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Prendre la vie à pleines mains, Aldo Naouri

Editions Odile Jacob, 2013

samedi 25 mai 2013 par Alice Granger

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En répondant aux questions d’Emilie Lanez, Aldo Naouri reconstitue son parcours intellectuel, et au fil de la lecture nous entendons à quel point le pédiatre très décalé qu’il fut a trouvé dans son enfance et notamment dans sa relation à sa mère les repères les plus essentiels pour l’invention d’une clinique qui n’a ressemblé à nulle autre. Une enfance où ce qui n’a jamais manqué, ce sont les difficultés, les épreuves, ainsi que cette secrète grande estime de soi se fortifiant au rythme des obstacles franchis.

Cette mère est la mère paradigmatique qu’il a introduite dans sa pratique afin d’amener les mères qui lui amenaient leurs enfants malades à oser affronter de face leurs propres mères en particulier lorsqu’elles semblaient parfaites, ceci parce que la bonne santé de l’enfant est inhérente au fait de pouvoir sortir vraiment de ses parents et faire ses expériences lui-même sans être cerné par la peur qu’il lui arrive tous les malheurs.

En particulier, en explorant le lien de la fille avec sa mère, et sur la base de sa mère paradigmatique, Aldo Naouri a très vite entendu, notamment lorsque les premières difficultés se sont pointées au jeune pédiatre seulement armé de ses compétences médicales classiques, à quel point il était vital que l’enfant puisse recevoir le discours du père. Lisant dans ce livre son retour à sa propre histoire, nous sommes frappés de l’importance du discours du père, pourtant emporté par la mort très jeune, pour le jeune Aldo et ses frères et sœurs, un discours relayé par la mère endeuillée. On s’aperçoit tout de suite que lorsque la mère relaie le discours du père auprès de ses enfants, ceux-ci ne souffrent plus d’une surestimation et d’une narcissisation toxiques, ils peuvent devenir grands au rythme de leurs expériences, conscients d’avoir des devoirs et non pas que des droits.

Il est frappant de constater que dans cette histoire où à l’enfant Aldo, qui n’eut pas de jouets dans son enfance, ne fut épargné ni la grande précarité, ni la pauvreté, ni surtout l’humiliation à chaque étape, il eut manifestement une grande confiance en lui, ainsi qu’une incroyable maturité qui le rendit très tôt conscient de l’opportunité de l’école de la République pour réussir somme toute sans trop de difficulté par-delà tant d’immenses difficultés ! C’est cela qui est incroyable : tant d’éléments apparemment négatifs au départ de la vie d’Aldo, qui reste un garçon chétif toutes ses premières années, et en fait on a l’impression paradoxale que cela n’a pas été un problème pour lui de réussir, en ayant été capable de voir que sa chance résidait en l’école. Tout semblait pointer l’impasse la plus injuste et la plus inéluctable, du seul fait de n’être pas né du bon côté, et puis il y avait l’école, et rien n’était plus impossible par elle, cette bonne porte, non interdite !

La mère paradigmatique a laissé ses enfants, et notamment le dernier, avoir confiance en leurs propres ressources, les circonstances très dures de la vie ont fait qu’elle les a laissés sortir d’elle, d’ailleurs il était impossible qu’ils restent dans son cocon protecteur, puisque celui-ci, avec la mort du père, était détruit. Le pédiatre formé à la médecine classique, lorsque les impasses de cette clinique moderne se sont vite révélées avec les enfants amenés en consultation, a sans doute été préparé à soupçonner d’autres possibilités par une intelligence, une écoute, et l’art de trouver une ouverture par l’analyse de ce qui lui a permis à lui, dans l’enfance, de s’en sortir très bien.

Le pivot est cette mère paradigmatique, qui, sans doute par la force des choses, a laissé sortir d’elles ses enfants, en croyant en leur propres ressources, ce qui leur a offert une estime de soi très loin d’une logique de l’humiliation tapie derrière la mère toute-puissante qui voit toujours son enfant petit, qui ne saurait pas s’en sortir sans elle, ni la fille devenant mère ne saurait s’en sortir sans les conseils de sa mère.

