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Petit Piment, Alain Mabanckou

Editions du Seuil, 2015

lundi 5 octobre 2015 par Alice Granger

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Ce roman d’Alain Mabanckou nous ramène dans son Congo natal, qu’il nous montre à travers le regard d’un orphelin qu’il a fait entrer dans sa fiction. Au cours de son séjour à Pointe-Noire, l’auteur a écouté un grand nombre d’errants, et il a été particulièrement touché par l’histoire si tragique que lui a racontée Petit Piment. Il en a fait un roman.

J’ai lu longuement ce roman, m’arrêtant aux détails, suivant le fil logique, et, bien que le nom Moïse nous promette depuis le début cette fameuse sortie d’Egypte alors que la errance du protagoniste principal semble définitive, c’est presque à la fin qu’avec une grande intelligence Alain Mabanckou nous réserve la surprise d’une sorte de révolution intérieure, qui tranche d’avec la Révolution que nous voyons tristement à l’œuvre dans ce pays d’Afrique ! Cette révolution intérieure n’est pourtant pas spectaculaire, et le roman laisse entière la question d’un autre regard sur les humains, qui est comme un avion qui n’a pas encore atterri, ni dans ce coin d’Afrique, ni ailleurs sur la planète où, sous couvert de civilisations avancées, règne encore une loi des puissants et de l’argent qui ressemble beaucoup à une loi de la jungle.

Le roman commence à l’orphelinat de Loango. Deux cents orphelins, répartis au dortoir en vingt blocs : tout de suite nous sommes interpellés par le nombre si élevé d’orphelins, dont certains ne connaissent pas leurs parents, d’autres que leur mère, en tout cas il y a sur eux si nombreux le coup de l’abandon à une vie très difficile, comme s’ils ne comptaient pour personne, comme s’ils n’avaient aucune importance collective. Par le regard du petit orphelin qui sera surnommé Petit Piment, nous comprenons les conséquences tragiques, sur la vie quotidienne de ces enfants recueillis à l’orphelinat, de la Révolution socialiste du Congo. Car le roman suit le fil humain, toujours, et c’est ce qui fait son grand intérêt. On comprend d’emblée que ce n’est pas cette forme de Révolution qui change vraiment la vie des gens, ceux qui ne comptent pas…

L’orphelin Petit Piment ne connaît même pas sa mère, il a été déposé à trois mois devant la porte de l’orphelinat, il y arrive presque en même temps que son meilleur ami Bonaventure, et nous nous apercevons tout de suite que les points cardinaux de ce récit sont des personnages auxquels il s’attache, et dont l’auteur réussit à nous faire entendre leur fiabilité. C’est le prêtre de l’orphelinat, Papa Moupelo, qui a donné son nom à celui qui, plus tard, sera surnommé Petit Piment , et c’est le nom le plus long de tout l’orphelinat, « Tokumisa Nzambe po Mose yamoyindo abotami namboka ya Bakoko », qui signifie « Rendons grâce à Dieu, le Moïse noir est né sur la terre des ancêtres. » Le Moïse qui emmène hors d’Egypte les Hébreux et les délivre du Pharaon… Cette nomination est très importante, mais longtemps dans le roman elle reste comme inactive. Ce prêtre est originaire du Zaïre, pays ennemi du Congo, où l’on donne des prénoms très longs. Le prêtre joue pour l’orphelin la figure du père qui donne son nom à son fils, un nom vraiment écrit sur l’acte de naissance de celui dont on ne connaissait pas les parents. Par ce nom, l’orphelin se sent distingué, il n’est pas n’importe qui, interchangeable parmi les abandonnés, la certitude l’habite qu’il fera quelque chose, mais longuement, d’abord, il lui faudra surtout survivre…

Très grande importance, donc, dans le roman d’Alain Mabanckou, de ce prêtre qui humanise la vie des orphelins ! C’est une figure paternelle, qui éduque en même temps que, une fois par semaine, par ses danses et notamment celle des Pygmées du Zaïre, il fait oublier aux malheureux enfants leur triste vie ! Il contraste absolument avec le directeur et les surveillants, ceux qui sont nommés parce qu’il font partie de la lignée maternelle du directeur, et ceux qui le sont parce qu’ils font partie de la lignée paternelle de ce même directeur. La violence règne à l’orphelinat, notamment par ces surveillants qui n’hésitent pas à battre les enfants, et le directeur qui lève la main sur eux. Et aussi par le règne mafieux des enfants les plus forts sur les enfants les plus faibles.

Donc, il y a Papa Moupelo, et le jeune Moïse (diminutif de son nom kilométrique ! ), si fier d’avoir été nommé ainsi, rêvant d’avoir pour cela un destin exceptionnel, l’attendait chaque week-end, comme tous les autres enfants. C’est déjà un personnage qui marque l’importance d’avoir quelqu’un de fiable et de généreux pour chaque enfant, et encore plus pour des orphelins marqués par le fait que l’absence de fiabilité, pour une raison ou pour une autre, leur a signifié l’abandon ! Donc, transfert massif, de la part des orphelins et de Moïse le futur Petit Piment, sur Papa Moupelo. « Papa Moupelo était un personnage à part, sans doute l’un de ceux qui m’avaient le plus marqué pendant les années que j’avais passées dans cet orphelinat. » Un personnage qui savait se faire remarquer, haut en couleurs ! Avec ses chaussures et ses larges boubous blancs, « Il ressemblait alors à un épouvantail de champ de maïs… » Sa voiture avait un moteur qui « souffrait de tuberculose chronique… » Si vivant lorsqu’il s’adresse aux enfants : « Hochez simultanément la tête tels des margouillats surexcités ! Formidable, les enfants ! C’est ça la vraie danse des nordistes de ce pays ! Enflammés par ces moments de liesse où nous pensions que ce serviteur de Dieu n’était pas là pour nous évangéliser mais pour nous faire oublier les punitions que nous avions subies les jours précédents, nous nous laissions aller, parfois un peu trop, avant de comprendre que tout ne nous était pas permis… » Générosité de l’homme, mais aussi éducation ! « Pendant plus de deux heures nous oubliions qui nous étions et où nous nous trouvions. Nos éclats de rire résonnaient jusqu’à l’extérieur de l’orphelinat quand Papa Moupelo, habité par la transe, imitait maintenant le saut de la grenouille afin de nous démontrer la fameuse danse des Pygmées, son pays d’origine ! » Les enfants sont aux anges en regardant ses postures comiques, ses bonds de kangourou, sa souplesse de félin, sa rapidité d’écureuil. Ce week-end de paradis laissait la joie dans les cœurs au commencement de la semaine, jusqu’à ce que les « surveillants de couloirs », jaloux de l’influence de l’homme de Dieu si généreux et vivant, agitent leur fouet et fassent tomber sur les orphelins un réel très cruel.

