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Une jeunesse perdue, Jean-Marie Rouart

Editions Gallimard, 2017

jeudi 12 janvier 2017 par Alice Granger

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En apparence, dans son nouveau beau roman, Jean-Marie Rouart évoque pour nous la tragédie de l’âge, ce passage de « la plus dangereuse des frontières », celle où le corps « n’est plus l’objet d’aucune convoitise », d’aucun « appel à l’étreinte ». Il place au cœur de l’écriture cette sensation définitive d’avoir été littéralement dépossédé de tout ce qui faisait le sel de sa vie, une vie sexuelle libre et sans fin renouvelée, mais aussi, nous le comprenons peu à peu, son patrimoine symbole d’une installation bourgeoise, et de ça bien sûr nous ne nous attendons pas ! Car, contre toute attente, alors que l’homme vieillissant ne l’espère plus, survient comme le plus fiévreux et sauvage crépuscule une aventure amoureuse violente comme une tempête ! Alors, une vérité lui vole au visage, derrière la folle et insatiable passion sexuelle de la jeune et très belle Russe Valentina jetant le désordre le plus inimaginable mais incroyablement adolescent dans le grand appartement cossu, très bien rangé et rempli d’objets de valeurs de son presque paternel amant. La jeune fille atteindra son but secret, qu’il lui donne l’essentiel de sa fortune sous forme d’un appartement à son nom à elle, et tant que ce n’est pas gagné elle tombera dans de violentes crises destinées à encore mieux ferrer son riche amant si bien installé par le chaud et le froid, la passion et la distance, le secret et le don charnel total, l’attachement au personnage paternel et l’infidélité avec un garçon de son âge ! Bien sûr, cette aventure voluptueuse et sauvage, cruelle, prend l’apparence d’une relation passionnelle entre un vieux monsieur bien installé, au patrimoine conséquent que la jeune fille ambitieuse peut aller évaluer sous prétexte de nuits passionnées, et une jeune fille qui convoite un homme très en vue, donc de pouvoir, qui peut quelque chose pour elle. L’aventure sexuelle, dans cette dissymétrie générationnelle, on dirait qu’elle s’embrase de passion et de sauvagerie cruelle pas seulement par le fait des corps qui se sont trouvés ! Et tout cela, tandis que l’aspect de l’inceste est totalement gommé, prend de plus en plus précisément des airs d’amour fou d’un père pour sa fille follement désirable et qu’il voudrait garder pour lui tout seul, la soustrayant à un garçon de son âge, ceci d’autant plus que, par ailleurs, il ne se passe plus rien de sexuel avec sa femme, en position de mère, vivant séparée de son vieil époux, semblant se suffire de son activité de gérante de Sous-Préfecture et de son jardin, comme complice très discrète du désir de sa fille de tout prendre à son père comme preuve d’amour définitif et comme soumission au temps qui passe et qui plume ! Tout se passe dans cette liaison follement cruelle et voluptueuse comme jamais comme si le vieil amant qui n’espérait plus cette ultime convoitise de jeune et très jolie femme lui cédait son héritage patrimonial avant même de mourir, avec la complicité mère-fille en aplomb sur cette logique-là ! Nous lisons, et c’est très surprenant de tomber sur cette logique-là, alors que nous sommes persuadés de lire les vicissitudes rencontrées par un homme libertin lorsqu’il vieillit et que la jeunesse, forcément, ne le voit plus lorsqu’elle le regarde… C’est extrêmement cruel, mais en même temps, il y a dans ce roman toute la question d’un homme qui, toute sa vie notamment sexuelle, se place dans la ligne de mire de la convoitise ! Dans ce nouveau roman, il est l’objet de la convoitise d’une jeune fille ambitieuse qui utilise les charmes fous de sa jeunesse et de sa liberté d’abord pour obtenir que cet homme de pouvoir la fasse connaître aux yeux du monde de l’art, et ensuite qui vise carrément le patrimoine de son vieil amant, comme une fille obtiendrait que son père s’en dépouille pour elle, par amour, avant même de mourir, acceptant de vivre presque de rien avec sa femme en attendant la mort. Pour sa démonstration, le roman utilise la peur panique de vieillir d’un homme avançant en âge pour lequel la vie libertine était tout en regard d’une jeunesse qui le convoitait parce qu’il était à une place et dans une visibilité qui rendait cela possible : lorsque Valentina apparaît, elle ne peut qu’être une dernière chance, un cadeau du ciel pour qu’il accepte ensuite l’échéance. Le passé voluptueux soudain est plus long à mourir. En vérité, ce jeu de la perte ne commence pas du tout avec