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L’Art presque perdu de ne rien faire, Dany Laferrière

Editions Grasset, 2014

mercredi 25 novembre 2015 par Alice Granger

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« … le monde manque tant de poésie et semble si épuisé » écrit Dany Laferrière dans ce recueil d’articles qui entrouvre pour nous ce luxe de ne rien faire, un art.

« Notre univers est trop pensé et pas assez rêvé », ajoute-t-il.

Il déplore que notre imaginaire social, scientifique et politique ne trouve plus sa source dans cette nuit qui « nous projette dans un monde si proche de l’enfance que le temps et l’espace se confondent. » A la suite du géographe grec Thalès de Milet qui disait que « La nuit est en avance d’un jour », Dany Laferrière écrit que le monde naît de la nuit, où le monde est si proche de l’enfance, même si désormais des spécialistes de toutes sortes passent leur nuit à concevoir un monde de plus en plus artificiel. Il évoque aussi Héraclite, qui disait que « l’homme qui dort construit son univers ». Ces grands mathématiciens étaient des poètes qui faisaient des découvertes à partir des sentiments qui animaient les gens. Et c’est parce que les gens voulaient voyager qu’ils ont créé le bateau, non pas l’inverse !

Dans cet art de ne rien faire, cet écrivain haïtien né au temps de la dictature et vivant à Montréal prend le temps d’une réflexion sur notre monde, et trouve pour sa part reposant de n’être pas responsable de toute cette histoire étant donné qu’il ne fait que passer dans le coin, qu’il n’y a pas de quoi se croire être le nombril du monde. Il ne partage en rien cette avidité pour le spectaculaire de nos contemporains, et se moque de tel chef d’Etat persuadé que son voyage est l’événement du siècle ! « Ce virus de la mégalomanie infecte une bonne partie du monde. » « Chacun cherche un secteur vierge pour établir sa domination. » Ah cette course aux best-sellers ! L’artiste du « ne rien faire », tranquillement, calme le jeu superlatif : « Nous ne sommes ni au début ni à la fin du monde. Alors, on se calme. » Jamais rien de prétentieux et aucune posture de supériorité dans son utilisation, littéraire et poétique, du langage.

C’est un écrivain artiste, qui est né au pays de la dictature de Papa Doc, il sait de naissance comment résister, préserver son corps et son cerveau alors tellement en danger de mort, on l’imagine mal ensuite adhérer à une pensée autoproclamée comme supérieure. Ce sont aussi des résistants, ceux auxquels vont son admiration, son intérêt ou sa sensibilité. Il réfléchit à la possession, cette obsession si folle des possédants richissimes d’aujourd’hui. Qui peuvent aussi être des possédants du savoir, du langage comme arme de domination.

A la sortie de l’adolescence, à cette époque heureuse où il avait encore du temps libre, il s’essaie à penser de lui-même, peut-être dans la joie de sentir qu’il a réussi à sauvegarder indemnes son corps et son cerveau par-delà le dictateur ! Il s’exerce à penser de lui-même, là où d’autres s’essaient à penser comme un illustre autre ? Il se demande cependant s’il est encore possible de penser par soi-même lorsqu’on est imprégné de tellement de lectures comme il l’est, comme si, paradoxalement, cette richesse langagière qu’il s’est appropriée pouvait par le danger d’un prêt à penser stériliser la pensée venant de l’intérieur de soi. Il commence par conclure en disant qu’il a si peu pensé et tellement lu, et qu’il est devenu avec le temps un homme sous influence. Puis lui vient une constatation en apparence banale : « on ne compte pas l’or qui ne nous appartient pas. » Cette réflexion lui permet un renversement de la situation : et s’il se laissait posséder, au lieu de chercher à posséder ! L’angoisse cesse immédiatement, et la jubilation le saisit. Car il s’aperçoit qu’il appartient à tellement de choses ! « Le ciel ne m’appartient pas, j’appartiens au ciel ; la lune ne m’appartient pas, j’appartiens à la lune ; les étoiles ne m’appartiennent pas, j’appartiens aux étoiles ; la rivière ne m’appartient pas, j’appartiens à la rivière… » Bien sûr, ce n’est pas parce qu’il ne possède rien qu’il est libre. Cependant, en disant qu’il appartient au ciel, à la lune, à la rivière, etc. il replace l’être humain dans la nature et parmi les autres, il est un maillon dans un ensemble infini en équilibre toujours instable. Ce renversement si sage de situation, qui replace l’humain dans la nature, est si éloigné de la prétention humaine actuelle que l’homme peut tout maîtriser, qu’il est le sommet de tout avec son savoir en particulier scientifique, une prétention fanfaronne et criminelle qui conduit à des activités qui introduisent des déséquilibres si rapides dans la nature que celle-ci ne réussit plus à rétablir l’équilibre, ce qui met en danger la vie humaine bien plus que la terre qui, elle, bien sûr, en a vu d’autres ! Sans préjugés élitistes qu’il pourrait avoir en ayant tant lu, Dany Laferrière se laisse surprendre par ce qui est étranger, en particulier les autres, il se laisse émerveiller, il appartient à ce qui réussit à faire jouer ses cordes sensibles.

