Un hommage à Franz Kafka, Editions Gallimard, L’Infini, 2011
lundi 25 avril 2011 par Alice GrangerTravaillant et vivant à Vienne depuis plusieurs années, Jean-Michel Lou interroge l’art d’écrire de Kafka par le petit côté, c’est-à-dire toujours en relation avec la vie. Relisant Kafka en allemand, il va au cœur, mais ce qui le pousse, c’est cette sensation de parenté que, depuis longtemps, il s’est découverte avec cet écrivain. Alors, cette relecture dans le texte et en vivant en Autriche se fait en pensant qu’il y a un secret à découvrir, un truc qui fait écrire, une recette. Ce que Jean-Michel Lou découvre, ce n’est pourtant pas un secret, c’est juste que Kafka, qui n’est pas spécialement doué au départ, écrit, écrit, écrit, il s’entraîne à ça, concentrant son attention sur lui-même, ce qui implique « une confiance irréductible en quelque chose qui serait le fond du moi ; »
Découverte, en lisant, d’un Kafka certes orgueilleux, mais d’un orgueil qu’il tirait « du sentiment de sa valeur intrinsèque, inexprimable, qui a trait à ce qu’il nomme l’indestructible en soi, le noyau de l’être qui est la source de son regard, et dont il a l’évidente conscience. Rien à voir avec l’idée de postérité. » C’est ça qui est extraordinaire chez Kafka, et que Jean-Michel Lou reconnaît en lisant parce qu’il sent aussi cela en lui-même d’où l’étrange sensation de parenté : La valeur intrinsèque, l’indestructible en soi, bref la singularité absolue de chaque être humain, cette « eccéité » de Duns Scot, ce savoir intime de ne pas être interchangeable, de compter, d’être du nombre de manière absolue et non pas d’être de la masse. Écrire, écrire, écrire, serait-ce le parti pris de ne pas se perdre de vue lorsque tout dans le milieu cherche à vous en distraire totalement par un traitement de masse si économique ? Paradoxalement, « l’écriture, c’est aussi chez Kafka un alibi pour ne pas vivre. Prendre du recul, reculer. Se dérober, se défiler. Il devait avoir ses raisons. » Ses raisons ! Kafka ne poserait-il pas la question : qu’est-ce que vivre ? Vivre comme ça, comme dehors on vit désormais, pressentiment kafkaïen de la grande solution finale qui n’est pas seulement celle des camps, mais aussi, l’anesthésiante solution de traitement de masse des humains, est-ce vivre ? Pour sortir de son terrier, il ne faut pas que dehors ce soit irrespirable pour quelqu’un qui est sans cesse tourné vers sa valeur intrinsèque, comme si celle-ci était en perpétuelle perte. « Activité complètement à vide, mais plutôt valable en soi, et qui vise simplement le maintien de l’être à la surface. » « L’écriture comme un trou, un terrier. » Une écriture, donc, qui se constitue comme l’alibi pour ne pas vivre comme « ils » vivent, et qui, pour l’écrivain, n’est pas vraiment vivre ? La honte, ce sentiment de honte dans Kafka : ce serait une honte de se laisser séduire par ce genre de vie ? Vivre comme le père a su, tout seul, l’assurer ? Résister ? Ce serait une honte, réussir comme lui ? Se marier, se reproduire, et… assurer ? Mise en question, en tant que lui-même homme, du statut du père, de ce choix de vie d’homme qui s’est fait lui-même et croit que c’est la fierté totale que d’assurer l’aisance matérielle à femme et enfants ? Déjà, la question matérielle, celle des objets dont jouir, celle de l’abri, la question d’un statut du corps complètement téléguidé, circonvenu. Kafka, face à ces perspectives, ne cesse de résister, de reculer, de se terrer, de ne pas déployer ses poumons, au contraire, il dit que c’est ça qui détruit ses poumons… La honte d’incarner le fruit jouissant de cette autoréussite matérielle du père. La honte d’aimer ce statut indolent du corps qui se laisse être bien traité, passif, face positive du fantasme, « on bat un enfant » ? Honte de tout ça qui s’occupe du corps et du cerveau, qui dit tout ce que le nom du père perpétue d’un statut incestueux. Proximité abjecte avec ce père poche kangourou… Par fidélité à cette sensation qu’il a de sa valeur intrinsèque, Kafka ne préfère-t-il pas la mort, une sorte d’échec qui serait paradoxalement