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Le Marchand de Venise de William Shakespeare
mardi 24 janvier 2012 par Berthoux André-Michel

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Venise : le marchand et l’usurier

Venise : le marchand et l’usurier

A propos du Marchand de Venise de William Shakespeare[1]

 

 

                                                                                               André-Michel Berthoux

 

 

Résumé de la pièce

 

Le jeune vénitien Bassiano est amoureux de Portia, une riche et belle héritière de Belmont. Criblé de dettes et ayant dilapidé sa fortune il demande à son ami Antonio de lui prêter de l’argent. Mais celui-ci est un marchand dont toute la richesse est sur la mer, il ne peut donc disposer sur le champ de liquidités. Bassiano, sur les conseils de son ami qui se portera garant, emprunte alors au juif Shylock la somme de trois mille ducats pour trois mois. Antonio qui refuse de verser un intérêt pour ce prêt accepte la proposition de Shylock de lui donner un livre de sa propre chair en cas de non-remboursement à la date et au lieu prévus. Ainsi Bassiano peut se rendre à Belmont afin de retrouver Portia qui, comme l’a souhaité son père, épousera le prétendant qui choisira parmi les trois coffrets celui dans lequel se trouve son portrait. Bassiano, après les tentatives infructueuses de deux premiers prétendants, fait lui le bon choix et peut devenir l’époux de la belle et vertueuse héritière de Belmont, tout comme Gratiano, son ami rustre et jovial, devient celui de Nérissa, dame de compagnie de Portia. Mais Bassiano apprend que tous les bateaux d’Antonio ont fait naufrage et que celui-ci n’a pu rembourser à temps son créancier qui réclame son dû, une livre de chair de son débiteur. Lors du procès, Shylock – dont entre temps la fille Jessica s’est enfuie avec son amant Lorenzo lui dérobant une partie de son argent et deux précieux joyaux dont une turquoise que Shylock tenait de sa femme Léa – se montre inflexible et veut que la loi vénitienne soit rigoureusement respectée. Alors qu’Antonio s’est résolu à mourir, arrive Portia déguisée sous les traits d’un jeune magistrat dénommé Balthazar. Le Doge le charge alors de résoudre cette affaire. Après avoir rappelé que la loi ne connaît pas d’exception, Portia fait remarquer à Shylock, tel que le contrat le mentionne, qu’il devra prélever une livre de chair exactement pas une once de plus ou de moins et ce sans verser une seule goutte de sang. Dans le cas contraire, il sera lui-même condamné, en tant qu’étranger pour avoir chercher la mort d’un citoyen, à voir ses biens saisis pour moitié par l’Etat et pour l’autre moitié par le défendeur (Antonio), sa vie dépendant de la grâce du Doge. Shylock renonce finalement à son droit mais doit se convertir au christianisme à la demande d’Antonio qui fait néanmoins preuve de clémence puisqu’il demande qu’une partie des biens soit restituée à son prêteur. La comédie s’achève à Belmont dans une harmonie parfaite où l’amour finit par triompher malgré les promesses non tenues par les jeunes amants.

 

 

Sources

 

La pièce de Shakespeare, écrite vraisemblablement entre 1596 et 1598, a probablement plusieurs sources[2] :

-         Il Pecorone, nouvelle du florentin Ser Giovanni, contemporain de Boccace, dont les oeuvres ne furent publiées qu’en 1558. Il n’existe aucune traduction anglaise de cette histoire mais c’est la version qui se rapproche le plus de celle de Shakespeare qui connaissait sans doute l’italien.

-         Le Zelauto de Munday (1580) ouvrage dans lequel figure le motif de la livre de chair et d’autres incidents.

-         Enfin la source la plus sérieuse, le Juif de Malte de Marlowe (1590), pièce dans laquelle on trouve certains traits de caractère de Shylock.

 

 

Le profit…

 

Certains critiques ont analysé le Marchand de Venise à travers le contraste entre Venise, la ville des affaires où se pratique l’usure qui est « la négation de l’amitié et de la solidarité » (J. W. Lever) d’une part, et Belmont, lieu d’amour et de générosité où les êtres finissent par se réconcilier dans un univers féerique baigné de musique, d’autre part.

Pourtant, Venise a représenté le modèle de la cité-Etat où la république a favorisé la liberté et la sécurité de ses citoyens. Le renom et la prospérité de la ville étaient fondés à la fois sur une constitution et des institutions politiques[3] qui ont fait prévaloir le bien commun sur tout intérêt particulier mais également sur son intense activité commerciale liée au commerce maritime. Il est bien vu de faire des bénéfices dans la mesure où le négoce a une utilité sociale. Le profit est la récompense du travail fourni par le marchand. La religion chrétienne ne l’a d’ailleurs jamais prohibé bien au contraire.

Dans la Parabole des talents (Mathieu, 25, 14-30) le maître à son retour de l’étranger récompense les deux serviteurs qui avaient fait fructifier les talents qu’il leur avait remis mais dit à celui qui avait enfoui son talent sous terre au lieu de le faire produire :

« Serviteur mauvais et paresseux ! tu savais que je moissonne où je n’ai pas semé, et que je ramasse où je n’ai rien répandu ! Et bien ! tu aurais dû placer mon argent chez les banquiers, et à mon retour j’aurais recouvré mon bien avec un intérêt. Enlevez-lui donc son talent et donnez-le à celui qui a les dix talents. Car à tout homme qui a, l’on donnera et il aura du surplus : mais à celui qui n’a pas, on enlèvera même ce qu’il a ».

Cette histoire dans une version quelque peu différente est reprise par Luc sous le nom de Parabole des mines (Luc, 19, 11-27). Il s’agit bien de fruits issus d’une quelconque activité et non d’un intérêt lié à une pratique usuraire.