A Papa Mourelo, je lui « devais du respect : il était notre autorité morale, le père spirituel de ces enfants qui, comme moi, n’avaient pas connu leur père biologique et avaient pour seule image de l’autorité paternelle dans le meilleur des cas ce prêtre, dans le pire, le directeur de l’orphelinat. » Alain Mabanckou met en relief surtout l’absence des pères, et, par le personnage de ce prêtre, souligne à quel point il est pourtant indispensable et vital pour les enfants ! « Il était le seul à pouvoir me rassurer. » dit Petit Piment. Alain Mabanckou évoque aussi cette défection paternelle au Congo par l’histoire de Bonaventure, le meilleur ami de Petit Piment. Son père biologique, fonctionnaire à la société des eaux et de l’électricité, avait, bien avant sa grossesse, promit à sa mère de la prendre comme deuxième épouse. Celle-ci avait en même temps un deuxième amant, célibataire, qui ne voulait ni se marier ni d’enfant. Lorsque cette femme tomba enceinte du fonctionnaire de l’eau et de l’électricité, celui-ci disparut. La mère alla déclarer la naissance de son fils, et lui donna le nom de son père. Elle le confia à l’orphelinat alors qu’il avait deux mois. Donc, en surplomb de ce roman, la désertion paternelle. Et sa conséquence : des enfants suspendus à l’apparition dans leur quotidien d’une vraie et généreuse entité paternelle, avec toujours la menace sombre de sa disparition. « Je savais qu’il fulminait une rage contre cet homme qui, comme je le lui avais souvent répété, d’un seul claquement de mains l’aurait tiré de cet orphelinat et lui aurait donné un autre destin. »

Dans la dureté de cet orphelinat, Petit Piment se raccroche à un autre personnage fiable : Bonaventure. « Entre Bonaventure et moi c’était l’amitié du paralytique et de l’aveugle. Il marchait pour moi, je voyais pour lui, et quelquefois c’était le contraire. Dès que je ne le voyais pas, je le cherchais partout. » Presque des jumeaux, arrivés quasiment en même temps à l’orphelinat. Toujours là, à côté. Mais cette amitié porte la trace d’une autre figure à dimension humaine, chaleureuse : la femme de ménage Sabine Niangui. Elle les a élevés ensemble, chouchoutés ensemble, ensuite ils se sont assis côte à côté en classe. « Elle est là… Pour toi je ne suis sans doute qu’un des meubles de ce bâtiment, une femme que tu as vue depuis que tu es venu au monde et dont tu penses qu’elle restera là jusqu’à la fin de sa vie… » Une authentique figure maternelle ! Elle vit à la périphérie de Pointe-Noire, part de chez elle à quatre heures du matin pour venir travailler, marche des heures les yeux baissés en revoyant « ce temps où j’avais été embauchée dans cet orphelinat alors dirigé par des religieux blancs. » Par sa bouche, nous apprenons un peu d’histoire : « Oh, c’était la belle époque, mon petit Moïse ! Rien à voir avec aujourd’hui où l’on mélange politique et éducation des enfants et où l’on considère que les orphelinats sont des laboratoires de la Révolution, et vous autres les cobayes sur lesquels ils font leurs expériences ! » En effet, la Révolution vient juste de se produire, et la première conséquence pour les enfants, c’est l’éviction de Papa Moupelo, qu’ils n’ont pas vu revenir alors qu’ils l’attendaient tellement pour que le week-end le paradis revienne à l’orphelinat. C’est très grave, n’arrête pas de répéter Bonaventure ! Sabine Niangui dit que « depuis le départ de Papa Moupelo une page de notre orphelinat a été arrachée… Le directeur aurait pu le maintenir ici, il ne faisait de mal à personne… » Et puis elle évoque sa propre humiliation par le directeur… Avant, les enfants l’appelaient « Maman l’animatrice ». Elle rappelle ce temps où l’orphelinat n’avait presque que des filles, parce que si le premier enfant était une fille, leurs familles les abandonnaient… Sabine Niangui évoque un temps tellement plus humain de l’orphelinat. Elle-même avait été confiée par sa mère à cet orphelinat. Cette mère l’avait eue avec un militaire cubain, un père sur lequel elle ne put compter pour sa fille… sabine Niangui, qui a la peau plus claire que les autres à cause de son père, embellit son histoire : en fait sa mère a fait exprès d’être enceinte d’un Cubain, comme cela son enfant aurait la peau claire, ce qui représentait à l’époque une supériorité, trace d’un complexe vis à vis des Blancs… « Il était beau, mon père, venu en Afrique au moment de l’intervention de son pays en Angola où la situation politique était l’une des plus agitées de notre continent. On croisait les militaires cubains dans tout Pointe-Noire… Sérieusement, Moïse, les Cubains avaient débarqué en Angola pour aider leurs ‘frères communistes’… Les Cubains étaient alors nos héros… à l’Orphelinat national… je constatai que la moitié des fillettes de cet établissement étaient nées d’un père militaire cubain… je sus plus tard que c’était le présidant cubain Fidel Castro qui finançait intégralement cet hospice … (l’Orphelinat national des filles de Loandjili). » Cette personnalité si importante pour les enfants de l’orphelinat, Sabine Niangui, est arrivée avant le directeur actuel. Un vieux prêtre lui trouva ce poste d’animatrice. Le directeur Dieudonné Ngoulmoumako n’a été nommé par les autorités politiques que lorsque l’orphelinat n’a plus été tenu par les autorités religieuses, qui s’était retirée au Cameroun. Evidemment, c’est par la gangrène du piston que ce directeur avait été nommé, car il appartenait à la bonne ethnie, celle sachant manier le canif, et qui avait aidé le régime en place à gagner la guerre ethnique contre les nordistes. S’ouvre un temps où le goût du pouvoir et les renvois d’ascenseurs installent à leurs postes des gens qui ne se soucient en rien des enfants et de rendre humain le lieu où ils habitent ! Le règne des plus forts, avec sa sauvagerie, s’installe partout, y compris entre les enfants. Sabine Niangui est destituée de son poste d’animatrice, la nièce du directeur est mise à sa place. Originaire du nord, Sabine Niangui est considérée comme une perdante de la guerre ethnique et même il l’espionne et on est derrière elle du matin au soir. Cela devient infernal pour elle, tandis que le personnel de la cantine, qui était très humain avec les enfants, est viré. L’orphelinat est alors dirigé par le clan des vainqueurs et famille du directeur. Mais un coup d’Etat a porté un président nordiste au pouvoir. En girouette, le directeur se fait, pour conserver son poste, le défenseur de la Révolution installée par les nordistes… Tout cela sur le dos des orphelins…

