par Alice Granger
Editions du Seuil.
Ce beau roman est en fin de compte une analyse très fine et bien structurée de la façon dont l'écriture originaire, celle qui s'inscrit comme trace unique et référentielle en soi, s'effectue et se certifie par la séparation. Chaque séparation n'en dit-elle pas long sur la séparation originaire?
Et ne faut-il pas revenir, théâtralement, sur la scène de cette séparation originaire pour vraiment entendre comment non seulement on devient écrivain, mais aussi éditeur, c'est-à-dire savoir entendre et lire d'où, depuis quelle inscription originaire unique chaque auteur écrit?
Ce roman, qui revient sur la séparation entre Lorenzi et Estelle en revenant dans l'appartement de leur brève vie commune, s'avère dans sa conclusion être une pièce de théâtre. Comme dans une pièce de théâtre, il y a unité de temps et de lieu, et il y a le coup de théâtre inattendu.
Avec l'appartement, l'espace dans lequel se joue la pièce semble oedipien ( Lorenzi, l'écrivain éditeur, vit avec Estelle qui a quitté son mari mais ne cesse d'évoquer leurs années heureuses et le fait qu'il était beaucoup plus masculin que son nouveau compagnon. Cependant, Estelle aime sincèrement Lorenzi, comme une mère oedipienne son fils. Cet appartement, après la rupture, est encore occupé par deux hommes et deux jeunes filles, qui s'avèrent après coup être non pas deux ex-espions d'Europe de l'Est et leurs filles, mais l'ex-mari d'Estelle, et des acteurs, donc c'est comme si le lieu clos du théâtre oedipien était l'appartement de papa et maman avec le fils vivant une idylle avec maman qui joue vraiment le jeu.) En même temps, cet espace n'est pas oedipien puisque c'est celui d'après la rupture, tandis qu'Estelle se présente comme absolument détachée, une femme dure, comme elle dit.
Le détachement d'Estelle, le fait qu'elle joue pleinement le jeu oedipien qui consiste à aimer du même amour son mari et son fils-amant, comme procédant du même moule, un moule maternel, voire matriciel, comme prototype allant de soi de tout amour, et le fait qu'elle ne joue pas le jeu, qu'elle affiche une vie seule, sans homme, manifestant que sa vie en réalité ne procède finalement pas du moule maternisant dont elle devrait endosser pour toujours le rôle, ce détachement-là est le coup de théâtre. Coup de théâtre: voici une femme qui, après avoir joué sincèrement le jeu, en s'éloignant toute seule, ne fait plus procéder sa vie du rôle oedipien normalisateur qui exige aussi bien le spectacle d'une heureuse vie avec son mari, car ce sont des images très normalisatrices, que la tromperie d'une idylle avec le fils-amant qu'elle est censée en bonne initiatrice mettre sur la voie normalisée. Voici une femme en rupture non pas tant avec le mariage et son envers constitué par des histoires d'amour apparemment libres, mais en rupture avec son propre rôle, celui qui ressemble étrangement à celui d'une mère qui joue le jeu d'une métaphore incarnée d'un bien-être matriciel avec son tout jeune bébé, mais qui sait très bien qu'elle ne fait que jouer le jeu, que bientôt cet enfant de toute manière lui fera comprendre qu'elle n'est pas toute pour lui, qu'il en fera le deuil intérieur, et qu'elle doit donc aussi faire le sien. La vérité de cet amour, celui qui fut avec le mari, et celui qui fut avec Lorenzi, est une vérité matricielle, celle qui se dit par l'odeur de fauve des deux fils d'Estelle, dont on perçoit d'ores et déjà qu'elle s'en détache, une odeur matricielle.
Le message de père à fils, qui se transmet par ce théâtre à la fois oedipien et non oedipien, où ce qui a uni est aussi ce qui sépare irrémédiablement, qui est le message que le mari homme de théâtre acteur transmet à l'écrivain éditeur, c'est celui de l'existence d'une femme qui n'est pas toute dans le rôle, dans le jeu comme éternellement assigné aux femmes. Cette femme manifeste en s'éloignant seule qu'elle aussi veut faire procéder sa vie d'une inscription originaire, partir de quelque chose de perdu, dont elle a fait le deuil en cessant de se lover tel le foetus dans le rôle éternel de femme-mère, et qu'il faut retrouver autrement, et ceci reste à inventer.
Les bénéficiaires de cette séparation originaire sont non seulement cette femme, qui acquiert une liberté en dehors de rôles entendus, mais aussi le mari, qui réussit comme homme de théâtre, et l'amant, qui réussit comme écrivain et comme éditeur. Celui-ci, en faisant retour sur le lieu théâtral de la sortie de l'Oedipe vraiment réussie, comprend que lire d'autres auteurs se fait à partir de sa propre capacité à lire ce qui s'écrit de lui-même à partir de l'écriture originaire, celle de la séparation irrémédiable. L'écrivain dit: c'est arrivé ainsi, et ma vie se rythme ainsi, et il demande à d'autres auteurs, et vous?
Alice Granger