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Oui, la psychanalyse guérit, J.-D. Nasio

Editions Payot, collection Désir/Payot, 2016

mercredi 26 octobre 2016 par Alice Granger

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Le titre que le psychanalyste J.-D. Nasio a choisi pour son livre semble être une sorte d’affirmation, preuves à l’appui, face à un doute flou, face à une incroyance, face peut-être à une impression diffuse que c’est quelque chose d’improbable mais on ne sait pas pourquoi sauf que quelque chose s’y oppose et que c’est très malin… Et là, nous voyons le Dr Nasio se lever, et dire, non, ça, ça n’est pas plus fort, et OUI ! la psychanalyse guérit ! En tout cas, celle que pratique depuis cinquante ans le Dr Nasio !

Avant de rendre compte de l’élaboration théorique renouvelée que le Dr Nasio nous offre par ce livre parce qu’une aussi longue pratique l’a faite évoluer et l’a affinée et précisée, je voudrais me laisser aller à mon impression profonde en refermant juste la dernière page du livre. Je suis depuis longtemps convaincue que c’est parce qu’il est « spécialement » chaleureux que le Dr Nasio est un bon psychanalyste, et aussi un psychanalyste innovant, qui a gardé sa capacité d’étonnement et d’invention. Son livre à la fois théorique, précis, accessible aussi, et ponctué de cas cliniques, a surtout su rencontrer mon intérêt par son dernier chapitre, et je crois savoir que c’est le chapitre préféré de son auteur : « La guérison reste une énigme ». Bon, je l’avoue, je n’ai jamais beaucoup aimé ce mot, « guérison », peut-être à cause de sa connotation médicale et de cette idée d’un pouvoir et d’un savoir s’exerçant sur quelqu’un qui n’a pas en lui-même, tout seul, les ressources pour se défendre et se libérer de la maladie… ou d’un fantôme, ou d’un tapis volant fou. Donc, associée à cette connotation médicale si proche d’une logique maternelle, il y a comme par hasard une image négative que le malade doit avoir de lui-même, puisqu’il se trouve devant la nécessité de demander de l’aide à cause de son extrême vulnérabilité, et dominante en face de lui il y a l’image tellement positive et puissante du personnage fort de sa science, aussi fort que la mère toute-puissante mais fortement inquiétante pour cela. N’oublions pas aussi que nous vivons à une époque où l’on cherche à nous parasiter avec d’innombrables solutions à chacune de nos difficultés, besoins et à chacun de nos maux comme si l’idéal était d’être circonvenu de partout comme par une nébuleuse placentaire avide de bénéfices. Le mot « guérison » me fait trop penser au fait qu’il s’agirait de guérir… de la vie, c’est-à-dire de cette inquiétude légitime devant l’inconnu de la vie et constitué par les autres. Si un docteur me dit, je vais vous guérir, je le regarde avec incrédulité, et je lui rappelle très sérieusement que j’ai des défenses immunitaires, même psychiquement parlant, qui se sont développées en vivant, au contact des « dangers », et surtout parce que mon entourage humain m’a toujours considérée comme ayant la capacité de me débrouiller toute seule, tout le contraire d’une instance genre mère courage toujours prête à venir au secours d’un être impuissant tout seul d’emblée stigmatisé dans une image négative dont le paradigme est le fœtus, être réellement dépendant. Donc, le titre du livre du Dr Nasio évoque une ambiguïté, le patient comme il l’appelle n’arrive pas à s’en sortir tout seul, il vient le consulter, et le docteur ne se présenterait-il pas en endossant l’image positive puissante surplombant un être incapable tout seul de se délivrer… de quoi ? D’un placenta fantomatique ne cessant encore de tenter de le circonvenir et de le terroriser par le sentiment de dépendance et de fragilité, l’empêchant de vivre en affirmant que sans lui il ne peut pas vivre ?