sa réussite, sa force de dire non, de mettre en avant la vitale loi d’interdit de l’inceste, pour dégager un statut non incestueux, non abject, du corps, un corps qui n’aurait pas à se soumettre aux bons traitements et solutions finales préparées pour lui ? Dire non à cette réussite de la vie incarnée par le père, et qui préfigure la réussite sociale et matérielle de notre société actuelle ? Kafka est l’écrivain qui sent de manière dramatique ce qu’un être humain perd de valeur intrinsèque singulière dans une perspective de vie moderne qu’il pressent déjà juste parce qu’il a ce genre de père moderne, qui a réussi, et donc qui est fier d’une chose, l’aisance de sa petite famille. Petites perspectives, donc… Comme aujourd’hui… Une grande poche kangourou avec femme et petits dedans… On comprend bien que Franz Kafka ait voulu fuir dans l’écriture ce destin d’homme… Ces mariages qui ne se sont jamais conclus… Au prix de sa vie, Kafka n’a-t-il pas envers et contre tout écrit son désaccord radical avec le choix de vie de son père, un jugement qui jaillissait de la sensation abjecte du statut de son corps si bien circonvenu d’aisance matérielle due aux moyens du père poche kangourou ? Tout cela à propos des raisons de Kafka évoquées par Jean-Michel Lou, que l’on imagine en savoir lui-même quelque chose…
Kafka s’enfonce dans l’écriture, et cela lui procure par moments une espèce de sérénité. Celle de se sentir en écrivant avoir une valeur singulière, sans en être honteux.
La relecture de Kafka dans le texte se fait en étant plongé dans des soucis quotidiens, une sorte de « mêmeté » avec Kafka, de parenté : « Je n’arrive pas à me dégager de mes soucis, en ce moment, soucis de toutes sortes, plutôt futiles, mais qui ne me laissent pas en repos ; peut-être distraient-ils du souci véritable : l’idée que mes parents vont mourir. » Et oui, la perte de la poche, de l’abri… Jean-Michel Lou s’approche pour lui-même de l’ambiguïté de Kafka, qui est d’autant plus en désaccord de tous ses sens avec son père qu’il sait très bien qu’il n’en finit pas de jouir quand même de ce que ce père lui assure comme abri, comme terrier… Ce père psychique. Kafka écrit « Le terrier » parce qu’il sait très bien qu’il existe, sa résistance n’aurait pas de sens s’il n’y avait pas de sa part aussi une intime acceptation à son corps défendant mais addict. « Ecrire, m’efforcer d’écrire, m’apparaît en ce moment plus vain encore qu’à Kafka lui-même… » La relecture de Kafka prend un sens précis pour Jean-Michel Lou : retrouver sa propre valeur intrinsèque alors même qu’elle semble perdue de vue, faire le détour par Kafka pour aller vers l’indestructible en soi. A quoi ça sert, de lire ? En lisant ce livre, on a la réponse. Identification en cours. Sur les pas d’un prédécesseur. Celui dont il se sent le plus proche. « Constatation empirique. Je me sens mieux en écrivant, après avoir écrit, qu’après la plupart des autres occupations. » Sensation de s’être sauvé ? En tout cas, on ne comprendrait pas tout le sens de la démarche kafkaïenne de Jean-Michel Lou sans mettre en exergue sa remarque à propos de son souci cardinal : l’idée que ses parents vont mourir. Une petite remarque, par le petit côté de la vie éclairant un style de lecture, qui nous dit quel genre de parenté, en effet, l’auteur a avec Kafka. Qu’il sente leur mort prochaine nous indique à quel point ils sont présents. Ils sont structurellement présents. Ils encadrent. Le souci grandissant d’une mort prochaine de la poche kangourou met en avant le statut d’un corps. Et le risque de l’abîme du trou qui, prochainement, va s’ouvrir. Alors, reculer, pouvoir de l’horreur, écriture creusement d’un terrier. L’ambiguïté : à la fois sauver sa valeur intrinsèque, et en même temps ne pas renoncer à l’abri fondamental qui est exploité pour le traitement de masse des humains… C’est donc incroyable que la hantise de la perspective de la mort de ses parents comme souci quotidien insoutenable surgisse en relisant Kafka. On sent à quelle profondeur et dans quelle proximité inouïe l’auteur lit son prédécesseur.