Aristote dans Les Politiques admet implicitement qu’une cité puisse partager le goût du profit, à condition bien sûr qu’il demeure raisonnable, et ce grâce notamment à la proximité d’un port propice aux échanges commerciaux :

« C’est, en effet, pour elle-même et non pour les autres qu’une cité doit se faire commerçante. Alors que les gens qui se mettent à la disposition de tout le monde pour servir de marché [agora] le font en vue du gain, une cité au contraire ne doit pas partager ce goût exagéré du profit, ni posséder une place commerciale de ce genre. Mais puisque l’on voit aussi qu’en fait beaucoup de territoires et de cités ont des installations portuaires et des mouillages naturellement bien situés par rapport à la ville, de sorte que, sans faire partie de l’agglomération urbaine mais sans être non plus trop éloigné, ils lui sont assujettis par des remparts ou autres protections de ce genre, il est manifeste que, si quelque bien découle de cette communication entre ville et port la cité récoltera ce bien, et que si c’est quelque chose de nuisible elle s’en préservera facilement par des lois qui édicteront les critères selon lesquels il faut ou il ne faut pas que telles personnes entretiennent des relations entre elles » (VII, 6).

Cette position dont la voie, chez les chrétiens, avait déjà été ouverte par les pères de l’Eglise et notamment par Saint Augustin sera reprise par Saint Thomas d’Aquin grâce auquel « les spéculations morales sur les échanges commerciaux et la justification d’un profit raisonnable acquièrent un statut théorique »[4]. Dans son ouvrage De Regno, après avoir condamné le commerce aux motifs qu’il nuit à la vie civile et aux exercices militaires et favorise la corruption, il explique qu’il ne faut cependant pas rejeter complètement l’activité commerciale car le lieu idéal pour une cité lui permettant de se suffire à elle-même n’est pas facile à trouver :

« Cependant, il ne faut pas exclure complètement les marchands de la cité, parce qu’on ne peut pas facilement trouver un lieu qui abonde de toutes les choses nécessaires à la vie, au point qu’il n’ait pas besoin de certains produits importés d’ailleurs. Et l’abondance des produits qui sont en trop grande quantité dans un même lieu serait de la même façon nuisible à beaucoup, si ces produits ne pouvaient pas, par la fonction des marchands, être transportés dans d’autres lieux. C’est pourquoi il faut qu’une cité parfaite se serve des marchands avec modération » (II, 3).

De même, il justifie le gain issu du commerce, dans le chapitre de sa Somme Théologique consacré à la fraude, dans le cas notamment où le négoce a une utilité sociale :

« Cependant si le gain, qui est la fin du commerce, n'implique de soi aucun élément honnête ou nécessaire, il n'implique pas non plus quelque chose de mauvais ou de contraire à la vertu. Rien n'empêche donc de l'ordonner à une fin nécessaire, ou même honnête. Dès lors le négoce deviendra licite. C'est ce qui a lieu quand un homme se propose d'employer le gain modéré qu'il demande au négoce, à soutenir sa famille ou à secourir les indigents, ou encore quand il s'adonne au négoce pour l'utilité sociale, afin que sa patrie ne manque pas du nécessaire, et quand il recherche le gain, non comme une fin mais comme salaire de son effort » (IIa, IIae, question 77, article 4).

Antonio peut exercer en toute quiétude son activité commerciale, la morale chrétienne est sauve.

 

 

... L’usure…

 

Mais davantage que la religion c’est l’usure qui suscite le mépris d’Antonio à l’égard de Shylock.

Antonio

« Si tu veux nous prêter cet argent, ne le prête pas

Comme à tes amis – car l’amitié tire-t-elle

Un fruit du métal stérile de son ami ? –

Mais prête-le plutôt comme à ton ennemi

Pour qui, s’il fait défaut, tu peux d’un meilleur front

Exiger châtiment » (MV, I, 3, p. 79)[5].

Considérant Shylock comme un ennemi, Antonio est prêt à se sacrifier par amitié pour Bassiano. En acceptant de payer de sa chair, il montre toute la générosité et la fraternité dont est capable un chrétien et dénonce la cupidité du juif usurier. La haine est cependant réciproque. Shylock s’exprime en ces termes à propos d’Antonio :

Shylock (à part)

« Comme il vous a l’air d’un publicain flagorneur !

Je le hais de ce qu’il est un chrétien ;

Mais plus encore de ce que, vil naïf,

Il prête l’argent gratis et fait baisser

Le taux ici, parmi nous, dans Venise.

Si je le tiens uns fois sur le flanc

J’assouvirai sur lui ma vieille haine...

Il déteste notre saint peuple et raille,

Où les marchands s’agglutinent le plus,

Moi, mes contrats et mes gains légitimes

Qu’il nomme usure... Ah ! maudit soit mon peuple

Si je pardonne ! » (MV, I, 3, p. 73).

Outrepassant leur haine et leur mépris, les jugements moraux propres à chacune de leur religion, Antonio et Shylock s’engagent réciproquement dans un contrat valablement formé.

Le premier fait pourtant une entorse au principe chrétien :

Antonio

« Shylock, encore que je prête ni n’emprunte,

Ne prenant ni ne donnant d’intérêts,

Pourtant, pour les pressants besoins de mon ami

Je romprai ma coutume... » (MV, I, 3, p. 75),

et accepte la cruelle pénalité exigée par le prêteur :

« D’accord, ma foi – je signerai ce billet-là

Et je dirai combien le Juif est obligeant » (MV, I, 3, p. 81).