Bref, j’ai commencé ma lecture avec une saine méfiance, mais en me disant que ce Dr Nasio a quelque chose pour lui : sa chaleur ! Et cette chaleur le différencie absolument du fantôme qui se cache dans la puissance ! La chaleur, c’est la marque de l’humain, elle signale l’autre humain à côté, elle indique aussi que lorsqu’on sent quelque chose de chaleureux on est sûr d’être à l’extérieur où la température est plus froide que dans un ventre maternel ou médical dangereux par sa prétention à savoir fournir toutes les solutions ! Donc, même si c’est un docteur, et attention mettons en alerte toutes nos défenses immunitaires pour prouver que nous savons nous défendre tout seuls depuis que nous sommes délivrés de l’enveloppe placentaire, matricielle plus que maternelle, il se rattrape par sa chaleur, comme si ça lui échappait, d’être comme cela, comme si un autre se démarquait de lui le bon docteur et le devançait auprès de celui qui est nommé « patient » en chuchotant, moi j’ai pu en sortir, suis-moi dans la brèche, tirons-nous dans l’inconnu de la vie… S’il dégage de la chaleur, s’il est un artiste de cette chaleur, c’est qu’il se trouve dans le monde extérieur, il en incarne la preuve et fait par sa seule personne réellement une première et déterminante intervention analytique juste en étant étrangement vivant. A l’extérieur, il y fait plus froid, on est donc détaché, on est donc vraiment né quand on perçoit cette chaleur qui nous parle du froid, de la coupure du cordon ombilical, de la délivrance par disparition du placenta, de la capacité qui nous est enfin reconnue que nous avons en nous les ressources pour nous défendre et pour vivre en produisant de l’intérieur de nous aussi de la chaleur ! Donc, il est forcé de reconnaître que cette guérison est une énigme ! D’autant plus que le mot « analyse » signifie « sans solution » ! Et la première « solution » qui doit nous manquer, si nous somme vivants, nés, c’est-à-dire nous manifestant chauds et chaleureux, c’est le liquide amniotique, surtout lorsque le fantasme maternel prétend l’éterniser autour d’un être à l’image négative de l’impuissance, de la dépendance, de l’addiction.

Donc, que ce soit une énigme, ouf, j’aime mieux ça ! Et je la trouve alors géniale, la dernière phrase du livre : « J’écoute mon patient avec toute la force de mon inconscient de psychanalyste, mais c’est l’Inconnu qui le guérit. » Lorsque la porte se referme derrière le patient après sa dernière séance, Le Dr Nasio dit qu’il ne peut jamais répondre à son interrogation, qu’est-ce qui l’a guéri ? Il parle du « patient qui s’est vu délivré de sa souffrance. » D’une part, dans cette image nous, nous voyons que quelque chose a fait disparaître la souffrance, ou plutôt la chose qui la suscitait malignement, nous voyons que c’est ça qui est dégonflé, qui a perdu de sa puissance. La délivrance, c’est aussi un mot utilisé lors de l’accouchement et de la naissance. Un placenta se détruit, il ne reste pas telle une nébuleuse maligne. Donc, d’apprendre de la plume du Dr Nasio que c’est l’Inconnu qui guérit, c’est une super nouvelle ! C’est quand même autre chose que de dire, c’est moi, Dr Nasio, qui guérit mes patients ! Dire, « c’est l’Inconnu qui guérit », n’est-ce pas faire disparaître toutes mains propriétaires sur l’être de besoin qui ne saurait s’en sortir tout seul, ces mains prétendant faire une œuvre d’une vie humaine. La fameuse image négative de soi, n’est-ce pas l’image de la dépendance, de l’impuissance, de devoir tout à une instance puissante, de ne pas pouvoir s’en délivrer, n’est-ce pas rester encore dans l’ignorance d’une capacité propre à vivre ? La délivrance, redonnons à ce mot son sens associé à la naissance ! Le Dr Nasio parle du fantasme inconscient du patient qui a une image négative et fausse de lui-même, mais arrêtons-nous un peu au mot « fantasme », et entendons que, comme nous le dit encore aujourd’hui la langue grecque moderne, « το φάντασμα » c’est le fantôme ! Cela me plaît bien de dire que le psychanalyste qui guérit c’est celui qui chasse juste par la lumière du dehors le fantôme qui cherchait à affirmer qu’il avait encore du pouvoir, alors que ce n’est plus rien, même s’il hante la maison et la vie du patient ! Un fantôme, c’est froid, ce n’est pas chaleureux comme le Dr Nasio…

J’ai l’air de m’attarder un peu, avant d’entrer dans l’œuvre du Dr Nasio. Mais non… L’élaboration théorique qui nous est présentée dans un effort presque de simplification persuasive me donne envie de produire des digressions, de suivre mes pensées en lisant, de céder à l’invitation des chemins de traverse qui s’ouvrent par les phrases du livre…

Lorsque je lis que les patients manifestent leur gratitude, à la première page, je me dis, les voilà qui s’exercent désormais, à leur tour, à être chaleureux ! Le mot gratitude me semble légèrement en porte-à-faux avec l’affirmation que c’est l’Inconnu qui guérit… Tiens, mais qu’est-ce qu’il est devenu chaleureux, ce patient qui ne va plus patienter, qui n’est plus en souffrance, cet être humain qui est sensible aux hauts et aux bas de la température de ce dehors inconnu où il y a des inconnus plus ou moins chaleureux !