la conscience de l’échéance, d’avoir franchi une frontière dangereuse et inéluctable ! Le narrateur joue à perdre depuis toujours, d’aventures amoureuses en aventures amoureuses, brusques et brèves, chacune ponctuée de vicissitudes passionnées ! Ne manque jamais le lit à une place qui scande la perte. Nous nous rendons compte que son propre corps, sexué, l’homme le laisse relié aux aléas de cette jeunesse qui le convoite, comme si un cordon ombilical l’y reliait, et le nourrissait de passion, de feu contrecarrant la mélancolie. Lorsque Jean-Marie Rouart peint les femmes au lit, femmes fleuves, femmes fleurs, femmes pieuvres, femmes tempêtes, on a la sensation presque matérielle de l’intérieur d’une matrice passionnée d’être pleine de lui. Les femmes, s’il les voit et les désire, c’est parce qu’elles le voient, le convoitent. Etrangement, il ne les voit pas, comme des autres, dans le dehors de la vie. Ce sont elles qui le circonviennent de convoitises, pour une raison ou une autre, ennui dans la vie conjugale donc désir d’un pas de côté voluptueux et ne dérangeant pas l’ordre des choses, saut dans une aventure libertine avant de se soumettre à un mariage de raison et d’installation, etc. On dirait qu’il n’a jamais cessé de vivre sur le modèle de l’enfant guérisseur de l’ennui conjugal de sa mère, mais qui guérit lui-même par la répétition des aventures le fait que ce soit toujours raté, que c’est un fantasme. Et que la grande question, à travers cet ennui qui fuse de la structure triangulaire oedipienne (et ce roman ne se structure pas par hasard ainsi : l’homme vit seul dans l’appartement conjugal vaste, bien rangé, bien meublé et rempli d’œuvres d’art acquises avec grand discernement, sa femme avec laquelle il est en bons termes vit dans sa Sous-Préfecture, est passionnée de son jardin, et son mari vient la rejoindre le week-end, ils ne couchent plus ensemble mais sont amis, elle est très riche et lui fait bénéficier entre autres d’une femme de ménage berrichonne payée par l’Etat ; cette épouse a des traits d’une mère pour son mari, elle est d’une tolérance totale à l’égard de sa vie amoureuse, laissant entrer la « jeunesse » comme autant de filles qu’ils auraient, et il est sûr qu’elle ne partira jamais), c’est celle de cette femme, l’épouse. Nous la voyons installée, ne semblant plus rien désirer, et donc n’ouvrant la perspective que sur les générations d’après, sur la jeunesse à laquelle elle conseille son époux de s’intéresser, comme si la logique de la vie se rabattait sur la logique de la reproduction. Elle ne se bat pas pour sa vie singulière, qui sombre dans un train-train sans relief. Sauf peut-être lorsque son époux découvre des lettres d’amour à elle adressées, dans le tiroir secret d’un bureau qu’il veut faire restaurer. L’époux est sur le coup stupéfait, sa femme a donc une vie secrète, elle est encore désirée… malgré son âge ! Et la certitude de toujours l’avoir à ses côtés comme… une présence maternelle encore plus qu’amicale en prend un coup ! Mais, à la fin, on apprend qu’elle aussi a failli se faire plumer : lorsque la logique de la vie est celle de la reproduction, la convoitise se focalise de plus en plus sur le patrimoine, sur l’héritage, et cette femme vieillissante aussi est convoitée par un homme plus jeune qui, tel un fils, veut qu’elle se dépouille pour lui avant même de mourir ! C’est une logique de mort, certes, mais de quoi s’agit-il plus précisément ? Ce sont des personnages qui, par leurs amours tournés vers la jeunesse, ne croient pas que leur propre vie est une aventure incomparable à chaque fois singulière et que c’est elle qui doit continuer à travers les générations en se renouvelant. Dans ce roman, la jeunesse, incarnée par les belles jeunes femmes convoitant l’homme très voluptueux ou bien par cet homme qui convoite la vieille et sage épouse qu’il cherche à faire divorcer pour l’épouser et lui faire signer une assurance-vie, est le miroir d’un doute de soi-même, d’un sentiment d’échec, d’une sorte de secrète mélancolie. Les conquêtes féminines, leurs convoitises, leurs regards sur lui, relancent, redonnent du feu à la sensation de valoir quelque chose, d’être quelqu’un, mais cela retombe toujours, c’est le doute, le passage à vide, l’abandon, le lit à une place. Le vieillissement lui-même est aussi le lâcher prise, la mélancolie radicale. Chaque vie, et son feu, sa pulsion de vie, devrait compter jusqu’au bout, singulière, différente, et ne pas se laisser être enterrée par la jeunesse, au contraire, cela devrait revenir à la jeunesse de la prendre comme paradigme !

