La méprise, Florence Aubenas
Dans La méprise, la journaliste Florence Aubenas aborde avec tact et une très grande sensibilité laffaire dOutreau, un sordide feuilleton judiciaire qui tint en haleine la France il y a quelques années. Petit rappel des faits. Tout commence lorsque la police interpelle un couple (Thierry et Myriam Delay) qui maltraite ses enfants dans un HLM dOutreau, petite commune du Pas-de-Calais. Placés en familles daccueil, les deux plus jeunes enfants accusent leurs parents de les avoir violés et prostitués. Et puis soudain, cest lescalade. Myriam Delay et ses progénitures donnent des noms à tout va. Finalement, après des mois dune enquête effrénée, basée principalement sur les dires denfants, dix-sept personnes sont inculpées, soupçonnées de faire partie dun gigantesque réseau de pédophilie étendant ses tentacules à léchelle européenne. Parmi elles des notables, un prêtre-ouvrier, une boulangère, un gardien dimmeuble ou encore un chauffeur de taxi. Les accusés sont présentés comme de véritables monstres, violeurs et assassins denfants. «Cétait une histoire qui fait peur: dans le nord de la France, des ogres et des ogresses avaient abusé de petits enfants pendant des années, et en avaient même tué certains. Ils étaient dix-sept - en tous cas, ceux qui avaient été capturés.», lance ironiquement Florence Aubenas dans les premières lignes de son ouvrage.
Parmi les accusés, treize se disent innocents. Le juge dinstruction, incapable de prendre le recul nécessaire par rapport à des accusations délirantes (les enfants vont jusquà prétendre avoir été violés par des moutons, des vaches et des chèvres...), mène lenquête uniquement à charge. Arrive le procès, qui se tient à St-Omer de mai à juillet 2004. Très vite, laffaire se dégonfle comme une vulgaire baudruche. Les preuves font défaut, Myriam Delay se rétracte et les accusations portées par les enfants savèrent nêtre que pures affabulations. «Un dossier phénoménal, gigantesque, sest substitué à la réalité.», note avec une froide lucidité Florence Aubenas. Plusieurs accusés sont pourtant condamnés alors quils ont toujours clamé leur innocence. Ils seront finalement acquittés lannée daprès, lors du procès appel (que le livre de Florence Aubenas naborde par, ayant été publié avant), non sans avoir passé trois ans en prison préventive et avoir vu leurs vies familiale et professionnelle ruinées. Si ce procès fut loccasion dune réhabilitation pour lensemble des protagonistes accusés à tort, il fit également ressortir crûment les dysfonctionnements de linstitution judiciaire et des acteurs sociaux (notamment les experts psychologues) dans la lutte contre la pédophilie. Pour parachever le sombre tableau, on notera encore quune dix-huitième personne inculpée sest suicidée en prison, ne pouvant supporter le poids des accusations mensongères portées contre elle.
Le récit fouillé de Florence Aubenas va des premiers soupçons dactes sexuels sur des enfants habitant la Tour du Renard, dans le quartier populaire dOutreau, jusquau procès de St-Omer. Son enquête finement construite, richement documentée et portée par une plume alerte prend aux tripes le lecteur. En se basant sur lensemble des éléments du dossier judiciaire, la journaliste permet de mieux comprendre comment cette enquête, certes gigantesque et complexe, sest transformée en instruction digne de lInquisition. «A Outreau, des pauvres ont été arrêtés parce quils étaient pauvres, des notables parce quils étaient notables, un chauffeur de taxi parce quil avait un taxi, un curé parce quil était curé, une boulangère parce quelle vendait des baguettes», affirme Florence Aubenas, qui pointe du doigt le non-respect de la présomption dinnocence. Mis sous pression par des médias prêts à lyncher quiconque ferait preuve de laxisme dans la traque des pédophiles, le juge dinstruction sombra dans un parti pris manifeste en sacralisant la parole des enfants, qui selon lui, «ne mentent pas». Effarée par les errements de lenquête, Florence Aubenas sent très vite le clash arriver: «Comment un accusé avoue ce quil na pas commis ou pourquoi un magistrat acte des déclarations si farfelues quelles feraient rire les enfants, ces choses qui me semblaient compréhensibles mais obscures, ces ténèbres-là métaient devenues étrangement familières».
Lancienne journaliste de Libération, qui a suivi au jour le jour laffaire avant dêtre prise en otage en Irak, met également en lumière lexistence de poches de pauvreté inimaginables dans la France du XXIe siècle. Le lecteur de La méprise ne pourra quêtre abasourdi par la description de quartiers entiers gangrenés par le chômage, la violence, lennui et loisiveté.
Florent Cosandey, 22 janvier 2008