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Les exclus - Elfriede Jelinek
par Alice Granger

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Editions Jacqueline Chambon.


Ce texte, qui s'inspire d'un fait divers horrible qui ébranla l'Autriche en 1965, un adolescent de 17 ans qui assassina toute sa famille, analyse, avec une langue qui réussit magnifiquement à restituer les rêveries et surtout les fantasmes qui habitent ces jeunes sur le point de passer le bac et donc mis en demeure de penser au passage dans le monde des adultes, la crise adolescente d'une manière qui fait sentir au lecteur que l'auteur y parle aussi d'elle-même.
La notion de crime est omniprésente dans ce texte, ceci pas seulement à cause du fait divers. On dirait que ce que veut nous faire entendre Elfriede Jelinek, c'est que la sortie de l'adolescence ne peut pas faire l'économie de ce crime spécial qui est de tuer la famille, de la tuer symboliquement et d'en être tué aussi symboliquement, qui est d'admettre cette violence qui consiste à mettre en acte une séparation qui saccage le nid endogamique de l'enfance et fait éclabousser partout le sang de cet accouchement spécial qui est le passage dans le monde exogamique des adultes.
Le personnage principal est donc Rainer, celui qui va, en fin de compte, commettre le crime de sang, après avoir en vain cru qu'il pouvait en faire l'économie par cette Sophie dont il est amoureux sans qu'elle le soit de lui, Sophie l'adolescente riche qui représente la réussite sociale dans le monde des adultes. Rainer fantasme que par elle le passage dans le monde adulte pourra se faire sans ce crime spécial qui est rejet du nid familial.
Donc, l'économie du crime est-elle possible ? La riche Sophie, avec laquelle l'initiation à la réussite sociale, à l'insertion sociale dont rêve Rainer pourrait se faire sans fracas, s'éternise d'une manière hallucinante à le faire croire, en restant dans ce groupe d'adolescents qui ne sont pas de son milieu social. Rainer fantasme le passage réussi dans le monde des adultes par une jeune femme qui est là à portée de mains. Mais Anna, la sœur jumelle de Rainer, est là dans une sorte d'inconsistance et de rejet anorexique pour dire que le passage initiatique ne peut pas se faire par une jeune femme. Hans, le jeune ouvrier du groupe, déjà dans la vie active, a des relations sexuelles avec Anna, mais pas un seul instant il ne l'investit comme personnage qui lui changerait la vie, seule Sophie, dans le fantasme de Hans d'une réussite sociale, pourrait le faire.
Mais Sophie s'en fout. Elle va partir étudier dans une école suisse, les laissant tous tomber. Pourtant, c'est elle la pousseuse au crime, en incarnant de manière hallucinatoire cette réussite sociale comme représentation du monde des adultes, monde inaccessible parce qu'en réalité elle n'est pas une passeuse. Elle est un pousse-au-crime en ce sens que par le choix qu'elle fait de rester dans son milieu elle confronte de manière violente Rainer à sa famille déjà ravagée par l'abjection.
Rainer ne veut pas quitter sa famille, ne veut pas accomplir cette révolution qu'est la séparation d'un état d'enfance, qu'est le saccage d'un nid endogamique avec toute la violence que cela implique, tout le sang comme dans un accouchement, il veut la régénérer par Sophie. Donc, il invente que son père a une Porsche comme si sa famille était riche, il invente des voyages, pour refouler l'abjection qui marque sa famille, le père unijambiste, qui fait des photos pornos de sa femme et les laisse voir aux enfants, qui bat tout le monde, mais laisse son fils conduire la voiture sans permis. Il s'agit de régénérer la famille, de rétablir un état idyllique d'enfance représenté par la réussite sociale, ceci dans un contexte de refoulement, par l'Autriche, de son passé nazi abject.
Sophie est fantasmée par Rainer comme si elle était sa sœur, dans la familiarité et la connivence adolescente. Or, bien que présente de manière hallucinante parmi eux, elle est d'un autre milieu, elle n'est pas comme une sœur, comme Anna la sœur jumelle. Par contraste, Anna s'autodétruit dans un retrait anorexique.
Sophie est le pousse-au-crime, c'est-à-dire à l'accomplissement violent du renoncement à rester en famille que serait pour Rainer l'accès à la famille riche représentée par Sophie. Rainer doit en faire le deuil, Sophie les laisse tomber. Faire le deuil, c'est aussi le crime de saccager, symboliquement parlant, le nid familial d'abord en l'admettant comme abject, c'est naître une deuxième fois en laissant ce carnage symbolique derrière lui, qui est avant tout le carnage de ce qu'il était, pour renaître adulte. Les parents de Rainer faisaient l'impossible pour que leurs enfants, Rainer et Anna, réussissent socialement, donc études et leçon de piano pour Anna, mais ils ne pouvaient pas les transplanter littéralement dans le nouveau milieu comme si c'était encore en famille, à l'abri, protégé. Impossible de ne pas faire le deuil, de ne pas saccager un état ancien, de ne pas faire saigner comme pour une naissance, confirmée par la sortie de l'adolescence.
Ce crime vient mettre en relief le fait qu'il s'agit de parents, ceux de Rainer et Anna, qui ont imaginé pouvoir fournir au fils et à la fille leur réussite sociale, dans l'économie de la séparation. Alors, Rainer est forcé de s'apercevoir de l'impuissance de ses parents, de leur abjection. Que le nid, ce n'est pas pour la vie. Les parents ont fait un nid familial, ont donné la becquée (études, leçon de piano), mais pas plus, le reste de la vie, la vie adulte, est exogamique, pas même Sophie ne peut éterniser ce nid-là. Alors Rainer accomplit son carnage, il s'attaque aux corps des membres de sa famille parce que ceux-ci n'ont pas non plus su inscrire la coupure exogamique dans leur relation avec leurs enfants. Elle est très significative, la possibilité qu'a Rainer de voir les photos des organes génitaux de sa mère, photos prises par le père. Il y a quelque chose de très incestueux : voici d'où il est sorti, de ce sexe-là bien visible. C'est aussi la sortie dans le sang. Il tue d'une manière sanguinaire parce qu'il n'est pas mis dehors, de cette sorte spéciale de rejet qu'est la naissance.

Alice Granger

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