La chance d’Aldo Naouri a été de trouver l’humiliation à l’extérieur et non pas, très perverse et très occultée, de la part d’une mère parfaite voyant ses enfants incapables de se débrouiller sans elle téléguidant tout dans un goût très narcissique du pouvoir. A propos de l’école, par exemple, c’est l’enfant Aldo lui-même qui comprend que l’école c’est sa chance, tandis qu’une mère parfaite aura elle-même de l’ambition pour ses enfants et saura quelle école choisir, forcément la mieux. La mère paradigmatique d’Aldo, très loin des mères d’aujourd’hui qui balisent tout pour leur enfant en oubliant de lui donner confiance en ses propres ressources et ses capacités de se débrouiller, est une mère illettrée, qui ne parle que le judéo-lybien, mais son fils, abandonné à sa vie mais toujours dans le cadre d’une solidarité familiale exceptionnelle, va apprendre le français, et vite dévorer les livres, sans nul besoin d’un balisage parental ! Les possibilités, sur la terre de la vie, se présentent au fur et à mesure, ainsi que les rencontres, autant d’opportunités à exploiter. Débrouillardise incroyable ! Par exemple, le frère aîné sait très bien calculer qu’en déclarant que son petit frère Aldo a un an de moins qu’en réalité, la famille aura une ration de lait en plus sur la terre d’accueil algérienne !

Aldo Naouri garde toujours cette étrange modestie, comme si c’était la trace de l’humiliation subie de l’extérieur et qui était la marque du caractère abrupt de la terre où vivre, où il s’agit d’en faire des choses, de donner de soi, pour qu’elle soit agréable à vivre. Et puis, cette modestie ne protégerait-elle pas de ce mauvais œil que la mère ne perdait jamais de vue. La modestie comme art de la guerre, qui consiste à ne jamais sous-estimer l’ennemi en se surestimant soi-même ? Bien sûr il s’agit de cet art de la guerre en vue de la paix faite avec les autres. Les enfants très surestimés n’ont aucune chance d’apprendre cet art de la guerre permettant de préparer la paix avec les autres, on leur a appris, comme ils ont été regardés en famille comme les plus intelligents, comme supérieurs aux autres, que les autres sont inférieurs… L’art de la guerre consiste à ne pas sous-estimer l’autre, mais à comprendre ses faiblesses, afin qu’une paix soit possible dans un temps où l’homme n’est plus un loup pour l’homme.

Dans la pratique clinique qu’il a très vite inventée, sur la base de difficultés à soigner les enfants avec les méthodes de la médecine moderne, et en acceptant de se castrer de la croyance médicale en la toute puissance de cette médecine du progrès, on dirait qu’Aldo Naouri a su avec une grande intelligence et une finesse d’exception percevoir que cette faiblesse résidait dans la non coupure du cordon ombilical et donc que l’enfant surprotégé n’a pas véritablement cette estime de soi si ses parents ne l’ont jamais cru capable d’affronter les épreuves lui-même, d’aller vers la vie seul à l’image d’Aldo allant vers l’école seul en laissant sa mère illettrée derrière lui.

Mais ce livre très intéressant, qui nous présente Aldo Naouri comme l’enfant paradigmatique qui nous manque tant aujourd’hui, j’ai essayé de le lire aussi entre les lignes, comme une remontée dans le temps, jusqu’à cette fracture provoquée par le deuil. Et c’est une sorte de lettre de cette femme frappée de plein fouet que j’ai tenté de lire, avec les conséquences sur les enfants, l’organisation familiale autour de l’impératif de la solidarité, le destin du petit dernier, Aldo, d’abord objet de tous les soins mais jamais protégé du réel de la vie.

