Le jeu et le rituel dans Les N�gres [1] de J. Genet

Par Bouchta Essette

 

 

Parmi les donn�es dramaturgiques investies par J Genet dans ses �crits th��traux, � c�t� des dichotomies : illusion et r�alit�, ombre et  reflet,  masque et  sc�nographie  con�ues g�n�ralement en porte � faux par rapport � une pratique th��trale d�su�te bas�e sur le repr�sentation et l�identification, il est ais� de remarquer une dichotomie dramaturgique non moins pr�gnante dans ses �crits, lui permettant de rendre plus sensible l�effet de th��tralisation escompt� : il s�agit des concepts du jeu et du rituel que nous proposons d�analyser dans sa pi�ce th��trale : Les N�gres.

 

             Commen�ons d�abord par quelques �l�ments de d�finition. Qu�est-ce que le rituel ? Ce terme est g�n�ralement associ� � une panoplie de concepts : tels la c�r�monie, l��tiquette les coutumes, le rite et la ritualisation. Il est par ailleurs en rapport avec le sacr�, la magie les croyances et les mythes ; Il s�implique dans la vie de l�homme au point qu�il est quelquefois malais� de dire si par exemple telle prise de repas rel�ve d�un rituel ou d�une pratique quotidienne tout court. Car apr�s tout, si un rituel peut rentrer dans le cadre d�une pratique quotidienne, cette derni�re ne rentre pas forc�ment dans une pratique rituelle. La diff�rence est vraisemblablement marqu�e par le code qui distingue toute pratique rituelle.

            Cet ensemble de pratiques en usage dans une soci�t� d�termin�e peut avoir une dimension individuelle � valeur m�diatisante : c�est le cas des rites de passage ou d�initiation. Comme il peut rev�tir un caract�re collectif ainsi appel� rite d�intensification dont le plus �loquent est sans doute ce qu�on appelle � rites de r�bellion � qui sont li�s aux crises de groupes dont la coh�sion est entam�e.  Le plus c�l�bre �tant le rite de � Lincwala � pratiqu�e dans la royaut�  Zwali en Afrique centrale.

            Au cours des manifestations rituelles, normes et valeurs semblent temporairement s�inverser. Aussi les femmes se comportent-elles comme si elles �taient des hommes, les esclaves font les rois, les ma�tres jouent aux subalternes, de telle sorte que les transgressions de tout type, dont les plus obsc�nes, sont autoris�es. Ces rituels ont g�n�ralement une fonction cathartique. On n�est pas loin de l�esprit du carnaval ou m�me des saturnales romaines.

            En outre, le rituel peut avoir d�autres fonctions : Une fonction expressive, symbolique et productrice de sens. Dans ce cas, le rite dit quelque chose. Comme il peut avoir une fonction instrumentale, pragmatique et situationnelle, et dans ce cas il fait quelque chose. Enfin le rituel peut avoir une valeur soit n�gative quand il est aff�rent aux tabous et aux interdits, soit positive quand il concerne les sacrifices ou la magie hom�opathique ou les rites piaculaires. Par ailleurs  les pratiques rituelles sont intimement li�es au ph�nom�ne de la r�p�tition. Dans le mythe de l��ternel retour[2]M. Eliade pense qu�un objet ou un acte ne devient r�el que dans la mesure o� il imite ou r�p�te un arch�type. Ainsi la r�alit� s�acquiert exclusivement par r�p�tition ou participation.

 Le principe de r�p�tition souligne de ce fait le caract�re cyclique et circulaire du rite, le rituel �tant irr�m�diablement coextensif aux questions religieuses, qui sont dans une certaine mesure au centre de toutes les pr�occupations humaines. Il est difficile de concevoir une vie en dehors de cet invariant. En effet, selon Eliade toujours, au fond de chaque �tre humain, demeure un besoin plus ou moins en �veil de sacralit� et de religiosit�, ce qui donne un sens humain � toute chose. Il ajoute que l�homme moderne, radicalement s�cularis�, se croit ou se veut ath�e, areligieux ou tout au moins indiff�rent. Mais il se trompe. Il n�a pas encore r�ussi � abolir � l�homo religiosus � qui est en lui, soulignant  qu�une  soci�t� areligieuse n�existe pas encore, qu�elle ne peut pas exister, et que, si elle se r�alisait, elle p�rirait au bout de quelques g�n�rations d�ennui, de �  neurasth�nie ou par suicide collectif �.

            Dans Les N�gres  de J. Genet, cette � v�ritable architecture de vide et de mots �, si on en croit Archibald, gestes et mouvements, actes et paroles, tout semble baigner dans une atmosph�re de rites et de r�p�titions, de jeu et de d�r�alisation. Les N�gres constituent l��piphanie d�une esp�ce de � sacr� � et de � rituel � tels qu�ils sont d�finis par  Genet.  Le dramaturge nous installe � c�t�, dans un monde r�v� et factice, o� tout devient possible, o� le N�gre joue � blanchir et le Blanc �  se n�grifier, o� tout semble participer des rites de r�bellion, o� les valeurs admises sont litt�ralement invers�es, o� la morale se voit drap�e dans une acception tout � fait in�dite : � Regardez ! Regardez, Madame, demande avec insistance F�licit� � la reine. La nuit que vous r�clamiez, la voici, et ses fils qui s�approchent. Ils lui font une escorte de crime. Pour vous, le noir �tant la couleur des cur�s, des croques- morts et des orphelins. Mais tout change. Ce qui est doux, bon aimable et tendre sera noir. Le lait sera noir, le sucre, le riz, le ciel, les couleurs, l�esp�rance seront noirs- l�op�ra aussi, o� nous irons, noirs dans les rolls noires, saluer des rois noirs, entendre une musique de cuivre sous les lustres de cristal noir� � p.105

