Le radeau de pierre, José Saramago
Seuil, 1990
Traduit du portugais par Claude Fages
Dans ce roman politico-fantastique publié dans sa version originale en 1986, José Saramago décrit les conséquences d’un phénomène géologique totalement inconcevable: du jour au lendemain, les Pyrénées se déchirent, ce qui provoque le détachement de la péninsule ibérique du reste du continent européen. Le Portugal et l’Espagne sont alors condamnés, tel un gigantesque radeau de pierre, à une inquiétante dérive sur les océans. La symbolique de cet événement hors du commun est forte puisque le roman a été publié l’année de l’adhésion du Portugal et de l’Espagne à la Communauté européenne. A travers cette parabole, l’auteur portugais s’offre l’occasion de ridiculiser une Europe en construction, vassalisée, selon lui, à l’OTAN et aux États-Unis. Témoin cet extrait d’un entretien publié par le Magazine littéraire en l’an 2000: «Le Radeau de pierre fut pris par de nombreux lecteurs pour un roman contre l’Europe communautaire. D’une part, ce roman, où je sépare la péninsule ibérique de l’Europe, est l’effet tardif d’un ressentiment historique dont je me suis fait l’écho. Je crois que seul un Portugais pouvait écrire un tel livre. D’autre part, et tel que je vois les choses aujourd’hui, Le Radeau s’est proposé d’être comme un remorqueur qui entraînerait l’Europe, et l’Europe tout entière, vers le Sud, qui l’éloignerait des ambitions triomphalistes et hégémonistes du Nord, et qui la rendrait solidaire des peuples exploités du Tiers Monde.»
Les événements qui se produisent suite au détachement de la péninsule sont relatés à travers le fol périple de trois hommes et de deux femmes, cinq personnages qui ont pour point commun d’avoir senti les signes annonciateurs du cataclysme en vivant chacun de leur côté une expérience incroyable (jet d’une énorme pierre à une distance prodigieuse, ligne tracée sur le sol qui ne s’efface jamais, etc.). Durant des semaines, les compères voyageront à travers la péninsule unis comme les doigts de la main. C’est finalement l’amour qui provoquera les premières tensions dans leurs relations.
La dérive de la péninsule ibérique va, on s’en doute, provoquer l’hystérie au sein de la population, ainsi que de vives tensions sociales. Pour ne rien arranger, le pouvoir politique se montre incapable de gérer une crise aux conséquences inouïes. La panique est d’autant plus grande que le parcours du «radeau de pierre» est totalement imprévisible. L’«île flottante» menace tout d’abord d’entrer en collision avec les Açores, avant de se mettre à effectuer un cheminement rocambolesque dans l’Atlantique. Finalement, la péninsule prendra la direction du Sud, plus précisément de l’Afrique. Où comment l’auteur portugais défend un positionnement politique de l’Espagne et du Portugal du côté des pays du Tiers Monde plutôt que des États-Unis…
Question forme et thématiques, Le radeau de Pierre ne fait pas exception à la règle: on y retrouve le style unique de José Saramago (phrases «à rallonge», ponctuation irrespectueuse des conventions, dialogues noyés dans le texte) et certains de ses thèmes chers, notamment l’incurie du pouvoir face aux crises. On a par ailleurs beaucoup aimé la dimension fantastique et poétique de ce texte, qui n’est pas sans rappeler le magnifique Cent ans de solitude de Gabriel García Márquez. Les
intermittences de la mort et La lucidité
demeurent toutefois à nos yeux les deux ouvrages les plus aboutis du Prix Nobel de littérature 1998. Deux chefs d’œuvres à redécouvrir, alors que José Saramago vient de nous quitter.
Florent Cosandey, 27 août 2010
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