" On peut sourire et sourire et pourtant être un scélérat "
Shakespeare, Hamlet.
" On évoque un sourire, on ne peut lexpliciter. Il échappe aux commentaires autant quà la saisie dans les traits : où est-il ? Dans lincurvation des lèvres ? Dans lirradiation de la pupille ? Dans le pincement des paupières ? Dans létirement de la peau vers les tempes ? Dans les fossettes qui se creusent aux commissures ? On le perçoit mais il est difficile de le localiser. Ce quon voit nen est jamais que leffet. En soi, le sourire se dérobe toujours. Il na de mode dêtre que celui dun souffle. "
Patrick DREVET, dans son livre sur " Le Sourire " (Gallimard 1999) analyse avec beaucoup dintuition les diverses composantes de lénigme du sourire, " langage du monde muet et bizarrerie qui nous distingue dans la nature ".
Létymologie du mot lui-même est mal définie ; au Moyen-Âge, le " souris " désignait le fait de prendre une expression rieuse ou ironique par un léger mouvement de la bouche et des yeux, une mimique ou sorte de grimace non naturelle destinée à tromper. Aujourdhui le sourire serait un rire inachevé et silencieux, un rire esquissé et contenu . Le mot latin " risus ", qui recouvre tout ce qui a laspect riant et moqueur, appartient au domaine du rire. Le sourire proprement dit nest pas dans les racines de la langue et ce nest pas un concept philosophique.
Lauteur essaie alors de percer la nature du sourire dans la littérature : " Le sourire ravive en nous cette propension à la joie qui est le ressort du vivant Il éclôt dans les moments où lélan de la vie nachoppe sur aucun obstacle ; il est le dessin que forme la trajectoire bondissante de lexistence quand elle devient aisée, se diffracte, quand une certitude sans objet la révèle simplement en harmonie avec les courants les plus profonds de lunivers ".
Cest le sentiment de Jean-Jacques Rousseau qui observe la Nature et en déduit que, foncièrement, lhomme est bon, et le monde aussi.
De même, Marcel Proust évoque les moments de grâce et dextase du narrateur de " La Recherche ", qui pressent quil existe un autre fond, beaucoup plus solide et permanent, aux réalités passagères quil analyse.
Il parle ainsi, à propos du tableau de Vermeer La vue de Delft - d " un sourire momentané du soleil reconnaissable dans le flot bleu et doux dont il baignait les pierreries sur le pavé de la place " ;
il décrit lattitude de sa grand-mère qui " souriait amicalement aux vieilles pierres dorées dont le couchant néclairait que le faîte ".
Ainsi, dans lécriture, la peinture ou la musique, le sourire apparaît comme " le ferment qui féconde la sensibilité et fait accéder lartiste au statut de créateur, à limage du soleil, encore, qui renouvelle à chaque aurore, en souriant, la Création ".
******
Patrick Drevet analyse ensuite lexpression du sourire dans les domaines les plus variés :
- le sourire des indiens dAmazonie, sourire naturel , sans retenue, tout à la joie et à létonnement causés par lautre et qui " fait fête comme les jappements du chien au retour de son maître " ;
- le sourire des amoureux, les yeux dans les yeux, en extase ou en hypnose, tout " à cette surprise incommensurable, à cet émerveillement qui dévoile soudain la beauté et la bonté du monde.
Ils sont au bord des larmes comme on peut lêtre en écoutant de la musique. Le bonheur dilate en eux une capacité déprouver, dapprécier et de percevoir qui excède leurs limites et menace de les faire imploser.
Ce feu intérieur et cette certitude exorbitante qui les embrasent les pulvériseraient si le sourire, épanouissant lélasticité de leur visage, nétait à même de filtrer la violence et de la transformer en un pur rayonnement " ;
- le sourire des bouddhas, qui ne se limite pas au visage, mais " émane de la posture, des gestes, de la démarche, de tout le corps, et sa douceur de veilleuse irradie létoffe de lhabit dont même les plis sourient ;
Ce sourire exprime la réjouissance de lêtre qui sépanche dans tous les règnes de la matière jusquà se diluer, sy fondre, sy anéantir ; cest cette jubilation, cette vibration, qui confère aux bouddhas lair de bonté et la beauté absolus dont ils rayonnent ; ils sont lâme cachée du monde ; ils sont le sourire de la matière, du réel, du présent " ;
- le sourire des enfants, sourire franc et direct, tout entier à lautre : " fin, léger, volatil, il est laffleurement de lâme et transporte avec lui dans un monde où il ny a plus dapesanteur ".
Le premier sourire des bébés est particulièrement émouvant car il vient de loin et demande un effort ; cest le " premier mot " et le signe dune reconnaissance, dune communication ;
- le sourire du traître, perfide, lié au mal, le " sourire du serpent pour fasciner sa proie " ; toutefois, ce sourire nest pas faux pleinement, car " le traître a plaisir à trahir et sa duplicité lui procure une jouissance ; sous lapparence daménité quil se veut de présenter, il peine à réprimer la fièvre dune jubilation disproportionnée " ;
- le sourire sardonique, grinçant, amer, sapparentant à la grimace que donne une brûlure destomac ( lingestion dune renoncule particulière à la Sardaigne provoque une intoxication avec contracture des muscles de la face ).
Ce sourire est le propre des tempéraments avides dargent ( Harpagon- Père Grandet ) ou de pouvoir ( " sourire machiavélique ou florentin " ) . Le rictus sardonique est diabolique : " Il est le contraire du sourire, il est dérision ,naïveté, duplicité, prétention, cupidité, hypocrisie, cest tout ce que latrabilaire ambitieux voit dans la société " ;
- le sourire de politesse, ou sourire daccueil, signe de reconnaissance de lautre que les visages se doivent darborer en se rencontrant et qui fonde une société harmonieuse. Cette marque de civilité peut recouvrir une indifférence, une hostilité instinctive, mais il témoigne au moins de lacceptation des règles de bonne conduite.