Le Dr Nasio dit qu’il fait confiance à sa longue pratique pour dire qu’elle guérit : la confiance, je pense qu’elle est suscitée par l’homme qu’il est, qui est étrangement confiant dans la vie, une confiance à l’œuvre, qui va à la rencontre d’autres humains dont certains semblent en rade. On le devine très tôt frappé par son être chaleureux et sensible à la chaleur plus ou moins présente de l’autre. La confiance qu’il évoque renvoie tout de suite à la confiance qu’il faut avoir en soi-même pour que notre propre image ne soit pas négative, fausse, rabaissée, infantilisée, « incestisée ».

Lorsque l’auteur écrit que « Interpréter, c’est rendre au patient la part inconsciente de lui-même », je pense que cette interprétation prend son élan dans le fait que l’analyste, celui-là et pas un autre, est chaleureux. Sa chaleur, le patient la sent, et à partir de là il peut retrouver la sienne propre, refoulée profondément comme si une sourde intimidation l’avait repoussée pour mettre au premier plan une image négative, dépendante, infantile, prisonnière des filets de l’enfance trop protégée et ne faisant pas assez confiance pour la prise de risque dans l’aventure de la vie.

Je lis que c’est le psychanalyste qui amène son patient à la guérison. J’ai l’impression qu’il le prend par la main, comme un père ou un grand frère ou même une mère, mais plus loin il dira que non. Heureusement, cette première phrase un peu suspecte d’un chapitre est infléchie par ces deux qualités que, selon le Dr Nasio, un psychanalyste doit avoir, une fine sensibilité aux mouvements cachés de l’inconscient d’autrui, et laisser avec art parler son propre inconscient. Bref, dans cette sorte de mise en gémellité de deux inconscients, l’un est juste plus en avance que l’autre et voit les difficulté de l’autre parce qu’il en a rencontrées des comparables sinon les mêmes. Et si le plus avancé va, par le choix de son activité professionnelle, au-devant de celui qui tarde, on ne sait pourquoi, à avancer dans l’aventure libre de la vie, n’est-ce pas parce dans l’inquiétant inconnu de la vie, la chaleur d’autres humains est infiniment apaisante ? Le Dr Nasio le dit à sa façon : il dit qu’il sent que son patient s’engage dans la voie de la guérison « chaque fois que je me trouve en prise directe avec l’inconscient de mon analysant. » Mais l’inconscient, c’est quoi ? Très curieusement, l’auteur évoque la « GESTATION » qui prépare le patient à s’ouvrir à la guérison. C’est remarquable ! On dirait une gestation restée en rade, rendue éternelle, et qui, là, se remet en route et surtout se prépare à s’achever, pour qu’ensuite le patient, pour ne pas dire le fœtus, s’ouvre à la guérison, pardon, à la naissance et à la vie sur terre avec les autres en ayant confiance en ses ressources propres, comme tous les autres dont il va sentir la chaleur, celle qui est en lui aussi ! C’est ça qu’il dit, le Dr Nasio, puisqu’il affirme qu’il accompagne son patient « vers une nouvelle naissance ». S’il utilise le mot « naissance », c’est que ce qu’il nomme « inconscient » a à voir avec la gestation, avec ce temps de l’enfance où les figures parentales permettent ou non à l’enfant d’avoir confiance en ses propres ressources, ou bien si elles sont séductrices, ou sévères, ou négatives, bref où la question incestueuse se tricote avec le fait de fantasmer l’enfant comme étant encore dans une matrice tout en faisant sentir de manière perverse que cette matrice n’est plus qu’un fantôme, qu’une enveloppe blanche, qu’un drap sur un bâton qui fait peur la nuit dans la maison prétendument hantée.