            Dans cet univers en marge du monde institutionnalis� et normalis�, l�espace des N�gres nous invite � c�l�brer l��dification  d�une r�alit� plut�t fantastique avec ses nouvelles dimensions : jeu et rituel, voire jeu rituel, voil� entre autres ce qui distingue ce  monde  � �chelle r�duite o� le N�gre est n�gre jusqu�� la moelle et le Blanc n�est blanc que jusqu�au moment o� il se laisserait volontairement trahir par cette bande noire entourant sa t�te et laiss�e d�lib�r�ment visible sous le masque qu�il porte comme l�exigent les imp�ratifs du jeu, comme si la n�gritude �tait � l�origine de tout. En effet, M. Esslin [3] remarque que  d�s le premier discours d�Archibald, la pi�ce emprunte la forme d�une c�r�monie rituelle plut�t que celle d�une discussion directe sur le colonialisme.  Jouer � �tre ce qu�on n�a pas �t�, ce qu�on aurait aim� �tre, voil� l�une des dominantes de la pi�ce. Car le jeu est d�s le d�part exhib� comme une donn�e inh�rente au th��tre de Genet �cet espace de tous les possibles-  sous forme de spectacle organis� par les N�gres, et salu� c�r�monieusement par la cour.

            Or, si d�habitude le jeu repr�sente une situation sym�trique entre des parties adverses consid�r�es initialement comme �gales, qui finit g�n�ralement par un �cart diff�rentiel dans la mesure o� il y a forc�ment un gagnant et un perdant, dans Les N�gres, ce qui constitue d�j� une entorse s�rieuse � ce qui est consacr�, le jeu qui se fait entre les N�gres et la cour est donn� comme � asym�trique �[4] du fait que les Blancs sont pr�sent�s imbus de leur blancheur et partant de leur sup�riorit�, quant aux Noirs, ils sont englu�s (pi�g�s s�entend) dans leur n�gritude et partant dans leur sentiment de culpabilit�. � Ce soir, dit Archibald, nous jouerons pour vous(p26) de sorte, ajoute-t-il, � qu�un tel drame ne risque pas de p�n�trer dans vos vies pr�cieuses �(p26) Comme le � jeu � est diss�min� dans le pr�jug�, le jeu entre les N�gres et la cour a pour origine le pr�jug� et pour finalit� la dissipation de ce m�me pr�jug�. Avant que la machine � saturnale � ne se mette en branle, les uns jouent aux innocents et les autres aux coupables : un face-�-face qui se joue donc sur un espace branlant, comme dans un r�ve, pour que rien ne puisse pr�venir la culbute.

            Cette volont� affich�e par les N�gres de s�accepter comme coupables, nous la ressentons � travers toute la repr�sentation comme un poids dont l�histoire les a charg�s depuis le � noir � des temps, ce qu�ils assument en toute conscience et avec un courage sto�que pour, plus tard, pouvoir en entamer efficacement la valeur. Coupables !, M�me si, au fond, ils sentent qu�ils ne le sont pas tout � fait dans la mesure o� ils ne sont que ce qu�on  a voulu qu�ils fussent, ils n�auront de cesse de jouer � l��tre, absurdement..

            Face � cette r�alit� qui les d�passe par ses propri�t�s factices  et fragiles, d�abord sc�niques (les Blancs incarnent une sup�riorit� symbolique en raison de leur position surplombant celle des Noirs), ensuite eu �gard � tous les biens que ces m�mes Blancs ont d� accumuler, frauduleusement, au cours des si�cles : � J�offrirai mes bijoux, clame la reine,. J�ai des caves pleines de caisses, pleines de perles p�ch�es par eux dans leurs  mers myst�rieuses, des diamants, de l�or, des louis d�terr�s de leurs mines profondes, je les donne, je les jette� � (p36)

 Les N�gres n�ont � afficher que leur sentiment de culpabilit� � cause de ce que Vertu appelle � la tentation du blanc � (p36) ; une tentation � laquelle a succomb� Diouf : � Sur ma t�te comme sur la votre, dit-il � Archibald, l�g�re et insupportable est descendue se poser la bont� des Blancs. Sur mon �paule droite, leur intelligence, sur la gauche  tout un vol de vertu, et quelquefois dans ma main, en l�ouvrant, je d�couvrais blottie leur charit�. � (p44) ; une tentation  � laquelle a failli succomber aussi le valet que trahit sa position sociale � et peut-�tre m�me son identit�- hybride au moment de l�ex�cution de la cour : � Vous allez me battre, dit-il, en tremblant, � Archibald, je ne supporte pas la douleur physique, vous le savez, car j��tais artiste. En un certain sens, j��tais des v�tres, victime aussi du gouverneur g�n�ral et des corps constitu�s. Vous dites que je les v�n�rais ? Oui et non. J��tais tr�s irrespectueux. Vous me fascinez beaucoup plus qu�eux. En tous les cas je ne suis plus ce soir ce que j��tais hier, car je sais aussi trahir. � (p119) C�est une culpabilit� que les Noirs vont pouvoir assumer en tant que com�diens charg�s de jouer les coupables. . � Nous sommes, dit Archibald, sur cette sc�ne semblables � des coupables qui, en prison joueraient � �tre des coupables. �(p49) Et cela afin de �  m�riter leur r�probation et les amener � prononcer le jugement, ajoute-il, qui nous condamnera � (p41)

