dans un premier temps, l’auteur célèbre la mort de la francophonie au profit d’une « littérature-monde en langue française. Il fait remarquer à cet effet que même si du point de vue épistémologique et théorique les littératures francophones sont un terrain d’affrontement de l’impérialisme occidental, elles demeurent de par leur diversité « un remède à l’écueil de l’uniformisation » (29), un contrepoids à la mondialisation et sa tentative d’uniformisation du monde par l’Occident. Née du rejet du francocentrisme qui hypothèquerait cette diversité en francophonie, la « littérature-monde en français » apparaît dès lors comme une porte ouverte vers une post-francophonie qui débarrasserait la littérature en langue française des « carcans nationalistes » et permettrait d’envisager une architecture des littératures écrites en français de manière plus ouverte … » (30). Dans un second temps, après avoir constaté/consacré la mort de la francophonie, il voit en le « comparatisme global » un prolongement logique du postcolonialisme. Selon Clavaron, même si la perspective transnationale des études postcoloniales est en parfait accord avec le contexte de mondialisation qui préconise la prise en compte de l’interconnexion planétaire dans la lecture des phénomènes nationaux, les études postcoloniales pèchent par leur tendance « à tout réduire au fait colonial » (28), ainsi que par « une démarche critique anhistorique et idéaliste qui vise à donner à des expériences très diverses une cohérence de surface et tend à gommer les contextes nationaux dans lesquels prennent naissance les œuvres qui s’en réclament » (29). C’est ce qui pousse l’auteur à envisager le « comparatisme global » comme outil d’analyse approprié de la « littérature-monde ». En effet, « dans la perspective actuelle qui consiste à analyser les ressorts et les manifestations de la globalisation la méthode comparatiste, sensible elle aussi à une géopolitique de la littérature, est sollicitée pour rendre compte des nouvelles formes littéraires « mondiales » …, une manière de retourner au local et de rétablir une singularité culturelle contre toute tentation universaliste. « L’étude de la manière dont la conscience de la mondialisation informe la création littéraire pourrait [ainsi] constituer un objectif de la littérature comparée » (44). « On peut ici concevoir la littérature comparée comme une approche transversale qui permette de relier les diverses cultures nées des sociétés postcoloniales et mondialisées et consiste à imaginer des solidarités nouvelles liées à une situation de coprésence transnational » (45). Il s’en suit que « le concept de « littérature-monde en français » (…) pourrait servir de catalyseur à l’élaboration de dynamiques nouvelles [par le comparatisme], contournant le centre franco-parisien et dissipant l’héritage néo-colonial associé à la notion de francophonie » (13).
Le second mouvement de l’ouvrage — réunit les quatre sections restantes — défend l’idée selon laquelle la mondialisation et la crise de l’Etat-nation rendent compte d’un contexte socioculturel en faveur de la littérature-monde et du comparatisme global. L’auteur procède ici par un tour d’horizon des pratiques culturelle, littéraire et théorique qui sont favorables à une post-francophonie à l’échelle du monde. On assisterait selon lui à une « déspacialisation » de l’Etat-nation au profit « des stratégies transnationales » (transculturalité et hybridité) qui construisent des « espaces mondialisés », à l’instar de l’espace latino-américain et caribéen. « Jusqu’alors l’Etat-nation constituait un référent stable : en son sein, la dimension du local prenait une grande importance, conférant aux membres de la société leur point d’ancrage privilégié. Or, poursuit l’auteur, les migrations d’un côté, les flux médiatiques de l’autre, ont bouleversé l’ordre établi » (54). La mondialisation est un processus de brouillage des frontières nationales et de subversion des repères en vigueur. Ainsi, l’espace se « déssentialiserait » à travers les principes de la mondialisation que constituent les « flux » et les « diasporas », se caractérisant désormais par la « transgression » (« franchissement du territoire », « dépassement d’une norme statique »). L’hybridation apparaitrait alors comme un aboutissement logique et inéluctable des « partages d’espace ». La globalisation tendrait ainsi à remettre en cause les modèles de fonctionnement binaires et antagonistes. Pour saisir « comment les phénomènes de contact et de rencontre culturels interfèrent avec les problématiques identitaire et culturelle dans un contexte postcolonial » (70), Yves Clavaron passe en revue les théories par lesquelles des penseurs et artistes latino-américains (O. de Andrade, S. Rolnik, F. Otíz,N. García, F. Laplantine, R. Schwarz… ) ou caribéens (P. Chamoiseau, E. Glissant, k. Colin,…) rendent compte des phénomènes de transculturalité. Il en conclut que les théories développées par ces derniers « visent à dépasser l’exotisme de la diversité culturelle en faveur de la reconnaissance d’une hybridité réellement effective, au sein de laquelle la différence culturelle peut opérer, non sans parfois confiner à une forme de mythologie (du métissage notamment). [Il s’agit selon lui d’] une manière de remettre en cause le binarisme colonial et occidental, d’aller au-delà des oppositions réifiées entre centre et périphérie, identité et altérité comme l’ont fait les théories postcoloniales, qui privilégient les négociations des différences culturelles et envisage l’hybridité comme migration » (82).
