par Alice Granger
Editions Stock.
Le moins qu'on puisse dire c'est que dans ce livre, Annie Le Brun met en acte, avec force et avec l'assurance du risque, un non qui est un véritable processus de rejet immunitaire du monde actuel dans lequel un trop de réalité colonise peu à peu tous les domaines du sensible, dans lequel le virtuel envahissant fait disparaître l'imaginaire.
Le ton critique de ce livre intelligent, qui n'épargne rien ni personne, dans son processus de rejet, annonce la verticalité d'une chute du ciel (comme Lucifer dans le poème sacré de Dante), (dans son cas peut-être ciel des intellectuels faisant partie de cette Nomenklatura culturelle qu'elle met en lumière) qui est comme la catastrophe de la naissance. Le risque qu'elle prend dans ce livre, c'est comme naître, chuter, verticalement, son corps lourd comme celui de Dante en Enfer, et non pas le corps en monitoring dans le trop de réalité de notre monde où tout est prévu pour formater aussi bien le corps que l'esprit pour un beau fixe permanent dans l'immensité diversifiée d'une horizontalité où plus rien ne pèserait et où même la subversion est prévue voire subventionnée.
Livre qui semble écrit pour chuter verticalement, retrouver le poids de son corps délivré par tous ses sens d'une hégémonie culturelle sur le sensible, livre de révolte, de refus, d'insoumission. Cette réalité débordante, virtuelle, qui vient englober les humains en prévenant leur désir pour mieux l'éradiquer, qui les prend en otage en les assiégeant à un niveau émotionnel, en ne cessant de proposer des choses qui jouent en permanence sur la pseudo évidence des sens satisfaits, en les asservissant et en les soumettant par la satisfaction qui met en place une censure par excès de choses permises, ce trop de réalité est quelque chose qui permet à Annie Le Brun d'être écrivain. Si ce trop de réalité n'existait pas, il faudrait qu'elle l'invente pour réussir sa naissance comme oeuvre littéraire. Pour s'affirmer dans sa singularité. Même si son jugement est sans appel, même si elle apparaît en train de s'écarter, de se décoller, de s'attirer par ses dires des inimitiés qui ne sont pas sans risques dans un monde de réseaux, elle-même a un rapport ambigu au trop de réalité. On dirait que, le temps d'un processus de rejet immunitaire, elle en est malgré elle fascinée au point qu'elle ne peut pas se tourner vers autre chose. Ambiguïté, contradiction. Le temps de produire des anticorps contre ce corps double, virtuel, en monitoring dans un monde qui le façonne aussi bien physiquement que mentalement, qui fait fonctionner l'énormité poétique envahissant rues, métro et espaces publiques comme anti-dépresseur, un monde où tout l'espace sensible est dans une banque de données. Le temps de produire des anticorps contre ce trop de réalité, cette virtualité, qui est une sorte d'enveloppe matricielle pour que la vie des humains soit la plus légère possible, pour que plus personne n'ait de poids, ne fasse le poids. Le temps de démasquer la terrible et totalitaire volonté de maîtriser les humains qui est derrière cette entreprise colonisatrice mondiale via la culture qui va jusqu'à subventionner la subversion pour mieux bâillonner la force de refus de ce qui est institué à l'origine de l'oeuvre d'art, de l'oeuvre poétique ou littéraire.
L'albatros veut retrouver son envergure.
Le corps et ses sens ne supportent plus ce jumeau virtuel androgyne façonné par les machines, le body building, la chirurgie esthétique, la mode, les régimes alimentaires, le sexe remis à sa place par un érotisme morne et marchandisé où la sexualité est réduite à un jeu de rôle, cette frénésie à concentrer sur soi tous les signes de la positivité obligée. L'identité de synthèse est invivable. A force, elle fait surgir l'intolérable de ce formatage en règle, qui utilise la culture qui a besoin pour cela d'un nombre important de gens subventionnés même et surtout quand ils sont subversifs.
Annie Le Brun insiste particulièrement sur la question de la métaphore, parlant d'une démétaphorisation généralisée, et aussi d'un véritable retournement du langage mis au service du trop de réalité et se faisant trop de texte opérant une sorte de modification génétique dans les esprits, pour fabriquer des vivants stériles comme dans l'agroalimentaire, dictant ce qu'il faut penser et ressentir.
