par Alice Granger
Revue L'INFINI N° 70.
Passionnant, cet article de Julia Kristeva ! Autour de la Vierge Marie, elle y parle de la focalisation du beau dans la féminité, de ce miracle comme conséquence de l'incarnation, de Marie patronne des artistes peintres, de ces images qui naissent de la coexcitation mère-bébé.
En lisant ce texte, j'ai pensé qu'une étrange passion habitait aussi Marie, et pas seulement le Christ.
Voici qu'elle semble n'être qu'un personnage oblatif, entièrement voué à restaurer dans le visible et le sensible l'amoureuse enveloppe sensorielle où l'enfant incarné de tout son corps charnel se love. Elle-même reste en retrait, dans son silence oblatif, comme en souffrance, un peu mélancolique. Mais ce silence, c'est du Verbe, qui dit quelque chose d'en deçà du langage, un commencement avant le commencement. L'enfant, de tout son corps et de tous ses sens ( d'où l'apparition des images ) retrouve une sorte de plénitude corporelle et sensorielle propre à le faire dépasser le face-à-face catastrophique de Narcisse avec le miroir.
L'enfant-Dieu, dans cette visibilité d'un état invisible ineffable, jubile de tout son bien-être sensorio-corporel. Il s'incarne par tout ce plaisir visible, il voit le tableau englobant des choses embellies par son bien-être, et il montre ce bien-être de manière ostensible. Ce qui frappe souvent, dans les tableaux de Vierge à l'enfant, c'est que c'est l'enfant qui semble envahir tout l'espace, attirer les regards, et qu'il ébauche le mouvement de sortie hors des bras de Marie, comme par exemple dans le tableau de Léonard de Vinci, Sainte Anne, la Vierge et l'Enfant où, tout en regardant sa mère il est en train d'enjamber l'agneau.
Cette incarnation jubilatoire est la visibilité d'un état matriciel qui fut, et qui est restitué par le choix paradoxal de Marie de se retirer en tant que femme pour n'apparaître que mère oblative, pré-oedipienne. Dans cette plénitude incroyable de l'incarnation, l'enfant déborde littéralement de cet espace oblatif. L'enfant-Dieu attire les regards, l'envie converge vers lui, l'emmène ailleurs que dans le merveilleux giron, lui permet d'enjamber l'agneau. Il fait envie, cet enfant-Dieu, envie de se l'incorporer, envie anthropophagique, et n'est-ce pas sur cette envie suscitée par son fils chez ceux qui le regardent dans sa merveilleuse bulle d'amour oblatif que Marie parie d'être délivrée de n'être que mère alors qu'elle l'est toute ?
L'envie qu'il suscite, les regards qui l'attirent vers l'agneau, font que l'enfant monte sur la croix de son triomphe, et commence ainsi à s'éloigner de sa matrice oblative qui va rester comme un tombeau vide. L'enfant-Christ enjambe l'agneau d'une tout autre manière que Narcisse se précipitant sur son image. Du haut de la croix de son triomphe, il se précipite dans l'incoporation imitatrice de ceux qui l'envient et qui le cueillent dans une nouvelle enveloppe matricielle, différente, infiniment renouvelée. Marie reste dans cette opération vierge de maternité alors même qu'elle n'est dans ce commencement d'avant le commencement que mère.
Julia Kristeva parle de la passion du Christ pour le père. Qui me voit voit le père. Qui m'envie sur la croix de mon triomphe incarné au point d'aller jusqu'à l'acte d'incorporation anthropophagique imitateur qui me fait descendre de la croix de mon triomphe accomplit l'acte symbolique de séparation originaire propre au père. Ainsi, lorsque vous vous incorporez de moi par l'imitation suscitée par l'envie, c'est le père qui accomplit la séparation définitive d'avec le lieu matriciel, laissant Marie vierge de toute maternité éternelle, et immaculée, puisque aucune faute ne peut lui être attribuée de m'avoir abandonné à la vie.
Marie et son étrange passion ne sont vues qu'après que le corps incarné de l'enfant-Dieu ait occupé tout le tableau au point d'ébaucher l'enjambement de l'agneau, d'en sortir.
Délivrée d'être mère, trou matriciel oblatif, la voici vierge, fille belle à voir dans sa jubilation d'intelligence. Au bout de sa différence sexuelle, de son plaisir différée, la voici jubilante et belle d'avoir réussi à transporter ce qui est de l'ordre du matriciel encore plus que de la mère vers l'eucharistie et la communion. Elle aussi se donne à voir nue, c'est-à-dire dans cet état du commencement avant le commencement, nue comme là où c'était, enviable elle aussi car montrant un tel bien-être, une telle plénitude, épiant, regardant l'envie et pas seulement son image renvoyée.
Alice Granger