Cette figure maternelle, Sabine Niangui, au destin également tragique, révèle à Petit Piment que c’est elle qui l’avait trouvée, il y a treize ans, devant la porte de l’orphelinat. Le directeur a tout de suite regardé ce garçon avec suspicion, le croyant envoyé par le diable pour provoquer la chute de l’institution, peut-être un nordiste. Il chargea les gardiens et les surveillants de le suivre de très près même la nuit… Heureusement, le bébé fut tout de suite présenté… à Papa Moupelo, qui lui donna son nom si singulier ! Voilà, notre héros a été dès son entrée dans l’orphelinat sous la protection de deux figures parentales, mais elles-mêmes précaires ! « Quand je repense à Sabine Niangui je ne peux effacer l’image de la femme qui avait été là en permanence lorsque j’étais en difficulté, peut-être parce qu’elle se sentait quelque peu responsable de ma destinée pour m’avoir ‘ramassé’ devant l’orphelinat. Entre sept et dix ans, lorsque le directeur me fouettait avec sa liane et que je me débattais comme un diable, j’apercevais à quelques pas de lui une femme qui suivait la scène, le visage très sombre, et c’était Sabine Niangui. » Une figure maternelle impuissante, parce qu’elle-même humiliée dans cette institution aux mains de « révolutionnaires »… Elle faisait tout ce qu’elle pouvait pour atténuer la douleur du garçon maltraité, elle soignait ses plaies, lui offrait des chaussures, des vêtements, des crayons de couleur, des livres, les seuls cadeaux qu’il ait jamais reçus ! Des intervalles de paradis au sein de l’enfer cruel et de la sauvagerie des plus forts. « Il était interdit au personnel de manifester auprès de l’un de nous une quelconque générosité. » Peut-être Sabine Niangui pouvait-elle se le permettre parce que, désespérée, elle ne disait pas non aux assauts du directeur… Univers impitoyable ! Des enfants battus et auxquels on interdisait tout générosité ou geste d’humanité, et des femmes dont le directeur profitait… Petit Piment, en tout cas, regardait Sabine Niangui comme un bouclier, « je la voyais comme une présence éternelle, celle qui était là au moment où il fallait, celle qui ne m’avait jamais quitté depuis mon arrivée dans ces lieux, celle qui acceptait de tout risquer pour moi. » Quelle belle histoire d’amour, dans tant de cruauté et de tragédie ! Alain Mabanckou nous prouve que des êtres d’exception réussissent à sauver cette humanité vitale même au cœur de l’inhumanité la plus froide tapie dans les calculs et guerres politiques !

Au lendemain du récit de son histoire à Petit Piment, Sabine Niangui ne réapparaît pas ! Apercevant une femme de dos et croyant que c’est elle, il se précipite en ayant envie de crier « Maman ! », mais elle se retourne, et c’est une autre femme, qui la remplace ! Grand choc ! Elle serait partie à la retraite, alors qu’elle n’a que quarante ans ! « … la page sur laquelle son histoire dans cet établissement était écrite venait elle aussi d’être arrachée et qu’après avoir perdu Papa Moupelo je venais de perdre maintenant celle qui étais presque comme la mère que j’aurais voulu avoir… » L’orphelin, à treize ans, a perdu les deux personnages fiables, parentaux, avec lesquels il avait la chance de pouvoir se construire ! Il devient orphelin une deuxième fois ! La première fois, avec la perte de la figure paternelle, qui leur enseignait la tolérance, l’espérance, parce que Papa Moupelo n’était pas désirable, n’étant pas dans la politique, parce qu’il était supposé être un complice des impérialistes qui utilisaient souvent des prêtres pour affaiblir « notre jeune Révolution socialiste scientifique » ayant amené au pouvoir l’ethnie nordiste.

Jusqu’à ce que cette Révolution leur tombe dessus « comme une pluie… je croyais que l’orphelinat n’était pas une institution pour les enfants mineurs sans parents, ou maltraités, ou encore nés de famille en difficulté, mais plutôt une école pour surdoués. » C’est dire si celui qui deviendra Petit Piment, dans toute cette maltraitance venant du directeur et de ses surveillants ainsi que des garçons faisant régner la loi sauvage du plus fort, avait la possibilité d’espérer et de se construire, parce qu’il y avait l’amour attentionné de deux personnages d’exception ainsi que l’amitié d’un petit camarade. Ensuite, à partir de la Révolution, tout est différent, et les petits orphelins sont formatés et, devant les « membres du Parti congolais du travail… nous devions montrer l’exemple devant eux. » Le directeur prépare les enfants aux visites, et c’est sûr que les visiteurs n’auraient rien de commun avec Papa Moupelo ! Les enfants sont forcés d’écouter des discours aux mots alambiqués à rallonge, très ridicules ! Les pensionnaires doivent apprendre par cœur le discours du Président, baisser les yeux devant les membres du Parti. Les trois cents pensionnaires orphelins n’étaient plus que des perroquets ! Sûrement dans un instinct de survie très puissant, Petit Piment est le plus fort pour apprendre le discours du Président par cœur : il sait parfaitement prendre le directeur au piège de l’orgueil lorsque, mis au premier rang par lui lors des visites, il lui fait honneur en étant le mieux formaté ! Dans cette nouvelle situation, il n’y avait pas d’autre choix que de jouer le jeu de la révolution. Nous voyons un garçon très mûr pour son âge, très réaliste ! Et sans illusion ! Tandis que son ami Bonaventure est inconsolable de la disparition de Papa Moupelo !