« Héroïsme buté, libre de sens, complètement à vide. » Absurdité de cette ambiguïté qui fait reculer pour avancer…
« Il y a toujours quelque chose de pas fini… ces tâches non accomplies, ces choses à acheter, ces vacances à organiser, ce livre non publié… et au bout, la vie de mes parents, et ma propre vie – qu’il reste à achever. » Peur devant l’inachevé de la vie, qui attire vers le rythme plutôt que la jouissance immobile des choses autour de soi. Désir paradoxal de l’achevé, d’un monde matriciel. D’où, toujours, ce souci de la mort des parents. Statut du fils encore resté, mentalement, au sein de ses parents. Qui se fait une représentation du monde encore empreint des parents, tout en constatant pourtant le caractère jamais achevé, le fait que ce monde où il vit n’est pas achevé comme une matrice fermé sur son fœtus, mais qu’un rythme de transformation fait renaître à l’infini. « Écrire comme une bouée dans le torrent. » Et oui, cette écriture prend aussi son sens du torrent qu’elle ne peut maîtriser… Ce rythme… Grande sensation du crépuscule d’un temps d’avant : « La lumière crépusculaire flamboie sur le haut des façades de la Himmelpfortgasse. » L’auteur sensible à ce genre de couleurs qui sont l’écriture de son état d’âme.
« Kafka se considérait comme un invité dans la langue allemande. » Langue du père, alors que le yiddish est celle de la mère. Kafka aimait les pièces de théâtre en yiddish. Mais écrivait en allemand, presque un allemand administratif. Dans la lettre au père, on sent à quel point Kafka est un garçon qui jouit comme sa mère jouit grâce au père qui s’est fait tout seul, le fils étant saisi de sensation de honte du fait du huis clos si incestueux non seulement avec la mère, mais de la proximité homosexuelle avec le père par cette identification sensuelle avec la mère. Le choix de la langue d’écriture ne révèle-t-il pas que l’ambigu Kafka ne désire jamais foutre en l’air tout ça ? Il écrit dans la langue du père, il écrit même en juriste. Et ne cesse de songer à se mettre en procès, comme de courir après l’interdit, cette loi originaire qui, dans son cas, n’arrive jamais à s’écrire, à… s’achever. Le style de Kafka, « en particulier ses phrases si longues qu’elles ont du mal à retomber sur leurs pieds », fait se perdre « comme dans un dédale qui ressemble à celui dans lequel erre l’arpenteur. » Oui, cela arrange sans doute Kafka, d’être assuré d’arpenter… On arpente un territoire fermé, mais dans l’illusion qu’il est suffisamment infini… « La tonalité propre à Kafka est crépusculaire. C’est au crépuscule que l’arpenteur arrive dans le domaine du château. »
Jean-Michel Lou aime « Les états intermédiaires – entre le sommeil et la veille. » « L’acuité des perceptions mène au bord du fantastique. » Sensualité d’arpenteur…
Kafka et « L’Amérique ». Un héros qui est admis dans la société qu’il découvre, « Une indéniable intention esthétique », un optimisme. Lyrisme, baroque. Mais « La Métamorphose » interrompt l’écriture de « L’Amérique », lui tourne le dos, au connu Kafka oppose désormais « quelque chose de radicalement autre, non reconnaissable, atteint d’étrangeté comme Gregor Samsa se transformant en cafard. » L’employé d’assurance résiste à sa petite vie en se réveillant cancrelat sur le dos, de manière tragi-comique. Il ne peut plus… aller au travail ! Si ce n’est pas un désaccord avec le père, ça !
