par Alice Granger
Livre de Poche, biblio, essais.
Dans ce très intéressant livre sur la transformation de notre société, visible par exemple dans la façon de vivre de la jeune génération, l'essentiel est cet oxymore de la sédentarité et du nomadisme, qui montre comment quelque chose de matriciel, d'enraciné, pousse, par son risque d'enfermement dans une prison dorée, vers l'errance où ce qui se présente joue le jeu d'une hospitalité qui vaut le temps d'un instant éternel retrouvaille avec le matriciel dont on s'est séparé.
Le serpent qui se mord la queue, représentation de l'état foetal, l'ouroboros, telle une force pulsionnelle de retrouvaille d'un état primordial de flottaison matricielle, se faufile à travers les choses qui se présentent, les choses telles qu'elles sont, qui reviennent cycliquement, les choses vers lesquelles le nomadisme va, poussé par l'insatisfaction, par l'incomplétude, ce serpent-là se love dans le plaisir de l'instant éternel-matriciel trouvé. C'est l'Ouroboros, la trace corporelle de l'état foetal, qui est une tension vers, une énergie de retrouvailles, dionysiaque, qui initie le départ sur le chemin pour retrouver. Chemin initiatique en ce sens que ce qui est au départ, cette sensibilité matricielle vraiment organique, qui imprègne autant le corps que l'âme et l'esprit tendus vers sa restitution sur le chemin, est aussi à l'arrivée, à l'infinité d'arrivées qui ponctuent l'errance.
Mon idée, en lisant ce livre, c'est que ce qui met vraiment en chemin, ce qui initie le départ vers les retrouvailles, ce qui donne une force intacte, originaire, pour cette errance, ce qui délivre cette énergie d'un là pour aller s'investir toujours là-bas, c'est pas tant une révolte, une rébellion ( à la manière adolescente ) par rapport à un ordre établi, une société bourgeoise et moderne figée dans ses identités, mais plutôt le désir ardent de sortir d'un milieu matriciel. Si le milieu matriciel ne s'était pas, comme jamais avant, littéralement matérialisé par les moyens technologiques d'un bien-être sans précédent, le désir de partir de la prison dorée, désir de naître en étant, en même temps, presque assuré de re-naître ailleurs tellement ce qui se présente s'est également amélioré, pourrait-il jaillir? La matrice dans laquelle flotter s'est littéralement incarnée, dans l'enfance, avec une sorte de féminisation mettant en place une structure de base matriarcale. Un bien-être corporel, un état de flottaison, l'idée de faciliter tout pour que l'enfant n'ait plus qu'à téter, le sentiment d'être branché, tel le foetus. Toute cette éternité flottante, organique, ressemble à de l'enfermement. Paradoxalement, le désir de garder cet état idyllique de flottaison fait prendre conscience que rester, c'est le perdre. Alors, c'est le désir de sauvegarder cet état primordial qui fait se séparer, perdre, car tel est le destin humain, et qui ensemence littéralement, en jetant la graine au plus loin, les choses qui vont se présenter, et les autres qui font tribu avec soi par le même enracinement dionysiaque dans le matriciel. Le même désir de retrouvailles scelle la cohésion de la tribu dans l'absence ardente qui les met en chemin.
C'est, paradoxalement, un désir de sédentarité éternelle, un désir de rester dans le matriciel, qui jette sur le chemin initiatique, qui va refermer le cercle. Extrême ambivalence de ce besoin de changement. Partir implique quelque chose de total, au départ. Comme l'état matriciel total. Et à ce lieu total de départ ( total, c'est matriciel) qui ne peut être totalitaire, doit répondre quelque chose de global, le soi qui s'en va compte aller se fondre dans un soi global, cosmique. Jamais, en fin de compte, n'est remis en cause le fait d'être niché dans une éternité, même si d'immobilisante qu'elle est cette niche n'est plus ensuite que précaire sur le chemin initiatique.
Une sorte de transplantation ailleurs, toujours ailleurs, du serpent refermé sur lui-même. Les choses qui se présentent, avec leur capacité de plaisir, transportent. Ce sont des métaphores incarnées. Permettant de retrouver dehors, dans l'errance, ce qu'on ne pouvait garder dedans car c'était une prison dorée, une matrice empêchant de naître, un lieu de flottaison totalitaire. Voilà cet imaginaire propre au cheminement initiatique.
Reste ouvert, cependant, un questionnement sur cette féminisation de la façon de vivre, sur cette imprégnation matriarcale des premières années qui va déterminer le rythme sédentarité/nomadisme pour toute la vie à partir d'un oxymoron mettant en relation. L'intense vie matricielle à la maison poussant à s'en détacher, pour la retrouver ailleurs, mais dans l'instant changeant, précaire, non enfermant, non immobilisant. Les femmes sans doute jouent de façon intense le jeu du matriarcat qui ouvre l'espace matriciel fermé d'où partira le nomade. Mais ne font-elles que jouer ce jeu-là?
Alice Granger