Alors, bien sûr, ce roman maintient magnifiquement le suspense, il est très réussi en ce sens que l’on croit dans le sillage de cet homme qu’à nouveau la verdeur de l’âge s’affole sur le dessus-de-lit cramoisi ! On oublie presque l’homme acculé par le passage des années qui réagit à cette « échéance » par l’insoumission, éprouvant un sentiment de honte, de flétrissure.

« Je ne cherchais pas seulement du sexe, mais à me convaincre que l’heure fatale n’avait pas encore sonné. » Brièvement, il fait allusion à des femmes vieillissantes comme lui, esseulées, et qui pourraient, elles, le convoiter. Mais non ! Pas quelqu’un qui lui ressemblerait, ce serait une noyade, et il préfère se noyer seul ! C’est clair sans pourtant tout de suite en dévoiler la logique, « l’amour est indissociable de la jeunesse », cette jeunesse à laquelle il tendait les bras et qui venait à lui comme un « fruit mûr ».

Si, un instant, nous avions cru que le drame était celui d’un corps qui ne peut plus, que c’était celui de l’impuissance, de cette castration qui tombe avec l’âge, nous sommes très vite détrompés : ce sont « les yeux des femmes » qui « ne s’allument plus » ! Cet homme vieillissant qui ne peut accepter que, désormais, on le regarde sans le voir vivait jusque-là avec cette étrange certitude d’être toujours convoité, sur fond d’installation en couple impossible, presque de paradoxal interdit, les aventures s’enflammant, se compliquant, jusqu’à l’échec, jusqu’au lit à une place ! A chaque nouvel assaut de la jeunesse sous les traits d’une jolie femme, le phénix s’embrase à nouveau ! Hélas, désormais ce phénix croit qu’est venu ce temps fatal où plus aucun regard ni demande de fille ne viendra plus l’enflammer à nouveau.