            Aussi, pour susciter cette r�probation et m�riter une condamnation justifi�e qui les rassure dans leur culpabilit�, les N�gres multiplient-ils les actions r�pr�hensibles. Ils se font voleurs de langage qu�ils s�appliquent � d�former pour le vider de sa substance r�pressive : � C�est par l��longation que nous d�formerons assez le langage pour nous envelopper et nous y cacher � (p38) ; mais aussi par son exploitation par Vertu  et Village lors de leurs �bats amoureux qui, ayant atteint une certaine intensit�, provoquera la r�probation d�une reine plaintive, accusant de la sorte les N�gres : (� Ils ont vol� ma voix ! Au secours� � (p55)

            Mais comme le jeu doit �tre men� jusqu�au bout, absurdement, autant qu�il prenne alors une proportion grandiose, qu�il repr�sente un crime, si bien r�ussi par son faste et sa po�sie qu�il tend � se confondre avec un crime v�ritable, capable de cr�er lui aussi les m�mes effets : A.  Artaud ne dit-il pas que � nous croyons qu�il y a dans ce qu�on appelle la po�sie, des forces vives, et que l�image du crime pr�sent�e dans les conditions th��trales requises, est pour l�esprit quelque chose d�infiniment plus redoutable que ce m�me crime r�alis�  ? �[5] Pour que le crime, commis  par les N�gres,  soit efficace et encourre la r�probation des  Blancs, il faut qu�il soit propre, limpide et sans �quivoque. Un crime qui ne suscite ni remords ni repentir, r�alis� en toute conscience, un crime susceptible de sauver son auteur seulement � s�il l�a accompli dans la haine � (p59)  Voil� pourquoi ils s�y livrent avec un certain enthousiasme et acharnement, � chaque reprise, comme si la r�p�tition de ce jeu de crime, � intervalles temporels et r�guliers, garantissait leur p�rennit� et consacrait leur grandeur bafou�e.

            Or, comme le crime accompli sur une Blanche, qu�il s�agit de violer et d�assassiner, doit �tre ex�cut� en tant que jeu, Genet n�oubliera pas de nous rappeler, comme par un effet de distanciation, quand le jeu se colore de s�rieux, qu�il est question d�une simple repr�sentation, et cela en installant ponctuellement une multitude de jalons que nous proposons d�appeler � rampes dramaturgiques � dont la fonction est de cr�er un effet de th��tralisation et qui se manifestent de diverses mani�res dans la pi�ce. Il y a effectivement tout un arsenal lexical aff�rent au th�me du jeu tels que : � c�est un jeu �, � nous jouerons �, � spectacle � � c�r�monie �, � simulacre �, � c�r�monial �, � rire orchestr� �, � r�citation �, � com�diens �, � spectateurs �, � illusion �, � parade �, � divertissement ��

            Au niveau du jeu repr�sentatif, la pi�ce ob�it � une structure telle que dialogues et didascalies concourent � la d�r�alisation de tout ce qui se d�ploie sur la sc�ne. L�aspect carnavalesque de cette indication sc�nique est r�v�lateur � cet �gard : �  Bobo, de derri�re le paravent de droite, apporte une console supportant une perruque blonde ; un masque grossier de carnaval, en carton repr�sentant une femme blanche aux grosses joues et riant� � (p62)

             Pour repr�senter le meurtre, et pour que ce crime soit cantonn� en dehors de la r�alit�, Genet recourt � la technique de l�alternance, de telle sorte qu�il parvient � pr�venir toute tentative, voire toute tentation d�identification de la part du spectateur et d�incarnation de la part de l�acteur. Ce proc�d� � effet de th��tralisation est tr�s f�cond dans la pi�ce : du c�t� de l�acteur, plusieurs rappels � la retenue lui sont adress�s, quand, emport�  par la verve et l�exub�rance, il a tendance �  enjamber les limites du jeu pour lib�rer ses tendances personnelles.

 Ces incartades �maillent la pi�ce. Au d�but, Neige ne s�incline pour saluer la cour  que quand Archibald lui rappelle avec insistance qu�il ne s �agit que d�un jeu. Bobo rappellera plus tard � la m�me Neige : � Vous faites intervenir votre temp�rament, vos col�res, vos humeurs, vos indispositions, et vous n�en avez pas le droit. �(p29) Archibald, en v�ritable meneur de jeu, fera une remarque similaire � Village : � Attention Village, n�allez pas �voquer votre vie hors d�ici � (p45), et � Vertu : � N��voquez pas votre vie. �(p48) Toutefois, s�il y a des modifications non pr�vues qui s�imposent au cours du jeu, qu�elles participent de cette  volont� d�r�alisatrice qui place actes et gestes des protagonistes en de�� ou au-del� de toute illusion th��trale. A cet effet Archibald sugg�re � Village � de ne rien changer au c�r�monial, sauf, naturellement si vous d�couvrez quelque d�tail cruel qui en rehausserait l�ordonnance. �(p31) Autrement, Archibald ne semble rien m�nager pour contourner la r�alit� quitte � exploiter les vertus de l�invraisemblable, et ce en exigeant � que la politesse soit port�e au point qu�elle en devienne une charge monstrueuse � (p44)

            Pour ce qui est du c�t� du spectateur et/ou du lecteur, et afin de rendre caduque toute possibilit� d�identification, Genet, dans la premi�re repr�sentation du meurtre, exploite d�abord les propri�t�s d�r�alisatrices du r�cit au pass�, tant il est vrai que, selon Artaud le th��tre se caract�rise par la temporalit� de l�imm�diat. Tous les d�tails de ce meurtre seront rapport�s au pass� : � Il faisait assez doux� il y avait  une vielle clocharde accroupie�. Elle pion�ait�. Elle s�est  r�veill�e�  Je l�ai �trangl�e� �           (p33, p4)

