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Mémoire des mots : Mots de mémoire - M. Roussel
dimanche 23 août 2015 par penvins

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Texte non encore publié.

Mémoire des mots
Mots de mémoire

Évidemment, c’est un livre de Mémoires, mais l’auteur en fait tout autre chose, un véritable objet littéraire et ethnographique qui m’a fait penser à Julien Gracq et à Pierre-Jakez Elias.

«  Une approche objective [était] vouée à l’échec car le spectateur d’aujourd’hui voit ce qui était il y a cinquante ou soixante-dix ans avec le regard de son temps déformé par des exigences ou des attentes alors inconnues.  »

Michel Roussel n’écrira donc pas ses Mémoires, mais tentera en puisant dans son vocabulaire de dire ce qu’il a vécu :

«  [Les mots] sont là puis disparaissent ; ils vont et ils viennent à leur fantaisie. Le mémorialiste de ce monde qui fut sien doit faire avec. Il lui faut se laisser conduire, se tenir prêt à l’étonnement, accepter de n’être pas auto-crédible, au contraire du voyageur bénéficiant de l’adage « a beau mentir qui vient de loin », car il est l’auteur et le récepteur du récit.  »

La langue, l’attachement aux mots aussi bien que l’enracinement dans la terre picarde font que cette pseudo-fiction comme l’auteur la qualifie lui-même, joue sans cesse entre la mémoire et l’art littéraire. À travers les mots eux-mêmes se dessine l’histoire d’une région incarnée dans des personnages dont beaucoup pourtant étaient illettrés, mais ils avaient vécu sans doute bien plus que ce petit enfant que l’auteur appelle Louis.

«  Son appétit pour les mots et leur sens se doublait du désir d’apprendre à devenir quelqu’un d’autre qu’un paysan balourd. Au même titre que l’enseignement des Humanités, cette éducation dispensée avec un dévouement conforté par l’application à obtenir un résultat d’un ordre supérieur lui apparaîtrait plus tard comme un cadeau sans prix.  »

Louis découvre en allant à l’école puis en faisant ses Humanités à quel point la mémoire des hommes se dit chaque jour dans les mots qu’ils emploient souvent sans en savoir toute la richesse. À l’image de ce que sera ce siècle (le XXe) il découvre petit à petit en grandissant et malgré une éducation dans un petit séminaire, ce que ses prédécesseurs ne voulaient pas voir, que ce n’est pas Dieu qui avait créé les hommes mais bien plus certainement les hommes qui avaient créé Dieu.

«  Il ne reste de l’éducation humaniste et catholique dispensée avec tant de soin et de générosité que le goût doux-amer des mots autrefois vénérés et devenus incertains parmi lesquels celui de Dieu brille encore d’une lumière fragile et aléatoire comme celle d’un fanal qu’obscurcit une brume de plus en plus épaisse.  »

Le plaisir est grand de lire cet auteur qui, passés ses 80 ans, regarde avec intelligence la marche du temps, pesant le pour et le contre d’une évolution des mœurs et des croyances qui, du XIXe siècle à nos jours, a lentement abandonné ce qui faisait sa richesse et de le lire, lui le petit paysan picard, caché sous ses bonnes manières littéraires qui vient nous dire sans avoir l’air d’y toucher tout ce que nous sommes en train de perdre en oubliant que les mots nous rattachent aux générations qui nous ont précédés, De nos grands-mères qui à travers leurs patois reprennent l’expérience transmise de siècle en siècle depuis les Romains jusqu’à nous qui n’y faisons guère plus attention.
On entend dans les mots, dans le style, dans les références, dans la fiction elle-même, ce qui donnait aux vies une dimension extraordinaire, reliant les hommes par-delà la brièveté des existences dans la lente construction de la langue à laquelle l’auteur rend hommage, lui qui avait appris un patois dont, en écrivant, il redécouvre la richesse, richesse de l’origine des mots bien évidemment, mais aussi richesse de ces patois propres à chaque village qui donnaient aux lieux une identité aujourd’hui en voie de disparition.

«  Au moment où, non sans la réticence que lui imposent ses propres références gastronomiques, il accompagne les petits enfants dans l’une des usines à manger venues d’outre-Atlantique, sa mémoire facétieuse fait surgir le mot « réfectoire » qui le transporte au pensionnat d’autrefois. On se rendait en rangs silencieux dans ce lieu voué à la restauration du corps. Il était bien nommé réfectoire car dérivé du latin médiéval, latin ecclésiastique au demeurant qui l’avait puisé dans le bas latin en substantivant l’adjectif signifiant « qui répare, qui restaure ».  »

Rien de nostalgique pour autant dans ce texte, ce retour vers le passé donne lieu à une reconstruction assumée explicitement par l’auteur, crée un univers romanesque de ces mots que retrouve la mémoire décrivant un monde qui ne cessera, quoi qu’en fasse le lecteur contemporain, de vivre à travers un vocabulaire qui, de génération en génération, se réincarne et garde la trace de ceux qui ne sont plus.

«  Plus que celle des villes, la France rurale avait assuré le passage des générations et la transmission d’un humble savoir de l’une à l’autre dans une succession que n’avaient pas interrompue les guerres, les pestes, les sécheresses et les orages. Cette France modeste en révélait parfois une autre quand l’enfant entendait avec étonnement sa mère confier à la voisine qu’elle avait dû prendre quelque chose pour « faire aller son corps ». Bien plus tard, en lisant Le Malade imaginaire, il se rendrait compte qu’il lui arrivait de parler comme une servante de Molière.  »

C’est ainsi. Faites-en ce que vous voulez, pourrait dire Michel Roussel, les mots sont là, les miens bien sûr, ceux de ces Mémoires, mais aussi tous ceux de la langue qui continue de vivre et garde en elle la présence des siècles dont vous êtes issus.

«  De ces gens, deux fois disparus parce qu’ils ne sont plus et que leur façon de parler s’est fossilisée, il ne reste que la lueur vacillante de leurs mots dans une mémoire près de s’éteindre elle aussi.  »

Vous êtes éditeur, vous êtes intéressé par ce texte, n’hésitez pas à prendre contact.



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Messages

  • Ont lu et apprécié ce texte :

    Lionel-Edouard Martin

    « C’est un beau manuscrit, d’une très belle écriture, d’un indéniable intérêt anthropologique et historique. »

    « […] la prégnance d’une culture paysanne aujourd’hui disparue,[…] »

    Marc Villemain

    « Car, vraiment, j’ai été frappé par la pureté et la netteté de l’écriture de Michel Roussel, pendant tangible de la belle sagesse immémoriale qui traverse son texte. »

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