Démétaphorisation, ou métaphorisation à l'envers? Transport à l'envers, où le transfert de sens devient transport du corps dans son double de synthèse formaté par un langage de synthèse. Il s'agit dans cette métaphorisation à l'envers de transporter le corps d'un monde négatif présenté comme le mal dans un monde de synthèse où l'imaginaire (produit de l'intérieur de soi) est remplacé par le virtuel, le trop de réalité, qui envahit la vie de chacun de l'extérieur, comme le langage de synthèse envahit aussi de l'extérieur, poésie qui en rajoute, roman dans lequel s'impose un nouvel érotisme unisexe. De l'extérieur, une envahissante matrice, habitée d'un fantasme de maîtrise pseudo scientifique des humains telle une mère idéale qui prévoit tout pour que tout baigne pour eux en apesanteur foetale, telle une marée noire, vient envelopper chacun des habitants de la planète. Cette métaphore à l'envers finit par faire entendre le non-sens dans cette uniformisation de la vie où sont en promiscuité comme dans une nursery les gens les plus différents et les plus indifférents les uns aux autres. Du non-sens éclate, fait naître la subversion à l'origine du rejet immunitaire. Le corps ne met pas forcément une éternité à s'apercevoir que tous ses sens sont en otage, que tout est répétitif, ressemblant. Le désir d'autre chose peut surgir. En témoigne ce très intelligent livre.
La métaphorisation à l'envers encore plus que la démétaphorisation, qui est à l'oeuvre sur notre planète, donnant l'impression d'une horizontalité communicante et flottante à l'infini, créant un homme connexionniste à travers les réseaux qui quadrillent tout, un homme entrepreneur de lui-même qui ne s'attache pas vraiment pour rester toujours prêt pour les aventures qui se présentent, est, paradoxalement, très intéressante, car jamais comme aujourd'hui un écrivain n'a été à même d'écrire l'événement de la naissance, ce rejet immunitaire. Aujourd'hui cela peut se dire et s'écrire. Il ne s'agit peut-être pas de s'arrêter à ce qu'Annie Le Brun dénonce comme l'énormité crapuleuse du contresens de la métaphore ou la mystification scientifique que celui-ci aura servi à camoufler, avec derrière cette insensée volonté de maîtrise visant à l'expansion illimitée du champ du rationnel. Pour pouvoir s'opposer il faut qu'existe ce contre quoi s'opposer. De la même manière, comment naître et donc tomber du ciel, s'il n'y a pas cette volonté matricielle et totalitaire de retenir dans un giron idéal le foetus qui, un beau jour, n'en peut plus de cette mère oblative qui lui apparaît tellement avide de pouvoir. Le corps virtuel, le corps jumeau, le double qui retient prisonnier dans un monde formaté (description du monde actuel et de son trop de réalité), ne rend possible la production d'anticorps destinés à dégrader et décomposer le placenta (le jumeau, le double) que si existe aussi l'antigène qui fait courir le risque de mort, antigène qui est corps étranger, qui est reconnu corps étranger au moment où la symbiose contre-nature n'est plus tolérable.
Toutes ces catastrophes écologiques qu'Annie Le Brun met brillamment en résonance avec les catastrophes qui atteignent le corps et l'esprit des humains sur notre planète ne pourraient-elles pas aussi être lues comme l'indice de la présence antigénique du corps étranger, du corps qui cesse d'être en symbiose tolérée, de même que dans la matrice tout ce qui est côté foetal et qui s'imbrique étroitement avec ce qui est d'origine maternelle repère un beau jour qu'une partie de ses enveloppes protectrices est étrangère et mortelle. Alors s'enclenche le processus de rejet immunitaire, processus intolérant, qui aboutit à la naissance, qui est une chute du ciel. Quand l'imaginaire s'avère à ce point vital qu'il n'est plus possible de continuer à s'éterniser dans le virtuel.
Très belle, très vivante, la série infinie de non par laquelle Annie Le Brun conclut son livre.
Alice Granger