Le roman dAndreï Makine : " La Femme qui attendait " est une parfaite réussite et confirme les qualités exceptionnelles révélées par cet écrivain dans ses romans précédents : concision et clarté du style, avec une bonne intégration du fond et de la forme, profondeur des sentiments marquée par lintrospection, avec une analyse en filigrane des événements racontés ou vécus, sens poétique développé dans la description des paysages et des saisons russes.
Véra est une " héroïne de lextrême frontière " que Dostoïeski aurait pu peindre, à la limite de la folie mais aussi de la vérité authentique qui exprime le tragique mystère de son humble vie.
Le récit se déroule dans la région dArkhangelsk, sur les bords de la Baltique. Le narrateur ( Makine, sans doute à lâge de 26 ans, étudiant contestataire des années 1975 à Léningrad ) va faire un reportage sur les coutumes nuptiales et funéraires des villages à labandon de cette région du bout du monde, encore habitées par de vieilles femmes.
Les paysages et les atmosphères de lhiver approchant sont habilement décrits :
" La lune embusquée sous un bleu laiteux figeait les maisons et les arbres dans un guet soupçonneux, phosphorescent. Il faisait étrangement doux et aucun souffle ne passait dans la rue du village. La poussière de la route était argentée et moelleuse sous le pied ".
" Il y eut aussi cet aulne, le dernier à garder intacte son immense coiffe de feuillage cuivré. Il surplombait la berge à lendroit où Véra accostait dhabitude. En naviguant, nous la voyions de loin, cette pyramide de lingots et nous y veillons comme au dernier îlot dété résistant à la nudité de lautomne.
Descendant sur la berge, nous vîmes que toute cette splendeur cuivrée des feuilles avait reproduit sur leau la marqueterie qui sétait défaite dans le ciel. Leau noire, lisse et cette incrustation rouge et or.
Une mosaïque plus ample même et qui sélargissait lentement sous la brise, devenant un dais renversé, prêt à recouvrir le lac tout entier. Le regard était entraîné par cette extension infinie. Une autre beauté se reformait, neuve et insolite, plus riche quavant, plus vivante après sa mort automnale ".
Dans ce village désolé, le jeune " Makine " a son attention attirée par une femme " qui pourrait être sa mère ", institutrice et âme charitable pour les pauvres et les vieux, qui vit seule depuis trente ans, dans lattente du retour de son fiancé, sans doute mort à la guerre :
" Une femme si intensément destinée au bonheur et qui choisit, on dirait avec insouciance, la solitude, la fidélité envers un absent, le refus daimer
Je la suivis longuement des yeux, frappé par une pensée toute simple et qui rendait inutile toute autre réflexion sur son destin : voilà une femme dont je sais tout. Toute sa vie est devant moi, concentrée dans cette silhouette lointaine qui longe le lac. Cest une femme qui depuis trente ans, donc depuis toujours, attend lhomme quelle aime ".
Le jeune narrateur observe et épie cette femme Véra qui le subjugue par linvraisemblance de sa situation; il essaie dimaginer les raisons profondes de cette vie solitaire :" Parfois, très sincèrement, je me disais : cest une femme qui vit par ces rares instants de beauté. Que pourrait-elle offrir de plus à celui quelle aime ? Dans une divination confuse, je comprenais alors que les vivre était pour Véra une façon de communier avec lhomme quelle attendait ".
" Presque chaque matin, Véra sen allait à lécole où elle enseignait, sur lautre rive du lac. Je la voyais parfois monter dans la vieille barque. Je la suivais du regard, je me disais : " Une femme qui a fait de sa vie une attente infinie " Un bref abîme souvrait en moi, mais sans leffroi que je pressentais ".
Lapercevant un soir, à travers la fenêtre de son isba, nue en train de se laver, il sapprête à aller la rejoindre, mais se ravise brusquement :
" Le souvenir de ce quétait cette femme interrompit mon délire. Je me rappelai le jour où le vent avait emporté la barque, les éclats de glace à travers lesquels nous regardions le ciel, le visage de Véra irisé par les cassures du givre, son sourire vague, son regard qui me répondait à travers la parure glacée fondant entre ses doigts. Cette femme-là se trouvait au-delà de tout désir. La femme qui attendait lhomme quelle aimait ".
Perplexe, Makine échafaude plusieurs hypothèses susceptibles dexpliquer cette attente inutile. Il estime que Véra na pas eu vraiment le choix de sa vie. La fidélité de cette jeune fille de 16 ans, en 1945, passa dabord inaperçue, puis, plus tard, suscita une approbation respectueuse et compassionnelle, puis, le temps passant, un mélange de lassitude, dagacement et dindifférence devant une curiosité locale, une relique sainte:
" Un jour enfin, il ne resta plus rien de tout ça. Juste ce beau néant du ciel limpide de septembre, cette même femme fidèle, vieillie de trente ans, qui conduisait une barque sur le miroir ensoleillé du lac. Telle que je lavais vue et connue.
Linutilité de tout jugement, admiratif ou sceptique. Seule cette pensée, indistincte de la luminosité de lair : " Cest ainsi " .
Non, elle navait pas choisi dattendre, elle avait été cruellement happée par une époque, ce passé de guerre qui sétait refermé sur elle telle une souricière. Dune femme débordant de vie, on avait fait une sati carbonisée sur le bûcher de la solitude ".
Le jeune homme se rapproche de cette femme énigmatique et prétend lui ouvrir les yeux sur labsurdité de son attente, " le bûcher de la fidélité, la vie massacrée par un serment enfantin ". Il a la conviction " grave et sereine " davoir percé le mystère de sa vie.
" A un certain degré dépuisement, la réalité cesse dêtre choses et devient parole. A un certain degré de souffrance, la douleur nous laisse voir pleinement la beauté immédiate de chaque instant "
En fait il va sapercevoir quil sest trompé, emporté par sa rêverie. Véra nest pas la femme esseulée quil a idéalisée :
" Elle marchait rapidement et ressemblait très banalement et très incroyablement pour moi, à une femme qui va rejoindre un homme ".
Le dénouement est retenu jusquà la fin du récit; après le jeune Makine, cest au lecteur de rester perplexe devant les bizarreries de lexistence Makine est libre de partir Une dernière rencontre aura lieu :
" Son visage me paraît vieilli, une tresse de cheveux argentés glisse sur son front. Et pourtant elle est toute empreinte dune jeunesse neuve, frémissante qui est en train de naître dans le mouvement des lèvres, dans le battement des cils, dans la légèreté de son corps que la barque emporte déjà " D.G.