L’histoire du surnom, Petit Piment, a à voir avec le fait qu’il s’agit de se débrouiller pour la survie dans ce monde brutal ! Moïse se sent depuis toujours plus fort que son ami Bonaventure, et qu’il a le devoir de le protéger. Son ami, dès que quelqu’un le menaçait, se mettait par terre et fermait les yeux pour ne pas voir venir les coups, et Moïse veut le sauver de cette situation humiliante. Il conseille à son ami de se montrer au moins une fois fort aux yeux des ennemis, comme lui l’avait fait face à ce couple de jumeaux faisant régner la terreur dans l’orphelinat, pas disposé à n’être toujours qu’un perdant face à ces deux gagnants se croyant assurés de ne jamais perdre. Les jumeaux qui terrifiaient les vingt blocs de dortoir avaient volé le matelas de Bonaventure et l’avait remplacé par celui de l’un des jumeaux, qui l’avait sali. Le futur Petit Piment les dénonça au directeur, qui les punit. Les jumeaux battirent Bonaventure ! Petit Piment attendit une semaine avant de passer à l’action : il déroba de petits piments au réfectoire afin de venger l’honneur de son ami. L’amitié, cette qualité humaine, reste sa raison d’être dans ce monde inhumain ! Façon de se souvenir de cette belle personne qu’était Papa Moupelo, et de mettre en acte son enseignement ! Les jumeaux sont des gloutons qui mangent la nuit les plats qu’ils mettent la nuit sous leurs lits. Petit Piment alla la nuit mettre la poudre de piment dans leurs plats ! Les jumeaux se relaient dans les toilettes jusqu’au matin en dérangeant tout le dortoir ! Petit Piment savait très bien comment faire, il n’était pas en guerre permanente avec les jumeaux, parfois il savait coopérer avec eux, pour sa tranquillité, mais en l’ayant décidé, pas du tout par soumission terrifiée. Les jumeaux se moquent cependant de lui lorsqu’il récite d’un trait le discours du Président de la République… Les jumeaux ont deviné que c’était lui qui avait mis le piment dans leurs plats, et, pour représailles, ils veulent aller donner une correction à… Sabine Niangui, celle que Petit Piment considère comme sa mère ! Les jumeaux aussi sont intelligents, pour rendre efficace leur chantage ! Petit Piment plaide sa cause, en disant que ce n’était pas possible leur façon de maltraiter Bonaventure ! A son grand étonnement, les jumeaux acceptent de laisser tomber leur vengeance : ils ont vu un aussi fort qu’eux face à eux ? Un aussi fort auquel ils peuvent proposer un travail, et tout effacer ? Il doit servir d’appât pour coincer un autre garçon ! La loi de la jungle ! C’est donc à cause de son ami Bonaventure que Petit Piment, qui a pris ce surnom après avoir mis du piment dans les plats des jumeaux, devint le troisième homme de ce couple infernal aux mœurs mafieuses ! C’est donc à l’orphelinat qu’en quelque sorte Petit Piment, au départ pour aider son ami, se trouve forcé de s’organiser en bande à trois, comme il devra s’organiser dans sa vie errante à Pointe-Noire.

Lorsque Petit Piment a perdu Sabine Niangui, après avoir perdu déjà Papa Moupelo, à part Bonaventure il ne reste pas grand-chose pour le retenir à l’orphelinat. Et depuis qu’il est le troisième homme des jumeaux, il peut rêver avec eux d’une évasion vers Pointe-Noire, dont un professeur leur avait parlé comme si c’était une belle vie possible. A l’orphelinat, le directeur tremble, sa fin est peut-être venue avec ces nordistes appartenant au ministère de la Famille et de l’Enfance qui viennent, tels des intrus, voire ce qui se passe ici, notamment le fait qu’il a nommé des gens de sa famille et de son ethnie aux meilleurs postes. Avec les jumeaux, ils préparent une évasion, avec la complicité d’un gardien qu’ils ont aidé lors d’un problème, et qui paiera sa dette ainsi. Petit Piment ne veut bien sûr pas se séparer de Bonaventure ! Mais celui-ci refuse de le suivre ! Il veut rester, car il attend depuis sa petite enfance qu’un avion vienne se poser depuis le ciel, et l’emmène, persuadé jusqu’au bout que seul cet évènement peut vraiment changer les choses. Il veut continuer d’attendre. Petit Piment, déchiré, est obligé de le laisser. C’est la troisième vraie et belle personne qu’il perd ! La tragédie le poursuit.

Commencent la errance et la débrouillardise dans le Grand Marché de Pointe-Noire, se disputant la place avec beaucoup d’autres adolescents. Petit Piment, on peut dire qu’il est allé à bonne école, notamment avec les jumeaux terribles ! Ils volent pour manger, ils doivent se méfier des maraîchers et commerçants qui sont sur le marché le jour. Les jumeaux conservent leur pouvoir terrorisant, parce que de nombreux adolescents errants ici étaient passés par l’orphelinat ! Mais un jour ils se heurtent à une bande plus forte qu’eux ! Et oui, la loi des plus forts, sauvage ! Leçon de survie : défendre son territoire par tous les moyens ! En présence du plus fort, toujours faire la paix ! Le chef de la bande décide de demander aux jumeaux d’être les adjoints de sa bande parce que, en Afrique, les jumeaux sont entourés de mystère. Un des jumeaux refuse d’être seulement un adjoint, il veut être le chef, proposant de se battre, lui à mains nues et l’autre avec un arc et des flèches. Le jumeau gagne, fait la preuve de sa supériorité, et est reconnu comme le chef ! Mais il ne veut pas du perdant. Ils ont déjà leur « Petit Piment » qui, lui, a fait ses preuves !

Petit Piment vit donc d’abord sous la protection des jumeaux, comme dans un système mafieux, parce que, à l’orphelinat, il avait su leur démontrer ses capacités et sa non peur ! Il vole, détrousse des Blancs, tend des embuscades aux amoureux pour leur voler leur portefeuille. Il est fier de son surnom de Petit Piment qui signifie qu’il n’est pas un poltron. Aux yeux des jumeaux, il reste encore quelqu’un, dans cette situation de précarité où rien ne vient jamais révolutionner leur vie. Ils sont vraiment des orphelins de la société ! Dévoué aux jumeaux, il ne gagne pourtant pas grand-chose, à peine l’os que le maître jette au chien !

