par Alice Granger
Editions Les Belles Lettres.
Ce très intéressant livre de Nicolas Bonnal nous met dans la situation de Job se sentant prisonnier d'un jardin, luttant contre le réseau ou la toile d'araignée qui l'enserre, et qui finalement se libère par le simple fait d'avoir mis à jour le démiurge qui est derrière ce jardin édénique comme derrière le jardin logique et planétaire qu'est le Net.
Internet, monde numérique en perpétuel changement auquel se connecter comme à une matrice retrouvée, une véritable utopie, un ailleurs d'autant plus espéré que le monde ordinaire et ses habitants sont dévalués comme étant le mal par rapport au bien à portée de branchement, est le monde de Pythagore gouverné par les nombres, un monde logique et non pas physique. Se connecter au monde virtuel, à l'utopie, y glisser, y surfer, faire du rollers, avec le corps subtil propre au ftus flottant dans le liquide amniotique et non plus le corps pesant d'après la naissance, réalise de façon imaginaire le retour intra-utérin. C'est la nouvelle synthèse gnostique, qui non seulement connaît les secrets de l'univers au point de le recréer, mais rassemble les morceaux épars de la matrice perdue à la naissance. Rassembler ce qui est épars, promet la gnose (aussi bien de l'Antiquité que de la Renaissance), c'est-à-dire retisser le filet arachnéen de la matrice, le réseau englobant et totalitaire.
Internet s'inspire aussi de la Kabbale (et donc de la Bible) qui met en avant la puissance des actes des hommes qui peuvent donc, tels des démiurges, avoir un pouvoir sur la création comme Dieu, au point que ces démiurges, la nouvelle élite mondiale de l'informatique, ce nouveau peuple élu, peuvent recréer le monde numériquement. Les ingénieurs magiciens de la Renaissance, qui construisaient de beaux jardins, allaient aussi dans ce sens-là. Internet est l'aboutissement du projet technologique occidental conçu à partir du XVIe siècle. Il a aussi des racines dans la pensée moyenâgeuse, qui luttait contre le mal et le péché et espérait un autre monde. Internet et son ailleurs (comme le paradis biblique ou le sid des Celtes) ont été préparés par les romantiques et les symbolistes qui ont répandu du négatif sur la vie ordinaire, vie dont se défaire, être ailleurs à tout prix, se débarrer d'un corps pesant, de l'histoire, des incertitudes de la vie, de la complexité de la vie sociale, familiale, publique. Préparation de l'attrait irrésistible de ce monde virtuel auquel se connecter en assombrissant le monde dit ordinaire, en le dénigrant, donc en mettant en relief la séparation. Cette séparation est en effet indispensable pour rendre irrésistible l'ailleurs, l'utopie, le virtuel, le monde numérique, qui est le monde en puissance, concentré dans l'aleph (rêve de Joyce et de Borges) dont l'@ est si proche. Le monde virtuel, c'est-à-dire le monde en puissance, soumis à la pensée binaire (le bien ou le mal) devient un concentré total (et totalitaire) du monde lorsque la séparation l'a rendu imaginairement vital.
C'est dire si Internet et sa technognose relient le progrès technologique incroyable et les rêves les plus archaïques des humains, ces rêves de retour dans le giron matriciel enfin virtuellement et imaginairement réalisé. Nicolas Bonnal écrit que la technognose, par laquelle les démiurges réussissent à recréer une nouvelle Jérusalem, va de pair avec le rétrofuturisme qui permet de revenir à quelque chose d'archaïque par une technologie de pointe. En fin de compte, la connaissance, écrit-il, est irrationnelle.
La Toile : le jardin électronique, le Logos platonicien et ce monde platonicien purement factice et virtuel. Les dragons qu'on y trouve dans les jeux électroniques de la génération game boy retrouvent ces dragons chinois symbole du Logos. Dans le jardin électronique il y a le serpent, qui, lorsqu'il se mord la queue comme symbole de l'immortalité dessine vraiment la position ftale comme l'ouroboros, et plus encore le dragon, monstre aquatique ftal qui ne dort jamais car, comme le démiurge, il a tout intérêt à espionner en permanence pour que sa vie utopique soit celle de l'élite dépendante des travailleurs du virtuel en état de servitude volontaire. Le réseau d'espionnage américain Echelon fait partie du jardin électronique. Et Internet est l'héritier d'Arpanet, le réseau d'espionnage du temps de la guerre froide.
Dans le jardin numérique, nouvelle Jérusalem recréée par les démiurges, par le Grand Architecte de l'Univers, le style est paranoïaque, parce que le changement est si rapide qu'il faut s'informer et se former en permanence sinon on est transformé en gibier. Les jeux électroniques mettent bien dans le bain de cette paranoïa permanente, où, comme Alice au pays des merveilles, on chute, on risque de se noyer dans une goutte de larmes, on grandit démesurément ou on rapetisse en un clin d'il. Monde magique redoutable. Monde technomagique.