Cette mère : endeuillée par la mort de son mari deux mois avant la naissance d’Aldo. L’arrivée de ce garçon dernier d’une famille nombreuse a dû se faire dans la sensation aiguë d’un chamboulement irrémédiable, dans l’ouverture béante d’un désir lancinant remettant paradoxalement l’époux en première place par-delà le garçon encore en gestation. Face à cette catastrophe, la disparition de l’homme qui assurait matériellement la famille, une femme très forte se détache, tout en signifiant par son deuil que son désir ne saurait être comblé : cette mère impose aux enfants, ceux qui le peuvent déjà comme cet aîné de 17 ans, et les autres ensuite au fur et à mesure, d’assumer à la place et au nom du père, il n’y a pas le choix, la vie exige la participation de chacun, la voie de l’identification qui se trace pour le dernier enfant, celui qui naît après la disparition du père, est celle de la responsabilité, il s’agit de payer une taxe sur ce qu’on gagne pour que la terre où vivre ait une matérialité. Le dernier des frères n’y échappera pas, lui aussi se laissera « taxer » (c’est le mot qu’il emploie) par sa mère ! Une mère biologique au sens strict, c’est-à-dire la mère du temps de la gestation, est gratuite pour l’enfant fœtus relié à elle, mais après la naissance, la terre, y compris familiale, ne l’est plus, elle exige une organisation, et la contribution de chaque humain. Quelle leçon donnée par cette mère si atypique, si anachronique aujourd’hui ! Mais même au temps de la gestation, il y a déjà une contribution étrangère à la biologie maternelle ! En effet, on sait maintenant que le placenta est entièrement d’origine paternelle ! Une fois nés, les enfants sont donc fortement incités à faire comme le père le faisait déjà biologiquement au temps de la gestation, puis matériellement ensuite : ils doivent payer une taxe pour que la matérialité de la vie dehors soit possible, viable, et pour pouvoir prendre la vie à pleines mains !

D’emblée, le dernier enfant, dont toute la fratrie prend soin aux côtés de la mère, sait que la gratuité n’existe pas. Lui aussi, comme ses frères, lorsqu’il gagnera de l’argent, devra donner sa part à sa mère, y compris pour les dots de ses sœurs et l’organisation de leurs mariages. Le père reste omniprésent par ce que ses fils, jusqu’au dernier qu’il n’a pas connu, doivent faire et donner en son nom, et il reste pour ainsi dire sexuellement présent auprès de son épouse par le deuil sans fin tel un désir que les enfants ne sauraient combler. Cette mère très forte veille à ce que ses garçons fassent pour la vie matérielle de la famille et ensuite pour elle jusqu’à la fin de ses jours, ce que le père faisait. Une part de la vie de ces garçons, et donc du dernier d’entre eux, Aldo, reste du côté du père, à assurer en son nom, à sa place, la vie familiale qui doit continuer. En quelque sorte, à travers ses garçons, et par l’exigence très forte de cette mère, on pourrait dire que le père reste avec son épouse jusqu’au bout, il est là par la sollicitude matérielle de ses enfants, il est là par la langue judéo-arabe que, par exemple, Aldo parlera toujours avec elle. Cette langue, certes maternelle, n’est-ce pas aussi celle du temps du père vivant ? Par ailleurs, il faut noter que dans l’histoire d’Aldo Naouri, ce sont les femmes qui… « taxent » ! Ses frères, et ensuite lui, assument non seulement la vie matérielle de la famille, puis maintiennent à l’abri cette mère jusqu’à la fin de sa vie, mais paient aussi les dots et l’organisation des mariages de leurs sœurs, sans jamais se révolter ! L’épouse d’Aldo Naouri elle-même cesse de travailler après la naissance du deuxième enfant, semblant rejoindre un statut de la femme immuable parce que surplombé par la figure de cette mère et par la tradition : très étrangement, le célèbre pédiatre affirme que c’est à sa femme qu’il doit tout en ce qui concerne sa réussite professionnelle si atypique, et non pas à sa mère ! Comme si son épouse était sa mère apaisée, réparée, n’ayant plus à pousser ce gémissement guttural qu’on imagine que sa mère enceinte hurla lorsqu’elle apprit la mort de son époux. La réussite professionnelle, et donc matérielle, d’Aldo Naouri, signifie la paix, l’abri, le cocon, pour cette épouse, et, pour le garçon devenu si efficace, elle est la plus solide résistance au cri guttural déchirant utérin entendu à travers la paroi par le fœtus. La réussite matérielle de l’époux s’écrit dans le corps de l’épouse, et le cri guttural déchirant devient jouissance. C’est peut-être pour cela qu’Aldo Naouri préféra rester pédiatre, ne devint pas psychanalyste : il dit qu’il n’est pas allé jusqu’à remettre en question cette mère de la tradition, qui ne travaille pas… Comme s’il s’agissait pour lui d’inverser le cri guttural déchirant prononcé par l’épouse brutalement abandonnée par l’époux mort, comme s’il s’agissait d’assurer au contraire qu’il ne manquerait jamais : la parole gutturale de jouissance de l’épouse efface le cri guttural déchirant de la mère enceinte qui entra comme une effraction dans les oreilles du fœtus garçon.

