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Ici moins qu’ailleurs - Jacques Lassalle
jeudi 2 février 2012 par Jean-Paul Gavard-Perret

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JACQUES LASSALLE LE CINÉASTE RENTRÉ.

Jacques Lassalle, « Ici moins qu’ailleurs », P.O.L., Paris.

« le cinéma est né du théâtre et je suis né du cinéma » (J.L.)

Pour un, sinon le plus grand metteur en scène de théâtre français, le cinéma est paradoxalement central. Son rêve aurait été de devenir réalisateur. Il s’est imaginé en Bergman à l’envers. Le Suédois lui avoua d’ailleurs donner toute son œuvre cinématographique pour une seule mise en scène réussie de Strindberg… Pour autant Lassalle n’est jamais vraiment convaincu lorsque ses collègues dramaturges font du cinéma. Il ne cite pas Chéreau mais on peut penser à lui lorsqu’il parle de ces transferts douteux. Mais il oublie tout autant Losey et quelques autres non négligeables.

Bref comme un Charles Laughton il aurait rêvé de sa propre « nuit du chasseur ». Mais Lassalle sait que le cinéma ne va pas de soi. Il l’a néanmoins « infusé » dans son théâtre. Il y a repris une grammaire et des références cinématographiques car sa culture vient de là. Dans « L’École des Femmes » par exemple il utilise une liberté narrative et des effets de séquence de montage chers au cinéma. Il choisit à la lettre des fondus au noir ou encore des éléments du cinéma muet pour la mise en jeu des intermèdes entre les actes. Le dramaturge cherche toujours un décalage, une amplitude, une saccade qui peuvent faire penser au cinéma. Mais - note-t-il avec regret - il est très rare que les critiques le remarquent. Existe pourtant bel et bien dans ses images de « L’École des Femmes » du Méliès.

Lassalle dans ses spectacles aime traiter du off et du changement de plan. Il tente par ses placements scéniques des gros plans et des plans d’ensemble. Les ingrédients cinématographiques dans la représentation scénique restent très nombreux. Ses trois mises en scène de Tartuffe le prouvent. Celle de Strasbourg avec Depardieu inventé en « voyou solaire » est influencée par le Tartuffe de Murnau. Pour sa mise en scène en Norvège il a fait un Tartuffe plus puritain avec Dreyer en filigrane. Enfin pour sa dramaturgie de Pologne il invente un jeu opaque, indécidable peu dans la tradition théâtrale et proche d’une Sofia Coppola.

Pour Lassalle le cinéma reste un art majeur. Plus central que le théâtre par sa place dans le monde. Par ailleurs et d’une certaine manière - et pour reprendre une sentence de Jouvet - « le cinéma permet au théâtre de faire sa théorie » : il permet de se penser dans sa spécificité, de se décanter, de mieux cerner sa nature.

On croit le cinéma plus facile que le théâtre. Or Lassalle rappelle que celui-ci permet de passer du réel à son abstraction de manière beaucoup plus simple puisqu’il est déjà une forme de transposition du réel. Au cinéma la métaphore est plus difficile par la force omniprésente de la réalité (d’où les tentatives théâtrales de Lars von Trier pour s’en débarrasser).

Par ce rapport étroit au réalisme il est donc difficile au cinéma d’atteindre une perception nouvelle. Au théâtre le chemin est plus ouvert. Tout est construction. Le processus ne participe en rien de programmatique. Le style s’invente au jour le jour. Mais afin de casser ce mouvement naturel le metteur en scène est allé chercher des acteurs de cinéma qui influencent au mieux les personnages qu’ils incarnent. À l’inverse d’un Bresson qui passe des connus aux inconnus, Lassalle passe des inconnus aux « acteurs à aura » : de Garrel et Emmanuelle Riva à Depardieu et à Huppert.