Enfant, Dany Laferrière détestait la sieste qu’on lui imposait, cette invention des adultes, lui qui était capable de jouer sans arrêt. Le sommeil pour être en forme pour aller au travail, ou en classe : « On dort toujours pour un maître », conclut Dany Laferrière. Toujours l’impératif de ne pas se laisser faire, de résister, de ne pas se faire prendre en mains, de garder une capacité propre à penser ! Mais il s’est mis à vraiment apprécier la sieste en exil, parce qu’elle lui permet alors de se retrouver, corps et esprit, de résister un peu comme au temps du dictateur qui menaçait de lui prendre la tête et le corps ! En ce temps-là, sa famille avait réussi à lui offrir une enfance indemne, mais avec la sensation vive du danger, et l’apprentissage précoce qu’un corps et un esprit libres par résistance c’est un luxe ! Ce sommeil en plein jour lui permet alors ce voyage, la remontée dans le temps, et cette impression « de nager dans une rivière dont la source se situe dans la haute enfance. » Lorsque l’exil l’a coupé de son enfance, il aime d’autant mieux la sieste qu’elle lui permet « de reprendre des forces après une angoissante décennie passée à lutter contre un dictateur que je n’avais jamais rencontré. » En Haïti, tout le monde dormait mal, car d’un œil, et les jours aussi étaient inquiets. Nous comprenons que dans son enfance, l’art de ne rien faire est déjà un acte de résistance au dictateur, en Haïti, un écartement pour retrouver poétiquement un temps que la dictature détruit, malmène. « Mon enfance est faite de désirs inassouvis. » Le temps d’enfance, pour lui, même protégé par des décisions prises par sa famille pour le soustraire à la proximité de la dictature, est secoué par le danger réel de cette dictature parce que son père avait une activité de résistance et avait dû s’exiler au Québec. Son fils est éloigné de Port-au-Prince par sa mère, il est envoyé chez sa grand-mère, donc le séisme sous ses pieds est déjà là bien avant le grand tremblement de terre qui a ravagé le pays. La perte le conduit à retrouver ce temps d’enfance autrement, sans doute dans cet art de ne rien faire, dans la poésie, en s’exerçant à penser tout seul, en lisant de nombreux auteurs, sous influence mais toujours avec ce sursaut de résistance comme pour échapper au dictateur qui se serait masqué dans un auteur. Ah la sieste ! La machine s’est arrêtée, on s’est carrément absenté de la planète ! « Méfiez-vous de quelqu’un qui n’a pas connu un tel abandon de soi. Ce moment où on ne produit rien. » Extraordinaire auteur résistant, qui nous apporte une respiration alors qu’on nous exhorte à produire toujours plus, à consommer toujours plus, à savoir toujours plus, à être performant et génial, et que, de toutes parts, on cherche à ne jamais vous laisser seul, à entrer dans votre cerveau pour vous distraire, vous cultiver de force ou vous anesthésier, à mettre la main sur votre corps comme s’il était encore relié au placenta fournissant tout ! Nous sommes connectés presque en permanence, formatés, et nous devons produire, entreprendre, créer, être des génies ou des moutons, on ne nous lâche pas, et voici Dany Laferrière qui nous dit le luxe qu’est ce moment où l’on ne produit rien ! « … la vie trépidante d’aujourd’hui ne peut tolérer cette perte sèche de temps qu’est la sieste… » Pourtant, elle est « une courtoisie que nous faisons à notre corps exténué par le rythme brutal de la ville. » Voilà : le corps ! Avec cet art presque perdu de ne rien faire, par exemple la sieste, le corps retrouve un autre statut, il est redonné à la lumière après le repos, il est arraché à ces mains de la société marchande et des profits qui ne cessent de s’occuper de lui pour un bien-être artificiel pollué et aussi de l’enchaîner dans l’esclavage du travail. La sieste arrache le corps aux mains ambiguës et dictatoriales qui à la fois l’enchaînent et l’empoisonnent de bien-être artificiel et bâclé. Quel luxe pourtant de s’accorder le temps du ralentissement, s’asseoir sur un banc, sur le balcon, regarder passer les choses sans but précis, les arbres, les feuilles, les oiseaux, les fleurs, les personnages surprenants qu’aucun entraînement intellectuel supérieur ne passe d’emblée au scanner omnicompréhensif ou autre divan de Procuste. « Ce qui est merveilleux c’est qu’en ralentissant on parvient enfin à mieux apprécier le paysage, et à s’intéresser à autre chose qu’à nous-mêmes. » « Cette folie qui nous fait croire que tout ceux qui ne vivent pas à notre rythme mènent une vie médiocre. » Et oui ! Alors le racisme, la colonisation, l’esclavage, des hommes seraient des sous-hommes… En ralentissant, le cerveau lâche sa folie langagière prétentieuse, et dans le silence, les paroles des autres qui étaient jugés nuls ou médiocres car différents, non savants, non pourvus des mêmes références culturelles, peuvent être entendus sans passer à la moulinette de la machine à comprendre du haut de son élitisme.

Dany Laferrière tient de sa grand-mère, avec laquelle il a vécu pour échapper au danger de la dictature à Port-au-Prince, cet art de ne rien faire : elle restait assise toute la sainte journée sur la galerie à boire du café : le jeune garçon a compris que « rester immobile permet de saisir autrement la vie. »

Prenant du temps avec lui-même, échappé depuis toujours et gardant son cerveau libre comme dans une attention flottante, surtout depuis le dictateur, Dany Laferrière, pensant par lui-même et accordant à son corps un autre statut, prend acte qu’il y a deux temps en nous, le temps intime et le temps collectif qui exerce constamment la pression du travail sur les gens. Le temps collectif gruge le temps individuel, ce temps dont il faut taire l’adresse « pour éviter qu’on ne le convertisse en marchandises. » Ce temps secret, qui n’intéresse que nous, est « ce temps fluide fait des émerveillements de la vie » : la première fois qu’on a vu la mer, la lune ou le vaste ciel étoilé, une libellule au vol soyeux, bref la poésie. Une telle surveillance arrive de partout, pour qu’on soit productif, qu’on ait une valeur utilisable, pour qu’on puisse nous gaver de tout ce qu’on produit à la va-vite, que ce soit de la marchandise ou que ce soit de la culture ou de l’art. Ah la télévision par exemple, et les enfants désormais rivés aux écrans ! « Et l’enfant qui ne devrait croiser, à cet âge, que des espèces vivantes se vautre dans un monde d’illusions préfabriqué… Pourtant le monde de l’enfance est le plus vaste qui soit parce qu’il est traversé par cette poésie primitive qui enrobe les choses qu’on voit pour la première fois. » Nous voyons que l’enfant d’aujourd’hui a, lui aussi, affaire à un dictateur, qui lui dicte tout et lui fournit tout, tout aussi dangereux que celui de Haïti autrefois, mais combien plus pervers ! Pourtant, ce temps infini ne se montre qu’à ceux qui sont vraiment vivants ! « Le temps ne se donne qu’à celui qui l’ignore. L’enfant devant la télé vit dans un temps fini car il est réglé par sa mère qui peut à tout moment éteindre l’appareil. Mais dès qu’il se trouve dehors, hors du champ d’observation de sa mère, avec la possibilité de surprendre le vol soyeux de la libellule ou d’entendre le chant d’un oiseau, il rejoint le mouvement incessant de la vie, et échappe du coup à la tyrannie d’un temps qui se manifeste par la répétition. « L’enfant devant la télé tourne le dos à tout… L’enfant qui regarde par la fenêtre, un jour de pluie, découvre la solitude, ce sentiment si humain qui nous rend pourtant uniques, et qui, surtout, fait peur à ceux qui voudraient nous distraire. On rit avec les autres, mais on s’ennuie seul. Et cette solitude semble à la source de notre dignité. » Quelle intelligence ! Dany Laferrière souligne là que, par cette entreprise de distraction généralisée qui tente de détourner dès l’enfance chacun de nous de la solitude si propice à la pensée, à la poésie et aux retrouvailles avec un corps réapproprié, il s’agit désormais d’une colonisation à un tout autre niveau, sur les cerveaux constamment sollicités, créant une addiction telle que ce que nous consommons y compris pour nos distractions et notre culture, nous devons aussi le produire tels des esclaves modernes. Alors, perdus, nous tentons tout de même un lent travail de reconstitution. Ceci également parce que nous refusons l’idée de la mort. « Nous ne nous faisons pas à l’idée que notre passage n’ait pas plus d’importance que celui d’une vache ou d’un arbre. Nous voulons à tout prix qu’on se souvienne de nous après notre mort. Et pour cela nous semblons prêts à tuer la moitié de nos contemporains. »

Dany Laferrière s’attaque au préjugé : l’opinion qu’on a de l’autre, qu’on voit par exemple comme démuni, inculte, n’ayant pas encore eu le pauvre la possibilité de rencontrer ou de lire LA personne qui aurait pu le faire avancer. Le but est toujours de dire qu’on est mieux, évidemment. « Mais qui va mesurer la qualité du rêve de ces gens, l’intensité de l’émotion nichée dans une vie brève ? » Personne, dit l’auteur, ne peut mesurer cette vie qui se passe entre la naissance et la mort.