            Plus tard, press� par ses amis de leur jouer une derni�re fois la repr�sentation de ce meurtre, Village demande � �tre excit�. Ici, pass� et pr�sent vont  alterner, mettant en exergue l�int�r�t qu�il porte � cette Blanche  qui n�est plus envisag�e comme une pocharde, mais comme une femme affriolante, capable d�enflammer ses sens. Il  ne peut se d�partir  de son emprise et de sa fascination, que, seulement s�il a d�traqu� par quelques artifices  l�envo�tement de cette repr�sentation. Voil� comment nous  pouvons comprendre l�emploi concomitant du pass� et du pr�sent. : � Pour la rendre amoureuse�, pour l�attirer, j�avais d�� � (p58) ; � Elle �tait donc l�� � (p64). Le r�cit passe au pr�sent : � J�entre�   Je m�apporte�Je regarde�Je jette� � (p66) puis, de nouveau, un retour au pass� : � La lune s�est lev�e � (p67) avant que ne s�instaure imperceptiblement le dialogue : � Ecoutez chanter mes cuisses � (p67). Village se ressaisit soudain, comme pour mettre un terme � son d�bordement, pr�textant qu�il fallait parer sa victime d�une jupe.

 Ce message qui  permet de cr�er  un effet de th��tralisation offre une lecture � double entente ; il annule par la m�me occasion toute illusion th��trale, et permet de souligner qu�il s�agit bel et bien d�un jeu de r�el. Et � peine le dialogue reprend-il de nouveau, au pr�sent, avec un Diop � enjuponn� �- sans oublier ce d�tail qui pr�c�de cette reprise ; un d�tail � fonction � la fois phatique et d�-r�alisatrice : �Bien je continue (p67)�, que toute illusion th��trale s��vanouit pour que le jeu occupe magistralement le devant de la sc�ne. Dans la m�me tirade prononc�e par Village, alternent  r�cit, dialogue et commentaire : � Ecoutez chanter mes cuisses, �mes cuisses la fascinaient� Elle a m�me le culot de s�en vanter�Dans le grenier o� on l�a fait coucher j�entendais la m�re appeler� � (p68)

            Ses tendances � la transgression touchent, comme nous venons de le constater, � ce qui peut �tre  consid�r� comme le nerf  le plus sensible du th��tre, en l�occurrence le dialogue. Il arrive quelquefois que celui-ci donn� au d�part comme tel, se r�v�le en fait une esp�ce de discours � r�cital �[6], contribuant ainsi � pervertir ou du moins � subvertir sa finalit�. Dans ce cas, le personnage d�bite son texte comme s�il �tait seul, n�gligeant tout ce qui se dit autour de lui. Ce n�est gu�re un dialogue de sourds �tr�s fr�quent au th��tre- ce n�est m�me pas un apart� ou un monologue, c�est une r�citation qui consiste � d�rouler des mots pour dire quelque chose, certes, mais aussi pour isoler, vis-�-vis des autres, le personnage dans une sorte de solitude ou d�exclusion. Ce proc�d� est utilis� chaque fois que le personnage manifeste son rejet de l�alt�rit�. Le choix de cette entorse th��trale se fait quant l�un des N�gres est interrompu par un membre de la cour ou par l�un de ses cong�n�res qui semble ne pas adh�rer � son entreprise.

            C�est le cas d�Archibald qui, interrompu par la reine, laisse deviser la cour pour reprendre, plus tard,  son r�cit l� o� il l�avait arr�t�, rendant ainsi la communication impossible : l�expression � l�Afrique s�enfonce ou s�envole� �  suspendue � la fin de sa premi�re tirade � la page 26, est textuellement reprise � la page 27 � la t�te de ce qui n�est en fait que la suite de la m�me tirade r�cit�e par le m�me Archibald. A la page 31, interrompu par la m�me reine qui ne r�siste pas � l�envie de d�biter quelques fadaises, Village reprendra � la page 32 sa r�citation avec la m�me expression suspendue, soulignant la m�me volont� d�exclusion : � multiplier ou allonger mes soupirs.� Mais quand ce n�est pas la cour qui s�interpose pour que se d�roule le r�cit, et que c�est l�un des partenaires noirs qui le fait, ce sera pour traduire une certaine friction qui les oppose, ce qui instaure un semblant d�exclusion.

            Cela se produit quand Vertu et Village jouent au jeu interdit de l�amour. Car c�est un jeu hors du jeu qui, en fait, n�a gr�ce ni aux yeux de la cour qui se sent mim�e, voire parodi�e, ni aux yeux des N�gres qui se sentent trahis par des pratiques suspectes : �  Allez foutez le camp ! dit Archibald � Village, Sors ! Va-t-en. Va chez eux s�ils t�acceptent. Et si tu r�ussis � �tre aim� d�eux, reviens me pr�venir. Mais faites-vous d�abord d�colorer � (p49)

            Le refus de dialoguer avec Diouf, refus ostensiblement affich� par les N�gres, abonde lui aussi dans le m�me sens. Afin de ne pas se laisser convaincre par ses propos qui pr�chent l�assimilation, ils d�cident unanimement de l�"esseuler". � Irrit� �, Archibald lui dit : �Parlez donc s�il vous plait, monsieur Diouf, mais nous, avec nos yeux clos, nos bouches cousues, nos visages st�riles, t�chons de sugg�rer le d�sert. Bouclons-nous � (p42)