Somnolence qui s’empare des héros de « L’Amérique » et du « Château », ainsi que dans « Le Procès ». Somnolence fœtale ? Sensation d’anesthésie à la perspective d’une vie normale réussie ? Plus rien à dire, à écrire… « L’intégration sociale était tout pour son père, issu d’un milieu pauvre et juif. » Le fils, Kafka, né dans l’aisance offerte par son père bien intégré, est particulièrement sensible au revers de cette intégration sociale : cette anesthésie, cette somnolence quand tout baigne…
« Les grands yeux noirs ouverts de Kafka. D’une grande douceur mortifère. » « La paranoïa, comme la manière la plus lucide d’être dans le temps… on ne se croit en sécurité que par une illusion des sens. Bon, mais ce n’est pas la dimension existentielle des livres de Kafka qui me déprime, c’est son implacable mesquinerie, qui agit comme un microscope. Voyant le monde par le petit bout de la lorgnette, aigu, décapant, mortifère comme l’œil de Caïn. » Le petit bout. Logique. C’est un écrivain imprégné depuis toujours par le petit côté matériel qu’ouvre l’intégration sociale, celle-ci une fois obtenue grâce au père, on imagine que chaque membre de la famille s’est mis à jouir de chaque objet à la manière de ceux qui ont eu faim et qui craignent que ça manque, donc, la mesquinerie des intérêts est aussi une manière de toujours avoir à l’œil ce qui peut disparaître. Désirs élémentaires. Redevenir enfant.
« Le Procès. » « Joseph K., le sujet, est en fait agi par le monde qui l’entoure – son expérience, ses sentiments, sa raison sont assujettis. » Comme les humains du village planétaire aujourd’hui… « Le monde entier est une conjuration contre l’individu, lui-même complice, liberté nulle. » Lui-même complice, oui. L’ambiguïté ! Liberté nulle ! Mais les formatés modernes se sentent si libres !
Kafka : sur lui, qui le surplombe donc, cette intégration sociale qui est tout pour son père. Dans « Le Procès », idem. « La vanité des K., souci de l’opinion, attachement au niveau social, aux formes, déchiffrement des situations sous la clé de minuscules rapports de force, susceptibilité, contentement de soi allant jusqu’à une certaine hautaineté, condescendance à l’égard des inférieurs, humilité à l’égard des puissants… ». Le petit moi… « Le comportement de Joseph K., ses réactions sont entièrement subordonnés au besoin de reconnaissance sociale, les détails… jouant un rôle considérable, presque exclusif ; l’angoisse sociale envahit l’angoisse existentielle, au point de s’y substituer. Au moment de la mort, la honte recouvre l’horreur. » « Il semblait que la honte lui survivrait. » La honte, chez Kafka, oscille entre la honte de n’être pas intégré, honte de l’image que les intégrés renvoient aux juifs apatrides, pauvres, et la honte beaucoup plus intime d’être agi, de se laisser corps et cerveau être pris en charge, honte de cette jouissance abjecte, passive, de cette soumission érotique. Mais finir comme un chien était une horreur qui avait efficacement soumis le père, qui ne voulut pas connaître cette vie de chiens de ses ancêtres juifs pauvres. Kafka est aussi l’écrivain de ça, il fait passer dans son écriture des peurs ancestrales qui ont fait plier la famille aux critères de réussite, devenus désormais planétaires, centrés sur le matériel, l’argent, le rien ne manque, les objets, les signes extérieurs de réussite, la classe sociale. Kafka nous montre à quel point les anciens pauvres, encore saisis d’horreur d’avoir été soumis à la mauvaise image renvoyée par la bonne société sédentaire, mauvaise image vraie arme et mirador pour faire accepter d’être traités en masse, sont complices et les meilleurs acteurs de la société de consommation. « Les images, les sons, les objets de notre époque – magie destinée à conjurer les ombres… » « A cet ordre mondial qu’on nous impose on pourrait répondre définitivement, avec Spinoza : ‘Nous n’attendons pas de liberté de ceux dont l’esclavage est devenu le principal négoce. » « … le procès à la fin se confond avec le monde. »
« Jamais je n’ai été aussi loin des théories de création littéraire. Ce qui compte, c’est ‘l’infime amorce’, les limbes avant les débuts, le brouillard et la pluie avant l’aube. » En effet, pour Kafka comme pour son lecteur qui se sent si parent avec lui, en matière de vie singulière, non traitée en masse, nous en sommes aux limbes, même pas au début. Jean-Michel Lou inaugure sa relecture avec la sensation d’avoir été piégé, d’avoir perdu son identité, sa singularité, lui aussi, on l’imagine se sentir subir le traitement de masse des humains, sans espoir d’en sortir un jour. « … je suis leur chose, leur matériel. » Perte du « je ». Expérience en rêve d’une sorte de camp de concentration. Des gardiens. Mais il y en a un qui le remarque, ratifiant son existence, mais il ne fera rien de plus.