« On oublie souvent que la société est un tissu de contractions, d’idées opposées, et de rythmes différents. »

Quel plaisir de voir cet écrivain pensant par lui-même, plein de sagesse, d’humilité, et qui par ce livre s’avère un esprit toujours en alerte sans jamais aucun prêt-à-penser élitiste ou pas, dans un hamac. L’art de dormir dans un hamac, avec nonchalance ! On a l’impression que c’est le corps qui prend toute la place, que l’esprit lui laisse la main, que le cerveau suspend son activité accapareuse. Alors, le corps épouse les formes du hamac ! « Dans un hamac on ne pense pas, on ne médite pas, on reste simplement là. Devenir aussi léger qu’une feuille insouciante qui danse dans l’air. » Quel luxe ! Quel pied de nez en direction de la vaniteuse activité intellectuelle du cerveau ! Là, dans le hamac, le cerveau s’incline vers le corps, comme pour dire qu’il n’y a pas de vie libre et réussie sans prendre soi-même soin de son corps, en l’arrachant, justement, à ceux qui utilisent leurs cerveaux pour faire des corps humains parqués dans les camps de la société marchande un très juteux fond de commerce. Le corps dans ce hamac a échappé à la grande rafle !

Dany Laferrière regarde avec beaucoup d’humour et de lucidité la rencontre homme-femme en vue de la survie de l’espèce humaine : comment deux êtres aussi dissemblables peuvent-ils arriver à s’apprivoiser un peu, juste le temps de se retrouver nus pour l’acte ? Ensuite, après l’acte qui est une simulation d’une lutte mortelle, le risque de s’entre-tuer est grand ! L’homme et la femme sont des étrangers l’un à l’autre.

Ah les classes sociales ! Le jeune Dany est attiré par une fille que sa mère n’invite jamais, la jugeant trop vulgaire ! Cette fille vit dans un univers non raffiné, et le jeune homme est intéressé par cet univers. Selon la mère, et selon les règles de l’élégance de son monde, cette fille est sans grâce.

Se rendre inatteignable pendant quelques jours, couper toutes les connexions : « Dernier luxe dans un monde de plus en plus grégaire où l’on refuse de laisser à l’autre le plaisir d’être seul même pour une minute. » Alors, remonter au temps de l’enfance et regarder la lune, regarder aussi le monde qu’on a constamment sous les yeux et qu’on ne voit pas, qu’on est obligé d’imaginer parce qu’on ne se donne plus le temps, poétique, de le regarder en se disant qu’on fait partie de la nature.

« Pour moi, hier comme aujourd’hui, le lecteur est l’égal de l’auteur . Lire est une autre manière d’inventer des formes. »

Dany Laferrière, lisant la Bible et notamment Le Cantique des Cantiques, est choqué par ces paroles de la Sulamite : « Je suis noire mais je suis belle. » Ce « mais » ! Poème de l’attente et du désir longtemps contenu, pas de bonnes manières, mais un rare moment de l’histoire humaine où une femme « reconnaît son désir et part à la recherche de sa satisfaction. » Elle a écarté de son chemin, écrit l’auteur, toutes les Pénélopes et toutes les Belles au bois dormant ! Quelle lecture audacieuse ! L’auteur s’étonne qu’elle ne soit pas devenue une icône des années 60 ! Une femme qui attrape au collet un prince et l’amène dans son lit !

Comme Dany Laferrière, « J’aime bien l’idée d’associer culture et agriculture », et je suis depuis toujours sûre qu’il y a une intimité entre le paysage et le paysan et c’est pourquoi c’est un poète. « Chaque fois que la culture s’alimente uniquement de culture, elle meurt comme une plante qu’on a oublié d’arroser… La plante a besoin d’eau et de terre, comme l’écriture a besoin de sensations et de paysages. » Des paysages aux mots. La culture est une expérience avant d’être un bien. Elle touche les gens au plus profond d’eux-mêmes, loin de cette nouvelle culture vite faite et vite consommée. L’art qu’on consomme signale « aux autres notre appartenance sociale. » Par exemple, dans un quartier huppé on croit que fredonner du Brahms repousse les hordes barbares… Et Dany Laferrière de se demander : « Que s’est-il passé au juste ? Comment en sommes-nous arrivés à bouger avec aisance dans ces petites boîtes qui s’appellent littérature, théâtre, cinéma, peinture, danse, musique ?… Ce que nous sommes devenus est incompatible avec l’art. Deux choses nous en éloignent : l’argent et l’immobilité… On confond l’art et la diffusion qui, elle, draine beaucoup de fric dans son sillage. » L’artiste veut le succès populaire juste parce que cela lui permettra de se la couler douce jusqu’à la fin de ses jours… Gaver le public… « L’art n’arrive que si on met sa culture en danger. » « La poésie est une force vive et libre. »

« La beauté est affaire d’éducation. Chaque classe sociale a ses critères. Dès qu’on cherche la beauté, on n’est plus dans la poésie. On cherche simplement à se rapprocher des choses apprises. Pire on apprend ainsi à se distinguer. » Ah ce désir de se distinguer ! Dès l’enfance, on nous bombarde de choses et de gens à admirer, d’ouvrages qu’il faut avoir lus. Lorsque la mère dit, « Regarde comme c’est beau ! », elle empêche de regarder vraiment, et cette injonction est partout, dans les musées, les jardins, la rue, les livres qu’il faut avoir lus. Cet « éveil » à la beauté ou à la culture produit un effet inverse : il empêche l’autre ainsi pris en mains, formaté, de tisser des liens avec le monde.

Cette réflexion sur l’écriture est géniale ! « On écrit précisément pour quitter son corps et l’espace où l’on vit. Pour être un autre. J’écris dans la langue de celui qui est en train de me lire. » « … un bon livre réveille votre intelligence qui s’était endormie à votre insu… Un bon livre se retrouve toujours entre les mains d’un lecteur libre… Comment reconnaître un bon lecteur ? Par son silence. »

Nous sentons que pour cet auteur, c’est la vie d’abord, et ce qui la nourrit. « Je suis un peu étonné que nous mettions autant de passion dans nos idées et si peu dans notre vie. Cette vie que nous appelons presque avec dédain la vie ordinaire. » La vie ordinaire. C’est-à-dire la vie ! Mais ceux qui regardent de haut cette vie ordinaire s’enflamment pour des concepts abstraits « tout en passant à côté du tumulte de la vie. Si cela continue, nous allons oublier le fait central que nous sommes d’abord des humains qui tentons, d’une manière ou d’une autre, de vivre sur cette planète où, étant donné la brièveté de notre passage, nous ne pouvons être que des locataire toujours occupés par la douleur, la passion, le travail, l’amitié, l’aventure, la haine, la joie, la peine, l’ennui. Joli programme que nous appelons avec une louable modestie : la vie ordinaire. »