La mairie ayant organisé un grand nettoyage du Marché de Pointe-Noire afin d’en chasser « les moustiques », les errants se retrouvent sur la Côte sauvage. Petit Piment apprend ainsi qu’il est un insecte nuisible ! A la Côte sauvage, ils peuvent cuisiner, c’est-à-dire manger du chat, du chien, et cela donne des cauchemars à Petit Piment. Une bande d’éclopés. Petit Piment est tel un chien errant, auquel son ami Bonaventure manque cruellement. Mais il ne veut pas regarder en arrière. Il doit survivre dans cette agglomération labyrinthique. C’est alors que la chance lui sourit en mettant sur son chemin une femme à la dimension maternelle, à nouveau une personne fiable ! Tandis qu’on la siffle parce qu’elle fait, volontairement, bouger son derrière, Petit Piment lui propose de porter ses nombreux paquets. C’est ainsi qu’il arrive avec elle dans une grande maison, où dix belles filles les accueillent. Il est habillé comme un pouilleux, mais celle qui lui révèlent qu’on les surnomme elle et les filles « les bordèles », qui se surnomme Maman Fiat 500, est très étonnée de son geste d’aide, un comportement humain dans ce monde brutal ! Leur rencontre est donc advenue sous l’égide de l’humanité. Elle lui donne de l’argent pour qu’il s’habille correctement. « Reviens quand tu veux, tu seras chez toi ici, reprirent les filles en chœur, ce qui me fit aussitôt penser aux séances de catéchisme avec Papa Moupelo… » Et oui, Maman Fiat 500 est un personnage de la même série humaine et fiable que Papa Moupelo et Sabine Niangui ! Et Petit Piment, par-delà son allure terrifiante d’éclopé forcé de commettre des larcins avec sa bande de errants pour survivre, a lui aussi gardé ce quelque chose d’humain et d’éduqué qui fait qu’au cœur même de la désespérance, il peut être reconnu et sauvé, toujours pour un temps précaire, bien sûr, car Maman Fiat 500 est elle-même chaque jour menacée dans son existence. Il lui rend visite tous les après-midi, lui raconte que, contrairement aux apparences, il n’est pas vraiment comme ces éclopés de Pointe-Noire, puisqu’il a été éduqué à l’orphelinat de Loango, où Papa Moupelo leur apprenait la danse des Pygmées. Avec cette femme de qualité, bien que tenant un bordel, Petit Piment semble revenir dans un temps ancien, celui où Papa Moupelo apportait le paradis chaque week-end. Ce temps est à ce point revenu que Maman Fiat 500 se met elle-aussi à danser une danse des Pygmées. « Je ne fus plus étonné de sa prestesse lorsque je me rappelai qu’elle était du Zaïre comme Papa Moupelo, sans doute de la même ethnie… » Il admire ce corps en mouvement, si vivant, et les gros fruits mûrs portés par sa poitrine. Elle est la générosité incarnée ! Dans ce monde brutal des errants, elle et ses filles sont un vrai miracle ! L’importance de gens de qualité est vitale ! « Je lui parlais également de la Révolution socialiste scientifique qui avait frappé aux portes de l’orphelinat et précipité la fin d’une époque. Elle avait le regard sombre quand j’évoquais Sabine Niangui, son attention très maternelle et les soins qu’elle me prodiguait jusqu’à sa disparition. » En la trouvant, Petit Piment retrouve aussi les personnages de qualité qui ont humanisé l’orphelinat et fait son éducation, jusqu’à ce que la politique et la Révolution vienne tout éventrer. Maman Fiat 500, excellente conteuse, raconte son histoire, comment elle est devenue prostituée parce que l’horizon était bouché. Elle avait pu s’acheter une Fiat 500, d’où son surnom. Du beau monde vient se payer ses services, le président du Zaïre, des opposants, le président est fou de colère à l’idée qu’elle n’a pas que lui comme client, la scène que décrit Alain Mabanckou est hilarante !

Petit Piment finit par dormir dans la grande maison. Lorsqu’il revoit les jumeaux, ceux-ci sentent tout de suite que cela peut profiter à leurs affaires, car Petit Piment pourra voler les clés des domiciles des « bourgeois chauves et ventripotents des Batignolles, là-bas où il y avait de l’électricité et de l’eau potable en pagaille. » Petit Piment pourrait obtenir des renseignements sur ces riches qui prennent leur pied chez Maman Fiat 500, qui se vantent en effet, lorsqu’ils ont bu, de leurs voyages, des maisons qu’ils possèdent. Petit Piment, bien qu’ayant trouvé cette personne si généreuse, n’oublie cependant pas qu’il est un errant qui doit survivre, donc il accepte de faire affaire avec les jumeaux en volant les clés des riches, en les faisant refaire avant de les remettre où il les a prises.

« A la différence des jumeaux et des autres garçons de la Côte sauvage, je pouvais me vanter d’avoir enfin une mère adoptive et un toit fixe qui m’éloignaient peu à peu de cette vie d’errance. » Sauf que, comme s’il était maudit, ou bien comme si, bizarrement, il tenait à garder un pan de cette vie-là, il continue de rejoindre ses acolytes pendant que Maman Fiat 500 est avec ses clients. Jusqu’à ce que les jumeaux disparaissent avec la fortune gagnée dans les affaires. Petit Piment avait été naïf en dérobant pour eux les clés des clients de sa mère adoptive ! Il n’avait pas pu résister à leur charisme de chef de bande !

Il reste jusqu’à ses dix-huit ans chez Maman Fiat 500. Par l’un de ses clients, elle lui trouve un travail de manutentionnaire. Telle une mère, elle lui ouvre un avenir loin de la errance, presque comme s’il était guéri de son statut d’orphelin. Il est un travailleur exemplaire. Pendant des années, il mène une vie normale, comme si l’avenir allait être ainsi désormais. Or, dans ce pays, le ciel peut s’effondrer sur la tête sans crier gare juste par la décision de politiques pris dans leurs techniques, ou juste parce que le maire a décidé de mener une vaste opération dite « Pointe-Noire sans putes zaïroises » ! Parce qu’en cette période électorale, ce maire vise la présidence du Conseil régional du Kouilou, il s’est choisi un groupe contre lequel se liguer, ici les prostituées zaïroises, pour une opération spectaculaire qui fera grand bruit. Une opération de communication à la mode du Congo. Opération très brutale. Prostituées tabassées, violées par les policiers. Un soir en rentrant, à la place de la maison de Maman Fiat 500, il n’y a plus qu’un champ de ruines. Et Maman Fiat 500 a disparu pour toujours ! Comme Papa Moupelo, comme Sabine Niangui, comme Bonaventure.

