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Le gorille qui singeait les hommes
samedi 4 février 2012 par Elisabeth Torres

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Adapté d’une fable de Kafka –Rapport à une académie -, le Gorille d’Alejandro et Brontis Jodorowsky se produit sur scène pour la deuxième année consécutive, et ce n’est sans doute pas fini. Le texte a déjà été joué pour les publics italien, anglais, espagnol, français. La force universelle du mime qui caractérise l’interprétation de cette pièce laisse penser qu’elle pourrait porter son message au monde entier avec la même efficacité. Sans compter l’universalité du sujet lui-même, celle de l’identité. On imagine ainsi sans peine le fameux singe s’embarquer dans une tournée planétaire.

Un gorille est sommé par une académie de narrer son parcours depuis sa mise en captivité au fin fond de sa jungle natale, jusqu’à sa condition actuelle d’artiste de music hall. L’académie est représentée par les effigies de grands personnages figés parmi lesquels on n’identifie guère que Darwin, auteur de la théorie sur l’évolution des espèces. Ces immenses figures surannées et austères qui tapissent l’arrière de la scène symbolisent la rigidité et la suffisance des censeurs. Pourtant, le public est bien en peine de les reconnaitre, trop inculte ? A moins que l’anonymat de ces personnages d’importance ne soit le symptôme de l’illusoire et de l’arbitraire de leur pouvoir. Ce sont nos juges tout-puissants, sans que nous sachions qui ils sont. Cela renvoie à notre propre propension à la soumission et au conformisme : nous nous plions à la censure sans nous interroger sur l’identité de ceux qui nous demandent de montrer patte blanche. A moins encore que ces effigies froides et raides ne soient que la représentation de l’académie que chacun porte en soi, son juge intérieur, son propre ennemi …

Une performance d’acteur

Brontis Jodorowsky incarne sur scène pendant une heure intense une créature à la frontière de l’animal et de l’homme. Le discours est fluide et fourni. Mais plus encore, c’est la gestuelle et les mimiques de l’acteur qui captivent l’attention. Grimé en gorille endimanché, il gesticule, saute, piétine, se recroqueville, exprimant avec son corps toute la palette des sentiments humains. Avec son visage aussi, qui alterne rictus, regard perdu, traits abattus. Acrobate, funambule, clown, mime, danseur, acteur, l’artiste a plus d’une corde à son arc et déploie une énergie qui laisse pantois et ému. Brontis Jodorowsky dit ne pas faire du théâtre pour être seul sur scène, de fait, il emplit cette scène-là d’une multitude de personnages imaginaires : ceux que le gorille imite, un à un, capitaine de navire, membres d’équipage, professeur efféminé de music hall…

Au risque de se perdre

Le héro retrace son « évolution » du primate à l’homme. Enfermé dans une cage, il ne cherchait qu’une issue, pas même la liberté - idéal inaccessible -, juste une issue. Zoo ou music hall ? Il a opté pour la moins pire de ces deux options. A priori. Pour y parvenir, il a beaucoup observé les hommes, avant de les copier, tant bien que mal : il est parfois rattrapé par sa nature première. Une baisse de vigilance et voici de retour des attitudes animales susceptibles de le trahir. Cette métamorphose engendre une tension infernale de tous les instants : se surveiller pour conserver l’apparence qu’on veut donner à voir aux autres. Boire de l’alcool comme les hommes, fumer comme eux, regarder la télé, taper dans un ballon – occasion de moquer les travers de l’homme moderne -. Il suffisait de faire « comme si », d’avoir « l’apparence de ». Pas si difficile dans un monde d’images. Pourtant boire le dégoûte, il se fait violence pour être admis dans la société humaine. En nous singeant, le gorille nous tend le miroir de nous-mêmes : regardez comme vous gesticulez – dans le vide -, talonnez vos adversaires – en y prenant un plaisir sadique -, faites l’amour à vos congénères – comme des bêtes -, courez en tous sens – vers quel but ? -.

« Tout cela en valait-il la peine ? », c’est la question que se pose le gorille lorsqu’il s’arrête enfin pour penser… La nostalgie s’empare alors de lui et il se prend à regretter le simple plaisir de déguster « un fruit sylvestre ». Mi-homme, mi-bête, il reste bloqué à mi-chemin… Pris à son propre piège ?

Pour suivre la tournée du Gorille

Elisabeth Torres

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