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La création de l’oeuvre d’art
jeudi 2 avril 2009 par Meryème Rami

Le concept d’œuvre d’art est un générique qui partirait des arts plastiques pour aboutir à des arts spatiaux (la danse par exemple) en passant par la littérature et la musique.

Parallèlement à l’idée d’un Beau éternel et immuable, certains théoriciens ou les « moralistes de l’art » (d’après l’appellation de Pierre Francastel dans son livre Art et technique aux XIX° et XX° siècles) conçoivent l’art comme un absolu qui nous permet de distinguer l’œuvre ordinaire remplissant « une espèce de fonction vulgaire », qui relève de la culture de masse ou de consommation, de ce qu’on appelle Chef-d’œuvre, commémoration incontestable de l’art véritable. Le chef-d’œuvre est à situer hors temps puisqu’il y résiste. Il impose sa présence quelque soit l’époque et les goûts auxquels il est confronté.

Au Beau idéal qui présidait chez les classiques comme la conséquence de la « perfection de la nature », se substitue, chez les romantiques, le concept de l’œuvre comme un absolu. Sous cet angle, l’œuvre est autotélique, elle ne renvoie qu’à elle-même. Elle constitue un monde en soi et est sa propre fin. Résultant de cette auto-suffisance, la perfection se conçoit au sein de l’œuvre. Du coup et ayant créé une œuvre parfaite ou un univers absolu, l’artiste devient, à l’image de Dieu, un être suprême, expression d’un génie incomparable : l’artiste n’imite plus la nature, il crée un monde, son monde :

Défini au contraire comme un « tout accompli en soi », le beau est donc supérieur à la nature : il ne se réalise pleinement que dans l’art. Son intransitivité (son absence de finalité extérieure) n’est que l’autre nom de sa nécessité intérieure. Non seulement l’œuvre ne renvoie à rien d’extérieur, mais elle renvoie positivement à elle-même : elle se signifie dans chacune de ses relations intérieures, elle est à soi-même sa meilleure description, si bien que tout travail d’explication est vain. [1]

L’œuvre moderne est fondée sur le principe de l’inachèvement, le non-accomplissement. C’est autour de cette question que gravite Le Livre à venir de Maurice Blanchot pour qui la loi du récit est la navigation, le silence et l’errance. La condition de toute création est, pour ainsi dire, l’absence de tout point d’arrivée par l’instauration du hasard et de l’égarement. Dans ce cas, le livre adopte la définition de « l’événement encore à venir ».

L’œuvre est une énigme, elle résiste à toute explication logique et rationnelle. Chaque fois qu’on essaie de l’appréhender, elle s’éloigne et nous échappe comme un mirage. C’est un mystère qui ne divulgue jamais ses secrets, une création qui échapperait même à son créateur. L’auteur ne peut contrôler totalement le cheminement de son œuvre. La création est une aventure, celle de l’auteur qui cherche à donner corps à un ensemble d’images qui l’habitent, celle de l’œuvre qui réalise son autonomie vis-à-vis de l’auteur, celle du lecteur qui cherche virtuellement à parachever l’existence de l’œuvre en lui attribuant un sens, en élaborant des interprétations susceptibles de sonder le regard interrogateur que l’œuvre porte sur le monde. Que l’œuvre d’art soit considérée, entre autres, comme créature de l’artiste, invention d’un monde différent, message à décoder, « elle transcende les catégories en fonction desquelles nous pensons le monde. Mais surtout, sa définition étant incertaine, c’est l’incertitude qui la définit : les œuvres d’art en effet sont énigmatiques et intéressantes en ce qu’elles semblent s’interroger elles-mêmes sur ce qu’elles sont. » [2]

L’œuvre moderne témoigne d’un inachèvement, conscient ou inconscient, pour montrer que « le domaine de l’art, ce n’est pas l’absolu, mais le possible ». [3] L’indétermination du but constitue la réalité même de l’œuvre qui, en se lançant à la recherche d’elle-même, vise son propre commencement. Écriture comme recherche de l’origine et le début comme possibilité d’écriture, c’est ce mouvement dialectique qui fonde l’ambivalence de l’acte de production. Lié à l’essence de l’art, le paradoxe consiste en l’alliance d’une composition s’acheminant selon un plan établi et d’une indétermination thématique de l’œuvre. Désormais, l’entité de la Littérature c’est sa propre néantisation.

L’essence de l’art est quelque chose d’indéterminé. Pour s’approcher de son origine, c’est-à-dire de cette indétermination, l’œuvre ne doit pas se situer dans un cadre précis. Elle doit échapper à toute classification, à tout genre et donc à toute forme d’institutionnalisation. C’est pourquoi l’art moderne opte pour le mélange des genres. La littérature se détruit en fuyant, en s’éparpillant, mais en s’approchant, en contrepartie, d’elle-même. L’indétermination, la discontinuité et la complémentarité sont les qualités majeures de ce genre d’œuvre. Aussi, la conscience de l’œuvre de sa relativité et de sa créativité est une forme d’anti-platonisme.