A partir de ce moment-là, les ruines de l’extérieur vont commencer à provoquer des ruines à l’intérieur de son cerveau, comme si ce qui organisait son activité cérébrale et lui donnait du sens avait disparu. « … c’est sans doute à partir de ce moment que j’ai commencé à sentir des trous béants dans ma tête, à entendre comme des groupes de personnes qui couraient à l’intérieur, les échos des voix qui parvenaient de maisons vides, des voix proches de Bonaventure, de Papa Moupelo, de Sabine Niangui, des jumeaux, mais surtout celles de Maman Fiat et ses dix filles. Puis, plus rien. Je ne me souvenais plus de rien, ni même de qui j’étais. » Des pans entiers de son cerveau n’ont plus de raison d’être actifs. Plus rien ne peut les éveiller, les réveiller, les susciter, le rien trouant le cerveau reste fidèle aux disparus et refuse de fonctionner avec ce qui reste, le deuil est infini. Il ne va plus travailler, jette des seaux d’eau sur des collègues qui viennent chez lui et qu’il ne reconnaît pas, il cultive ses épinards sur la seule chose qui lui reste, un bout du jardin de Maman Fiat 500, tel un pauvre chien qui ne veut plus décoller de la tombe de son maître mort. Il ne fait plus qu’une seule chose, cultiver cette parcelle, dans la solitude. Sauf que son vieux voisin va s’intéresser à lui, et ne se laisse pas chasser. Il tient bon, lui donne des conseils pour le jardin, réussit à s’imposer un peu. Un jour, le voisin le voit immobile devant ses épinards : il veut les voir pousser, car il se demande pourquoi ils poussent toujours dans son dos ! Le voisin est plein de compassion. Il veut qu’il se soigne. Dans ce deuil infini, voici encore un personnage généreux, humain, qui tente de l’arracher à ce processus de destruction de son activité psychique à cause d’une perte intolérable. Mais Petit Piment s’accroche à son jardin, car c’est ce qui reste de Maman Fiat 500. Dès qu’il en sort, il se perd. Il a l’air d’un fantôme évincé du cimetière. Même les chiens ont peur de lui. Pour se repérer et retrouver le jardin, il dessine des croix de Lorraine avec son bâton là où il passe. Des plaisantins en tracent aussi, et il se perd encore plus. Il visite les cimetières, dans l’espoir de retrouver la tombe de sa mère biologique, dont pourtant il ne sait rien. Comme s’il voulait tout effacer et revenir à avant sa naissance.

Pendant des mois, il erre parmi les vagabonds, se faisant moquer et maltraiter par eux. Jusqu’à ce que son bon voisin vienne le tirer de là, inquiet de ne plus le voir dans son jardin. Toujours cette fiabilité d’un personnage de qualité, humain, qui ne laisse pas tomber. Il l’emmène chez un médecin. Un médecin qui sait guérir les maladies du cerveau, qui a étudié à Paris, chez les Blancs ! Petit Piment est surpris, il ne porte pas de blouse blanche comme les vrais docteurs ! Ce docteur lui assure que le fameux voisin, qui a tout fait pour le retrouver, a beaucoup d’estime pour lui. Compter pour quelqu’un d’autre, premier maillon du lien social fiable, c’est sans prix pour un orphelin ! Mais Petit Piment est agacé par les questions du docteur, et répond systématiquement de travers, si bien qu’on le soupçonne de ne pas être si atteint que ça, en tout cas que ses troubles ne sont pas organiques, qu’en fait il n’a rien perdu de son intelligence, c’est juste qu’il a perdu les raisons de la faire fonctionner. Dans sa façon de répondre à côté aux questions du docteur, nous sentons revenir une sorte de jeu avec l’autre, un frêle retour de sociabilité. « Je pressentais qu’il se payait ma tête lorsqu’il cessait de sourire puis me dévisageait comme si je venais d’une autre planète. » Petit Piment semble trouver idiote la technique du docteur, qu’il a apprise à Paris. Comme si ce dont il souffrait et que le docteur ne comprenait pas, c’était très simple, la perte insupportable ! « Vous voulez que je vous dise mon vrai problème, docteur ?… Ma maladie vient de loin, de très loin… c’est à cause des compléments circonstanciels… docteur, quel est le rôle d’un complément circonstanciel dans une phrase ?… là pour compléter l’action qu’exprime le verbe selon les circonstances. C’est vous dire que sans lui, le verbe il est foutu pour de bon, il n’exprime plus avec précision la cause, le moyen, la comparaison… Peut-être que ma mémoire n’est plus fiable parce que j’ai perdu la plupart de mes compléments circonstanciels… mes verbes sont désormais tout seuls, ils deviennent des orphelins comme moi et, dans ce cas, plus rien ne m’informe sur les circonstances des actions que je pose… chaque fois que j’en trouve ça ne correspond jamais à ce que j’avais avant… » Le docteur ne comprend rien, alors que c’est si intelligent ! Le docteur lui colle, en guise de diagnostic, un syndrome au nom savant, Korsakoff… Mais il faut encore des examens complémentaires… Ah ce docteur qui a passé sa thèse avec la mention « Très honorable » ! Petit Piment vient le voir pendant plusieurs semaines, et rien ! Puis il dit au docteur qui lui annonce que sa maladie est irréversible : « Je ne suis pas malade, docteur ! » Son voisin veille à ce qu’il prenne son traitement, mais jamais il ne l’attache à un arbre comme on fait avec les fous. Plusieurs mois, et le traitement reste sans effet, bien sûr ! Le docteur finit par le mettre à la porte !

Puis le voisin le confie à un guérisseur, qui ne se fait payer qu’après la guérison. Petit Piment a toujours ses énormes trous de mémoire. Mais il se sent à l’aise avec ce guérisseur, qui le tutoie, qui dit que le docteur a trop étudié en France, il a dû y laisser… son cerveau ! Petit Piment et le sorcier se saoulent ensemble ! Surprise, pour la première séance avec lui pendant laquelle il va dialoguer avec des masques, Petit Piment arrive tiré à quatre épingles ! Il est métamorphosé au niveau de son apparence. Le guérisseur lui fait boire des breuvages tandis qu’il récite des formules destinées aux esprits. Et il l’invite à manger avec lui son plat. « Ces docteurs blancs, est-ce qu’ils savent qu’avant de soigner quelqu’un il faut d’abord le faire manger, hein ? Moi j’ai eu des malades ici qui, en réalité, n’étaient pas malades mais avaient tout simplement faim, et fallait voir comment ils mangeaient ! Comme toi ! » Quelle intelligence ! La guérisseur rétablit une relation humaine ! Faim au sens propre, et faim au sens figuré, faim d’une présence humaine à côté et pour de vrai, qui se rend compte des besoins de l’autre, qui voit vraiment, qui sent ! « C’était à croire que je me rendais désormais chez Ngampika que pour le couvert. J’avais mon déjeuner copieux garanti, préparé avec soin par son épouse… Je soulevais les couvercles, découvrais des morceaux de viande… je ne pouvais plus m’arrêter, et elle était obligée de me servir deux fois ! » Mais quand même toujours une relation de petit enfant avec ses parents !