Ce réel que Kafka n’a jamais possédé.
La honte : cœur mis à nu. « C’est aussi, en repassant à la lecture sociale et prophétique du Procès, l’aspect fondamental du totalitarisme, réalisé jusqu’au bout dans le camp de concentration, où même son corps, les parties de son corps, n’appartiennent plus à l’individu. » Statut du corps aujourd’hui. Tous ces produits, ces soins, ces protocoles, ces savoirs, ces compétences, qui n’ont pas d’autres buts que de traiter ce corps arraché à l’individu, lequel n’a plus qu’à s’y soumettre, pour son bien. Dans ces conditions, on aspire à un réel dans lequel aucun traitement n’a encore été prévu pour nous économiser d’avoir à penser l’expérience inédite.
La démarche de Kafka « est celle de Robinson. Explorer son île. L’écriture, c’est la machette qui taille des trouées dans la végétation épaisse. » Une île… Eau amniotique, forcément, tout autour… « Ma vie est l’hésitation avant la naissance » écrit Kafka. Comme c’est juste !
Milena et l’incroyable masochisme de Kafka, qui relèverait de la galanterie traditionnelle, et de la logique de l’amour occidental qui vise à l’anéantissement par l’être aimé. On pourrait dire aussi la proximité de Kafka et de sa mère en matière sensuelle, le fait qu’il jouisse comme elle de l’intégration sociale rendue possible par le père. Contagion de jouissance en sa proximité. Se rejouant avec chaque femme qui se profile ? Cette mêmeté dans le statut jouissif du corps jouant comme abîme aspirant. Milena : ceci était-il doublé d’une proximité intellectuelle ? Lui désemparé, timide : comme la mère, chaque femme, surtout Milena, le surplombe, est le modèle aspirant pour le statut érotique de son corps à lui. La timidité, l’autodérision, disent la hiérarchie énorme, écrasante, la même que le corps de la mère et, en bas, le fragile corps du garçon, qui désire atteindre le même statut. Jouir de la même manière que la mère, atteindre l’aise que, corps et âme, elle prend, c’est époustouflant, c’est être aspiré, être anéanti. L’hésitation kafkaïenne face aux femmes de sa vie ne témoigne-t-elle pas d’une expérience très ancienne, cette masse imposante de jouissance intégrée, qui se place comme son modèle total, qui l’avale, le remet dedans, et s’impose aussi comme jouissance dernière, à la fois l’alpha et l’oméga de sa vie. Entre, Kafka écrit, pour élargir autant qu’il peut l’intervalle, alors que tout est déjà, dans le fond, joué. Le comique, dans le texte de Jean-Michel Lou, c’est que juste après avoir évoqué Milena, il parle du coup de téléphone de sa mère, la veille au soir. Elle est en train d’écouter la Callas, elle dirige l’écouteur vers la musique pour que son fils entende. Mère et fils jouissant de la même musique. L’auteur a besoin, juste à ce moment de son texte, d’écrire un détail de sa vie de la veille. Le coup de fil de sa mère. Sa mère entre dans le texte, et une musique que, soudain, juste par un geste de sa mère, ils écoutent ensemble. Incroyable, cette logique, ce jumelage entre l’œuvre qu’il lit, l’expérience du prédécesseur, et ce qu’il vit lui. D’une part Milena, et Kafka timide, désemparé, s’adonnant à l’autodérision, d’autre part, la mère de Jean-Michel Lou doublée de la Callas, dans un halo de musique…
« Pauvre maman Kafka-Löwy, avec ce fils aîné trop sensible. » « Kafka entouré de femmes… et parfaitement innocent. » Bon, il n’a pas besoin de la perdre, son innocence, il est déjà imbibé de la façon de jouir des femmes de son enfance, sa mère, ses sœurs, au sein du milieu réparé grâce au père, le bon milieu social atteint. Sa première expérience est loin en amont… On pourrait même dire qu’il ne l’a vécue que par délégation sur sa mère, car n’est-ce pas elle qui est mise dans le bon milieu de l’intégration par son mari, y entraînant ses enfants, garçon et filles, précurseurs des androgynes d’aujourd’hui ? Alors, Jean-Michel Lou écrivant un Kafka « parfaitement innocent »… Au contraire, de toute son étouffante sensation de jouissance dans ce milieu