Alors, dans ce roman, tout de suite il se campe, logiquement, comme quelqu’un qui a une situation en vue, qui a, dans son domaine, du pouvoir. C’est important pour être l’objet de convoitise féminine ! Pour par exemple être vu comme pouvant tout pour l’avenir professionnel d’une très belle jeune femme. Mais en lisant, sur une autre scène, invisible, il nous semble discerner, en surimpression et étant donnée cette différence d’âge entre l’homme et la jeune fille, un père aimant follement sa fille et prêt à anticiper son héritage pour la mettre à l’abri, sa vie à lui ne valant que par ce geste sacrificiel en direction de la jeune génération mais avec le rêve, interdit, qu’elle ne le quittera jamais ! « Je dirigeais une revue d’art d’un certain renom. » Grande réputation en France, encore plus à l’étranger ! C’est un homme important, même s’il reconnaît qu’en l’affaire il y a pas mal d’imposture, et qu’il est « un honnête trafiquant d’illusions. » Voilà, discrète, l’impression de ne pas valoir tant que ça… Peu importe qu’il ait conscience de régner sur « un peuple de conservateurs de musées, de critiques d’art, de grands amateurs. » Ce qui compte, c’est qu’il est un personnage dont on cherche à s’attirer les bonnes grâces ! La convoitise à son égard n’est donc pas seulement celle de jolies femmes habitées d’un désir que lui seul peut satisfaire, par sa disponibilité ou sa position de pouvoir. Il sait aussi qu’il peut à tout moment tomber, et que seule la chance lui a donné cette position enviable. Donc, sensation de précarité, tout sauf un narcissisme à toute épreuve. Il a sauvé du suicide Andy Warhol, et tapé dans l’œil de Francis Bacon, qui s’amouracha de lui… Ce n’est donc pas par son seul mérite que l’on s’impose dans le milieu fermé de l’art ! Et on imagine, alors, que c’est dur d’y pénétrer pour une jeune fille ambitieuse et à la situation un peu tragique… De loin, il est repéré comme le père sauveur d’une fille, celui auquel elle réussira à tout prendre, comme une sorte d’héritage arraché, en échange d’une sorte d’amour crépusculaire tempétueux et impossible en même temps qu’incestueux très discrètement, car il y aura dans cette aventure folle toujours cette crainte empoisonnante qu’elle le quitte pour un homme de son âge, cette crainte irraisonnée d’un père à l’égard de sa fille ! Donc, l’homme est « un épicentre de l’art contemporain. » On le consulte à l’égal d’un Maurice Rheims ! Jean-Marie Rouart soigne le portrait ! Mais, derrière ce royaume peuplé de tant « d’adulateurs et de quémandeurs », il se sent atrocement seul ! Evidemment, c’est un être dont le sens est d’être en attente, celui du désir qui le convoitera pour échapper, provisoirement ou définitivement, d’un état d’ennui, d’échec, d’abandon ! Dans sa position en vue, de pouvoir, le sens de sa vie, c’est que des jeunes femmes le voient comme celui qui peut faire flamber une pulsion de vie restée en rade ou prisonnière, des femmes qui ne le voient donc pas comme celui qui les emprisonneraient dans la durée. Son sens à lui flambe, s’enfièvre, d’incarner pour elles soit un échappatoire d’autant plus fou et voluptueux qu’il restera exceptionnel soit une possibilité de sauter définitivement dans le monde désiré comme le père fou de sa fille lui donnerait tout pour qu’elle vive sa vie en la lui devant !

Valentina fait irruption dans la vie de ce directeur d’une revue d’art au moment où il se désespère parce que les jeunes femmes le voient désormais sans le voir. Elle lui a envoyé un article sur Balthus. Un article qui l’irrite au plus haut point par son style ampoulé, par son fatras d’idées reçues, de sottises si contemporaines. Jean-Marie Rouart se moque allègrement de ces articles sur les œuvres d’art ! L’article en question est signé Valentina Orlov, une Russe avec tout ce que cela suggère déjà de passionné, de sauvage, d’extrême ! Il refuse cet article, en étant sûr qu’elle insistera, et il pense à ses propres humiliations lorsque lui aussi, jeune, forçait des revues et essuyait des rebuffades. Mais ses premiers articles étaient cependant d’un autre niveau ! C’est dire si cela commence mal pour Valentina ! Une petite jeune qui, c’est sûr, ne l’intéressera pas ! Pendant ce temps, il va à New York, on rétribue ses conférences par des cachets astronomiques. L’auteur soigne la position de l’homme en vue, en même temps que, par ailleurs, il souligne la vanité de cette réussite, il dénonce l’imposture ! Cependant n’est pas n’importe qui ! La convoitise a besoin qu’il s’érige le plus haut possible, comme une figure paternelle très puissante qui n’attendrait plus rien d’autre dans la vie que des aventures amoureuses avec des jeunes filles ! Dans ce passage à vide de passion amoureuse, persuadé que c’est fini, il hallucine presque les lèvres brûlantes d’une femme aimée, qui, encore, saurait le voir pour un fiévreux pas de côté ! Le sens de sa vie a toujours été précaire, suspendu au désir de parenthèses de jeunes femmes ou qu’elles viennent peut-être avec lui comme enterrer avec fièvre et volupté leur vie de jeunes filles ! Dans cette attente encore plus aiguë, on l’imagine, que les passages à vide qui ont dû ponctuer sa vie amoureuse, il revient à Paris plus glorieux et plus désespéré. L’attente est désespérée ! Dans l’avion, en première classe bien sûr comme il sied à un homme de son importance, sa voisine est une très belle jeune femme, qui s’endort dans son fauteuil comme si elle était dans son lit, impudique, poussant des gémissements dans son sommeil, chaude et voluptueuse, enchantant l’homme. Lorsqu’elle se réveille, elle lui lance un regard agressif. C’est logique, elle ne connaît pas en quoi il est digne de convoitise ! En même temps, elle sait la présence du regard, elle en est le centre. Elle s’est endormie dans la certitude convoitée d’être désirable. Sinon, elle ne serait pas dans l’avion exactement comme dans son lit ! Cette jeune fille ouvre la porte de sa chambre à coucher au regard qu’elle convoite, elle ne sait pas s’il est là, mais pour ainsi dire elle fait toujours comme si cela pouvait arriver à chaque instant. Elle est en position de chasse à l’homme de pouvoir, à l’homme paternel, se présentant exactement comme un père pourrait chez lui voir sa fille endormie, de mauvaise humeur lorsqu’on la réveille, presque animale dans son repos. Elle dort dans le fauteuil de l’avion, près de cet étranger, un homme d’âge mûr, et en même temps, elle est comme dans sa chambre de jeune fille !