Mais le guérisseur a du mal à guérir Petit Piment, évidemment, si la relation de l’enfant à ses parents s’installe dans la durée... Cependant, celui-ci se régale avec les plats succulents qu’il trouve chaque jour chez ce guérisseur, et c’est déjà une sorte de paradis, même si l’essentiel dans sa tête cloche encore. Mais un jour, il n’y a plus de plats ! Le guérisseur dit à Petit Piment : « Tu veux que je te dise ce que mes masques me racontent te concernant ? Ils pensent que tu simules ta maladie pour ne pas payer ! Ils t’ont sondé quand tu as passé la nuit dans cette maison, et ils sont formels : tu es le plus grand imposteur de cette ville, voire de ce pays ! » A sa manière, le guérisseur, bien sûr inquiet à l’idée de ne pas être payé puisqu’on ne le paie qu’une fois guéri, a saisi le paradoxe des symptômes de Petit Piment : il a l’air d’être gravement atteint dans son cerveau, mais le problème vient de l’extérieur, de la perte dans l’environnement social de personnes fiables et de qualité ayant le souci de tisser avec lui la relation sociale de base, le fait de se dire face à l’autre qui est ainsi reconnu dans son existence et son altérité, je réponds de lui, ceci étant particulièrement vital dans ce monde congolais des orphelins, des errants, des éclopés, où règne le chacun pour soi de la survie, la violence de la loi mafieuse des plus forts, et où les magouilles politiques peuvent en plus bousiller du jour au lendemain de précaires équilibres. Dans ce monde si brutal, Petit Piment a eu plusieurs fois la chance infinie de rencontrer dans sa vie ces personnages qui ont le souci de l’autre, se sentant eux-même autre face à l’autre, et mettant cet acte d’amour, de solidarité, d’humanité, à la base du vivre ensemble. Le quotidien implacable, sauvage, brutal, qu’Alain Mabanckou nous décrit dans son roman met particulièrement en relief le rôle époustouflant de ces personnes de qualité qui remettent en acte le lien social comme indispensable, et donnant du sens au vivre ensemble, tissant la communauté humaine. La tragédie de Petit Piment, c’est que ce genre de liens qui ouvrent des moments de vie paradisiaques peuvent à tous moments être mis en ruines par des décisions politiques brutales, sauvages, soumises toujours à la loi du plus fort, à l’idéologie, aux intérêts personnels, à l’argent. Et cherchent à formater des enfants !

Le mythe de Moïse délivrant les Hébreux du joug du Pharaon en les faisant sortir d’Egypte est bien sûr omniprésent dans la tête de Petit Piment depuis que le prêtre Papa Moupelo lui avait donné son nom kilométrique et qui était ramené au nom de Moïse pour simplifier tout en gardant l’essentiel du sens de cette nomination ! C’est sûr que ce nom Moïse court aussi comme un fil conducteur tout au long du roman d’Alain Mabanckou ! Un beau jour, Petit Piment se fait confectionner par un couturier un costume tout vert, il enfile des chaussures allongées et pointues, et il met une plume de paon sur son capuchon vert. Il marche le long d’une rivière, plus dangereuse que l’Océan Atlantique, avec un couteau à la main, en se disant que comme pour Moïse, c’était à quarante ans, son âge, que Moïse avait tué le contremaître égyptien qui s’en prenait à un Hébreu ! On pourrait aussi évoquer Dante, qui au milieu du chemin de sa vie, perdu dans une forêt obscure, se retrouve sur un chemin dont la voie droite est perdue, et qui retrouvera le paradis en traversant d’abord l’enfer et le purgatoire. C’est l’avant-dernier chapitre du roman, et c’est là que l’auteur nous fait la très intelligente surprise d’un renversement de logique, qui va mener Petit Piment à la guérison, c’est-à-dire les retrouvailles avec sa mémoire. Le renversement, voire la révolution psychique et intérieure, advient lorsque, désirant être fidèle à cette nomination de Papa Moupeto, il réalise pour la première fois que ce Moïse biblique FAIT quelque chose pour quelqu’un d’autre en déplaçant la faiblesse de lui à l’autre ! Pour la première fois, et sous l’influence du nom qu’un personnage paternel lui avait donné autrefois, il devient lui-même un personnage actif pour quelqu’un d’autre qui est en souffrance sous le joug du plus fort, le Pharaon ! C’est là que la transmission s’effectue, et que ce que faisaient pour lui les personnages de qualité qui ont tellement humanisé sa vie, lui il s’apprête à le faire à son tour, mettant ce lien social de qualité à la base non seulement du tissage de la société, mais aussi de la structuration psychique. Jusque-là, Petit Piment était resté dans le statut de la victime, du faible, de l’orphelin, du errant, à qui quelques personnages de qualité, aimants, ont tendu une main généreuse, maternelle ou paternelle. Tout va à nouveau se réorganiser dans son cerveau à partir du moment où lui aussi va s’insérer dans la série des personnages humains qui, à chaque fois, ont donné du sens à sa vie, lui ont fait sentir qu’il comptait, qu’il n’était pas un humain jetable et sans importance collective. Lui aussi il peut tuer le contremaître qui s’en prend à un Hébreu, c’est-à-dire cesser, en vérité, de croire que seule la loi du plus fort règne. La sortie d’Egypte, en fin de compte, chacun peut l’accomplir par un acte véritablement de pouvoir, juste en distinguant le faible que le fort veut toujours faire disparaître comme exploitable ou jetable ou sans importance collective. Par ce renversement que nous a réservé brillamment Alain Mabanckou dans son beau et longtemps si tragique roman, nous pouvons entrer dans une nouvelle logique, une logique fractale. En ce sens que le premier motif ( celui qui se met en acte avec le fait qu’un humain, se vivant jusque-là tel un enfant faible dans une position qui vaut reconnaissance des plus forts et leur loi sauvage, soudain devient fort autrement, au sein d’une relation sociale qui admet l’autre, cet autre que le système mafieux et népotique des mêmes cherche à assujettir pour être sûr que les choses resteront identiques entre soi pour se partager les postes ) va se répéter à l’infini à l’identique ! Reconnaître l’autre, cet humain malmené par la logique d’un pouvoir qui vise au partage des postes et des richesses entre forts et que Alain Mabanckou met particulièrement en relief chez les politiciens du Congo de la Révolution, c’est sortir d’Egypte. La nomination de cet autre, en tant qu’acte de reconnaissance comme quelqu’un qui compte parmi les humains, tel le nom kilométrique de Petit Piment, est la sortie d’Egypte. Le nom de Petit Piment est kilométrique pour annoncer la série fractale des humains qui, à sa suite, peuvent sortir de l’état d’assujettissement juste en prenant sa responsabilité dans la pérennisation du lien social, en se disant cette parole de Levinas, je réponds de l’autre ! « Quand les rayons de soleil se réverbéraient sur la lame de mon couteau, j’avais le sentiment que ma mémoire me revenait enfin, que cette arme blanche me servirait à reconquérir mon identité, à me délier des chaînes d’un mauvais destin que j’avais hérité d’un père que je ne connaîtrais pas jusqu’à la fin de mes jours. » Encore, cette figure du père africain qui déserte l’acte de nomination ! Petit Piment se dit qu’il doit prouver en quoi il est beaucoup mieux qu’un homme qui sait bien se débrouiller pour survivre. Le couteau symbolise aussi la coupure, celle du cordon ombilical (survivre dans la errance, même si la loi de la jungle y règne, a encore quelque chose à voir avec une logique matricielle en ce sens que le errant espère du milieu environnant, comme d’un placenta plus ou moins en bon état, qu’il continuera indéfiniment à lui fournir en quelque sorte gratuitement sa nourriture), celle du statut du faible, de la victime, celle du Hébreu dépendant de l’Egyptien qui l’exploite et l’humilie.