            Pour ces N�gres soumis aux pires privations, la seule activit�  qui leur est autoris�e est le jeu, c�est � le seul domaine qui nous reste, dit Archibald ! Le th��tre � (p48), ce jeu durant lequel ils vont d�ployer leurs ressources ludiques et dont ils t�cheront de p�renniser la dur�e, ce qui leur assure un minimum de s�curit� -le temps de la repr�sentation au moins-. Le th��tre est l�espace de la potentialit�. Ainsi, comme pour narguer la cour, Village r�torque � Archibald qui lui rappelle les r�gles du jeu : � Mais je reste libre d�aller vite ou lentement dans mon r�cit et dans mon jeu. Je peux me mouvoir au ralenti ? Je peux multiplier ou allonger les soupirs ? � (p31)

            Le jeu s�exhibe davantage comme tel quand Village joue tout � la fois les r�les du bourreau et de la victime et fait int�grer � la repr�sentation  F�licit�  dans le r�le de la m�re de la victime, Bobo dans celui de sa voisine la boulang�re  et Neige dans celui de sa s�ur Suzanne. A ce jeu dans le jeu ou th��tre dans le th��tre, une esp�ce de mise en abyme, fait �cho un autre jeu dans le jeu quand la cour se d�masque pour cr�er un effet de th��tralit� apr�s l�ex�cution du coupable noir dans les coulisses. Les personnages ne joueront plus les Blancs mais les Noirs, et seront d�sign�s par des d�nominations exhib�es comme des emprunts tels que : � celui qui tenait le r�le du juge � (p109).

Le  jeu devient quelque peu extravagant, fr�lant pour ainsi dire le fantastique quand la victime se voit  attribuer une multitude de performances : Elle sait jouer au piano, elle tricote, elle chante, � l�harmonium, elle prie, elle peint � l�aquarelle, elle rince les verres, une fois elle grilla sans les flammes,  pour, finalement, telle une gigogne, accoucher des poup�es repr�sentant les membres de la cour. C�est donc d�une fa�on ponctuelle, voire rituelle que Genet �maille sa pi�ce de r�f�rences, disons autot�liques, qui conf�rent au th��tre sa dimension gratuite et ludique. � Ne crains rien, il s�agit d�une com�die � (p89), serine Archibald � Village.

Le jeu atteint son acm� avec le simulacre parodique d�un tribunal et d�une justice dress�e pour juger les N�gres ; un jugement qui prend des allures de plus en plus fantastiques avec la mise en sc�ne d�une joute oratoire opposant la reine � F�licit� et qui tourne paradoxalement � l�avantage de cette derni�re. Un duel dans lequel la reine frise l�ubuesque pour ne pas dire la d�mence. Inspir�e, elle vocif�re : �Vous m�emp�chez, ma belle, que je n�ai �t� plus belle que vous ! Tous ceux qui me connaissent pourront vous le dire. Personne n�a �t� chant� plus que moi. Ni plus courtis� ni f�t�. Ni par�e. Des nu�es de h�ros, jeunes et vieux, sont morts pour moi. Mes �quipages �taient c�l�bres. Au bal, chez l�empereur, un esclave africain soutenait ma tra�ne� � (p104).  Ce tableau, o� est programm�e la r�v�lation du verdict, refl�te des attitudes d�autant plus fantasmatiques qu�il arrive � F�licit� de se comporter comme une reine quand celle-ci se voit accul�e � adopter les d�marches d�une soubrette. C�est un burlesque carnavalesque de bonne facture qui se d�ploie sous le regard �merveill� des spectateurs. Aguicheuse, la reine d�clare : � Mais vous serez forts et nous charmeurs. Nous serons lascifs. Nous danserons pour vous s�duire � (p107.) Tout comme le missionnaire se prendra au pi�ge qu�il a lui-m�me tiss� aux N�gres : � Ces enfers que je vous ai apport�s, vous oserez m�y pousser ? �(p118)  Cette architecture de vide et de mot s�ach�ve sur un jeu de mort si d�risoire et si fantastique que les condamn�s auront le choix de mourir comme ils veulent, quand ils veulent et l� o� ils veulent avant de pouvoir ressusciter.

 

 

            Ma�tre de la sc�ne et donc de cet espace  fantasmatique   que les N�gres essaient de construire � l�aide des mots et des gestes comme un rempart dress� contre ce monde qui les a exclus, les N�gres vont pousser le jeu jusqu�� ses ultimes limites, jusqu�� en faire un jeu ritualis� soumis � des r�gles encore plus pr�cises, encore plus ponctuelles. Car jeu et rituel ont toujours �t� limitrophes. Ex�cut� avec minutie, religieusement, le jeu peut en effet se muer en rituel que nous consid�rons comme son devenir potentiel, avec lequel il est li� dans une consubstantialit� irr�ductible. Le rite, cette pratique personnelle ou collective,  est donc soumis � des r�gles plus contraignantes dont le respect scrupuleux garantira la mutation de son caract�re ludique en caract�re rituel. Le rite n�est dans ce cas que le jeu assagi. Le jeu est adolescent, serait-on tent� de dire, le rite est adulte.

            Dans Les N�gres de Genet, le rituel occupe une place de choix. De m�me que le jeu qui est une partie jou�e entre deux entit�s donn�es initialement comme �gales est subverti comme nous venons de le constater, il en sera de m�me pour le rituel. A l�inverse du jeu cependant, le rituel a pour origine une situation asym�trique et diff�re du jeu qui est souvent une activit� gratuite, par son caract�re plut�t utilitaire. Son but est en effet d�engendrer une sym�trie. C�est ainsi que le non-initi� tend � �tre initi�, le profane � se sacraliser, l�infid�le � devenir fid�le tout comme le malade � �tre gu�ri. Dans cet espace sc�nique o� seuls dominent le r�ve et le fantasme que soutient une r�alit� illusoire, tous les accessoires et les ingr�dients du rituel sont �voqu�s : c�r�monial, masque d�tail, r�p�tition, pri�re, danse, chant, hyporch�me�Et comme si Genet voulait rester fid�le � ses tendances transgressives, il d�pouillera graduellement le rituel de sa valeur traditionnelle pour l�enrober sous des couleurs parodiques et tendancieuses.