d’enfance, il se sent coupable, honteux, séduit, trop sensible, un « Löwy » plus qu’un Kafka, mais qui n’est pas assez fort pour y renoncer. Se marier, par exemple avec Milena, le forcerait à devenir un Kafka… Impossible, quand on est plus Löwy… Comment donner un nom que l’on n’arrive pas à être ? Il préfère en rester à se sentir être anéanti par cette femme, comme le petit garçon devant sa mère, plutôt que de la voir en femme qu’en Kafka comme son père, il devra assurer… Il ne se résout pas à voir en bas, hiérarchiquement, une femme, alors qu’il la voyait en haut sous les traits de sa mère. S’il est dans un corps qui jouit comme la mère jouit aussi (ce n’est pas la mère qui lui donne cette jouissance, ils jouissent ensembles et séparés dans le même milieu offert par le père, de sorte que Kafka ne peut, en même temps, être comme son père assureur de ce milieu, lui, il en jouit, il ne le construit pas), un corps d’enfant, il ne peut être comme son père et se préparer à se marier. C’est pour élever un rempart contre l’homosexualité masculine qu’il se met à attaquer son père. Et les femmes qu’il pourrait épouser, auxquelles il pourrait donner le nom « Kafka », il les éloigne. La maladie, puis la mort, c’est efficace.
« Lettre à Milena. La sentimentalité du mélancolique. Il n’en revient pas d’aimer. Il met son cœur à nu, à ses pieds. Elle a fini par se lasser. »
Elle a fini par se lasser… par cette phrase, il nous semble entendre le drame de Franz Kafka. Incroyablement attaché à son identité sexuelle, cette si grande sensibilité dont la pauvre maman se plaignait, ce statut d’un corps que l’on imagine irradiant par ses cinq sens sur le milieu entendu par cette famille comme une sorte de paradis enfin atteint avec l’intégration sociale, il est très choqué lorsque son père lui propose de l’emmener au bordel. On imagine que cet adolescent qui a déjà développé une forme de jouissance différente, en identification avec celle de la mère, une sensualité poétique, un grand sens de l’aisance présente, a du mal à concevoir une jouissance d’organe. Surtout, il ne veut pas voir ce que son père veut lui montrer au bordel : ces femmes qui se font payer… D’une certaine manière, il lui échappe un détail d’importance concernant sa mère : elle aussi, d’une manière différente, se fait payer. C’est son mari qui fournit l’argent de l’aisance familiale dont elle jouit, avec les enfants. Kafka, attaquant son père, ne veut pas être décillé… Il veut continuer à croire en une Milena déjà en situation de jouissance, comme il voyait sa mère. C’est pour cela que celle-ci se lasse d’être trop… aimée par ce timide, ce mélancolique… Il ne comprend rien… Il ne comprend pas ce qui pousse son père à jouir de son organe… Organe de puissance, d’intégration. Pourtant, sa mère, cette pauvre maman qui se désole de ce que son fils aîné soit si sensible, on pourrait dire, une sensibilité de fille, elle désigne à son garçon un père viril, puissant, capable, qui la satisfait entièrement… La mère de Kafka n’est pas du tout une femme qui compense par le fils sa déception du père. Au contraire, elle signifie à son fils à quel point son père la (et les) satisfait ! La perversité de l’histoire, c’est qu’il satisfait aussi… son fils, à sa grande honte ! Rideau de fumée derrière lequel il ne veut rien savoir de ce qui se passe dans la chambre à coucher, comment le père satisfait la mère y compris matériellement. Il ne veut pas savoir d’une part parce que cela le pousserait à renoncer à sa sensualité d’enfant, et, d’autre part, il en sait déjà trop sur la nature de cette jouissance de masse que le père, précurseur des pères d’aujourd’hui, fait advenir en centrant la vie sur des critères matériels de vie occidentale où rien ne manque. Cette Milena qui se lasse… attitude de chantage, non ? Tu n’es pas à la hauteur, tu ne m’as pas… Une vraie lectrice serait restée…
Un livre qui pousse à penser… Et lorsque c’est à propos de l’œuvre de Kafka, alors…
Alice Granger Guitard