Son propre inconscient, le psychanalyste l’utilise avec son patient comme d’un inconscient instrumental, et là, nous percevons distinctement la lame qui coupe le cordon ombilical et qui reste dans le fait que, par sa propre analyse, le psychanalyste s’est déjà délivré, est sorti dans le monde terrestre et des autres, a coupé d’avec le temps dépendant, le temps plus ou moins incestueux au sens où il faudrait ne manquer de rien, avoir tout à portée de mains par les parents comme dans une matrice… Donc, le Dr Nasio peut à juste titre affirmer qu’il guérit son patient « grâce surtout à ce qu’il est… inconsciemment. » Pour le dire autrement, c’est par ce qui se manifeste par le fait d’être chaleureux, une chaleur qui vient tout droit de l’inconscient, une chaleur qui est définitivement sortie du ventre à 37° qui fantasmait de le garder encore même après la naissance pendant tout le temps de l’enfance. Voilà : la singularité du psychanalyste Nasio est de s’être aperçu depuis longtemps déjà de l’importance de sa personne, je dirai de lui en tant qu’être humain né, et donc aussi dans une position de paradigme pour d’autres humains pas encore, eux, délivrés littéralement ! Il va plus loin en disant que ce qu’il est au plus profond de lui-même, il l’ignore : il me semble que la question spécifique de la chaleur, celle qui se construit au contact de ce froid du dehors qui n’est plus la température matricielle, celle qui se ressent de la coupure, de la séparation originaire, ne se retrouve qu’avec un autre humain, dans le froid ou bien les fluctuations de la température terrestre seul quelqu’un d’autre, par la chaleur de son corps et métaphoriquement par ses paroles chaleureuses et la musique chaleureuse de sa voix peut restituer quelque chose de la chaleur matricielle perdue, a un effet gémellaire apaisant. Ce n’est pas par hasard si on appelle dans certains pays le placenta le jumeau. La chaleur, c’est quelque chose qui s’enracine très loin en amont, et que, par surprise, l’autre nous fait sentir sans nous emprisonner bien au contraire. « C’est cela l’inconscient. L’inconscient est cette part cachée de nous-mêmes qui détermine ce que nous sommes et, quand nous agissons comme thérapeute, détermine ce que nous sommes devant chaque patient qui souffre. » J’ai envie de préciser que le patient est en souffrance, c’est-à-dire qu’il n’arrive pas à aller plus loin, à achever vraiment sa gestation. Avec son Inconscient Instrumental, son inconscient qui a su se délivrer, le psychanalyste peut guérir, c’est-à-dire venir au-devant de lui pour l’accueillir en paradigme, en jumeau déjà né mais restant curieusement en proximité avec cette instant de la séparation, de l’action de la lame.

Le Dr Nasio a besoin de préciser qu’il ne s’agit pas de son inconscient personnel, mais de son inconscient sublimé, un inconscient raffiné au cours d’une longue pratique après une analyse personnelle et une supervision lors des premières années de pratique, qui ont permis d’apprendre à dialoguer avec lui-même.

Quand même, le Dr Nasio est pétri de logique médicale, il dit qu’il soigne ses patients. Nous le sentons étrangement… maternel, prompt peut-être à s’identifier, mais à la manière d’un acteur, d’un artiste, à une entité maternelle, si bien qu’il est doué, dans ses interprétations narratives… Bon, on pourrait dire paternel, mais non… je maintiens maternel… Dans une séance avec un patient, il se passe des choses pas seulement dans sa tête, mais aussi dans son cœur. Il faut dire que dans la situation psychanalytique la position du psychanalyste auquel le patient est venu se confier est étrangement proche de celle d’une mère vers laquelle l’enfant vient lorsqu’il se sent petit, ou lorsqu’il a besoin d’être admiré et d’être rehaussé, ou lorsqu’il se sent abandonné. Et il dit : « je suis focalisé sur mon patient. » Dehors, lorsque nous sommes en présence d’un autre, nous ne sommes pas du tout dans cet impératif d’être « focalisé » sur lui, même si ça peut arriver…

Donc, en se focalisant sur son patient et en plongeant dans son monde intérieur, le Dr Nasio l’écoute, puis en mobilisant cette lame qu’est son Inconscient Instrumental, il lui adresse une interprétation qui fait abandonner à ce patient sa mauvaise et fausse perception de lui-même. Bref, il se croyait, négativement, un être impuissant et dépendant, à l’image d’un fœtus éternel, et par la lame des paroles du psychanalyste il se voit comme un être qui a en lui-même les ressources pour vivre, qui a coupé son cordon ombilical, qui est habité d’une estime de soi toute naissante. La parole du psychanalyste vaut comme confiance enfin dite en ses propres capacités, et met fin à quelque chose de rabaissant, d’infantilisant, de déprimant, de mortifère, de sévère, dans les paroles et scènes d’autrefois.