Ensuite, évidemment « Tout prenait un air primesautier… Mon regard se portait irrésistiblement sur les jeunes filles qui, les yeux fermés, avec une expression extatique, tendaient leur visage vers le soleil. » C’est lui, le soleil… Elles montrent un aguichant nombril, leurs pantalons sont moulants sur les femmes. Elles chauffent sa lubricité. Tentation, supplice, pour lui ! Il enrage de voir près d’elles les garçons, qui gagnent leurs faveurs ! Tel un père qui voudrait chasser les garçons tournant autour de sa fille ! Il se sent exilé des ferveurs sexuelles des vivants. En même temps, il n’en voit que chez les jeunes ! Il évoque, pour parler sans doute de son propre cas, ces prêtres qui ont perdu la foi : « Les tortures de l’âme et de la chair avide sont le seul lien fiévreux qui les relie encore à un sacerdoce dont le principe est mort. » Mort ! Au bureau, sa secrétaire, la cinquantaine, qui a encore de l’allure et s’habille avec élégance, bien sûr ne lui inspire aucun désir ! Logique ! Il la voit ayant, elle aussi, franchi « cette frontière secrète ». Il y a, chez lui, cette sensation qu’homme et femme, à partir d’un âge qu’il a sans doute fixé, sont en puissance morts, mais un homme repousse cette échéance par les aventures avec la jeunesse plus facilement que les femmes… Il ne la rate pas, dans son portrait, sa secrétaire de cinquante ans ! Mais c’est cette même secrétaire qui prononce à nouveau le nom de Valentina Orlov, qui, dit-elle, insiste pour être publiée et veut un rendez-vous. Qu’elle aille se faire foutre, dit-il !