Le second prend le risque de perdre ses trois mille ducats la fortune de son débiteur étant exposée aux risques inhérents au commerce maritime :

                                   Shylock

« Il a un galion en route vers Tripoli, un autre vers les Indes. J’apprends de plus, sur le Rialto qu’il en a un troisième au Mexique, un quatrième vers l’Angleterre et d’autres entreprises éparpillées au loin. Mais les navires ne sont que des planches et les marins que des hommes – il y a des rats de terre et des rats d’eau, les voleurs de terre et les voleurs sur eau – je veux dire les pirates – et puis il y a le danger des eaux, des vents et des rochers... L’homme est néanmoins solvable. Trois mille ducats. Je pense pouvoir accepter son billet » (MV, I, 3, p. 71).

Pour Shylock l’intérêt qu’il exige vis-à-vis de son obligé représente la récompense du risque qu’il encourt. Pour Antonio en revanche réclamer une somme en plus du principal s’est faire payer au débiteur quelque chose qui n’existe pas, le créancier recevant plus que son dû. Il reproche d’ailleurs à Shylock l’interprétation erronée que celui-ci fait d’un épisode biblique afin justifier l’usure. Ce passage de la Genèse relate la façon dont Jacob s’enrichit (30, 25-45). Pour Shylock la constitution du troupeau de Jacob aux dépens de Laban n’est pas un vol :

                                   Shylock

« C’était un moyen de gain et il fut béni :

Gain, c’est bénédiction quand il n’y a pas vol » (MV, I, 3, p. 77).

Mais pour Antonio cette manière de s’enrichir ne peut justifier l’usure, le gain de Jacob étant un profit, produit de la volonté divine (ce passage s’apparente aux paraboles de Mathieu et de Luc) et non un intérêt :

                                   Antonio

« C’était un risque, monsieur, que Jacob courait –

Chose qu’il n’était en son pouvoir de produire

Mais réglée et façonnée par la main du ciel...

Inséra-t-on ceci pour justifier l’usure ?

Ou votre or et votre argent sont-ils brebis et béliers ? (MV, I, 3, p. 77).

Pour le marchand de Venise le recours aux Ecritures tel que le pratique son usurier est diabolique :

                                   Antonio (à Bassiano)

« Remarquez, Bassiano,

Que le diable, à ses fins, peut citer l’Ecriture.

L’âme mauvaise employant le saint témoignage

Est comme un scélérat le sourire à la joue,

Une pomme jolie pourrie au coeur...

Oh ! quels jolis dehors se donne le mensonge ! » (MV, I, 3, p. 77).

Mais Antonio ignore sans doute combien l’usure a fait débat au sein même de l’Eglise catholique. Le prêt a intérêt a en effet constitué au fil des siècles sujet à controverse entre les théologiens érudits familiers de la casuistique.

 

 

… Le débat

 

L’histoire de ce long débat commence avec un texte extrait du Deutéronome, la Protection de l’Israélite :

« Tu ne prendras intérêt à ton frère,  qu’il s’agisse d’un prêt d’argent, ou de vivres, ou de quoi que ce soit dont on exige intérêt. A l’étranger tu pourras prêter à intérêt, mais tu prêteras sans intérêt à ton frère, afin que Yahvé ton Dieu te bénisse pour toutes tes offrandes, au pays où tu vas entrer pour en prendre possession » (23, 19-20).

Pour les juifs, le mot frère désignait une personne de leur religion. Il leur était donc interdit de prêter à intérêt à un autre juif. Mais rien d’après ce passage ne les empêchait de prêter à des étrangers c’est-à-dire à des membres d’une autre religion. L’Eglise chrétienne en revanche rejetait la distinction entre frères et étrangers. Ainsi, pour Saint Jérôme dans son commentaire sur Ezéchiel [« détourne sa main du mal, ne prête pas avec usure et ne prends pas d’intérêts », Ezéchiel, 18, 17], la prohibition de l’usure est universelle et concerne l’ensemble des individus car selon la volonté salvatrice de Dieu tous les humains sont dorénavant frères. Un passage du Psaume 15, L’hôte de Yahvé, devint la référence favorite des pères de l’Eglise,

« Qui jure à ses dépens sans se dédire,

ne prête pas son argent à intérêt »,

et fut à l’origine de la sévère condamnation des usuriers cléricaux prononcée lors du premier concile oecuménique de Nicée en 325. L’usure fut à nouveau condamnée au deuxième concile de Latran (1139) – le troisième concile de Latran (1179) condamne principalement les usuriers publics - La définition médiévale définitive de l’usure est donnée par le décret de Gratien (Decretum Gratiani) oeuvre majeure du droit canonique rédigée aux alentours de 1140.

 

* * *

 

Aristote dans Les politiques loue les fruits que les hommes retirent de leur activité productrice mais considère néanmoins l’usure comme une pratique blâmable car contraire à la nature de l’argent qui est de servir de moyen d’échange :

« C’est pourquoi est conforme à la nature pour tous les hommes l’art d’acquérir aux dépens des fruits de la terre et des animaux. Cet art d’acquérir, comme nous l’avons dit, a deux formes, une forme commerciale [ou forme chrématistique] et une forme familiale : celle-ci est indispensable et louable, celle qui concerne l’échange, par contre, est blâmée à juste titre car elle n’est pas naturelle mais se fait aux dépens des autres ; et il est tout à fait normal de haïr le métier d’usurier du fait que son patrimoine lui vient de l’argent lui-même, et que celui-ci n’a pas été inventé pour cela. Car il a été fait pour l’échange, alors que l’intérêt ne fait que le multiplier. Et c’est de là qu’il a pris son nom : les petits, en effet, sont semblables à leurs parents, et l’intérêt est de l’argent né de l’argent. Si bien que cette façon d’acquérir est la plus contraire à la nature » (I, 10, 1258a).