Ce Nouveau Monde est, de même que les Etats-Unis, un concept gnostique plutôt qu'un pays. Il faut voir dans l'attrait irrésistible pour le jardin numérique, le monde gouverné par les nombres, le monde où la science a vaincu ce qui est littéraire, l'influence anglo-saxonne et la façon anglaise de se réfugier dans l'imaginaire (lire Swift, Lewis Carroll).
Internet permet à ses internautes, à sa tribu d'initiés, à son peuple élu, de réaliser le banquet platonicien, dans lequel l'homme connecté doit être convivial, festif, joueur, passant son temps libre à se connecter, à glisser, à retrouver la fluidité immatérielle de la vie ftale, à rejoindre l'androgyne tant prôné par l'ésotérisme.
L'homme post-moderne, l'homme sans qualités, l'homme en attente de fête perpétuelle parce que sa vie ordinaire a été totalement dépréciée, fermée, privée de possibilités et d'autres, parce que les espaces de vie ont été détruits au profit de l'utopie virtuelle, dont le temps libre a par ailleurs tellement augmenté, cet homme sans qualités s'ennuie, il ne se supporte plus, il ne supporte plus son corps pesant qu'il voudrait glissant sur ses rollers comme ftus sur le liquide amniotique, il voudrait être quelqu'un d'autre, il voudrait être son jumeau ftal, son double virtuel, celui qui voyage immobilement comme dans la matrice et comme lorsqu'il est connecté, tant pis s'il devient obèse par ce voyage immobile. Et ainsi, sur Internet, en navigant, en surfant, après avoir franchi les portails, activé les moteurs de recherche, il a l'illusion d'être parmi les élites, de vivre par procuration à travers son jumeau virtuel. Redevenu ftus encore plus qu'enfant. Comme l'enfant supposé naviguer dans l'imaginaire, les rêves, jouer perpétuellement, et vivre en tribu.
En lisant ce livre remarquable, c'est l'épisode biblique de la chute qui s'impose à nous. Le serpent (ouroboros qui représente la position ftale, ou bien les démiurges, l'élite constituant le peuple élu, ou bien le Grand Architecte de l'Univers) propose la pomme à Eve (là pour jouer un rôle matriciel) qui la partage avec Adam afin de redevenir ensemble androgyne. Ils connaissant alors le bien et le mal en goûtant au fruit de l'arbre de la connaissance, le mal c'est la vie ordinaire, c'est l'histoire, c'est tout ce qui ne peut être prévu et programmé, le bien c'est la vie festive dans le jardin numérique, c'est cette connexion par un nouveau cordon ombilical technologique à l'ailleurs d'avant, à l'autre monde rêvé. La conséquence c'est la chute, c'est-à-dire le fait que ceux qui croquent le fruit de ce jardin numérique doivent librement choisir la servitude volontaire s'ils ne veulent pas s'ennuyer à mourir dans la vie ordinaire, ils doivent être les travailleurs forcément enthousiastes de ce jardin totalisant tous leurs rêves, tout l'imaginaire se présentant avant qu'ils le désirent, c'est ça le bien, bien totalitaire. Complètement et bien sûr librement immergés dans la pensée binaire, en éliminant la contradiction inhérente au choix de cette non-vie de connecté, de voyageur immobile devant l'écran, de nomade ftal dans un temps où c'est Abel qui élimine Caën.
Donc, il y a cette nouvelle élite de l'informatique en train de remplacer les rois du pétrole, ces démiurges qui accomplissent, avec leur nouvelle Jérusalem numérique, avec leur jardin électronique qui prolifère à l'infini comme un cancer sur la dépréciation totale du monde dit ordinaire et sur la dépression qui s'ensuit pour les gens qui s'ennuient dans leur temps libre, ces démiurges donc sont en train d'accomplir la prophétie d'Isaïe selon laquelle Jérusalem sucera le lait des nations, la richesse des rois, ce sera un empire universel, mobile et fraternel où des étrangers se présenteront pour paître leurs troupeaux, des immigrants seront ses laboureurs et ses vignerons, sur les remparts des veilleurs (les espions d'Echelon) seront là jour et nuit. Voilà : des démiurges de l'électronique, nouveau peuple élu, sont en train d'asservir par voie de servitude volontaire exploitant l'archaïque et ancien rêve de retour intra-utérin de la population de la planète, ceci pour que eux, les initiés du sommet de l'échelle (et de l'Echelon) connaissent une vie idyllique.
Mais, comme l'enseigne Job, cette servitude volontaire, cette servitude choisie apparemment en toute liberté pour connaître le bien sous la pression du mal, ne fonctionne plus aussi bien lorsque les démiurges sont débusqués, eux les élus et en face d'eux ceux qui ne sont pas élus mais les servent en croyant satisfaire leurs rêves utopiques. Alors, face à ces démiurges qui se croient puissants comme dieu, il est possible de résister par l'inertie, le détachement, et le réseau, le filet, la toile d'araignée ne peuvent plus se refermer sur soi.
Alice Granger