            De m�me que le jeu est ponctuellement d�sign� comme jeu, le rituel sera rituellement d�sign�  comme rituel. Certes, c�est sous le signe du c�r�monial que commence la pi�ce  avec des N�gres qui saluent � c�r�monieusement la cour � (p23). Toute l�action de la pi�ce sera centr�e sur ce catafalque plac� au milieu de la sc�ne comme un pivot, envelopp� d�un linge blanc et parsem� de fleurs, de roses, mais aussi de tulipes, d�iris et de lys. Faire et dire des acteurs sont subordonn�s � une multitude de contraintes qui donnent � la pi�ce un air de pri�re ou de c�r�monie.

            Au niveau du dire, parler c�est devoir puiser dans une langue d�emprunt sur laquelle les  N�gres t�cheront d�agir pour en modifier l�impact. La langue n�est plus seulement un v�hicule, elle devient un sujet de po�sie soumis � un code contraignant : � Faites donc de la po�sie, dit Archibald, puisque c�est le seul domaine qui qu�il nous soit permis d�exploiter  � (p38). Mais que cela se fasse, pr�cise-t-il plus loin, par le biais de � l��longation �. Et pourtant, elle reste l�un des rares moyens qui leur assure en quelque sorte la pesanteur et la s�curit�. Le N�gre de Genet est l�adepte de ce credo qui dit : � Je parle donc je suis. �

 Or il s�agit de parler d�une mani�re telle que l�on sent mat�riellement les mots que l�on parle. Alors seulement on peut �tre. Pour cela, il faut une parole expressive, lente ritualis�e et perceptible, qui se fasse sentir, voire palper au moyen de d�tails et de r�p�titions. Ce sont l� deux moyens utilis�s pour p�renniser l�id�e proclam�e en la vouant � une lente concr�tion. La langue ainsi solidifi�e, devient un rempart, une carapace protectrice. Voil� pourquoi le personnage de Genet verse dans le d�tail, susurre �mais � voix haute- la r�p�tition. Le rituel n�est dans ce cas l� que l��cholalie. Et comme le d�tail engendre la r�p�tition, gestes et actes se renvoient comme se mirant dans un miroir. Le souci du d�tail trahit une situation de marasme ; il en est m�me l�expression... C�est sans doute ce qui fait dire � Queneau que � lorsque rien ne change, lorsque rien ne se passe, il n�y a qu�� r�it�rer la formule parfaite. � [7]

             Cela est d�autant plus vraisemblable que les personnages de Genet semblent renferm�s dans un univers imaginaire, o� seules les travaillent quelques obsessions, o� rien du dehors ne peut perturber le  rituel de ce qu�ils ont, � l�avance, pr�vu de r�p�ter, pas m�me un Saint-Nazaire qui, m�me s�il fait partie du clan, est constamment renvoy� � l�ext�rieur o� l�appelle la t�che qui lui a �t� confi�e, comme s�il �tait plac� hors du temps de la fiction : � Tout se passera comme � l�accoutum� �(p29), dit Archibald. Et ainsi ce sera, puisque Ville  de Saint-Nazaire ne manquera pas de le confirmer un peu plus loin : � Vous avez bien fait d�accomplir le rite comme chaque soir. �(p87) Un rite que les N�gres, dans cette esp�ce de repaire, vont t�cher de perp�tuer en usant de tous les moyens possibles jusqu�� faire dispara�tre de leur subconscient tout ce qui engendre leur souffrance.

 Ce rite � caract�re collectif a des vertus qui s�apparentent � celles  de la peste dont les effets sont assimil�s par Artaud � ceux du th��tre. Il affirme que � par la peste et collectivement un gigantesque abc�s, tant moral que social, se vide ; et de m�me que la peste, le th��tre est fait pour vider collectivement des abc�s. � [8] Ce rite de la gu�rison, pourrait-on  dire, qui exploite les vertus de la r�p�tition est vu paradoxalement comme un acte sadique, en raison de son effet collat�ral :  s�il lib�re le N�gre, il p�se de tout son poids sur le Blanc. Le premier veut lanterner pour p�renniser son sentiment de d�livrance, le second veut l�abr�ger pour juguler sa souffrance. Et le juge de reprocher � Archibald : � C�est vous qui n�en finissez pas de lanterner. Vous nous avez promis la repr�sentation d�un crime afin de m�riter votre condamnation. La reine attend. D�p�chez-vous. �(p37) Ce que les N�gres ne sont pas pr�ts de conc�der, incapables d�arr�ter, apr�s l�avoir d�clench�, la rotation de cette esp�ce de roue d�Ixion  � laquelle tous les membres de la cour sont inexorablement riv�s. � Vous voulez donc la (c�r�monie)  continuer � l�infini ? La perp�tuer jusqu�� la mort de la race ? Tant que la terre tournera autour du soleil, lui-m�me emport� en ligne directe jusqu�aux limites de Dieu dans une chambre secr�te, des N�gres� �, (p87) s�interroge Ville de Saint-Nazaire, � ha�ront �, encha�ne et pr�cise Bobo.