Lassalle fait avec leur puissance charismatique et iconographique afin de revisiter à la fois leurs parcours cinématographiques et le rôle qu’il leur donne et pour lequel ils doivent s’oublier en tant que star. « Le soliste doit devenir un choriste » écrit l’auteur. Il revendique donc de tels acteurs et les combat tout autant. D’où sa situation périlleuse par rapport à celles et ceux dont il devient dit-il « complice et coupable ». Isabelle Huppert est l’exemple parfait de cette complicité particulière dans laquelle il faut gérer le contrôle de son image par la comédienne elle-même. Mais cette image contribue à la nature de son jeu.

Le metteur en scène rappelle par ailleurs que des films tels que « Une si jolie petite plage » d’Allégret « Le troisième homme » de Reed, « Monsieur Hire » bref le cinéma des années 30-40 restent des œuvres premières pour lui. Elles colorent de leur romantisme noir son imaginaire initial. D’ailleurs au Conservatoire (dans la classe de Ledoux) le futur dramaturge semble réfractaire au théâtre. Il s’insurge contre l’éternité immuable du texte, s’élève contre le refus de l’intervention critique. Il découvre alors la Nouvelle Vague et sa liberté, s’entiche de Buster Keaton et du Western. Lassalle rentre alors comme pigiste à la revue « Positif » et aux « Cahiers du Cinéma ». Le cinéma lui offre un désaccord par rapport à la fatalité du théâtre tel qu’il était enseigné. C’est seulement plus tard à Vitry et grâce à la rencontre avec Bernard Dort qu’il redécouvrira un théâtre ouvert proche d’une certaine vision du cinéma.

Entre l’adolescent qui aimait Clément, Allégret, Clouzot et l’adolescent qui travaille à Art Spectacle à côté de Truffaut il y eut donc un clivage sur lequel Lassalle remet les choses en place. Il explique aussi comment il trouve une indépendance de jugement à mesure que l’âge avance.

À l’époque de Truffaut le jeune homme se plaisait à croire ce qu’on lui disait d’admirer. Il sentait qu’il y avait là une torsion de son goût : mais qui était-il alors pour affirmer un non-alignement ? Aujourd’hui Lassalle est libre d’aimer des parcours a priori incompatibles mais qui s’unissent par un souci de présence au monde. Le metteur en scène fait donc sienne la phrase de W. Benjamin « ce qui me constitue c’est l’amour incompréhensible des êtres ». Cette formule a le mérite de concilier l’inconciliable et de souligner son parcours de solitude.

Lassalle aime autant Grémillon que Kubrick, il aime ceux qui se laissent « squatter » par l’air du temps jusqu’au moment - où sans le vouloir - leur œuvre les dépasse. Il préfère Renoir et Bresson à Cioran ou Beckett pour la croyance à la vie des premiers. Il cite d’ailleurs de Renoir une phrase essentielle « Être original c’est vouloir être comme les autres et ne pas y parvenir ». Cela met en garde contre l’ostentation de la provocation. Et si Bresson vide l’étang pour attraper le poisson, si à l’inverse Renoir se veut pêcheur émérite, Lassalle reste entre les deux. Il laisse venir son « poisson » dans une apparence hésitation mais peu à peu s’impose un empereur (« à la Bresson »), plein de rage jusqu’à effacer l’acteur et lui faire atteindre ce qu’il ignore de lui-même.

Le grand acteur n’est pas pour Lassalle celui qui apparaît mais celui qui disparaît dans une autre présence au monde. D’où sa passion pour Isabelle Huppert. Avec les acteurs comme les réalisateurs de cinéma, étant extraterritorial, le dramaturge se sent d’une grande connivence. Il trouve à Pialat une attirance particulière jusque dans sa non-considération de lui-même.

Rappelons enfin que le dramaturge fut aussi acteur - entre autres avec Catherine Deneuve dans un film de Philippe Garrel. L’acteur en lui s’est estompé mais l’amour pour l’acteur et l’amour du cinéma restent essentiels. Il aime d’ailleurs ceux qui, entre désir et interdit, créent une tension intériorisée. C’est pourquoi il se proclame un « bâtard » du théâtre. Bâtard par passion du cinéma, bâtard aussi pour ceux qui mettent tant d’écart entre l’acteur et le comédien. Ce que Lassalle ne fait pas.

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