C’est très frappant de constater que dans sa pratique de pédiatre atypique et décalé, Aldo Naouri ne cesse de dire aux mères d’être des femmes laissant revenir auprès d’elles leur époux et qu’elles acceptent donc la séparation d’avec leurs enfants afin qu’ils aillent prendre leur vie à pleines mains… Comme si, au cœur de sa pratique, se nichait ce chiffre étrange, ce basculement du cri guttural déchirant en cri de jouissance, par lequel le bouchon de l’épouse ce n’est pas l’enfant, voire les enfants « taxés », mais l’époux qui, bien mieux qu’eux, a les moyens de payer la « taxe »… En fin de compte, sa façon singulière de mettre fin à cette mère « taxant » ses enfants, c’est une réussite professionnelle splendide ! Voici une manière très très détournée… de mettre en cause sa mère !

Ce n’est donc pas par hasard s’il écrit que c’est à son épouse qu’il doit tout en ce qui concerne l’aventure de sa pratique clinique, et en aucun cas à sa mère ! Le célèbre pédiatre, en situation d’en savoir long sur les problèmes familiaux transmis de générations en générations, qui mettent en péril la santé des enfants empêchés de prendre la vie à pleines mains car, d’une manière ou d’une autre, ils restent les bouchons de la mère, propose implicitement, il me semble, la chose qui dénoue l’impasse et apaise : le bouchon de la mère, qui résiste au trou, à l’abîme, à la catastrophe, c’est l’époux éternel, celui qui assure, c’est lui le dernier enfant, celui qui reste dans le ventre, qui réintègre sa place, et qui, de l’intérieur, réussit à se boucher ses propres oreilles, puisque les sons de la jouissance noieront ceux de la déchirure.

Mais, dans cette histoire incroyable, l’homme réussi est celui qui bouche bien la femme trouée, il incarne le redevenir vivant de l’époux mort d’autrefois qui, désormais, ne manquera pas… à son épouse : quelle résistance au trou, à la faille, voire à l’avalanche de la naissance ! La mère éternellement endeuillée d’Aldo Naouri, c’est-à-dire la femme trouée, la mère matricielle aspirée dans un abîme, on dirait qu’elle n’a jamais cessé, à travers cette taxe exigée aux enfants masculins, de demander un bouchon, c’est-à-dire un époux, à cette époque sans doute impossible. Ce serait en ne cessant d’entendre cette demande impossible de cette femme, sa mère trouée horriblement, qu’Aldo Naouri a trouvé moyen de la satisfaire en satisfaisant son épouse… On imagine un lien assez fusionnel entre eux…

La dédicace du livre est très explicite : « A Jeanne, mon épouse, souveraine, à jamais. » Il aurait pu écrire : « pour toujours », mais non, c’est… à jamais. En effet, cette formulation convient mieux au dernier enfant qu’est l’époux, celui qui ne sort « jamais » du ventre. Pardon à Aldo Naouri d’aller jusque-là dans ma lecture ! Il va se dire, prenons de la distance par rapport à une telle lecture ! Oublions !