Il ne s’agit pas, écrit le Dr Nasio, de bienveillance, dans l’écoute du patient et dans l’interprétation. Non, il s’agit d’abord d’être très curieux à l’égard du patient qui arrive, d’être très attentif à comment il se présente, se manifeste, notamment la première fois, verbalement ou non, comment il porte un sac, un paquet, si sa main est froide, moite, molle, ses odeurs, comment il bouge ses pieds, ses mains, son corps. Une mère poule ne ferait pas différemment… Des parents reniflent le derrière de leur enfant pour sentir à travers la couche s’il a fait caca… Il ne s’agit pas d’attention flottante, et à ce propos, je ne peux m’empêcher de penser à ce fœtus en apesanteur qui FLOTTE dans son liquide amniotique comme l’attention du psychanalyste est censée flotter dans des pensées qui ne se précisent jamais… Non, au contraire le Dr Nasio s’intéresse à l’être humain qui est vraiment là, qui se présente d’une certaine façon qui dit son émotion, sa douleur, ses peurs, ses humiliations. Il écoute plus qu’il n’entend c’est-à-dire ne comprend. Il écoute, il se laisse étonner, il ne met pas sa compréhension en premier. « Lorsque nous écoutons, nous n’entendons plus rien… nous entendons les mots, mais nous écoutons l’inconscient. » Le psychanalyste est « focalisé… sur le monde interne et affectif de son patient » au cours du « processus de l’écoute ». Importance du monde interne et affectif. On a l’impression que l’affectif est encore tout, que dans son inconscient le patient n’est pas écouté au stade où le cerveau supérieur du langage sait prendre de la distance par rapport aux dangers des émotions mais dans un stade antérieur, là où il est encore fragile, aux prises directes avec l’instance dominante, avec ce qui avait tout pouvoir et s’éternise en nébuleuse fantomatique. L’écoute vient au devant du patient presque avant ses mots, en voyant comment son corps se manifeste. Une écoute qui, dans la première étape, observe, puis dans la deuxième étape, cherche à comprendre, et dans la troisième étape écoute pleinement afin que l’Inconscient Instrumental du psychanalyste fusionne avec l’inconscient du patient, et à partir de là le psychanalyste d’aujourd’hui peut s’identifier « à l’enfant endolori d’hier. » Sans être endolori lui-même. Le Dr Nasio se présente à nous dans une parfaite maîtrise théorique de sa pratique. Dans le processus de l’écoute, le psychanalyste observe, puis il essaie de comprendre, puis il écoute pleinement, puis il s’identifie, puis il communique son interprétation. Le psychanalyste ressent l’émotion traumatique du patient que celui-ci ne ressent plus aujourd’hui. Par exemple, il sens la tristesse d’une patiente déprimée mais surtout, derrière, la haine sourde qui fut provoquée par une terrible déception, la haine étant « un élément essentiel dans la dépression. » Haine de soi ou d’autrui. Il s’agit donc d’une double empathie du psychanalyste, qui s’identifie non seulement avec l’émotion actuelle du patient mais aussi avec l’émotion traumatique cachée en lui et qui le ronge. L’interprétation consiste à dire au patient l’émotion traumatique, à verbaliser le refoulé.