Thomas d’Aquin, dans sa Somme théologique, reprend dans un premier temps les arguments développés par Aristote dans l’Ethique à Nicomaque à propos du rôle de la monnaie (V, 8, 1133a) et dans Les Politiques concernant la chrématistique (I, 9) pour condamner l’usure :

« Recevoir un intérêt pour de l'argent prêté est de soi injuste, car c'est faire payer ce qui n'existe pas ; ce qui constitue évidemment une inégalité contraire à la justice. Pour s'en convaincre, il faut se rappeler que l'usage de certains objets se confond avec leur consommation ; ainsi nous consommons le vin pour notre boisson, et le blé pour notre nourriture. Dans les échanges de cette nature on ne devra donc pas compter l'usage de l'objet à part de sa réalité même ; mais du fait même que l'on en concède l'usage à autrui, on lui concède l'objet. Voilà pourquoi, pour les objets de ce genre, le prêt transfère la propriété. Si donc quelqu'un voulait vendre d'une part du vin, et d'autre part son usage, il vendrait deux fois la même chose, ou même vendrait ce qui n'existait pas. Il commettrait donc évidemment une injustice. Pour la même raison, l'on pécherait contre la justice si, prêtant du vin ou du blé, on exigeait deux compensations, l'une à titre de restitution équivalente à la chose elle-même, l'autre pour prix de son usage (usus) ; d'où le nom d'usure (usura) » (IIa, IIae, question 78, article 1).

Il le justifie dans un second temps en soutenant, à juste titre, que le prêteur subissant un double préjudice du fait du risque encouru et de la privation de la somme d’argent qu’il avait à sa disposition, doit obtenir réparation sous la forme d’un dédommagement de la part de l’emprunteur :

« Celui qui prête une somme d'argent en cède la possession à l'emprunteur, et aliène davantage son bien que s'il confiait cette somme à un marchand ou à un ouvrier. Or il est permis de tirer un bénéfice de l'argent confié à un marchand ou à un ouvrier. Il est donc également permis de prendre un bénéfice sur un prêt d'argent. (...) Dans son contrat avec l'emprunteur, le prêteur peut, sans aucun péché, stipuler une indemnité à verser pour le préjudice qu'il subit en se privant de ce qui était en sa possession; ce n'est pas là vendre l'usage de l'argent, mais obtenir un dédommagement. Il se peut d'ailleurs que le prêt évite à l'emprunteur un préjudice plus grand que celui auquel s'expose le prêteur. C'est donc avec son bénéfice que le premier répare le préjudice du second » (IIa, IIae, question 78, article 2).

La distinction entre l’usure, pratique prohibée, et l’intérêt, récompense légitime liée à la prise de risque du prêteur, marque le début d’un assouplissement progressif du droit canon en matière de prêt à intérêt.

Au XVème siècle, un frère franciscain, Bernardino da Sienna[6] rédigea des traités en latin à l’usage de ses confrères confrontés à des cas de conscience difficiles à résoudre. Dans l’un de ses traités où un passage est consacré à la restitution (« un homme est-il obligé de faire une restitution temporelle même si cela l’expose à un danger évident ? »), il enseigne le principe de « l’usage du mal pour le bien » (« bene uti malo »), principe condamné par Saint Paul (Romains, 3-8) :

« Car, comme Saint Augustin [De peccat, meritis et remiss., I, c.29, n. 57] témoigne, c’est une chose d’user du mal pour le bien, et une autre d’user du bien pour le mal. Et ainsi, user du mal pour le bien n’est pas un péché, mais un bien, puisque même Dieu fait cela quand il permet les choses mauvaises d’être commises et de ce fait apporte le bien de la justice ; mais user du bien pour un mal est un péché. Donc, user de l’usure (le mal) pour le bien est un bien ; car un homme utilise ce mal pour le bien quand il cherche un prêt et ne peut en obtenir un sans intérêt, [et va au-devant et accepte le prêt à intérêt], non parce qu’il est favorable à ce vice mais seulement parce qu’il était obligé de faire ainsi par nécessité » (OOQ.I.428).

Antonio n’a recours au prêt que pour venir en aide à Bassiano, il use ainsi du mal (l’usure) pour un bien (satisfaire à la requête de son ami).

A nouveau, dans un autre traité où il est question de l’usure, Bernardino réaffirme le même précepte, citant une autre source :

« ... Il doit être noté que, selon le maître Gerard da Siena de l’Ordre des Hermites de Saint Augustin, qui, à son tour, cite Johanes Andrea, dans son Mercurialibus, dans la règle Peccatum, “que le mal peut être consenti pour deux raisons : tout d’abord pour le bien qui peut en jaillir ; ensuite, pour le mal plus grand qu’il permet d’éviter. Pour éviter un mal plus grand, le mal est consenti pour trois motifs : pour éviter un mal spirituel dans son âme qui est le mal le plus grand, en consentant un mal corporel dans son corps, qui est le mal moindre ; pour éviter un plus grand mal spirituel en consentant un mal spirituel moindre, comme on consent souvent un péché mineur pour en éviter un plus grand ; pour éviter un mal corporel plus grand en consentant un autre mal corporel moindre” » (OOQ.IV.258-259).

Le débat va se poursuivre au cours des siècles suivants et il m’est impossible d’en retracer toute l’histoire. Le but de cette digression était de montrer que l’usure n’a jamais était totalement condamnée par les hommes d’Eglise qui se sont intéressés à ce cas si problématique.