La vie ordinaire : enfant, l’auteur aimait, après la pluie drue qu’il regardait tel un prisonnier par la fenêtre, aller observer depuis la galerie « cette rue toujours grouillante de paysans qui descendent des mornes entourant Petit-Goâve jusqu’au marché, près des casernes, où ils vont vendre leurs légumes. C’était mon spectacle favori. » Son spectacle favori ! Désormais, quel enfant s’ennuyant se délecterait de voir des gens si ordinaires aller vendre leurs légumes ! Cet enfant d’alors ignorait les classe sociales, jusqu’à sa lecture de « L’amant de Lady Chatterley » ! D’abord, il ne comprend pas ces jeux « où l’érotisme se confond avec le pouvoir que confère une certaine classe. »

L’ennui : très important pour Dany Laferrière. Elle l’a poussé, dans sa petite ville de campagne, à lire et à observer le monde qui l’entoure. Dans l’intervalle ouvert. Qui peut encore lire et être capable d’observer, d’écouter, dans un monde survolté où il ne faut jamais s’ennuyer, jamais ne rien faire, où une pléthore de choses et d’activité nous enlèvent à nous-mêmes en privant notre cerveau de son entraînement quotidien !

« A notre insu, on oriente notre regard. » « Il est grand temps de se mettre à la fenêtre pour regarder cette fois la pluie tomber. » Prendre du temps ! Laisser tomber ce qui nous accapare, nous prend la tête, gave notre corps ! Oser laisser tomber !

Bien sûr, il est question dans ce livre aux thèmes si nombreux du voyage qui va des pays riches, souvent d’abord l’Europe, vers les pays pauvres. Il est question de ces « voyageurs », d’abord des ethnologues, des anthropologues et des linguistes, tous européens, désireux de découvrir des peuples « primitifs », des continents « sauvages » : ils partent tous de ce préjugé-là, la sauvagerie, l’animalité. Ensuite, vint une autre catégorie de voyageurs, « cette oisive bourgeoisie en mal de sensations fortes. » Désormais, c’est le tourisme de masse, pour aller renifler la misère avant de retrouver son confort. Et ce sont les pauvres qui font vers l’Occident un voyage sans retour, s’y retrouvant sans défense et forcer d’épouser une culture en risquant la perte de la leur forcément regardée comme inférieure. Les démunis, individus jetables, font alors marcher la machine industrielle. Dany Laferrière est parfaitement lucide sur cette prétention fanfaronne occidentale, sur cette prétendue supériorité, et sur le rôle criminel de la recherche des profits en exploitant des humains jetables. Mais, d’une manière paradoxalement paisible, juste en ayant la capacité de penser de lui-même, d’observer autour de lui la nature et les êtres humains, de s’intéresser lorsqu’il voyage à ce qu’il découvre sans jamais « savoir », sans a-priori. « Tous nos sens, durant le séjour, restent à l’affût d’une anecdote savoureuse… ce qui compte vraiment, ce sont les moments où il ne se passe rien. » Voilà, il ne fait pas le touriste, il est vraiment là. Les détails qu’en touristes nous notons, pour faire les « cultivés », heureusement nous les oublions très vite ! « Le corps vit la chose différemment et sait tout de suite que cette pluie de sensations, d’odeurs, de couleurs et de goûts si neufs s’appelle en ce moment Bamako. » Extraordinaire : le corps et ses sens découvrent le lieu nouveau, le corps fait partie du cerveau, c’est lui que, toujours, Dany Laferrière met en avant. Ce corps que la dictature mettait en danger, ce corps ayant appris si tôt à jouir de chaque précaire et merveilleux havre de paix. Bien sûr le touriste gavé et ses cartes postales ne sait plus sauvegarder son corps, l’écouter, laisser ses sens éclore dans le paysage nouveau, le climat, les odeurs et les saveurs inconnues. Nous sentons que cet écrivain est toujours en situation d’arracher son corps à la dictature, désormais celle de la société de consommation, où l’art de ne rien faire est presque perdu.

Des notes sur la guerre prises à chaud. Bush bombarde l’Irak pour prendre Saddam mais pour cela il détruit Bagdad, et tue ceux qui n’ont pas de nom. Bush étale sa force à la face du monde. La guerre à la télé. Et les autres problèmes de l’humanité passent au second plan. CNN ne montre que la guerre américaine, les caméras ne montrent que ce qu’elles veulent, « Rien n’est plus faux qu’une image de télé. » « Bien que je ne vive pas en Irak, il m’est impossible de sortir de ce labyrinthe. Les Américains proposent à la fois la guerre et la démocratie… » Et oui… Fermer la télé, pour pouvoir réfléchir vraiment… Elles sont compliquées, les raisons qu’on se donne pour tuer… Mais, à la source de toute guerre, il y a deux raisons, la terre et l’argent ! « Les paysans sont attachés à la terre. D’où le nationalisme du sol. L’argent : ce sont ceux qui font du fric en vendant des armes. La guerre est une si bonne affaire qu’il faut l’entretenir constamment. Souffler sur le feu. C’est bon pour l’Etat. Un gouvernement en guerre ne connaît pas d’opposition. C’est aussi bon pour les marchands d’armes. » Oh combien d’actualité !!! Il ajoute : « C’est surtout bon pour tout le système qui se nourrit de la peur de son peuple ou du pétrole de l’ennemi qu’il s’est inventé. » On nous fait voir tant de choses aujourd’hui, dans cette société du spectacle, jusqu’à la chambre à coucher des gens. Mais on évite de nous montrer ce qu’on voudrait voir. « Montrez-nous les corps. » Toujours les corps : si important pour cet écrivain ! Les corps sacrifiés dans les guerres, les corps des sans noms ! Arrachés à leur vie. « Je me demande, comme je me suis toujours demandé, comment a-t-on pu envoyer des gens tuer d’autres gens qu’ils ne connaissaient pas tout en continuant à parler de morale, de lois, ou même de Dieu. » Mais, en ce qui le concerne, la résistance est toujours là. Ce corps qu’on ne peut lui prendre, pas même le dictateur ! Ne pas basculer dans l’horreur absolue. Même les enfants meurent ! Sur quoi compter ? Sur les lois ? Elles sont bafouées par ceux qui doivent les faire respecter ! Sur les coutumes ? Elles peuvent être balayées par une vague de colère patriotique ! La religion ? Non, elle est au cœur de la tragédie, elle qui nous terrorise déjà par le feu éternel et l’enfer. Quant à l’islam… ! « Alors sur qui peut-on compter ? » L’auteur sait depuis l’enfance qu’on peut compter sur quelque chose ! « Sur cette vieille résistance humaine contre la terreur archaïque. » En effet, terroriser l’autre est l’une des plus vieilles habitudes humaines ! Donc, la résistance est aussi vieille que la terreur ! Cette résistance, il en sait si bien quelque chose, se cache partout, dans un rire, dans un silence. « Il y avait eu cet exemple concret du dictateur de l’époque qui terrorisait les gens. Il voulait devenir le centre de nos vies. Qu’on l’aime ou qu’on le déteste, c’était à lui qu’il fallait penser nuit et jour. Avec cette main qu’elle gardait constamment sur mon front pour effacer les fièvres de l’angoisse, ma grand-mère a pu opérer ce miracle : me soustraire des griffes du cyclope. » D’une manière plus soft, certains maîtres à penser fantasment aussi que leurs suiveurs pensent à eux jour et nuit… Dany Laferrière ajoute : « Ce n’est pas en détestant le dictateur qu’on le combat le mieux, mais plutôt en devenant heureux malgré lui. » En sortant de la dualité. De l’influence. « Le bonheur est la subversion absolue… il a été conquis de haute lutte. Je ne sais pas jusqu’à aujourd’hui les sacrifices consentis par ma grand-mère pour que mon enfance soit ainsi soustraite des griffes du monstre. » Plus tard, tandis que sa mère faisait le guet dans la galerie, son fils était libre de ses mouvements à la barbe du dictateur. Pour ne pas lui couper les ailes, cette mère ne lui a jamais dit qu’elle avait peur pour lui. Simplement, elle l’accueillait avec le sourire lorsqu’il revenait de la terrifiante nuit. Il n’avait pas peur ! Sa résistance était la plus forte.