Si la pratique pédiatrique d’Aldo Naouri a été aussi unique, et n’a peut-être pas fait tant d’émules que ça, ne serait-ce pas parce que quelqu’un qui a été structuré par une telle enfance, cela n’existe plus aujourd’hui ? En tout cas, quel contraste entre les enfants d’aujourd’hui, que les parents doivent choyer et s’assurer que rien ne leur manque comme si le père les laissait envahir l’espace familial tel un utérus virtuel jamais quitté, et ce pédiatre décalé qui fut un enfant d’emblée confronté au deuil maternel, à ce trou au sein d’elle, et donc au manque, au déracinement, au deuil, à l’humiliation, mais n’en a pas moins brillamment réussi à saisir à pleines mains la vie ! Certes il rappelle que la médecine, et en particulier la pédiatrie, sont de l’ordre d’une logique maternelle. Mais sa logique maternelle à lui est-elle intacte d’une logique paternelle parlée par la mère ? N’est-elle pas sur le point d’être mise en cause par un gigantesque basculement provoqué par une logique de manque, une logique qui l’air de rien altère le fait que ce serait les enfants qu’il faudrait mettre à l’abri de ce manque, alors qu’en vérité il est de plus en plus évident que le trou qu’il faut combler, c’est celui de cette femme criant gutturalement son deuil intime qui incarne le désir dans ce qu’il a d’impossible ?

A l’aube de sa vie, pour Aldo un père c’est, par le fracas effroyable du deuil qui fait un trou à l’intérieur du corps gestationnel, quelqu’un qui le sépare d’une mère matricielle. D’emblée, l’absent, l’invisible, trace la voie pour le futur homme : il devra devenir celui qui sera capable de transformer le cri guttural déchirant en sons intérieurs de jouissance. La transmission du message, pour ainsi dire d’homme à homme, se fait à l’intérieur d’un malstrom sexuel. Un message qui donne son identité sexuelle au garçon, et qui établit une différence sexuelle : d’une part une femme trouée, pour laquelle dans cette histoire le deuil signifie l’impossible du désir, et d’autre part un garçon qui doit devenir puissant, qui doit avoir la capacité de répondre à la demande de paiement de la taxe, qui n’est pas seulement matérielle, mais aussi sexuelle.

Entre l’enfant nouveau-né et cette mère, il y a un père invisible dont la disparition matérialise une catastrophe. Il sera toujours entre. La mère mettra, par son deuil, toujours son mari entre l’enfant et elle. Les enfants, on l’imagine, certes assurent matériellement la vie familiale en place du père, mais ce père pour toujours, en négatif, sépare la mère des enfants. Le pédiatre Aldo Naouri, à travers une logique apparemment maternelle, aurait-il fondé sa clinique sur la base d’un père séparateur qui force ses enfants, par la mère, à faire en son nom à lui plus qu’en leur nom en matière de paiement d’une taxe à la mère ? Jusqu’à réussir à organiser leur propre vie selon une parité sexuelle très bien définie depuis l’enfance, même et peut-être surtout si le père a disparu. Ce quelque chose de guttural qu’Aldo Naouri a retrouvé, en rapport avec la langue maternelle judéo-lybienne, et qui serait le chiffre de sa psychanalyse, permettant sa conclusion, ne serait-ce pas le désir de cette femme, sa mère, qu’aucun enfant, même pas le dernier, ne pouvait combler, sinon à aller le combler auprès de leur propre épouse, en tant qu’homme et non en tant qu’enfant ? Chiffre d’un désir resté béant par la mort de l’époux, désir qu’aucun enfant ne peut satisfaire, et qui désigne la place sexuée de l’homme, que ne saurait prendre aucun enfant. Loi de l’interdit de l’inceste.