Dans une perspective spatiale — « traversée océanique » (83-138) —, l’auteur explore par la suite les récits de voyages comme lieux de construction et de déconstruction de la centralité européenne. Il montre comment l’impérialisme européen est aujourd’hui mis à mal à travers les mêmes canaux par lesquels il fut autrefois bâti. Partant du principe que c’est en grande partie par les récits de voyage que l’Europe construisit autrefois son hégémonie sur le reste du monde, Y. Clavaron analyse les différentes formes par lesquels le récit de voyage post-colonial remet en cause la centralité de l’Europe. En ce qui concerne les récits de voyage occidentaux contemporains, deux tendances sont mises en évidence : « la réécriture d’un récit de voyage de l’ère colonial, d’une part, la revisitation postcoloniale des géographies impériales, d’autre part » (90). Ces deux tendances auraient en commun l’affirmation d’une perte d’autorité sur l’espace visité et l’adoption des formes narratives de la postmodernité. Face aux récits de voyages coloniaux, on assiste à des « contre-récits de voyage », à des « voyages à l’envers » (selon la terminologie de Romual fonkoua) dont les auteurs sont des non-Européens. Ces récits inversent « la trajectoire empreinte d’ethnocentrisme, de centre à périphérie, de Paris à Jérusalem pour reprendre l’itinéraire de Chateaubriand. Selon Romuald Fonkoua [que reprend l’auteur de cet ouvrage], le discours du « voyageur à l’envers » emprunte rarement les formes canoniques du récit de voyage européen, mais s’écrit à travers une pluralité des genres … » (94). Ces contre-récits sont aussi bien francophones qu’anglophones, et usent des stratégies narratives telles que l’ironie, le révisionnisme, etc. Empruntant la formule de Steve Clark, Yves Clavaron conclut que la littérature de voyage des XXe et XXIe siècles a cessé d’être « une circulation à sens unique. Les voyageurs extra-européens tendent à inverser la trajectoire et à opérer un retour vers le centre européen, selon lequel la métropole devient l’objet du regard et des critiques, ou à déporter le voyage pour contourner l’Europe, devenue espace périphérique, ethnicisé et « provincialisée ». Le voyage de Christoph Colomb serait l’« acte fondateur de l’impérialisme » (106) européen. L’histoire de la traite négrière qu’il a générée aurait créé un « espace de mobilité et de fluidité » transcontinental. Or cet « impérialisme européen qui s’est construit sur l’Atlantique nourrit des dynamiques culturelles et littéraires nouvelles, des écritures migrantes et transculturelles qui s’attaquent aux principes mêmes des puissances impériales … » (119). Autrement dit, l’impérialisme occidental a aurait nourri de nouvelles dynamiques qui le remettent fortement en cause en tissant des rapports transnationaux qui n’opèrent plus par la verticalité mais par l’horizontalité. Et l’auteur de postuler alors l’existence d’un espace littéraire transatlantique à partir de ce courant historique (« L’atlantic history ») qui propose de relire les phénomènes se déroulant sur les continents bordés par l’atlantique.