Le voilà qui espère une révolution sortant de nous. Car, dit-il, les vraies révolutions se préparent en nous. Une rébellion du corps et du cerveau ? Et si le monde virtuel d’Internet, qui nous tient immobile, explosait ? Et si nous utilisions à nouveau notre corps, et ses sens ? « … car ce splendide outil finira par oublier ce qu’il sait si on le laisse inemployé trop longtemps. Ce serait déjà une révolution si on pouvait s’asseoir à la terrasse de ce café, sortir un livre de la poche de son veston, commander un verre de vin rouge, puis se tourner vers ce voisin de table qui nous observe depuis un moment, et qui n’attend pour s’animer que ce bon vieux mot de passe : bonjour. »

La réflexion sur la phrase d’Héraclite selon laquelle l’on ne se baigne jamais deux fois dans l’eau du fleuve est puissante et humble. Trouvant d’abord que c’est l’une des plus vieilles et des plus puissantes métaphores de tous les temps, il ne tombe pas dans le piège prétentieux de l’appropriation d’une citation grecque pour faire savant et snob, au contraire il essaie de se mettre en situation d’alors, pour tenter de retrouver dans quel contexte cette phrase a été prononcée par Héraclite. C’est dire s’il ne la comprend pas de manière précipitée et fanfaronne ! C’est dire à quel point il restitue l’étrangeté des Grecs de l’Antiquité ! Ce n’est pas une phrase née chez nous, prononcée par l’un de nos intellectuels ! Au contraire, il reconnaît, humblement, que cette phrase « nous arrive arrondie et polie par des siècles de discussions passionnées et parfois orageuses. Faut dire que tout est matière à polémique dans ce monde grec fourmillant de philosophes chatouilleux. L’esprit grec, disons l’esprit humain, est ainsi fait qu’il n’accepte pas facilement une opinion qui n’émane pas de lui. » Et oui, rien de nouveau sous le soleil de ce point de vue ! Dany Laferrière ne rejette pas l’éventualité que l’Athénien moyen de l’Antiquité pensait qu’Héraclite ne faisait qu’annoncer un traité d’hygiène publique, se laver dans le fleuve plutôt que dans un bassin où l’eau immobile est source de maladies ! L’hygiène publique était en effet une grande préoccupation de l’Etat athénien. Juste cet éclairage-là suffit à faire un pied de nez au snob qui s’approprie aujourd’hui la citation pour paraître appartenir au club des élites ! Laferrière écrit qu’il y a peut-être du vrai dans cette analyse, car les Athéniens, poètes et mathématiciens, « ressentent toujours les choses sur au moins deux plans : rêve et réalité. » Cette métaphore n’a cessé d’être analysée et commentée au cours des siècles. Dany Laferrière l’imagine ensuite dans la bouche de la mère d’Héraclite. Introduction de la femme grecque ! Considérant son grand paresseux de fils. Cette femme qui fait elle-même sa lessive et jette l’eau savonneuse dans le fleuve n’irait jamais se baigner dans un fleuve où elles-mêmes et les autres femmes jettent leurs eaux sales ! D’ailleurs, comme toutes les femmes de l’époque, elle ne sait pas nager. Et ne se méfie-t-elle pas « de l’eau qui dort », autre formule ? En tout cas, ces hommes de l’Antiquité, souligne l’auteur, avaient un sens aigu de l’image qui frappe les esprits et résiste au temps. Puis il imagine Héraclite songeant simplement au temps qui fuit, en regardant le fleuve, et trouvant cette métaphore, simple réflexion nostalgique. Une métaphore ambiguë car Héraclite pouvait, à cette époque, alors passer pour un obsédé de l’hygiène. Ou bien, Héraclite voulait-il réveiller des Athéniens trop endormis ? Allusion au tyran de l’époque, et incitation à un changement politique ? « … les réflexions qui nous paraissent les plus universelles ont toujours des origines locales. » Et oui, de quoi se méfier des citations enlevées de leurs contextes, que nos prétentieux s’approprient et ressortent comme signes extérieurs de leur appartenance intellectuelle !

Peut-être parce que les « vaincus » ont toujours titillé en lui, sous la dictature, l’esprit de résistance, Dany Laferrière va chercher la subversion dans le dictionnaire, là où les mots en disent long même politiquement ! Ainsi le mot « travail », dont l’une des définitions est « appareil de torture ou instrument pour ferrer les chevaux. » Voilà qui en dit long ! Et « province » : du latin « pro vincia » qui veut dire « les vaincus ». Donc, « région où l’on repousse les vaincus ». N’est-ce pas toujours vrai aujourd’hui, en France ? Donc, le dictionnaire est le plus « dangereux ennemi du pouvoir » ! Car les « vaincus » de la province peuvent y lire comment les dominants les voient… Idem pour le travail ! A l’intérieur d’un pays, il y a toujours une bataille à propos de la langue, les riches et les pauvres ne parlent pas pareil, ni les ados comme leurs parents.

Tout est occasion de réflexion pour Dany Laferrière : par exemple les polars à la télé. La police est désormais scientifique, le meurtre s’est intellectualisé, la science a besoin d’une scène pour montrer son savoir-faire.