L’artiste ne se contente pas de traduire une réalité sensible ou suprasensible qu’elle soit collective ou personnelle. Son rôle dépasse ce cadre réducteur. Ce n’est pas un traducteur, c’est un créateur de mots, d’images, de symboles, d’imaginaire. Le point de départ peut être la réalité, mais le produit, une fois élaboré, tient plus de la fiction que de la réalité qui l’a inspiré : « L’art est une construction, un pouvoir d’ordonner et de préfigurer. L’artiste ne traduit pas, il invente. Nous sommes dans le domaine des réalités imaginaires. » [4]

Contrairement à l’art académique qui se limite à la virtuosité technique, la création artistique n’obéît à aucune règle. C’est la faculté d’imagination qui fonde cette activité subjective. L’acte créatif relève du mystère, de l’énigmatique, de l’inexplicable et c’est ce qui engendre une certaine fascination.

Certains théoriciens distinguent l’œuvre du concept de produit élaboré. Dans cette perspective, l’œuvre s’assimilerait plus au processus de création qui lui donne naissance qu’à l’objet fini qui constitue sa forme finale. Dans son ouvrage Le Corps de l’œuvre, Didier Anzieu définit la création -à distinguer de la créativité- comme invention, découverte, faculté d’innovation :

La créativité se définit comme un ensemble de prédispositions du caractère et de l’esprit qui peuvent se cultiver et que l’on trouve sinon chez tous (…) du moins chez beaucoup. La création, par contre, c’est l’invention et la composition d’une œuvre, d’art ou de science, répondant à deux critères : apporter du nouveau (c’est-à-dire produire quelque chose qui n’a jamais été fait), en voir la valeur tôt ou tard reconnue par un public. Ainsi définie, la création est rare. La plupart des individus créatifs ne sont jamais créateurs (…). [5]

Didier Anzieu définit l’art à deux niveaux : d’abord comme représentation d’un monde qu’il soit réel ou imaginaire, ensuite comme représentation de ce processus représentatif. Autrement dit, l’art intègre le processus créatif qui lui donne forme. C’est l’œuvre en train de naître, de se faire, de s’instituer comme telle. Est-ce une façon de dire que la seule vérité qui puisse exister c’est l’œuvre en tant que processus, en tant que destinée, en tant que quête d’elle-même ? Dans cette perspective, l’œuvre relèverait du domaine du possible, du faisable et non du certain. « Et c’est cette représentation du second degré qui permet à l’artiste, à l’écrivain, au savant également, de décoller de ce qui se présente comme réel pour construire des univers intelligibles, qui tantôt rendent bien mieux compte des réalités sensibles ou qui (…) encouragent les hommes à renoncer aux tentations illusoires de la vie éternelle (…) ». [6]

À la source du processus créateur, se trouve un certain nombre de facteurs qui déclenchent cette énergie existant chez l’auteur. Ce dernier se voit chargé d’expliciter une vérité au monde, dans un présupposé d’équilibre entre le monde contemplé et la création comme expérience intimiste.

Ce qui donne puissance, richesse au produit créé par rapport au réel, c’est d’une part l’appropriation de réalités fragmentaires et diversifiées, de l’autre c’est la grande charge significative attribuée à l’œuvre élaborée. Créer c’est exprimer une philosophie de la vie, c’est exprimer une certaine vision du monde, c’est porter un regard particulier sur le monde.

En commentant la lithographie de Chagall, D’Allonnes définit la création comme processus qui permet la découverte d’une chose qui existe déjà quelque part : « L’acte de création serait alors une mise en lumière, ou une illumination, et l’œuvre serait une virtualité promue à l’être grâce à un certain éclairage. » [7] Néanmoins, la création peut être perçue comme coupure par rapport au passé. C’est tout ce qui s’éloigne de l’adaptation, ce qui s’écarte de l’intégration ; c’est tout ce qui innove, qui marque une rupture. La création est refus, volonté de se démarquer : « Le contraire de la création, c’est l’acceptation. Toutefois, l’attitude du refus est une condition nécessaire mais non suffisante à la création. (…) Le pur refus n’est créateur que s’il sert de base à une ou à des actions qui visent à abolir l’apparition, la réapparition ou la continuation de ce qu’on a refusé. » [8]

Enfin, l’art est matérialisation d’une voix qui s’exprime pour construire, au-delà du symbole, l’œuvre qui l’englobe. Il ne peut se limiter à représenter, partiellement ou totalement, le réel. Il dépasse le cadre de simple représentation à celui d’élaboration. Si la création c’est le processus d’élaboration qui va donner naissance à l’œuvre, l’œuvre c’est le produit qu’on obtient à partir de cet ensemble de systèmes qu’est l’art.


[1D. FONTAINE, La Poétique. Introduction à la théorie générale des formes littéraires, Paris, Nathan, 1993, p. 31.

[2M-C. KERBRAT & M. COMTE-SPONVILLE, L’Oeuvre d’art par elle-même, Paris, PUF, col. Major, 1993, p. 50.

[3P. FRANCASTEL, Art et technique aux XIX° et XX° siècles, Paris, éd. de Minuit, col. Tel, 1956, p. 12.

[4Ibid., p. 6.

[5D. ANZIEU, Le Corps de l’œuvre. Essais psychanalytiques sur le travail créateur, Paris, Gallimard, 1981, p. 17.

[6Ibid., p. 137.

[7Ibid., p. 5.

[8O. R. D’ALLONNES, La Création artistique et les promesses de la liberté, Paris, Klincksieck, 1973, pp. 268-269.

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