 

 

La figure de Shylock

 

Shylock a été analysé par certains critiques comme un personnage à la fois tragique et ridicule devenant même « une figure de farce ». Cette complexité qui annihile[7] la caricature antisémite qu’on lui prête parfois permet à Shakespeare d’en faire un personnage profondément humain. Dans sa fameuse tirade :

                                   Shylock

« Je suis juif... un Juif n'a-t-il pas des yeux ? Un Juif n'a-t-il pas des mains, des organes, des proportions, des sens, des émotions, des passions ? N'est-il pas nourri de même nourriture, blessé des mêmes armes, sujet aux mêmes maladies, guéri par les mêmes moyens, réchauffé et refroidi par le même été, le même hiver, comme un chrétien ? Si vous nous piquez, ne saignons-nous pas ? Si vous nous chatouillez, ne rions-nous pas ? Si vous nous empoisonnez, ne mourons-nous pas ? Si vous nous faites tort, ne nous vengerons-nous pas ? Si nous vous ressemblons dans le reste, nous vous ressemblerons aussi en cela...» (MV, III,1, p. 155)

Shylock revendique le droit de se venger au même titre que les chrétiens en poursuivant :

                                   Shylock

« Si un Juif fait du tort à un chrétien, où est l’humanité de celui-ci ? Dans la vengeance. Si un chrétien fait du tort à un Juif, où est la patience de ce dernier selon l’exemple chrétien ? Eh bien, dans la vengeance. La vilenie que vous m’enseignez je la pratiquerai et ce sera dur, mais je veux surpasser mes maîtres » (MV, III, 1, p. 157).

Il réclame avec ténacité et sans cacher une certaine violence dans ses propos une égalité de traitement. Mais cette dureté nous surprend parce que Shylock dit crûment et sans ambages ce qu’il ressent. Dans la réponse qu’il fait au Doge au début de la grande scène du tribunal, il formule des idées humanitaires qui font écho à de grandes pensées qui vont bouleverser profondément les siècles suivants :

                                    Shylock

« Quel jugement craindrai-je en étant dans mon droit ?

Vous avez parmi vous maint esclave acheté

Qui, comme vos chiens, vos ânes et vos mulets,

Vous sert à tout emploi vil et servile

Puisque vous les avez achetés. – Vous dirai-je :

Libérez-les, mariez-les à vos héritières ?

Pourquoi suent-ils sous les fardeaux ? Que soient leurs lits

Aussi doux que les vôtres, leurs palais

Flattés des mêmes mets ? Vous répondrez :

“Les esclaves sont à nous”. Je réponds de même...

La livre de chair que je demande de lui

Est chèrement acquise, est mienne, et je l’aurai :

Si vous me la refusez, fi donc de vos lois !

Il n’est plus de vigueur aux décrets de Venise...

J’attends justice... Répondez : l’aurai-je ? » (MV, IV, 1, p. 215-217).

Auerbach, adressant un reproche aux comédiens qui ont voulu faire de Shylock un héros tragique, s’exprime ainsi à propos de cette tirade :

« En cet instant, et bien d’autres, il [Shylock] revêt une sorte de grandeur sombre et en même temps très humaine ; et d’une manière générale, il ne manque pas d’une inquiétante profondeur, de force et de passion, de puissance dans l’expression »[8].

Puis il poursuit afin de montrer les oppositions de traits de caractère de Shylock :

« A la fin, pourtant, Shakespeare laisse tomber les thèmes tragiques avec une insouciante et olympienne sérénité. Il avait déjà fortement accentué les traits ridicules et grotesques du juif, son avarice, son inquiétude quelque peu sénile, et dans la scène avec Tubal (III, 1, in fine), où on le voit tour à tour se lamenter de la perte des bijoux emportés par Jessica et se réjouir de la ruine d’Antonio, il devient franchement une figure de farce »[9].

A la fin Shylock est complètement abandonné et la pièce se termine sur un acte de féerie poétique et de badinage amoureux – acte aux connotations sexuelles proches de la paillardise : ainsi le double sens du mot ring (V, 1) constitue le seul moment de la pièce où le pentamètre iambique (un iambe anglais est constitué d'une syllabe accentuée suivie d'une syllabe atone, ce qui fait dix syllabes en tout par vers) rime trop richement pour paraître essentiellement poétique. « L’humour et les sous-entendus sexuels sont constants. La langue des poèmes est foncièrement sexuelle, vive, énergique, ambiguë, amorale. Son théâtre seul, d’ailleurs, suffit à montrer que Shakespeare était préoccupé par la sexualité sous toutes ses formes. Il dépasse Chaucer et les romanciers du XVIIIème siècle dans la maîtrise de l’obscène et de l’égrillard. C’est le plus salace des auteurs dramatiques élisabéthains, dans un domaine où, pourtant, la compétition était rude. [...] Shakespeare n’est jamais plus vif ni plus spirituel que lorsqu’il parle de sexe, sujet tellement présent chez lui qu’il éclipse, entre autres, le dénouement du Marchand de Venise, où une succession de jeux de mots obscènes domine le dialogue final »[10] - où les personnages semblent avoir oubliés le terrible cauchemar qu’ils viennent de vivre. Mais sont-ils aussi désintéressés qu’ils le prétendent ou qu’ils le font paraître ?

 

 

Le langage de l’amour

 

Personne n’est dupe de la duplicité des êtres. Significatif est le souhait que Portia adresse à Bassiano venu à Belmont tenter de conquérir sa bien aimé en choisissant le bon coffret :

                                   Portia

« Je vous prie de tarder, d’attendre un jour ou deux

Avant de risquer, car si vous choisissez mal

Je perds votre compagnie ; donc patience un peu » (MV, III, 2, p. 163).