            La r�p�tition est ainsi faite de d�tails qui disparaissent  et d�autres qui se rajoutent, ponctuant une m�me constance. Car il n�y a jamais de r�p�tition qui soit toujours conforme � l�originale. Eut-elle �t�, elle ne serait qu�une redondance enuyeuse et inutile. Chaque parole, chaque fait ou geste traduit une obsession. Les N�gres aussi bien que la cour sont soucieux de pr�server leur identit� par un rituel d�marcatif. La cour se meut autour de la reine. Les N�gres ob�issent aux lois (dramaturgiques) d�Archibald. Le tout chez les uns et chez les autres se cantonne dans les limites de sa conformit�. Abandonnant le traitement psychologique qui est un fait individuel, Genet opte pour ce qu�on peut appeler une psychologie collective qui, pour reprendre les mots d�Artaud,  cherche � d�couvrir les myst�res du � subconscient collectif �. C�est ce qui fait dire � Sartre que dans le th��tre, � il faut trouver  des situations si g�n�rales qu�elles soient communes � tous �[9].  A l�unisson, les N�gres agissent ponctuellement, comme s�ils �taient un, �mettent partout et en ch�ur le m�me rire orchestr� : � Tous les N�gres, lit-on dans des didascalies, sortent une cigarette de leur poche, se donnent du feu, en se saluant c�r�monieusement, puis se mettent en cercle� � (p35) Ailleurs : � Tous les N�gres se groupent autour de Saint-Nazaire. � (p40) Plus loin : � Tous toujours battant doucement des mains et des pieds. � (p79) Du c�t� de la cour, se manifeste la m�me ponctualit� : � Toute la cour se frotte les mains � (p32) ou � Toue la cour s�agenouille devant la reine. �(p35).H�catombe � l�individu.

            R�p�tition et d�tail constituent la face et le revers  de la m�me m�daille. Au cours de la premi�re repr�sentation du viol/meurtre exerc� sur la Blanche, un acte chaque fois le m�me, avec chaque fois des d�tails qui disparaissent et d�autres qui apparaissent sera chaque fois appel� � rendre chaque fois la sc�ne avec chaque fois  les d�tails les plus t�nus : � Voulez-vous le  d�tail de mes humiliations en face d�elle ? Vous le voulez ? Dites, le voulez-vous ? � (p31) C �est ce qu�il se r�sout de rendre comme cela se serait produit : � Comme d�habitude, c�est moi qui me suis baiss�. Je l�ai �trangl�e avec mes deux mains (�) Elle s �est un peu raidie (�) Enfin elle a eu ce qu�ils appellent un spasme, et c�est tout. Un peu d�go�t� � cause de la gueule de la vieille, d�une odeur de vin et d�urine, monsieur H�rode Aventure a  failli d�gueuler � (p34)

            Lors de la seconde repr�sentation, l�utilit� du d�tail se fait plus sentir, quand Village n�accepte de r�p�ter que si une condition est remplie :   un comparse, et qu�il soit enjuponn� puisque le r�le de la victime �choit � un homme. Quand Village pr�conise de r�p�ter chaque fois avec le m�me mort, sa requ�te est  rejet�e. Car il y a un d�tail : � l�odeur � et � la puanteur � (p33) qu�une m�me charogne ne peut �ternellement d�gager. On comprend ainsi pourquoi la victime des N�gres  n�est pas toujours la m�me : � Sous nos coups, dit Bobo, sont tomb�s une dame impotente et brave, un laitier, un farceur, une rimailleuse de bas, un notaire� � (p50)

            Pour donner � cette sc�ne de viol/meurtre toute sa solennit�, et pour en faire un acte sublime et transfigur�, porteur d�une signification express�ment laudative, Village va l�entourer du faste  propre � la f�te et au sacrement. La danse, l�un des facteurs essentiels du rituel, s�impose ; elle est associ�e � la sensualit� et � l��rotisme.  Neige � retrousse ses manches dans une  danse obsc�ne. �(p66) Elle peut mener jusqu�aux transes, occuper l�officiant avant qu�il ne passe � l�acte. C�est une mani�re de galvaniser sa victime, � pour la rendre amoureuse, dit Village, pour l�attirer, j�avais d� danser mon vol nuptial. Mes �lytres battaient. A la fin �puis�, je mourus � (p58.)         

 Car avant que l�acte ne soit consomm�, dans sa double signification (vol et meurtre), Village lanterne ; il fait tout pour le diff�rer autant que faire se peut. C�est l�histoire classique de l�orgasme retard� que pr�c�de une lecture m�thodique et rituelle du corps, sa pr�paration et son m�nagement, son ensorcellement et le fatidique tralala qui s�impose : reprenant le ton du r�cit solennel, Village dit : �Je demandais un second verre de rhume. Dans mon oeil, je fais passer en grand tralala nos guerriers, nos maladies, nos al�gators� �(p70) Ce qui  l�excite autant que l�effet de la grande tirade prononc�e par F�licit� quand elle �voque son Dahomey(p80) qui exercera sur lui un pouvoir magique � m�me de lib�rer ses app�tits lascifs. 

            Par ailleurs, danser rime faiblement avec chanter. Et portant l�illusion n�en est pas moins forte. Le c�r�monial appelle l�exub�rance que provoque le chant surtout quand ce dernier est vid� de son sens �prouv�, quand il s�agit de chanter une sorte de  messe noire ou une litanie volontairement areligieuse. Sacril�ge salvateur pour Neige qui sublime dans ces � litanies de la Vierge �, sous formes d�insultes qu�Archibald lui sugg�re de faire � sonner, haut, clair, droit � (p64) Le blanc- paronomase oblige- devient le bl�me : de l�immacul� nous voil� au seuil du morbide : � Bl�me comme le r�le d�un tubard

Bl�me comme ce que l�che le cul d�un homme atteint de jaunisse                Bl�me comme leurs condamn�s � mort � (p65)