Mais écouter ne va pas de soi. Selon le Dr Nasio, cela ne peut se faire sans vouloir « entrer dans le monde intérieur et silencieux du patient qui souffre ». Voilà une bien étrange passion, si on y pense ! « … connaître quelqu’un du dedans, tel qu’il se connaît lui-même… tel qu’il se perçoit lui-même : tantôt trop sûr de lui, tantôt vulnérable ; tantôt trop fier de lui, tantôt méprisé ; tantôt charmeur irrésistible, tantôt mal-aimé. » Il y a quelque chose d’incroyable à entrer comme ça dans l’autre, à avoir cette étrange passion ! Mais ce qui est étrange aussi, c’est que ce dit patient laisse entrer en lui aussi profondément, la porte n’est pas fermée, n’est pas interdite, on peut continuer à y entrer comme chez soi… ! Le psychanalyste, c’est donc quelqu’un qui s’aperçoit de ça, de ce quelque chose de communiquant, de pas fermé, de pas coupé, chez certaines personnes ? On imagine la petite enfance, la mère attentive, ou bien abusivement maternelle, ou bien angoissée, qui n’en finit pas d’entrer comme dans un moulin dans la vie de l’enfant, comme s’il ne se détachait pas, comme si elle n’envisageait jamais qu’il se sépare. Alors, cela fait un patient qui laisse béant l’intérieur de lui-même, ce serait ça être resté en souffrance, n’avoir pas avancé, grandi, ne s’être pas dégagé, pas délivré. « En somme, la première et la plus importante prémisse qui préside à l’écoute thérapeutique, c’est d’avoir le désir authentique de se glisser dans le monde interne de l’homme, de la femme ou de l’enfant qui nous parle. » Curieux désir « authentique », donc, « chevillé au corps » ! Désir d’aller vers l’autre, comme l’écrit le Dr Nasio ? J’ai envie de dire : mais encore ! Car quelque chose me dit qu’il y a, à l’œuvre, une sorte d’incroyable identification à la mère qui non seulement ne cesse d’aller aux alentours du nouveau-né, une mère qui ne manque jamais, mais qui, littéralement, ne se reconnaît pas de fermeture, pas d’interdit, pas de coupure entre elle et cet enfant, une mère qui entre comme elle veut dans l’univers de cet enfant, qui voit cet enfant non fermé, qui se glisse dans le cordon ombilical, qui s’identifie au sang qui va le nourrir et le maintenir en vie. Pour le Dr Nasio, l’écoute est un « idéal », qu’il atteint souvent. Ecoute comme un battement sanguin de sang à sang, entre placenta maternel et placenta fœtal ? Entrer dans l’intimité d’un album de famille apporté en séance. Une certaine manifestation observée chez le patient, par exemple une odeur d’alcool, va permettre au psychanalyste qui l’a reniflée de déduire « les conflits larvés qui tourmentent le patient, l’image négative que l’analysant s’est forgée de lui-même, ainsi que, plus profondément, le fantasme inconscient et pervers, source de sa souffrance. » Fantasme pathogène. Y a-t-il un fantôme qui hante la vie ou la maison de ce patient ? Le psychanalyste est-il quelqu’un qui prend au sérieux la présence des fantômes, derrière le fantasme pathogène ? S’il entre dans le monde intérieur du patient, afin de comprendre le fantasme pathogène cause de sa souffrance, ne serait-ce pas, plus exactement, pour se subtiliser à ce fantôme bien réel pour on ne sait quelle raison historique mais peut-être aussi liée à notre époque, pour être comme lui mais la malignité en moins, la perversité en moins, afin de le faire disparaître au grand jour, à la lumière de l’interprétation ? « De l’obscurité, surgira la lumière. » Dans la concentration, dans la forclusion volontaire de toutes pensées inutiles, le psychanalyste est en état de réceptivité totale, afin de capturer « l’inconscient de l’autre », c’est-à-dire quoi, en fin de compte ? Capturer le fantôme, cette « vision mentale floue », prendre la main sur ses agissements pervers afin de les vanifier, de les chasser par la lumière ? Donc, le Dr Nasio, dans un état dissocié, écoute le patient, c’est-à-dire va vers le dedans, qui est en lui-même où il rencontre une scène qui vient de l’inconscient de l’autre, il n’entend pas en allant vers le dehors. Il voit surgir « la fiction d’un personnage qui représente le patient dans une scène fantasmatique… que le patient a oubliée et qui est, d’après moi à l’origine de ses troubles actuels. » « Cet être de fiction que l’analyste voit soudain surgir en lui, au centre d’une scène fantasmatique, est le produit de la captation par l’analyste… de l’inconscient du patient. » En voyant surgir cette fiction, le psychanalyste est surpris, dépersonnalisé : je dirais, il voit un vrai fantôme, un fantôme c’est donc à prendre au sérieux, c’est vrai qu’il y a des maisons hantées ? J’aime bien glisser du fantasme au fantôme ! Face au fantôme pris au sérieux, le psychanalyste ressent la même émotion que le patient ? Ce n’est que face à face, par surprise, avec le fantôme, qu’il peut sentir la même émotion traumatique que le patient ? Il faut bien que ce psychanalyste lui-même ait déjà vérifié la réalité des fantômes… Et comment se fait-il que le monde extérieur laisse ainsi des fantômes à l’intérieur des maisons familiales ? Quelle est cette curieuse complicité ? Pourrait-on dire que les névroses correspondent à des époques, des cultures ? Le psychanalyste s’identifie à l’être fantasmatique, mais la guérison ne serait-elle pas liée à la chasse impitoyable du fantôme, cet intrus qui s’incruste abusivement et perversement ? J’ai envie de dire que si le patient fantasme, c’est qu’il y a un fantôme qui le provoque à le faire, et qui ne peut qu’être décevant pour le patient parce qu’il n’est qu’un fantôme, sans réel pouvoir pour la vie après la naissance. Le psychanalyste interprète, à la cinquième étape, c’est-à-dire qu’il met en mots le fantasme qu’il perçoit, tel un messager entre l’inconscient et le conscient du patient. A condition que le patient le sache déjà confusément. Par exemple, l’Homme en noir laisse le fantôme de sa mère partir, une mère que le père a fait rester telle un fantôme en ne disant pas à son fils qu’elle était morte. Le patient, avant, avait peur de savoir ce qui était resté inconscient. Mais peur de savoir quoi ? Par exemple dans le cas de l’Homme en noir, la chose importante est ce père qui ne dit pas à son fils que sa mère est morte : la peur pourrait être celle du père, l’impuissance du père devant s’occuper du fils orphelin de mère, mais aussi la haine du père à l’égard de celle qui, étant partie, l’a mis dans cette situation. Peur devant une situation nouvelle, une difficulté de la vie. Peur de l’inconnu. Peur de savoir qu’on est seul, séparé, qu’on doit se débrouiller face à l’inconnu de la vie. La peur était d’abord celle du père. Et son intense sentiment d’abandon. Dans ces histoires, il y a toujours dans l’entourage familial du patient quelqu’un qui fait rester un fantôme par peur, il semble.