Le silence a aujourd’hui disparu. Nous vivons comme dans une usine permanente, mais notre oreille n’entend plus le bruit du frigo, la machine à laver le linge ou la vaisselle, etc. De même, notre œil ne voit plus les fils partout, les lumières. D’où le paradoxe : lorsque nous sommes, par miracle, complètement débranché, nous ne savons plus que faire ! « L’impression d’être une usine en grève » ! Quelle belle métaphore ! Mais Dany Laferrière sait se retrouver, il a en lui l’expérience de la résistance à la dictature ! « Je finis par arrêter la machine principale : mon cerveau. » C’est ça l’intelligence ! La lucidité par rapport à tout ce qui sollicite en permanence notre cerveau, aussi bien pour le distraire en l’anesthésiant que pour l’éveiller, l’éduquer, l’intellectualiser, l’influencer, toutes ces multiples manières de prendre notre tête ! « Au lieu de me laisser bombarder d’informations par la télé, j’informerai la télé que je ne l’écoute plus. Voici la lumière. On voit les choses différemment. » Dans cette culture du bruit, nous avons perdu le sens de l’intime, écrit Dany Laferrière. « On ne retient plus rien pour soi. » Lui, il est capable de se rendre compte de cette perte parce que, dans son enfance, il a appris qu’il était vital de sauvegarder ce soi, ce corps, ce cerveau, le dictateur ne pouvait pas mettre la main sur ça ! Désormais, c’est « comme si on était devenu une machine qui déroule imperturbablement un flot de paroles dans une salle vide. » Ah ces machines à paroles que nous avons l’envie de laisser tourner en nous évadant, en pensant à autre chose tout en semblant si attentif ! Rester indemnes est si précieux ! A force de vouloir à tout prix s’exprimer, voir paraître dominant, supérieur, cultivé, puissant, appartenant à l’élite, « on ne se soucie plus de savoir si l’autre est en mesure de nous écouter. » Mais que celui-ci n’écoute pas toujours, s’évade, ne se laisse pas prendre la tête ni intercepter son corps, n’est-ce pas une bonne nouvelle ? « Son regard vide dit bien son refus d’écouter. L’Oreille attentive voudrait bien se défaire de cette emprise, mais le Prédateur volubile a bien choisi sa victime. C’est une oreille et sa fonction principale, pour ne pas dire sa seule fonction, c’est d’écouter… On dirait une souris dans les pattes d’un chat . » Superbe et puissante métaphore ! Dans notre société, a disparu un être rare : le confident. Car cela demande un long cheminement ensemble. Désormais, dans notre culture de l’abondance, s’est créé l’ami instantané, qui prolifère par exemple sur Facebook ! Dans ce cas, le Prédateur n’est même pas conscient du fait que l’autre n’a jamais pu glisser un mot dans la conversation ! C’est ainsi que sur Facebook, certains « Prédateurs » inondent chaque jour leurs amis instantanés avec leur production qui est forcément sublime, comme si ces amis n’avaient rien d’autre à faire de leurs journées que de lire ces « chefs-d’œuvre » et se répandre en éloge du génie ! « La réalité c’est que certains ont droit à la parole, les autres ne peuvent que garder au fond d’eux-mêmes leurs sentiments variés. » Heureusement, Dany Laferrière, lui, sait penser par lui-même !

Pour ne pas être, comme lorsqu’on rencontre un ami, pour lui « un vieux livre annoté », ce qui est bien triste, il y a heureusement les « rencontres spontanées qui arrivent n’importe où sans crier gare… Et cela peut débuter par un sourire comme par un malentendu… On se met à causer alors d’égal à égal. »

L’œil, aujourd’hui, colonisé de partout, ne perçoit plus que le spectaculaire ! Il est bombardé d’images remâchées. « On tue le regard en faisant de nous des voyeurs. » L’écran a kidnappé notre regard ! Et ce qui a pris notre tête aussi ! Le monde d’aujourd’hui, souligne l’auteur, est terriblement axé sur les yeux. Les autres sens ne sont plus que des comparses. Par les yeux, nous vivons par procuration ! Même les auteurs doivent se montrer, faire des tournées ! « Pour être lu, il faut être vu. » Mais, hélas, si on est vu, on est mal lu !

Génial, ce que dit cet auteur du nouveau-né ! Sans le nouveau-né, pas d’histoire, et il n’est pas très différent de l’immigré, on lui demande d’oublier son pays d’origine comme si sa vie commençait à son arrivée dans le nouveau pays. Or, il y avait quelque chose, une expérience de la vie, avant. Et là, quelle intelligence sur le discours de la mère ! « Au lieu de l’interroger là-dessus, la mère s’empresse de lui présenter son univers à elle. On a trop vite conclu à l’ignorance du nouveau-né. » « Au fond, la langue maternelle est sa deuxième langue, car je reste convaincu que le nouveau-né parlait déjà une langue. Commence alors un processus de colonisation. » Incroyable : une colonisation, par le discours maternel ! « Quand on veut déposséder quelqu’un de son être, on lui impose une nouvelle langue et une religion neuve, tout en lui expliquant qu’il n’a pas d’histoire. L’Etat délègue cette tâche ingrate à la mère qui assure au nouveau-né un enseignement zélé mais sans structure, illogique et trop souvent entrecoupé de baisers mouillés. La langue maternelle est faite d’onomatopées, de bruits étranges, de cris étouffés… cette langue secrète, qu’on appelle à juste titre la langue maternelle, n’a rien à voir avec la langue parlée dans la population. L’enfant devra se débrouiller seul pour l’apprentissage d’une langue qui lui permettra de rejoindre le monde extérieur. » Quelle intelligence ! La première chose importante que l’enfant comprend avec joie après sa naissance, c’est qu’il n’est pas seul au monde : une chose qu’on n’a pas cherché à lui enseigner. L’enfant se met, en observant et en écoutant, à apprendre à parler la langue de l’entourage, plus structurée et variée que la langue maternelle. Et la mère croit qu’elle est à l’origine d’un tel miracle alors que pas du tout ! C’est qu’elle se croit infaillible ! Dans un monde figé. « Au fur et à mesure que le temps passe, l’enfant comprend que tout ça n’est qu’une façade. Et qu’en réalité sa mère n’a aucun pouvoir. L’enfant est donc la propriété de l’Etat... Que représente alors la mère ? Symboliquement beaucoup ; en réalité, rien. » L’enfant va se demander dans quel monde illusoire il est tombé, et il comprend qu’il doit se débrouiller seul. « Soupçonnant l’incompétence de la mère avec ses gazouillis sans fin (elle baraguine une langue primitive), l’Etat prend vite les choses en main, du moins en ce qui concerne l’éducation de l’enfant. Mais ce n’est pas mieux. Il parque tout le monde dans une chambre fermée en inventant l’éducation collective, détruisant à jamais l’originalité de l’enfant… Pour survivre, l’enfant doit apprendre à décoder rapidement cet univers étrange où ce qu’on nous cache semble plus fascinant que ce qu’on nous apprend. » C’est exactement la même chose que de résister à une dictature afin de rester indemne et penser par soi-même avec un corps et un cerveau non colonisés ! C’est pourquoi, en effet, « Chaque naissance est un risque pour l’humanité. On se demande combien de fois par jour se joue le sort du monde. Faire croire que nous sommes le propriétaire d’un monde dont nous ne pouvons être que le locataire. » Ce monde est volé par ceux qui l’occupent les premiers, par la force, loi qu’on enfonce dans le cerveau de l’enfant dans l’enfance. Ce qui implique des sacrifices. Par conséquent, selon cette loi des plus forts, « Au lieu d’offrir le monde à l’enfant, on le lui fait payer. » Dans cette étrange histoire, cependant, l’enfant découvrira très vite le pot aux roses, à savoir que nous les humains n’avons pas la moindre influence sur la vie, car c’est la mort qui régente ce système. « Si on doit mourir, c’est qu’on nous a menti sur l’essentiel. » D’où l’importance de l’amour, seul acte subversif, qui est capable de déplacer le regard « de son propre nombril vers le visage de l’autre pour comprendre que celui-ci n’est pas un ennemi qu’il faut vider de sa substance… cet art universel qu’est l’amour qui efface les distinctions en éliminant la notion de propriété privée. Le nouveau-né comprend ça spontanément… il sent les choses. Cela s’appelle : la poésie, la fraîcheur, la spontanéité… D’où vient une telle force ? C’est que l’enfant voit un autre monde que celui dans lequel nous vivons. Un monde où la guerre n’est pas une fatalité… L’enfant voit naturellement un monde sans guerre où l’on mange à sa faim. Est-ce si naïf ? Ou simplement qu’on n’a plus la force de mener de pareils combats ? On se dépêche de lui apprendre à accepter les choses comme elles sont, alors qu’en réalité on devrait lui enseigner à combattre cette injustice qui fait qu’une petite minorité vit comme des pachas tandis que la grande majorité crève. Le projet, c’est d’en faire un nouveau propriétaire prêt à défendre ses acquis face aux prochains locataires. Pour y arriver, il faut d’abord l’empêcher de se construire. Quitte à lui entrer, à coups de marteau, notre vision de la vie. On lui volera ainsi son enfance. Cela n’arrive pas seulement à l’enfant battu, ou à l’enfant violé. Le massacre se fait ailleurs. L’enfant qui n’a plus le temps de regarder tomber la pluie et qu’on pousse dans un monde artificiel de jouets mécaniques. C’est cette dictature du divertissement qui l’éloigne le plus sûrement du monde grave de l’enfance, ce monde fragile mais indestructible. » Ce chapitre sur les enfants, qui fait entendre une résistance intérieure presque devenue impossible et un souci de la terre où nous ne sommes que locataires, entre en résonance avec l’enfance de l’auteur qui, parce que le dictateur était visible et le danger nommé, a su rester indemne, libre, humble, aimant, poète. Chapitre le plus important, le plus intelligent, le plus subversif aussi, de tout le recueil !