Le long de cette dangereuse rivière, il trouve enfin le pont pour passer de l’autre côté. « … l’endroit où j’étais persuadé que j’allais enfin recouvrer mon bonheur d’être un homme comme un autre, mais aussi avec la certitude qu’il me fallait exécuter le dernier acte, chasser en moi ces esprits qui s’étaient réfugiés dans mon corps au point de corrompre ma mémoire… » Ces esprits représentent le pouvoir qu’il attribue aux forts si cruels, toujours sur la base de sa croyance qu’il est resté petit, faible, victime et qu’il ne peut pas se sortir de cette impasse où il a toujours besoin de quelqu’un qui lui fait quelque chose, en mal ou… en bien. Désormais, comme le met en relief son accoutrement vert, sa plume de paon, et son couteau, il est en décalage avec son époque ! Dans cette époque si violente, où règne la loi des plus forts pas seulement en Afrique, il terrifie juste avec cette arme que, pourtant, tout le monde a chez lui… Il a donc un autre pouvoir ? Juste en donnant des coups de couteau en l’air ! Enfin, après avoir traversé le pont, et marché, Petit Piment qui est de plus en plus Moïse arrive devant une grande bâtisse éclairée, qui ressemble à l’orphelinat. Cela à un air de retour au commencement, mais avec un pas de la spirale, non pas la fermeture du cercle. Devant la bâtisse, il y a une voiture noire aux vitres fumées : celle d’un homme politique ? D’une personnalité ayant du pouvoir ? Moïse l’identifie en tout cas comme celui qui lui a enlevé Maman Fiat 500 ! Il se jette sur lui avec le couteau. Au procès, on a dit qu’il avait agi en état de démence. Il est enfermé dans les locaux de l’orphelinat d’autrefois, c’est une prison pour irresponsables ! Là, il peut écrire, écrire, puisqu’on pense que ce n’est pas avec un crayon qu’il pourra tuer quelqu’un… ! Et là… bien sûr !… il y a aussi un pasteur zaïrois qui leur parle de Dieu, mais celui-là refuse qu’on l’appelle Moïse ou par son nom de naissance ! « … alors que dans mon esprit je me dis que je mérite ce nom parce que j’ai libéré le peuple de Pointe-Noire de François Makélé, ce maire véreux qui n’avait pas le souci des conditions de vie des Ponténégrins et qui avait peut-être fait disparaître Maman Fiat 500 et ses filles dans les gorges de Diosso. C’est là-bas qu’on a découvert un charnier dans lequel étaient entassées la plupart des victimes de la campagne ‘Pointe-Noire sans putes zaïroises’. L’opération avait tourné au carnage à cause de la haine qui existe entre notre pays et le Zaïre et que les politiciens attisent à la veille de chaque élection. » Peu importe qu’il soit dans cette prison aux airs d’orphelinat, Moïse sait qu’il s’est soucié de la vie des Ponténégrins en tuant le maire qui, tout à ses ambitions électorales, n’a pas hésité à accomplir un carnage ! Le pasteur, lui, est un hypocrite, et regarde les prisonniers comme des êtres irrécupérables.

C’est bientôt le moment, logique, des retrouvailles avec l’ami d’autrefois, Bonaventure, là même où il l’avait laissé, dans l’orphelinat. Autrefois, Petit Piment n’avait rien pu pour lui, car ils étaient tous les deux du même côté, celui de la victime, du faible, même s’il se sentait moins faible donc le plus fort des deux. Désormais, Petit Piment se sent vraiment être Moïse, qui ne laisse pas l’Hébreu être humilié par le contremaître égyptien ! Autrefois, avec Bonaventure, il se sentait être le plus fort, dans ce lieu des faibles, mais la nomination, c’est un acte de reconnaissance en direction de l’autre qui doit reconnaître la parole de l’autre. Le problème, c’est que lorsque Bonaventure évoquait l’avion qu’il attendait, son ami ne comprenait pas, ne pouvait pas le suivre dans cette voie, c’était trop étrange, bizarre. Dans cette prison pour « irresponsables », Moïse s’est fait un ami, Ndeko Nayoyakala, qui a le même âge que lui. Il a un gabarit herculéen qui dissuade tout le monde de lui chercher noise. Moïse lui a fait lire le manuscrit de son histoire. L’ami ne lui a pas ménagé sa critique, osant même corriger en rouge ! Manifestement, Moïse a quelqu’un face à lui, impossible d’imposer une hiérarchie en sa faveur ! Cet ami, comme Bonaventure autrefois, se met devant la fenêtre chaque jour, et dessine les avions qui passent ! Moïse évoque avec lui l’ami d’autrefois, et le roman se conclue par une phrase qui laisse penser que l’ami d’aujourd’hui est le même qu’autrefois, Bonaventure ! « Je dessinerai des avions jusqu’au jour où j’en verrai un vrai atterrir devant l’entrée de l’asile pour me sortir d’ici… » Une phrase qui porte un jugement sur la situation politique du Congo, d’Afrique, et même d’ailleurs, sur la Révolution qui en est si peu une : pour l’instant, aucun avion n’est encore vraiment venu accomplir cette révolution, qui est avant tout révolution intérieure pour chaque humain, qui mettrait fin à la logique des plus forts, des ethnies, des multinationales, de l’argent. Bravo à Alain Mabanckou, vraiment !

Alice Granger Guitard



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