Bon, le Dr Nasio, bien sûr, ne parle pas de fantôme, seulement de fantasme. Le refoulé « n’est pas seulement un événement, une émotion et un désir, il est également un fantasme… Le fantasme, c’est une scène, une situation dramatique minimale, une action esquissée dont l’image n’est jamais très nette… cette scène satisfait imaginairement le désir pervers et surexcité que nous venons d’étudier… dans la phobie, le fantasme… est un fantasme sadique de dévoration de l’aimé pour l’empêcher de partir. Dans l’hystérie, le fantasme est un fantasme sadique d’excitation et de frustration de l’aimé pour l’empêcher de séduire. Dans l’obsession, enfin, le fantasme est aussi un fantasme sadique, non plus de dévoration ou d’insatisfaction, mais d’asservissement de l’aimé pour l’empêcher de faire mal. » Mais qu’est-ce que cet aimé ? Un fantôme, avec son drap placentaire ?

L’interprétation, le Dr Nasio l’a théorisée en quatre variantes : l’Interprétation narrative, la Prosopopée interprétative, l’Interprétation gestuelle, la Rectification subjective. Bien sûr, la théorisation, si importante pour le Dr Nasio comme l’on s’en aperçoit par cet ouvrage, est une prise de distance infinie, une manière de s’abstraire parfaitement d’une situation au contraire très engagée, très identifiée. Hormis la Rectification subjective, les trois autres variantes ne sont pas des interventions directes. Dans l’Interprétation narrative, le psychanalyste s’identifie au personnage principal du fantasme inconscient du patient, et en fait une histoire qu’il lui conte, mais où il invente une version telle qu’il aurait dû la vivre, métaphoriquement il débloque une histoire immobilisée par un traumatisme. Dans la Prosopopée interprétative, le psychanalyste fait parler un être absent, c’est une fiction qui fait exister par la parole un personnage absent ? La Prosopopée interprétative s’adresse au patient en donnant la voix au personnage secondaire « de la scène du fantasme inconscient sous-jacent à la souffrance de l’analysant ». Dans une sorte de création, de jeu de rôle différent du premier ( où il joue le rôle du patient vivant une nouvelle fois l’histoire bloquée mais en train de se débloquer cette fois), le psychanalyste « se glisse dans la peau » du personnage secondaire (un proche du patient, presque toujours la mère) qui se met à parler au patient. Ces deux variantes font parler les deux protagonistes du fantasme inconscient. Par exemple, dans une séance avec Cyrille, le psychanalyste joue à s’adresser à sa mère : « Dites-moi, madame, comment était Cyrille quand il était bébé ? » Puis il fait la mère qui répond : « Vous savez, docteur, j’ai toujours été une mère très anxieuse… » Dans cette interprétation, la mère peut apparaître au patient comme « coupable d’avoir inoculé son angoisse à son fils. » Le psychanalyste, dès le premier rendez-vous, avait su saisir le regard très craintif de Cyrille. C’est à partir de ce détail qu’il a élaboré sa Prosopopée interprétative. Dans l’Interprétation gestuelle, l’analyste « mime l’action ou le geste dramatique qui caractérise la scène fantasmatique inconsciente », et le patient, en voyant, peut apporter des modifications et ainsi apporter un élément de premier plan pour comprendre. Mais c’est seulement au bout de cinquante ans de pratique que le Dr Nasio, pour quelques rares patients, est allé jusqu’à l’Interprétation gestuelle, qui requiert beaucoup d’expérience. Par exemple en touchant la main d’un patient. Mais ceci est rarissime, et au contraire il recommande de ne jamais toucher un patient ! Bien sûr ! Car cela exige l’Inconscient instrumental, et une réflexion théorique engagée depuis longtemps. La Rectification subjective rectifie « le sens que le patient donne à son symptôme », et ainsi modifie son ressenti, ceci dès le premier entretien. Par exemple à un patient qui croit être déprimé à cause d’un surmenage et d’un licenciement, il dit que cette dépression vient au contraire d’une « anxiété profonde et ancienne », qu’il était en fait angoissé depuis l’enfance. Au cours du premier entretien, l’analyste avait senti « que le patient avait été un petit enfant hyperprotégé par une mère très anxieuse », que cet enfant en avait été fragilisé, angoissé au moindre problème, et devenu adulte il a eu un besoin impérieux de se sentir aimé de manière inconditionnelle. Le licenciement fait surgir la fameuse image négative de soi.