Dans une perspective temporelle — « traversée historique » (139-189) —, l’auteur conçoit également les subaltern studies comme une remise en cause de l’impérialisme européen, comme une contestation de « l’eurochonologie » et de l’ « historiographie occidentale ». Après quelques mises au point théoriques sur les subaltern studies, il convoque les romans d’Amitav Ghosh, de Salman Rushdie et d’Arundhati Roy pour montrer qu’ils déconstruisent le récit de l’histoire coloniale en assaisonnant le roman de personnages qui font figure de subalternes absolus, qu’il s’agisse de femmes, d’intouchables ou d’esclave. Tout comme la pratique historiographique vise à mettre en cause les récits monolithiques de l’histoire coloniale puis nationale, l’écriture littéraire désarticulerait la structure narrative selon l’esthétique relativiste du postmodernisme qui tend à minorer les grands récits. Aussi l’auteur s’évertue-t-il à ce niveau à « cerner la complexité de la forme générique construite par Marlyse Condé pour faire parler l’esclave noire et proposer un discours contre-hégémonique et éthique sans pour autant renoncer à la dimension poétique du langage au sein d’un roman historique qui peut se lire à la l’aune de l’historiographie subalterniste. » (164). Après quoi il examine à travers Ahmadou kourouma comment les études subalternistes indiennes s’appliquent à l’Afrique, comment cet auteur procède à une lecture « à contre-fil » de l’archive colonial de manière à « provincialiser l’Histoire européenne ». En présentant Marlyse Condé et Ahmadou Kourouma comme des écrivains subalternistes, l’auteur aspire ici à faire remarquer que les méthodes critiques d’origine anglophone s’appliquent à l’espace francophone. Selon lui, « l’historigraphie subalterne indienne doit permettre aux Africains de représenter leur histoire en dehors des cadres de pensée européens, dans une « collaboration sud-sud » en contredisant de facto la thèse de Valentin-Yves Mudimbe, … qui fait de l’Afrique une totale « invension » de l’Europe » (179). Car, « qu’il s’agisse de l’Inde ou de l’Afrique, la nécessité reste, plus que jamais, de sortir de la bibliothèque coloniale, d’un savoir qui les assigne à l’immobilisme et à la l’impossibilité du changement » (180) tout en faisant attention de ne point sombrer eux-mêmes dans une autre forme d’ethnocentrisme. Ce long parcours analytique mène Clavaron à la conclusion selon laquelle « la littérature postcoloniale affirme désormais l’existence d’un domaine autonome d’action politique dans l’univers des subalternes qui ont vocation à ne pas le demeurer » (189).
Dans une perspective qui associe écosphère et sociosphère — « Du monde comme écosphère » (189-230) — l’auteur défend également l’idée d’une « écocritique postcoloniale » qui serait une éthique de l’altérité. En effet, il établit des affinités entre les problématiques du postcolonialisme et celles de l’écocritique afin de prôner une « écocritique postcoloniale » qui interrogerait le monde dans sa globalité sociale et naturelle en remettant en cause l’anthropocentrisme, l’eurocentrisme, le logocentrisme et l’humanisme occidental. La pensée occidentale repose selon lui sur une logique binaire qui induit une relation de domination entre l’Occident et son altérité. « Cette logique binaire [et hiérarchique] se prolonge dans les oppositions racistes de l’eurocentrisme et sexistes d’un monde androcentré, mais aussi … dans un racisme vis-à-vis des espèces autres qu’humaines » (197). Racisme, sexisme et colonialisme relèveraient ainsi d’un « centrisme hégémonique » selon la terminologie de Val Plumwood, c’est-à-dire un ensemble d’attitudes qui se confortent les unes aux autres pour exploiter la nature et exclure tout ce qui est considéré comme non-humain. En revanche, « postcolonialisme et écocritique « s’intéressent à l’exclu, l’opprimé et l’exploité, qu’il s’agisse des gens ou de la nature — le colonisé étant renvoyé à la nature et à l’animalité. [Ils] posent de fait la question de l’agency du sujet dominé et de sa capacité à parler » (198). Mais la nature compte parmi ces opprimés