C’est sûr qu’avec une enfance à proximité d’une mère au désir aussi impossible à satisfaire par un ou des enfants, ce pédiatre ne put qu’être en total désaccord avec cet utérus virtuel offert aux enfants d’aujourd’hui, qu’ils peuvent envahir à leur guise ! La vérité de sa mère, ce désir infiniment tourné vers le mari disparu, démasque ces mères d’aujourd’hui qui prétendent que leurs enfants sont leurs bouchons, tandis que les pères disparaissent d’autant mieux qu’ils ne sont plus positionnés sexuellement par rapport aux femmes. Les femmes n’auraient-elles plus de désir pour les hommes dès lors qu’elles auraient des enfants ? La pratique clinique d’Aldo Naouri écoute les paroles des mères dans leur ambiguïté à l’égard de leurs enfants. Une ambiguïté qui laisse entendre que leur désir, l’enfant ne saurait en vérité le combler, et qu’en dehors d’eux, il y a autre chose. Cet autre chose peut-il d’ailleurs être comblé par le bouchon définitif que serait l’époux, qui ne saurait voir le trou en tant que telle, c’est-à-dire la différence sexuelle des femmes ? C’est très amusant d’entendre entre les lignes qu’avec une telle épouse souveraine, le célèbre psychiatre ne risque plus d’être confronté au trou puisqu’il le comble et que, ainsi, lui-même y reste à l’abri… On ne peut jamais, ainsi, décider si c’est une femme, trouée, ou si c’est une mère, avec son bouchon à l’intérieur…

Un père, donc, n’épargnant pas le séisme d’un changement de logique ? Ce que l’enfant Aldo partage de plus profond, de plus intime, tel un cri guttural, ne serait-ce pas cette sensation de catastrophe, de séisme, de destruction, qui, mine de rien, détermine depuis l’aube de sa vie son destin d’homme qui saura comme son père vivant repousser le cri guttural de la femme trouée par ses sons gutturaux de jouissance ? Cri guttural d’une mère matricielle qui s’abîme, abandonnant à la vie l’enfant masculin qui saura se débrouiller pour réussir de manière adéquate en fidélité au père parlé par la mère jusque dans son deuil ? Comme si la bonne santé d’un enfant était en vérité conditionnée par ce cri guttural d’une mère qui est forcée de laisser faire la déchirure, une mère vivant de manière viscérale la fin d’un temps, et transmettant le message qui conditionnera inconsciemment une pratique pédiatrique d’exception : la femme trouée ce qu’elle désire c’est le retour à elle d’un époux ayant la puissance de colmater et remplir ce trou, et ça, de la part de l’homme ayant su accomplir admirablement son destin, ce sera la seule manière de libérer les enfants « taxés » de problèmes afin qu’ils puissent prendre à pleines mains leur vie. Cette mère qui « taxe » ses enfants masculins au nom du père plus qu’en leur nom, c’est une femme qui leur désigne implicitement leur rôle d’époux comme bouchon de la femme trouée ! C’est une mère qui, en ayant l’air d’exiger de ces enfants masculins d’être des bouchons, leur transmet le véritable message : le bouchon, ce n’est pas l’enfant, c’est l’époux, qui revient et reste au sein du ventre mieux que le dernier enfant. Et ça, n’est-ce pas exactement ce que dit le pédiatre célèbre aux parents, afin que ceux-ci, par une mère dont le trou est comblé, soient libérés d’avoir à guérir les maux familiaux.

On pourrait dire que sa mère, forcée par les circonstances, ne lui a jamais épargné le risque de vivre, au contraire elle l’a forcé à prendre la vie à pleines mains, avec en surplomb la figure du père vivant comme l’identité sexuelle à rejoindre pour être à la hauteur face à… l’épouse, femme certes trouée mais confiante en voyant venir son vrai bouchon.