Les différentes variantes de l’interprétation sont pour le Dr Nasio des créations parce que, si elles sont réussies, elles créent littéralement des changements chez le patient. J’ai envie de dire qu’avec ces différents jeux de rôle qu’ose l’analyste en fertilisant sa pensée sur le limon de la théorie, comme il le dit, c’est aussi le fantôme qui est débusqué et disparaît… Par exemple, cette mère très anxieuse perpétue la malignité d’une entité placentaire courant après ce qu’elle voit comme un éternel fœtus et non pas un enfant séparé d’elle et en train de grandir, détaché. Le jeu de rôle inventé par l’analyste qui écoute ôte tout son pouvoir à ce fantôme qui avait déjà sans doute hanté la mère elle-même parce que le patient s’aperçoit qu’il a grandi, et peut-être aussi comprend-il l’angoisse de sa mère, le fait qu’elle-même ne pouvait pas le maintenir protégé en elle puisqu’elle n’était plus en possession d’un contenant matriciel en fonction mais que « ça » la forçait à faire croire que si… La pression sur les mères, pour qu’elles soient parfaites, pour qu’elles fournissent tout ce qui est bien au bébé… Un fantôme, une sorte de placenta volant, cherche à s’éterniser en elles, les poursuivent, certaines sont très angoissées car en vérité elles savent bien qu’elles ont mis dehors le bébé, d’autres sont des mères courage exemplaires car elles y croient, à leur fausse image d’une fonction pleine, etc. Les cas cliniques que nous offre le Dr Nasio pour étayer son livre théorique nous font très bien sentir ce genre de fantôme derrière le fantasme. Par exemple la petite fille qui ne dormait pas parce qu’elle devait veiller sur sa mère : c’est fou comme ce bébé en arrive à devoir être une sorte de placenta fantomatique pour y remettre dedans une mère déprimée ! Il semble toujours y avoir, dans chacune des formes de névrose, une sorte de dualité entre le patient et une chose éternellement là, selon différents styles, pour le circonvenir mais en même temps ambigue, perverse, intrinsèquement manquante et donc animant le jeu de l’abandon, de la séduction, de la maltraitance pour faire diversion sur cette perte de pouvoir. Cela semble si difficile, dans la vie du dehors qui recommence à chaque fois avec une naissance, que la mère puisse sans angoisse signifier à l’enfant que s’est effectué un saut logique, qu’une chose s’est détruite, qu’elle n’a plus en elle cette toute-puissance ancienne, et qu’elle n’est pas coupable de l’avoir mis dehors, et qu’elle est vidée d’un super organe ! L’histoire humaine terrestre commence toujours par cette mise dehors, mais le fantasme maternel imagine qu’un placenta fantomatique perdure ensuite, et alors c’est très pervers pour l’enfant…

Bien sûr, dans ma lecture de ce livre très intéressant du Dr Nasio, un psychanalyste pas tout à fait comme les autres par sa singulière chaleur comme signe qu’il vit bien dehors, sur terre, je me suis laissée aller à mes pensées, en semblant m’éloigner du texte. Mais je lis comme cela. Il a l’air tellement sérieux, en voulant nous convaincre, qu’il en a l’air presque enfantin, enfin je voulais dire… argentin… !

Alice Granger Guitard



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