qui ne sont dotés d’aucune faculté de parole. Il y aurait, selon l’auteur, qui s’appuie à cet effet sur les travaux de Ramachandra Guha et Juan Martinez-Alier, un lien de corrélation entre l’approche environnementaliste du nord et la mission civilisatrice autrefois invoquée par les puissances européennes coloniales pour s’imposer au reste du monde : « L’environnementalisme du nord serait « associé à l’idée de wilderness (nature sauvage) ... Ce mythe de la wilderness, fondé sur l’idée d’une nature édénique à dominer mais aussi à protéger, est [lui-même] associé à deux représentations qui finissent par se rejoindre, celle de l’indigène, toxique pour son environnement et que l’on peut donc réduire à l’esclavage, celle du primitif, proche de l’état de nature, qui demande inévitablement les lumières de la civilisation, deux représentations qui justifient la mission civilisatrice invoquée par les puissances européennes coloniales. » (199). Autant les préoccupations environnementalistes nourrissent des attitudes colonialistes ou impérialistes de l’Europe, autant cette tendance impérialiste a des conséquences environnementales ; toutes choses qui retrouvent les préoccupations postcoloniales. Ainsi donc, soutient l’auteur par l’entremise de Lawrence Buell, le texte environnemental vise des objectifs similaires au texte postcolonial pour peu que l’on remplace « non-humain » par « non-occidental » voir par « non-masculin ». Ceci l’amène à dégager quelques constituants d’une écopoétique dans la littérature postcoloniale. Par des voie différentes, note-t-il finalement, l’écocritique et le postcolonial répondent au paradigme qui est celui « de la résistance, [tout comme ils] possèdent un lien avec la terreur » : (208) : « Au sens propre, si l’écocritique est davantage préoccupée par de phénomènes naturels et de la manière d’habiter le monde, le postcolonial privilégie la politique et la façon de changer le monde. [Aussi] l’écocritique postcoloniale permet [-elle] de lier les deux démarches qui s’inscrivent dans une esthétique et une lecture contestatrice du monde. La thématique environnementale tout comme l’approche postcoloniale se globalise au sein de littératures qui se revendiquent comme mondiales. La littérature postcoloniale prononce une critique plus ou moins engagée contre la mise en danger de la nature et la destruction des équilibres écologiques par une forme de néocolonialisme ou de colonialisme interne. L’écocritique peut difficilement se penser en dehors de l’histoire ne serais-ce que par ses implications sociales. Comme [les postcolonial studies], les animal studies et l’écocritique visent à préserver des systèmes de pensée différents, des voix autres sans essayer de leur assigner un discours venu de l’extérieur et en respectant les histoires locales. Postulant une éthique de l’altérité, les approches postcoloniale et écocritique pointent les défaillances de l’humanisme traditionnel pour le décentrer et le déplacer dans un état d’ « après-nature ». Posteuropéen, ce nouvel humanisme repense les rapports de l’homme à la nature en déconstruisant les préjugés anthropocentriques et hiérarchiques, un « panhumanisme » conçu comme flux hétérogène et réseau de solidarités et d’interactions entre l’humain et le non-humain … » (209).
L’originalité de cet ouvrage réside entre autres dans sa proposition de deux outils d’analyse globalisante pour cerner un monde globalisé et incarné par la « littérature-monde » : le « comparatisme global » et l’ « écocritique postcolonial ». L’ouvrage pèche peut-être par un trop grand optimisme de la langue française à servir d’outil de réforme à un monde postcolonial franco-centré qu’il a largement contribué à bâtir. Bien que d’un grand intérêt pour des études littéraires qui aspirent à sortir des sentiers battus, il invite à un questionnement sur la véritable place du français dans le monde d’aujourd’hui, notamment en Afrique francophone où certains semblent situer son avenir mais où il est confronté à une montée fulgurante de l’anglais.



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