Entre en scène l’épouse. Avec évidemment des traits très maternels à l’égard de son époux ! Elle est toujours là en cas de spleen, elle est toujours d’humeur égale, sa vie et ses idées sont très rangées, pas de mauvaises surprises avec elle ! Bien évidemment, elle a un poste de sous-préfet dans une ville de province fade, rien à craindre elle ne fera pas de frasques… Elle est bien installée elle-même dans une bâtisse de style Directoire, et son jardin occupe tout son temps libre. « Je savais que de sa part rien de bas ne pourrait survenir. » Elle le laisse dans leur vaste et très confortable appartement parisien vivre en célibataire. Entre eux, sexuellement, bien sûr, c’est l’extinction des feux… Lui, il est sûr, elle se satisfait sagement désormais des fruits que lui apporte son existence, même si ce sont les fruits secs de l’administration. Telle une mère que les enfants imaginent sans sexualité… elle est pour lui un havre de sécurité et de pureté ! Et, évidemment, elle est très riche, car elle a hérité de toute la fortune de son père. Donc, il y a cette idée de la fille installée par son père, et qui finit bien sagement sa vie, son époux peut en célibataire lui-même bien installé dans leur appartement cossu vivre sa vie libertine comme sous les yeux d’une mère très tolérante… « Je n’entendais pas me priver de la griserie des corps tant que les occasions étaient offertes. J’avais connu de ces exaltations intermittentes qui avaient toutes les symptômes de la passion, y compris leur durée : brusques, brèves, décevantes. » L’épouse très riche mais économe d’autant plus qu’elle est nourrie logée blanchie par l’Etat incarne en quelque sorte dans le roman l’état auquel désire accéder Valentina ! La jeune fille n’a pas de père riche pour la mettre à l’abri des besoins, son corps nu est d’ailleurs exposé aux regards dans tous ses orifices et zones érogènes comme une sorte de demande d’adoption en recherche de protection placentaire dans cette sorte de maison close : à la fin, lorsque son vieil amant se proposant de l’épouser après son divorce mettra à son nom un appartement et qu’alors elle disparaîtra avec un garçon de son âge, ce vieil amant aura joué le rôle du père léguant sa fortune à sa fille ! D’ailleurs, dans ce roman, le confort matériel voire matriciel est important ! Dans le bel appartement de la rue des Beaux-arts auquel il est religieusement attaché et qui a une signification autre que matérielle et donc pourquoi pas matricielle, il est servi par une paysanne du Berry mise à sa disposition par sa femme et donc payée par l’Etat… Voilà, une sorte de nounou, à ses petits soins, lui cuisinant des plats très fins. Il y est entouré d’objets d’art qu’il a trouvés tout au long de sa vie au marché aux puces, dans les salles de vente, etc. Dans la chambre, il y a évidemment le grand lit, où il dort seul, « recouvert d’un grand dessus-de-lit cramoisi » où « se superposaient les couches géologiques de ma vie amoureuse ». Dans ce vaste et confortable appartement qui fonctionne aussi comme une garçonnière, c’est lui le chat, voluptueux, casanier, épris de calme et de confort. Plus tard, Jean-Marie Rouart, alors entraîné par elle dans des tourbillons de voluptés, nous peindra Valentina dans cette même chambre ! Qu’elle a réussi à transformer en chambre d’adolescente où une tornade, ici sexuelle, a tout mis dans un indescriptible désordre : « Quand elle passait la nuit chez moi, elle jetait son désordre sur les canapés, laissant des épluchures d’orange parfumer la marqueterie des meubles, maculant les tapis persans du jus des poires qu’elle dévorait à pleine bouche. Mon appartement pourtant vaste semblait trop étroit pour elle… la salle de bains inondée, jonchée de serviettes, le salon où elle abandonnait des vêtements semblaient aussi bouleversés qu’après le passage d’une bourrasque… elle s’appliquait à tout mettre sens dessus dessous… Quant à la chambre, jamais lieu de plaisir n’a autant exprimé par ses chambardements les folies du sexe : traversin jeté sur le sol, draps malmenés. » Bref, cela ressemble à la description par les parents dépassés d’une chambre d’adolescente ou d’adolescent… donnant l’impression que l’habitant du lieu jette les choses autour de lui comme si c’était une matrice où tout autour ça s’occupe de ranger, nettoyer…

