par Florence Trocmé
Gallimard 2001, collection l'Infini.
On pourrait contester le terme "ordinaire" que Catherine Millot accole aux "abîmes" de son titre, abîmes qu'elle explore de façon assez magistrale dans ce recueil inclassable qui oscille entre trois pôles, autobiographie, analyse, méditation. Le point de départ est constitué par des "états" très particuliers de "vide béatifique" que Catherine Millot a expérimentés plusieurs fois à six ans, à douze ans puis à son entrée dans la vie adulte et qui lui ont laissé une "incurable nostalgie". Etats qu'elle définit essentiellement comme de dépossession ou d'abandon de soi, et qui la troublent en ce sens qu'ils entraînent une détresse infinie au fond de laquelle se trouve une jubilation extrême. L'auteur qui fut analysée par Lacan et qui est elle-même devenue psychanalyste évoque les principales hypothèses formulées quant à ces états où elle croît reconnaître ce que Freud appelait le "sentiment océanique". Elle les compare aussi aux états d'extase des mystiques. Mais plus que dans l'analyse, c'est dans la description qu'elle est la plus convaincante semblant par moments se rapprocher des magistrales évocations du "Connaissance par les gouffres" d'un Henri Michaux. Toujours à la traque de ces états, elle en cherche ensuite la trace dans la relation entre Ingrid Bergman et Rossellini et ou dans celle de Tolstoï avec son épouse Sophie.
Voici donc un livre très particulier qui relate une "expérience inoubliable [qui est aussi] une expérience humaine fondamentale qui enseigne à trouver son sol dans l'absence de sol, à prendre appui dans le défaut de tout appui, à ressaisir son être à la pointe de son annihilation".
L' exploration approfondie du champ poétique contemporain que je mène actuellement me permet de mettre ces propos en relation avec les expériences relatées par de nombreux poètes, dans leur poésie ou dans leurs écrits théoriques. Que dit d'autre Jean Michel Maulpoix dans son récent essai, Le poète perplexe : " " qui marche sur la tête a en vérité le ciel pour abîme au dessus de soi " (Paul Celan). Autant dire que le sol se dérobe sous ses pas, ou que sur le vide même il prend appui. Poète, celui qui fait du ciel un sol, celui qui retourne et fait basculer l'horizon, celui à qui l'infini donne son impulsion*"
Jean Michel Maulpoix, le Poète perplexe, José Corti 2002; p. 20.
Florence Trocmé
Mars 2002