Tel est lusage que les peuples dExtrême-Orient cultivent depuis des temps immémoriaux : " le sourire ouvre peu, chez les asiatiques, sur une intériorité et ne renseigne sur aucune qualité particulière de lêtre ; il est un des masques, multiples mais répertoriés et en nombre fini, dont les visages disposent pour jouer les sensations et les sentiments quil est convenu dadopter selon les circonstances " ;
- le sourire de séduction, qui charme et enjôle. Cest un pouvoir qui nest donné quà certaines personnes : " Chacun a son sourire quil convient de comparer à la voix ; le sourire est la parole du visage . Le sourire de la séduction tranche sur les autres par son immédiateté et par la profondeur de sa résonance.
Il nous suspend au plaisir dont il nous envahit par surprise ; il nous attendrit au sens propre du terme et nous devenons, sous son rayonnement une cire malléable quil remodèle, transforme en une sensibilité nouvelle " ;
- le sourire des religieux, miséricordieux, à la sérénité parfois trop affichée : " Pourquoi le sourire peut-il être si irritant quand, sur les visages des personnes qui font profession de charité, il sature les traits de douceur, en même temps que les yeux et la voix ? La gêne provient du caractère appliqué, universel et en ce sens abstrait, profondément inattentif, que prend le sourire " .
******
Terminons le résumé de cette brillante analyse des sourires par lévocation dautres formes de sourire insolites :
- le sourire du lecteur, qui a dépassé la phase de concentration que la lecture exige et qui laisse diffuser en lui le plaisir intérieur quil connaît.
Ce lecteur présente " lair de contentement plénier dont sépanouissent les bouddhas et ce halo de bonheur dont la vie poursuivie ailleurs, en esprit, nimbe sa personne ; il sélève dans la lévitation ou dans létat somnambulique du rêveur ; son sourire est lauréole de son épiphanie, fleur poussée sur une illusion, fruit dun mirage et qui disparaîtra avec ce mirage, une fois le livre refermé " ;
- le sourire esthétique,
celui des kouros et korés de lart grec archaïque sortis de lenfance sans en avoir perdu la candeur émerveillée,
celui de lange de la cathédrale de Reims, sculpture qui a lavantage nouveau de " posséder un regard pénétrant " qui captive le nôtre, et bien sûr
le sourire de Monna Lisa, le plus célèbre, emblématique à nos yeux car il semble réaliser lidéal de notre conception du sourire, alors quil na rien de naturel et quil est à peine esquissé : " Aussi bien, la curiosité que suscite ce tableau se résout-elle en fascination : le regard y est renvoyé sans cesse à un sourire que le visage nen finit pas de lui soustraire ; en vérité, il ny a aucune réponse à lénigme que pose le sourire de la Joconde parce quil ny a pas dénigme, si ce nest celle, en soi, du sourire " ;
- le sourire photogénique, épié par le photographe : " Ce nest pas par souci dobtenir une image avenante et séductrice ; cest que dans le sourire se livre notre sensibilité et que sa nature même, qui nous est à nous-même inconnue, y devient sensible, presque préhensible pour autrui ; pour retenu quil soit, volontairement ou non, le sourire dévoile linaccessible solitude où se joue tout le destin dune incarnation " ;
- le sourire cadavérique : " Que dire du sourire qui pare le visage des morts ? Est-à une erreur des sens abusés par limagination et par des croyances tenaces que tous ceux qui en témoignent doivent davoir vu la figure de leurs morts prendre une expression si reposée quelle donnait le sentiment dune extase ?
Il en va probablement pour une bonne part, en effet, de la raideur cadavérique ; en effaçant la trace des souffrances de lagonie, en métamorphosant les altérations effrayantes de la maladie, en annihilant lemprise spectaculaire de la matière inerte, elle lisse les traits jusquà leur rendre laspect de leur jeunesse ou nen retient que lépure, en donne à voir le modèle dégagé des travestissements dont le voilaient les grimaces et la mobile indécision du vivant ".
Patrick Drevet indique toutefois que cette " renaissance " nest pas le lot de tous les morts et que certains " sont figés en pleine manifestation de révolte, dautres sont cambrés sous les griffes dune torture extrême, dautres restent défigurés par le dernier spasme ou affichent un faciès tout simplement méconnaissable ; faut-il conclure que lexpression retenue par la mort livre une image fidèle de lêtre que fut la personne défunte.
Lauteur tend à ladmettre et conclut : " La mort, dans cette perspective, est un artiste infaillible. Limage que de sa résine fixatrice elle fait apparaître ne renseigne aucunement sur lémotion éprouvée par le sujet disparu à son entrée dans lau-delà, et renvoie moins encore au ravissement quil y connaîtrait désormais.
Il y a en revanche quelque chance quelle corresponde à lexpression quil avait quand il nétait quavec lui-même, quelle montre non pas lenvers de son visage, mais sa nudité, quelle livre sa face telle quelle se présentait à linconnu, au champ immense de lunivers sans regard, ou à celui non moins vertigineux de ses mondes intérieurs, quand il tournait le dos et senfonçait au plus loin dans la solitude.
Que son expression soit celle du sourire, et cest sans mesure que lon sétonne de retrouver jusque dans la mort cette vocation fondamentale de lespèce humaine, à laquelle elle répond de tout son visage ".
Paroles profondes et étonnantes sur lesquelles nous devons méditer en espérant que notre figure dernière reçoive la grâce dune transfiguration par un sourire
D. GERARDIN