On pense, au vu de ces premiers vers, qu’il s’agit d’un déclaration d’amour de Portia qui a peur de perdre Bassiano s’il fait le mauvais choix. Mais très vite on passe à un autre registre :

                                   Portia

« Quelque chose me dit (mais ce n’est pas de l’amour) [(but it is not love)]

Que je ne voudrais pas vous perdre, et vous savez

Que la haine jamais ne donne tels conseils »

Il faut rappeler qu’à la fin de l’acte précédent (MV, II, 9, p. 145), le serviteur de Portia avait annoncé à sa maîtresse la venue de Bassiano en ces termes :

                                   Le serviteur de Portia

« Madame, est descendu à votre grille

Un jeune Vénitien venu d’avance

Pour annoncer l’arrivée de son maître

Dont il apporte un appréciable hommage...

A savoir, outre compliments et mots courtois,

Dons de riche valeur... »

Portia n’est donc pas seulement sensible au charme de son prétendant qu’elle croit (à tort) fort riche et généreux. Elle sait très bien le risque qu’elle encourt s’il échoue dans sa tentative. C’est pourquoi se dessine sournoisement une pensée trompeuse dans l’esprit de Portia, et c’est là tout l’art de Shakespeare. Elle va proposer une sorte de contrat tacite à Bassiano, le langage qu’elle use avec habileté et malice piège le lecteur-spectateur peu attentif qui croit naïvement que Portia est toujours dans le registre amoureux :

                                   Portia

« Mais de peur que vous ne me compreniez pas bien

(Vierge pourtant n’a que sa pensée pour langage)

Je voudrais vous garder un moi ou deux avant

Que vous hasardiez pour moi... »

Il ne s’agit plus d’une attente d’un ou deux jours mais d’un ou deux mois. La nuance n’est pas anodine. L’échéance se rapproche davantage de celle pratiquée par les usuriers. Mais que va-elle exigée de Bassiano en compensation du risque qu’elle prend ? En effet, si elle tombe amoureuse et que Bassiano choisit mal, elle perd à la fois richesse et amour. Pour triompher elle est prête à être parjure – ce que sera Bassiano en donnant à Balthazar-Portia la bague que lui avait donnée Portia et qu’il avait juré de conserver jusqu’à sa mort - et à lui révéler comment choisir. Mais elle va trouver un compromis, elle ne va pas faire don de son amour à Bassiano mais seulement le lui prêter durant ce laps de temps :

                                   Portia

« ... Je pourrais vous dire

Comment choisir, mais ce serait être parjure,

Ce que je m’interdis, et vous risquez d’échouer,

Mais alors vous me ferez souhaiter un péché :

Que j’eusse été parjure... Ah ! maudits sont vos yeux,

Ils m’ont ensorcelée et divisée ;

Moitié de moi est vôtre et l’autre moitié vôtre –

Mienne voulais-je dire : et, si mienne, alors vôtre

Et ainsi toute à vous... Oh ! la cruelle époque

Met obstacle entre le possesseur et son bien :

Ce qui est vôtre ne l’est point »

Ce passage demeure confus si on le considère comme relevant du discours amoureux, mais les hésitations de Portia deviennent compréhensibles dès lors qu’on les déchiffre à la lumière du vocabulaire juridique et financier – Shakespeare connaissait bien les termes juridiques puisqu’il aurait été apprenti puis clerc chez un notaire de Stratford[11]. Par ailleurs, tribunaux et théâtre étaient extrêmement liés à l’époque. La comédie des erreurs, retravaillée par Shakespeare pour l’occasion, fut représentée dans la grande salle de Gray’s Inn, l’un des quatre collèges d’avocats de Londres, pour les festivités de Noël le 28 décembre 1594. Les étudiants en droit avaient l’habitude de mettre en scène des procès factices – les moots – ainsi que des débats juridiques, apparentés aux interludes joués au début du XVIème siècle. Les tribunaux étaient aussi connus pour des divertissements  comme les masques et leurs processions. Acroyd dans sa biographie récente de Shakespeare conclut sur les liens unissant à Londres le monde juridique et la scène théâtrale en ces termes : « Il faut bien mesurer l’importance de cette relation, ne serait-ce que pour saisir toute la valeur des emprunts faits par Shakespeare au droit  et aux termes juridiques, dans ses pièces comme dans sa poésie. On ne peut comprendre une pièce comme Le marchand de Venise que dans ce contexte : le droit civil de Portia [la jurisprudence, l’interprétation de la loi] y est confronté au droit commun de Shylock [la règle de droit]. C’est l’une des composantes majeures de l’imagination shakespearienne »[12] - . Les expressions qu’emploie Portia « et, si mienne, alors vôtre », ou encore « ce qui est vôtre ne l’est point » font écho à la définition médiévale du prêt formulée par un commentateur canonique de Gratien « mutuum est quasi de meo tuum » (un prêt est, pour ainsi dire, ma propriété faite votre). Cette définition rappelle le régime du prêt dans la loi romaine : un « mutuum » était une sorte de prêt dans lequel la possession était librement et temporairement transférée à l’emprunteur[13]. Ainsi la méfiance de Portia n’a d’égale que celle de Bassiano. Ce dernier choisit le coffret en plomb dans lequel se trouve effectivement le portrait de sa bien-aimée car il n’est pas dupe des apparences trompeuses :

                                   Bassiano

« Ainsi peuvent les apparences n’être rien –

Le monde est toujours égaré dans l’ornement »  (MV, III, 2, p. 167).

Et sitôt devenu l’heureux élu, il s’exclame :

                                   Bassiano

« Ainsi, oui ! suis-je devant vous, très belle,

Hésitant si ce que je vois est vérité,

Tant que ce n’est, par vous, confirmé, signé ratifié », (MV, III, 2, p. 171).