La logique est d’emblée pour l’enfant Aldo celle d’un déraciné du dedans maternel car ce n’est pas ce dedans-là que le garçon doit désirer, le deuil lui-même lui signifie qu’un absent l’habite et le dilate de douleur. Cette mère n’a plus d’intérieur pour le garder comme dans un refuge, et à plusieurs reprises cette destruction originaire se trouve réitérée à l’extérieur, la famille est forcée de quitter le pays natal lybien et part pour l’Algérie où les réfugiés vivent des années dans la précarité, l’installation étant impossible, puis c’est le départ définitif pour la France. Il y a aussi une fracture linguistique marquant un interdit : la langue qu’Aldo parle avec sa mère comme s’il le faisait en place et au nom du père, le judéo-arabe, il ne peut pas la parler ailleurs, à partir du moment où la famille doit, en 1942, quitter la Libye natale parce que Mussolini ne veut plus sur le territoire que des Italiens, et les Naouri ont la nationalité… française depuis 100 ans par la lignée paternelle qui avait tenu à la garder. Le jeune Aldo, qui a 5 ans, et sa famille doivent apprendre une nouvelle langue, le français. Le dépaysement linguistique est immense : les juifs d’Algérie parlent peu le judéo-arabe, et l’arabe algérien diffère de l’arabe libyen. On peut dire qu’avec cette obligation d’apprendre le français, c’est le père du jeune exilé qui surplombe la famille en désignant une autre terre où aller étudier et réussir, même mort il détermine le destin de cette famille par la nationalité française transmise par ses ascendants et que lui-même avait désiré garder. Ce changement radical de langue est une marque définitive du père, une marque qui sépare la vie future du fils de celle avec sa mère, même s’il prendra soin d’elle jusqu’à la fin de ses jours, et gardera le judéo-arabe pour lui parler. Cette mère n’a jamais eu le pouvoir d’épargner à ses enfants d’avoir à apprendre une autre langue, désignée par la nationalité, une question symbolique, au contraire elle désigne le lointain où aller réussir . Une autre langue, pour vivre. La nationalité française, curieusement gardée par les ascendants de la lignée Naouri, vaut terre promise, lumière au bout du tunnel, naissance possible sur une terre où il sera possible de prendre la vie à pleines mains.

Il y a dans l’histoire d’Aldo Naouri une métaphore de naissance, à travers ces déracinements successifs, jusqu’à ce que la véritable délivrance s’effectue comme une arrivée sur la terre de France. La question de l’humiliation, si sensible tout au long de cette enfance en déracinement, en installation impossible en Algérie, parce qu’ils sont juifs, parce qu’ils ne parlent pas la langue, parce qu’ils sont mal habillés, parce qu’ils sont pauvres, semble jouer les affres d’un accouchement, vécues par l’enfant qui est en train de passer d’un état impuissant à un autre où tel un homme adulte il sera puissant, d’une logique à une autre logique.

D’ailleurs, nous pouvons nous demander si la pratique inventée par Aldo Naouri ne se fonde pas sur ce « passage », ce déracinement originaire, cette séparation entre mère utérine et enfant mis en demeure de prendre la vie dehors à pleines mains. Aldo Naouri le passeur, l’accoucheur, l’annonceur de la disparition de ce placenta totalement d’origine paternelle. Aldo Naouri introduit un élément majeur dans sa pratique, inspiré de la mort de son père deux mois avant sa naissance et ouvrant le désir inguérissable de sa mère, cette disparition s’inscrit symboliquement comme fin annoncée du temps matriciel, tandis qu’une nationalité d’origine paternelle elle aussi pointe la terre promise au né. Lorsqu’il dit que, dans sa pratique, il s’intéressa plus aux parents qu’à leurs enfants, ne serait-ce en effet pas pour inscrire symboliquement la disparition d’un père placentaire, disparition irrémédiable qui a pour conséquence aussi la disparition de la mère matricielle, et d’un utérus virtuel extensible à l’infini. Ce père reste telle la nationalité s’ouvrant comme la terre promise, une nationalité qui apaise cette sorte de masochisme primaire suscité par l’humiliation, humiliation qui met en relief l’impuissance originaire de l’enfant à combler sa mère aussi bien qu’a la puissance de le faire le père.