            Autour de ce rite central du viol/meurtre gravite une constellation de rites  aussi excentriques que parodiques, qui ne laissent pas de donner � sentir quelque part, dans le fond de la pi�ce, ce que les Bouddhistes appellent le � numineux � : � Que les N�gres, dit Archibald, s�obstinent jusqu�� la folie dans ce qu�on les condamne � �tre, dans leur �b�ne, dans leur odeur, dans leur jaune, dans leurs go�ts cannibales. � (p60)

Le rite du cannibalisme est ostensiblement revendiqu� comme un trait de caract�re propre aux N�gres. Qu�on se rappelle quand Archibald a enjoint � ses cong�n�res de griller une cigarette pour enfumer leur proie avant de la d�vorer : � Notre morte, s��crit le gouverneur, ils vont la cuire et la manger, qu�on leur retire les allumettes � (p35) Qu�on se rappelle aussi la c�r�monie rituelle de l�attribution des d�nominations qui �voque parodiquement la c�r�monie du bapt�me mim�e au d�but de la pi�ce. Il y a aussi le rite du sevrage o� la couvaison mim�e par Diouf qui accouche de poup�es repr�sentant la cour,  incarne vraisemblablement le mythe de la vierge immacul�e. Y figure aussi le rite fun�raire de la nourriture qui parodie le rite de passage dans l�autre monde. F�licit� passe sous le drap du catafalque quelques graines en pr�cisant : � Je ne la gave pas, vous savez. Pourtant, il vaut mieux qu�elle ne d�p�risse pas � (p59). Sans oublier un autre rite consistant en le travestisme de Diouf qui se voit affubler d�une f�minit� de bas �tage.

 

En guise de conclusion, nous pouvons dire que si au niveau du jeu l�asym�trie initiale est � la fin maintenue conf�rant � la pi�ce un caract�re cyclique, il semble qu�il en va autrement du rituel. Malgr� la volont� affich�e par les N�gres de cr�er et de maintenir vis-�-vis des Blancs ce foss� infranchissable pour pr�server leur puret�, Genet ne dessine-t-il pas quelque passerelle pour permettre, sinon � tous les rites, du moins � une partie de jouer son office traditionnel, en engendrant, au del� de tout clivage, une certaine sym�trie ? Il y a lieu de le croire.

C�est un Diouf en quelque sorte m�tamorphos� qui dit : � Je n�ai pas peur. Qu�on m�ouvre la porte, j�entrerai, je descendrai dans la mort que vous me pr�parez �(p62), � pour nous r�v�ler un peu plus loin : �Je vais faire mes premiers pas dans un monde nouveau �(p63) Le rite du viol, malgr� ce qu�il co�te � celle qui le subit, mais aussi � celui qui le fait, Village ne se d�cide qu�apr�s tant d�h�sitation, ce qui du reste caract�rise  tous les rites de d�floration ou de d�pucelage : � Vous n�avez pas eu mal ? �, lui demande-t-on,  � autant que d�habitude �(p63) , r�pond-il de mani�re quelque peu ambigu�.

 Une chose est s�re n�anmoins : la cour n�aura pas �t� insensible � la performance de Village et des N�gres, performance �voqu�e  de fa�on grivoise  par le gouverneur et soulign�e avec solennit� par la reine. Admirative, elle dit � Archibald : � Comme vous ha�ssez bien ! (Un temps) Comme j�ai aim�. Et maintenant je meurs, faut-il l�avouer, �touff�e par mon d�sir d�un grand N�gre qui me tue. Nudit� noire, tu m�as vaincue � (p121), soulignant ainsi, par cette r�v�lation, le � fantasme de la femme viol�e �.

            La victoire est certes au moins du cot� de Village qui a honor� son contrat, lui qui a promis de repr�senter cette sc�ne du viol pour la derni�re fois. Ne va-t-il pas tourner le dos au public et � ses cong�n�res, et aussi au pass� fait de d�tails et de r�p�titions pour vivre enfin et pour la premi�re fois le vrai amour, et pour de bon ? Lib�r� enfin de tout cela � la fois, son rite de passage n�est-il pas r�ussi ? Ne va-t-il pas vivre enfin le nouveau et l�insolite en taquinant l�aventure, ce merveilleux inconnu qui lui a toujours �t� inaccessible ?

� -Pour toi, dit-il � Vertu, je pourrai tout inventer : des fruits, des paroles plus fra�ches, une brouette � deux roues, des oranges sans p�pins, un lit � trois places, une aiguille qui ne pique pas, mais des gestes d�amour, c�est plus difficile �enfin, si tu y tiens� 

 -Je t�aiderai � (p123), lui r�pond-elle.

 

 



[1]Jean Genet, Les N�gres,  Marc Barbezat-L�Arbat�le, � Folio � 1958.

[2] Voir Mircea Eliade, Le Mythe de l��ternel retour, Gallimard, 1989

[3] Martin Esslin, Le Th��tre de l�absurde, Buchet/Chastel, 1977.

[4] Voir l�article d�Anne C Murch, "Je mime donc je suis, -� Les N�gres � de jean Genet",  Sciences humaines,  Av-Juin, 1973.

[5] - Antonin Artaud, Oeuvres compl�tes, Tome IV, Gallimard, � NRF �,1964, p.103.

[6] Nous nous sommes permis de cr�er ce vocable qui serait un adjectif d�riv� du mot � r�cit �

[7] Raymond Queneau, cit� par Emmanuel Souchier,  Raymond Queneau, � Les contemporains �, Seuil, 1991, p.151.

[8] Antonin Artaud, �uvres compl�tes, op ;cit, p 38

[9] Jean-Paul Sartre, Un th��tre de situation,  Gallimard�, �Id�es �, 1973, p.20.