L’union est enfin possible mais Portia demeure méfiante ; elle ne croit pas à la fidélité de son futur époux. Elle lui demande en gage du prêt de sa personne et de ses biens de conserver sans jamais la quitter, perdre, ou redonner, une bague – pratique courante à l’époque de Shakespeare consistant à s’assurer du serment de son partenaire (making sure) lors d’un avant-contrat de mariage verbal prénuptial. Une bague en or datant du XVI ème et portant les initiales « W. S ». séparées par un « noeud d’amoureux » a été retrouvée en 1810 par l’épouse d’un journaliste de Stratford. Par ailleurs, le testament du dramaturge ne porte pas de sceau (seal). L’expression « en guise de témoignage je l’ai de ma main scellé » a été modifiée ; le mot « scellé » (seal) a été effacé, comme si Shakespeare avait perdu la bague – son sceau – avant la signature du document »[14] - :

                                   Portia

« moi et ce qui est mien sont, en vous, en ce que est vôtre,

A l’instant convertis... Mais j’étais,seigneur, à l’instant,

De ce beau séjour-ci, maître de mes valets,

Reine de moi-même ; et à cet instant, juste à l’instant,

La maison, ces valets et ce même moi-même

Sont à vous – mon maître ! – offerts avec cette bague

Qui si vous la quittez, la perdez ou la redonnez

Sera le présage de la ruine de votre amour

Et me donnera droit de me plaindre de vous » (MV, III, 2, p. 173).

Mais on sait à la fin de la pièce qu’elle n’en fera rien ; le parjure de Bassiano lui a donné néanmoins le droit de coucher avec son double :

                                   Portia

« pardonnez-moi, Bassiano,

Car, pour elle [la bague], le docteur [c’est-à-dire, elle-même déguisée en Balthazar] coucha avec moi » (MV, V, 1, p. 279).

Simple avertissement qu’elle aussi pourra ne pas tenir sa promesse et lui être infidèle.

Mais à nouveau Antonio se porte garant de la parole de Bassiano, « and so on » serait-on tenté de dire, car la comédie, qui s’achève sur un nouveau serment, celui de Gratiano à Nérissa :

                                   Gratiano

« Mais, tant que je vivrai je n’aurai point d’autre souci

Que de garder cet anneau que Nérissa m’a commis » (MV, V, 1, p. 283)],

va se poursuivre dans la vraie vie cette fois. On comprend mieux dès lors la réflexion sur le monde que Shakespeare fait dire à Antonio au début de la pièce :

                                   Antonio

« Le monde n’est pour moi, Gratiano, que le monde –

Un théâtre où chacun a son rôle à tenir,

Le mien en est d’être un triste », (MV, I ,1, p. 51).

Le monde est une mascarade – à l’entrée du Globe on pouvait lire la devise suivante : « Totus mundus agit histrionem », le monde entier fait l’acteur[15] - comme à Venise où tout n’est que travestissement, apparences, parjures. Shylock, quoique violent et cupide, est le seul être sincère qui ne joue pas de duplicité. Il est le seul à vouloir que la loi vénitienne s’applique véritablement, règle dont tout le monde se joue puisque le jugement fini par devenir une parodie de justice[16]. Bassiano ne s’est pas trompé dans l’analyse qu’il fait de la justice et de la religion au moment de choisir le coffret de plomb:

                                   Bassiano

« En justice, est-il cause infecte et si gâtée

Qui, pimentée d’une gracieuse voix,

Ne voile sa mauvaise face ? En religion,

Est-il maudite erreur qu’un front sévère

Ne bénisse et n’autorise d’un texte,

Cachant l’énormité sous le bel ornement », (MV, III, 2, p. 169).

A Jessica qui, parlant de Lorenzo son amoureux, s’exclame « il a fait de moi une chrétienne », Lancelot (clown et serviteur de Shylock) lui réponds de façon triviale mais non dénuée d’un sens pratique :

                                   Lancelot

« Vraiment, il n’en est que plus à blâmer, nous étions déjà assez de chrétiens, juste assez pour pouvoir vivre les uns à côté des autres... cette fabrication de chrétiens fera monter le prix du cochon, si nous devenons tous des mange-porc, on ne pourra bientôt plus, pour son argent, avoir une tranche de lard à griller » (MV, III, 5, p. 199).

De même Shylock reprochait à Antonio de faire baisser le taux d’intérêt en prêtant gratis.

Ce n’est certes pas par hasard que Shakespeare fait expliquer par les deux personnages les plus grotesques de la pièce la réalité économique de la cité marchande gouvernée davantage par la loi de l’offre et de la demande source de la pensée libérale que par celle du respect des garanties données.

 

 

Le Montaigne de Shakespeare

 

Shakespeare adresse une sévère critique à la religion, à la justice mais aussi au monde économique et financier. La construction du Théâtre et du Globe avait été financée en partie par des emprunts dont les intérêts représentés une charge lourde et permanente pour la compagnie de Shakespeare - Shakespeare, après la dissolution de la troupe du comte de Pembrocke en 1593, rejoignit dès sa création en 1594 en tant que « sharer » (partenaire), celle du grand chambellan qui appartenait à l’origine à lord Hunsdon. Devenu ainsi véritable gestionnaire de la vie du théâtre, ce statut lui donnait droit, en plus de créer ses propres pièces, à interpréter les rôles de son choix et à recevoir une partie des bénéfices à la différence des « hired men » simples salariés de passage destinés à jouer les petits. En 1598, il devient « sharer » puis « house-keeper », c’est-à-dire actionnaire en quelques sortes, du théâtre du Globe [17]-. La requête de Bassiano auprès de son ami Antonio pour qu’il lui prête de l’argent ressemble à une supplication dont la forme devait être familière à Shakespeare puisqu’il fut à la fois emprunteur quand il perdit son emploi après la faillite de la troupe du comte de Pembroke causée par la fermeture des théâtres londoniens suite à une épidémie de peste, et prêteur quand il disposa une fois reconnu d’une richesse non négligeable :

                                   Bassiano

« Vous n’êtes pas sans savoir, Antonio,

A quel point j’ai délabré ma fortune

En montrant quelque peu plus grande allure

Que ne saurait le maintenir mon peu de bien ;

Et je ne gémis pas de retrancher

A si grand train, mais mon principal soin

Est de me bien tirer des lourdes dettes

Où ma jeunesse un peu trop dépensière

M’a engagé... C’est à vous, Antonio,

Que je dois le plus en argent comme en amour

Et c’est ce même amour chez vous, qui m’autorise

A dévoiler les plans et projets que je forme

Pour me désencombrer de tant de dettes » (MV, I, 1, p. 55).