Jolie boutade à propos de « L’Iliade » d’Homère : « Ce qui a permis au bouquin d’Homère de traverser les siècles, c’est l’idée que des hommes ont affronté la mort pour les beaux yeux d’une femme qu’ils n’ont jamais vue. C’est cela qui est éternel, et non les conquêtes militaires et la frénésie du pouvoir. »

Les magazines féminins (que l’élite des intellectuels ne saurait lire…) « m’ont beaucoup aidé dans la connaissance des femmes. » Le papier de ces magazines est de si bonne qualité qu’ils résisteront au temps ! On les feuillette chez les bouquinistes des bords de Seine : même des hommes ! « Pourquoi alors ne pas dire simplement ce qui nous intéresse et qu’on n’en parle plus. »

Réflexions sur la nature du pouvoir. A quoi tient cette inquiétante volonté de diriger les autres, se demande l’auteur ? « On veut se fixer au-dessus de la mêlée. Et hors du temps car tout pouvoir entend durer. » Mais la suite de son analyse est très intelligente ! « D’un autre côté, il faudrait analyser aussi ceux qui confient leurs droits à une poignée d’individus. » Et oui, c’est incroyable ! « Un grand nombre de gens se laissent mener presque aveuglément par un tout petit groupe. » Comme des moutons ? Mais, bien sûr, ce petit groupe risque aussi à tout moment d’être éjecté par l’impatience populaire… Infantilisme politique ? Qu’est-ce qui retient chaque humain d’exercer sa part de pouvoir ? A part les dictateurs que le pouvoir fait rajeunir, les autres une fois installés au sommet vieillissent rapidement. Pourquoi continue-t-on à jouer à ce jeu cruel et aveugle du pouvoir ? « C’est que le pouvoir n’a pas besoin de votre adhésion pour vous compter parmi ses clients. Déjà à la conception, on est au cœur du débat politique. L’Etat… à vous demander de faire des enfants afin de sauver la nation. Sinon les pays du Nord ne seront peuplés, sous peu, que par des gens du Sud… Il faut donc défendre cette identité judéo-chrétienne qui passe d’abord par le nombre. » Et oui… Défendre les Blancs, colonisateurs, contre l’envahissement par les colonisés ! On n’a pas beaucoup avancé ! On confond encore le religieux et le politique, on attend le sauveur, ce qui pousse le politicien au mensonge ! Utilisation de la peur, aussi, pour arriver au pouvoir ! « La peur fait regrouper les villageois autour de la tente du chef… pour calmer un peuple si changeant, c’est introduire la peur dans sa tête. » Le jeune loup attend son moment, et reviendra quand la crise sera à son apogée. Mais « Avant même que le jeune chef ne prenne le pouvoir, une nouvelle tête se pointe déjà à l’horizon. »

L’homme s’était rendu invisible pour échapper au monstre, le dictateur. « Je ne voulais pas qu’il se rende compte de ma présence. Comme il a des espions partout, il fallait que personne ne me voit. »

Pourquoi lire, se demande Dany Laferrière ? Pour causer avec des morts. « C’est Borges qui m’a appris à traiter ainsi les écrivains, sans prêter attention au fait qu’ils soient nés il y a vingt siècles ou vingt ans. » En lisant, on passe dire bonjour à Villon, Virgile, Dante, Rilke. Pas dans l’idée de s’améliorer, mais pour trouver l’énergie de la résistance au contact d’humains qui ont su rester singuliers jusque dans leurs bizarreries et leurs failles. L’argent est par exemple absent de l’univers de Rilke, en le lisant on comprend que le sexe le lancinait, sa délicatesse est le reflet face à une tragédie intime. C’est très sensible comme lecture ! Le lecteur Dany Laferrière note que l’éducation raffinée de Rilke a du mal à se concilier avec l’énergie sauvage qui court dans ses veines. Regardant sa photo, il comprend son regard triste : « En fait les lettres de Rilke ne parlent pas de poésie, ni de sagesse, et c’est là toute leur force, elles signalent un grave danger. » Hurlements intérieurs : le cri de Rilke parvient à ce lecteur si humain, Dany Laferrière. « Je me croyais au cœur de la nature, de cette nature dont parlait justement Rilke, pour découvrir soudain que je n’étais moi-même qu’une ampoule électrique qu’on pouvait allumer et éteindre à volonté. Comme Rilke qui reconnaît qu’il n’était pas ce poète souverain mais un homme privé de sa dimension la plus naturelle, sa sexualité. Et c’est là qu’il me touche le plus profondément. » Lecture très humaine, en se jumelant on dirait, et sans jamais tenter d’intellectualiser.