Lorsque, à la brasserie Lipp, Valentina apparaît soudain au mélancolique directeur de la revue d’art, avec un air conquérant, avec une allure martiale qui lui vient de son manteau en cuir noir, il ressent une brûlure ! Il lui accorde évidemment un premier rendez-vous ! Ses yeux mauves sont animés d’une superbe arrogance. Elle est sûre d’elle, de son ascendant sur lui. Comme d’une fille dont le père est fou, mais là le sexe n’est pas interdit ! Lorsqu’elle l’accuse d’être fermé à la modernité, puisqu’il avait refusé son article, on entend autre chose, que la modernité, c’est quelque chose de beaucoup plus définitif, comme la vie qui est soustraite de son sens et de son relief et passe à la génération suivante… Telle une adolescente qui sait y faire avec un père conquis d’avance, Valentina sait faire alterner des temps conquérants avec des temps accablés, avec une figure chiffonnée, des gestes nerveux, un jeu de rôle où elle laisse sourdre qu’elle est, littéralement, en souffrance… Et que le passeur généreux, ce sera lui… Elle lui dit : « Vous êtes tout-puissant et moi je ne suis rien ! » Et, si logiquement, il lui dit : « D’un ton paternel, avec une voix pleine de sollicitude, je lui proposai de remanier son article. » Paternel ! Elle joue un désarroi qui sait très habilement faire vibrer la brûlante fibre consolatrice… Pour que l’aventure penche carrément du côté de la jeune fille, le roman apporte un nouvel élément : Des lettres dans le tiroir secret d’un secrétaire à faire restaurer révèlent au vieil homme que sa femme, sa sécurité, entretenait une relation amoureuse ! Plus tard, on apprendra que de son côté aussi l’épouse, ou plutôt sa richesse, était convoitée par un homme plus jeune. Il faut que tant de son côté à lui que de son côté à elle, se mette en marche un processus de dépouillement, de cruel passage de relais des biens que l’on pourrait voir comme le symbole matriciel par excellence. Valentina par rapport au directeur de la revue d’art, Ambroise Duvivier par rapport à son épouse, les deux cherchent à tirer à eux cette sorte d’enveloppe matricielle, pour s’y installer avec volupté et sécurité. Valentina réussira, Ambroise non, mais le vieux couple résistera au coup, annulera le divorce en cours, et fera avec ce qui leur reste. Ce qui se joue - à travers une passion amoureuse tempétueuse avec Valentina qui finit par s’installer chez lui, a une vie secrète qui empoisonne le vieil homme, lui demande de l’emmener à Florence où elle se refuse, insinue de plus en plus clairement qu’elle a un amant de son âge, fait miroiter le mariage avec elle en même temps qu’elle exige qu’il achète leur appartement en le mettant à son nom à elle – c’est une sorte de transfert à la jeune génération du matelas matriciel, de cette chose qui garantit un abri, une sécurité. En signifiant à la génération d’avant, l’homme et son épouse, qu’elle peut s’en dépouiller, et lâcher le morceau. L’avidité est en marche sous prétexte d’une passion amoureuse spéciale vers laquelle aussi bien l’épouse que son amant Ambroise poussent le directeur de la revue d’art avec le prétexte que Valentina est une chroniqueuse d’art de talent… « … il faut t’ouvrir à la jeunesse », lui avait-elle dit ! Le vieil homme, lui, se regarde dans le miroir, et « La flétrissure de mon visage m’affligeait. » Il a le sentiment que l’existence est une vaste illusion.

Comme une petite fille avec son père, Valentina sait, certains moments, laisser tomber sa tête sur son épaule dans un geste affectueux. « Et nous restâmes ainsi un long moment en silence comme un père et sa fille qui se retrouveraient après une longue absence. » Nous y sommes, un père et sa fille ! Dans un bar, place de la Madeleine, il la sent « rassurée par ce climat de luxe et de confort. » C’est ça aussi, un des aspects importants de ce roman : l’importance de ce confort, de cet abri, de cet intérieur tapissé par les saisons de la vie. Important pour Valentina, qu’elle convoite pour l’instant, et qu’elle va obtenir. Mais aussi pour le directeur de la revue d’art. Ne serait-il pas convoité aussi parce que irradiant cette sensation de sécurité et de sensualité qui vient de la certitude d’être dans un abri très stable, très familier, et assez passéiste, comme jamais quitté ou réintégré. L’épouse aussi présente ce caractère installé, cette certitude d’avoir des biens tout autour d’elle mais jamais perdus donc rien ne paraît chez elle de ce que l’on voit chez les nouveaux riches. On a cette impression que si ce voluptueux mais parfois neurasthénique directeur d’une revue d’art vit sa vie comme une sorte de délégation dans les aventures amoureuses et une sécurité auprès d’une femme sœur ou mère, c’est parce que cet attachement à l’abri bien meublé et décoré, avec sa paysanne berrichonne qui le chouchoute, est le plus important, quelque chose auquel il s’agrippe, dont il jouit, qui condense la peur, le doute et la guérison de toute une vie. Et sa vie amoureuse, se renouvelant parce qu’il suscite la convoitise chez la jeunesse, ne se conjugue-t-elle pas par cette passion secrète de l’installation matricielle d’une sorte de chat solitaire, casanier ? Alors, un beau jour crépusculaire, le tapis volant file aux mains de la jeunesse, en infligeant le coup de couteau du temps qui a déjà trop avancé, mais surtout est une réactivation de la perte, peut-être là une perte très ancienne, un abri d’autrefois. Et l’on se demande si la peur, et la mélancolie qui s’ensuit, de cet âge où les femmes jeunes ne le voient plus ne sont pas aussi une inédite inquiétude devant le dehors, l’ouverture à autre chose, un autre temps, avec un autre statut du corps, de ses sens.