 

Pour Shakespeare Venise n’est pas la république idéale qui suscitait l’admiration des autres cités italiennes sujettes à des troubles venant aussi bien de l’intérieur que de l’extérieur. Mais à l’époque où il écrit le Marchand de Venise il n’a pas encore lu Montaigne dont les Essais seront traduits par John Florio et édités en 1603 - John Florio fils d’un immigré italien qui s’était réfugié en Angleterre pour des raisons religieuses fut le tuteur du compte de Southampton dédicataire des deux premiers poèmes de Shakespeare Vénus et Adonis et le Viol de Lucrèce -. Quelques années plus tard, il citera en revanche presque littéralement un extrait de la version anglaise – « le Montaigne de Florio était le Montaigne de Shakespeare »[18] - de l’un des célèbres essais « Les cannibales » - « C’est une nation, dirais-je à Platon, en laquelle il n’y a aucune espèce de trafic [commerce] ; nulle connaissance de lettres ; nulle science de nombres ; nul nom de magistrat ni de supériorité politique ; nul usage de service [servitude], de richesse ou de pauvreté ; nuls contrats ; nulles successions ; nuls partages ; nulles occupations qu’oisives ; nul respect de parenté que commun ; nuls vêtements ; nulle agriculture ; nul métal ; nul usage de vin ou de blé », (Essais, Livre I, ch. 31) - pour permettre à Gonzalve le vieux conseiller de La Tempête de présenter son modèle de république à Alonso, le roi de Naples :

                                   Gonzalve

«Dans ma république, je ferais à rebours toute chose : aucune espèce de trafic ne serait permise par moi. Nul nom de magistrat, nulle connaissance des lettres, ni richesse ni pauvreté, nul usage de service ; nul contrat, nulle succession ; pas de bornes, pas d’enclos, pas de champ labouré, pas de vignobles. Nul usage de métal, de blé, de vin, ni d’huile. Nulle occupation : tous les hommes seraient fainéants, tous ! Et les femmes aussi ! mais, elles, innocentes et pures ! Point de souveraineté... » (II, 1)[19].

                                    

C’est à la lumière de cette tirade qu’il faut relire Le Marchand de Venise.

 

 

André-Michel Berthoux.©Juin-Juillet 2007


Bibliographie

 

 

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AUERBACH, Erich (1965). Mimésis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale. Paris : Gallimard.

 

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CARIOU, Pierre (1992). Les idéalités casuistiques. Aux origines de la psychanalyse. Paris : PUF.

 

GINZBURG, Carlo (2005). Nulle île n’est une île. Quatre regards sur la littérature anglaise. Lagrasse : Verdier.

 

GIRARD, René (1990). Shakespeare. Les feux de l’envie. Paris : Grasset.

 

JONSEN, Albert R. & TOULMIN, Stephen (1988). The Abuse of Casuistry. Berkeley : University of California Press.

 

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MONTAIGNE, Michel de (2002). Les Essais. Paris : Arléa.

 

MORMANDO, Franco, S.J. (1995). “To Persuade Is a Victory” : Rhetoric and Moral Reasoning in the Sermons of Bernardino of Siena. In : Keenan, James F. and Shannon, Thomas A. (1995). The Context of Casuistry. Washington : Georgetown University Press, , pp. 55-84.

 

POCOCK, John G. A. (1998). Le moment machiavélien. La pensée politique florentine et la tradition républicaine. Paris : PUF.

 

SHAKESPEARE, William (1994). Le marchand de Venise. Paris : GF Flammarion (édition bilingue).

 

SHAKESPEARE, William (1993). La Tempête. Paris : GF Flammarion (édition bilingue).

 

SKINNER, Quentin (2001). Les fondements de la pensée politique moderne. Paris : Albin Michel.



[1] Pour le texte original en ligne voir : http://shakespeare.mit.edu/merchant/index.html

[2] SHAKESPEARE (1994), pp 7-10.

[3] Voir SKINNER (2001), p. 209; POCOCK (1998), 2ème partie.

[4] BAECK (1999).

[5] SHAKESPEARE, (1994).

[6] Voir MORMANDO (1995)

[7] AUERBACH (1965), p. 317

[8] AUERBACH (1965), p. 317.

[9] Ibidem.

[10] ACKROYD (2006), p. 326.

[11] ACKROYD (2006), p. 93-96.

[12] ACKROYD (2006), p. 259-261.

[13] Voir JONSEN & TOULMIN (1988).

[14] ACKROYD (2006), p. 99-100.

[15] ACKROYD (2006), p. 365.

[16] GIRARD (1990), p. 398.

[17] AKROYD (2006), p. 237-238.

[18] GINZBURG (2005), p. 69.

[19] SHAKESPEARE, (1993). Comparaison entre la traduction de Florio et le texte de Shakespeare: http://www.shakespearefellowship.org/virtualclassroom/tempest/montaignecompared.htm



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