Dany Laferrière voit littéralement vivre l’auteur qu’il lit. Comme si c’était un pote. Il voit Mishima qui fait de sa vie une fiction pour mourir comme un personnage de manga. Kawabata et son regard glacial sur les êtres qui fait froid dans le dos. Quant à Tanizaki, il prend trop au sérieux le sexe pour en rire ! « Une forte tension règne dans cette maison somme toute bourgeoise… ce narrateur qui se voit laid, ridé et définitivement impuissant… Malgré cette impuissance acceptée, la folie sexuelle n’est pas épargnée au vieil homme qui n’arrête pas de prendre froid à courir le théâtre et les soupers en ville pour rester dans le sillage de sa belle-fille… » On n’a pas l’impression qu’il s’agit d’un roman, mais de la vie en train de se vivre, un vieillard avec de l’argent s’accroche pour un dernier combat, qui n’est jamais ridicule, dit Dany Laferrière.

Dans la vie de cet écrivain, la lecture a une part importante, sans doute depuis la précoce résistance au dictateur, lorsqu’il lui fallait retrouver une autre vie, en dehors, et une autre humanité par-delà le temps. C’est pour cela que cette lecture, dont il nous parle dans ce livre, tisse des liens avec une humanité indemne, raconte des rencontres au cours desquelles le lecteur entre en résonance avec les failles, les blessures, les passions, les bizarreries de chaque auteur, exactement comme dans une vie attentive à l’autre. Nous sentons chez ce lecteur une empathie spéciale, le risque de vivre si aigu en temps de dictature se repère chez d’autres et dans d’autres situations. Par exemple avec Garcia Marquez dans « Cent ans de solitude », « c’est le village de Comala qui nous pénètre en nous glaçant le sang… Le village de Comala se referme derrière quiconque en franchit l’entrée, et il n’y a plus aucune possibilité de s’échapper… Le tyran a éliminé tout espoir. » Nul doute que Dany Laferrière a aussi en lui la mémoire d’événements similaires, où son sang fut glacé. Alors, il sent au quart de tour les choses ! Il reste un long moment silencieux. Dany Laferrière n’est pas d’accord avec le fait de donner à ce roman une importance sociale, des propriétaires terriens affamant les paysans, car ce serait réduire la portée de ce roman noir, en l’intellectualisant. Le roman vise plus haut, car il cible le cœur des hommes « sachant que la peur est un sentiment commun. » Intelligence de cet auteur qui dit que viser le cœur va beaucoup plus haut qu’une œuvre qui ne toucherait que le cerveau. Au fond, les humains pensent à partir des risques, de l’impératif de la résistance, non pas parce que quelqu’un d’autre initieraient cette pensée.

Ce qu’il dit de Salinger est également incroyable de finesse ! Cet auteur avait une méfiance viscérale de ses contemporains, il gardait ses distances d’avec le milieu littéraire, comme ne voulant pas faire partie du club de l’élite fanfaronne et narcissique. Salinger, souligne Laferrière, usait de son droit inaliénable de ne pas devenir un animal de foire sous prétexte qu’il aurait écrit quelques bouquins ! Il était déterminé à défendre son intimité, et « il restait solidaire de cette pauvre condition humaine en refusant de devenir un totem que les touristes viendraient photographier… » Excellent portrait en négatif de l’extrême vanité de l’intellectuel devant les photographes… Salinger refusa obstinément « cette célébrité dont rêvent les autres ». « Il n’écrit pas pour qu’on puisse l’admirer… Ce qui importe c’est l’énergie qui passe du livre au lecteur. » A l’écoute en lisant, Dany Lafferrière se demande pourquoi le New York décrit dans « L’Attrape-cœurs » a pu être décrit de cette manière si différente de la manière intellectuelle de Woody Allen. « ce qui fait la force du roman de Salinger c’est cette émotion qui ne nous quitte pas durant toute la lecture. » A New York, on suit l’adolescent qui dérive dans les rues, ce n’est pas la ville qui est la star, ni l’intellect de l’auteur, non c’est l’angoisse qui se devine qui est importante. L’angoisse de l’adolescent le rend sensible à son entourage, il donne l’impression qu’il regarde la vie derrière une vitre depuis la mort de son jeune frère. « Ce qui rend Salinger si singulier c’est ce rapport difficile qu’il maintient avec le milieu intellectuel. Il n’a pas l’air de prêter attention à tous ces bonimenteurs qui peuplent les festivals littéraires et les endroits où il faut être. » Quant au lecteur Laferrière, en lisant « une certaine angoisse s’enroule autour de mon cœur, comme une plante grimpante. »

Dans ce livre, il s’agit de beaucoup d’autres livres, d’autres auteurs, toujours écoutés et lus d’une manière incroyablement humaine, avec le cœur, avec amour, avec humilité, toujours en mettant en exergue la vanité de l’esprit qui se croit supérieur au cœur, aux émotions, au corps. Des écrivains qui font rêver, aussi, et qui ramènent à le lecteur à son histoire. Au départ, ce lecteur avait voulu échapper par la culture aux griffes du pouvoir en délire, celles du dictateur. Lorsque, comme Ulysse rentrant chez lui et découvrant avec émotion la verte et modeste Ithaque, Dany Laferrière rentre en Haïti, il est frappé par la chaleur, mais surtout il se retrouve dans le quartier où l’on négocie de juteux contrats, où l’on croise des stars au bar, où les déjeuners sont copieux et propices aux relations d’affaire, les salons sont très confortables, les politiciens y discutent. Ce retour, se demande-t-il, est-ce qu’il se fait dans un pays qui aurait changé par rapport à celui qu’il a quitté, celui de son enfance ? Non, c’est seulement lui qui a changé de classe sociale ! Mais « Je n’aime pas cette ambiance délétère. » Il reste indemne, par-delà ce changement de classe, et le fait que, désormais, le risque n’est plus aussi sensible et omniprésent qu’au temps de Papa Doc. De retour au pays, il ne se laisse pas prendre à la tentation dictatoriale de sa nouvelle classe sociale ! En lui, reste son histoire, sa résistance, la terre haïtienne d’autrefois qui est restée la même hors des quartiers opulents. En lui, il n’y a pas la trahison du cœur.

Le corps, il lui accorde la sieste ! Dans cet art de ne rien faire, le cerveau aussi se déconnecte de vaniteuses et fanfaronnes occupations intellectuelles : nous imaginons alors que c’est le temps de l’attention flottante qui laisse monter en soi les associations libres à partir de l’histoire, dans une intense sensation de l’avoir échappé belle, de ne pas s’être laissé prendre la tête et le corps in extremis…

Un auteur qui, d’Haïti en passant par Montréal, donne à notre langue française une puissante énergie révolutionnaire ! En le lisant, nous avons envie de beaucoup plus sauvegarder notre corps, de laisser les sens redevenir les fenêtres sur la terre et ses habitants, et de nous exercer à penser par nous-mêmes en retrouvant notre langue dans notre histoire et dans la poésie.

Alice Granger Guitard



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