Lorsqu’il passe le dimanche à la Sous-Préfecture dont sa femme est la régente, il est, comme par hasard sensible au confort suranné de la bâtisse ! Il est sensible à cet intérieur de bourgeoisie provinciale. Il sent littéralement l’intérieur. Une sorte de madeleine de Proust. Quelque chose d’anachronique.

Le calvaire de l’homme, parce qu’il ne sait pas grand-chose du passé douteux de Valentina, parce qu’il soupçonne qu’elle a une autre vie, des amants, et surtout aussi parce que leur liaison est disproportionnée et vouée à prendre fin, vient surtout du fait qu’il en ignore le sens. Alors même que, littéralement, les murs de sa vie tremblent, et que toutes les accumulations d’objets précieux et de confort sont en train de lui être pris. Roman d’un dépouillement spécial ! D’une sorte de mise dehors si redoutée ! « Parfois la perspective de la perdre me semblait préférable à l’enfer que j’endurais. » Il ne sait pourtant pas encore que ce n’est pas seulement elle qu’il va perdre, mais son appartement, son abri depuis si longtemps, plein de traces de sa vie ! Valentina le met littéralement dehors, hors de ce dedans familier et comme d’un autre âge ! Déchirure de la matrice ! Naissance traumatisante vécue comme un avant-goût de la mort, et pourtant ouverture sur autre chose ! Atteint dans cette si ancienne passion d’un intérieur à l’image d’un autre temps, d’un autrefois, bien sûr, il a l’impression que la mort approche, et sa mélancolie l’empêche de s’apercevoir qu’il s’agit peut-être d’un saut logique, d’un détachement, d’une sorte de naissance si longtemps crainte. Lui aussi pourrait s’identifier au corps naissant, en éclosion, pris d’une fièvre de dépossession, il dépense sans compter pour l’appartement qu’il croit encore pouvoir habiter avec Valentina. Or, de Valentina peut-être s’inspirera-t-il non pour une installation, mais pour vivre une vie nouvelle, qui éclôt ? Une jeunesse perdue ? Ou bien, en dépit des apparences, une jeunesse enfin à vivre, hors de cette passion de l’abri d’un autre temps, un abri déchiré par le couteau de la convoitise de Valentina, qui s’est saisie du tapis volant ? Le roman conclut : « Puis, plus rien : j’avais vécu. » Oui, il avait vécu cette vie-là. Il l’avait crue immortelle.

On oscille dans ce roman entre la sensation d’une sorte d’adolescence prolongée, avec ses passions amoureuses enflammées et brèves, et à l’opposé l’impression étrange qu’il s’agit de quelqu’un qui était en fait déjà vieux et qui maintenant dans la chute peut enfin devenir jeune, cette jeunesse, c’était autrefois qu’il l’avait perdue, mélancoliquement… Juste une impression furtive…

En tout cas, ce roman de Jean-Marie Rouart est très réussi, la logique y est précise mais savamment masquée ! On croit jusqu’au bout à cette dernière passion amoureuse disproportionnée et tempétueuse, et c’est seulement après-coup, en y réfléchissant, que l’on a la surprise d’entendre autre chose !

Alice Granger Guitard



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