En Libye, en Algérie, le jeune Aldo se sent en effet atteint douloureusement par les attaques humiliantes, assurément lui et les siens sont différents, ils sont très pauvres, ils sont juifs, ils sont des étrangers même en Libye puisqu’ils ne sont pas italiens mais français. Mais est-ce si grave, si la vie est ailleurs, sur cette terre que la nationalité promet, cette terre que le père et sa lignée ont désigné comme la leur ? Si, comme l’écrit Aldo Naouri, sa mère est le pivot de la famille, « taxant » ses enfants c’est-à-dire leur demandant de lui donner une partie de leurs revenus (dès la mort du père, c’est le fils aîné qui, à 17 ans, travaille pour nourrir sa mère et ses frères et sœurs, et ainsi de suite pour les enfants suivants dès qu’ils travaillent), c’est qu’elle désigne à ses enfants la terre de cette autre langue, le français. Dans la direction tracée, Aldo sera très vite un élève brillant, doté d’une grande mémoire. Mais jamais cette mère ne regardera son fils comme un petit génie, et s’il devient docteur, il n’est certes pas le seul ! C’est comme si elle ne se sentait jamais la destinataire de la réussite de ses enfants, de son fils Aldo, jamais elle ne désignera cette réussite comme son chef-d’œuvre à elle. Pour elle, c’est juste normal qu’il réussisse, elle ne le voit pas comme un exceptionnel génie qu’elle aurait, en superchampionne super intelligente su pondre ! La satisfaction de cette réussite, elle laisse en quelque sorte sa bru en témoigner…

En tout cas, parce qu’est venu son tour de devoir payer cette « taxe » demandée par sa mère, Aldo Naouri s’installera vite comme pédiatre, il ne passera pas l’internat, n’aura pas de carrière hospitalière. C’est-à-dire que la demande de sa mère lui interdira d’avoir accès à un déploiement plus narcissique de sa réussite. Il semble très facilement s’en sevrer, de cette possibilité narcissique que ses capacités intellectuelles lui promettent. Au-delà de cette humiliation qu’il connaît depuis son enfance et pendant de longues années, on dirait qu’il y a une autre sorte d’humiliation, une sorte d’auto-humiliation le forçant à plier la nuque raide du narcissisme. L’impératif premier est d’être à son tour un soutien de famille pour sa mère, donc de gagner de l’argent. Cette taxe maternelle. Si les enfants, comme il le rappelle souvent, ne rencontrent le père que dans la parole de la mère, par la manière dont elle en parle et si elle le présente comme un coupeur de cordon ombilical ou non, ne pourrait-on pas dire aussi que cette mère-là, qui « taxe », impose une certaine idée du père. Si bien que, pour rester fidèle à ce père-là qui s’occupe du désir de son épouse en se faisant son bouchon tel un dernier enfant en son abri, ne dirait-on pas que celui qui devint un pédiatre célèbre s’est coupé d’une autre aventure, qu’il n’aurait pu commencer qu’en disant non à la demande maternelle ?

Bref, l’impératif le plus fort est pour lui d’avoir les moyens d’assumer une femme, veillant à ce qu’elle ne manque de rien, comme dans la hantise qu’elle manque de quelque chose, comme nous imaginons que dans la vie commençante d’un couple la précarité est forcément présente. Ne dirait-on pas qu’obéir à la demande de la femme souveraine a primé sur une ambition plus singulière, plus solitaire. D’emblée, lui c’est elle. Non sans une forme incroyable de réussite ! Cette brillante réussite, cette célébrité qu’il veut toujours voiler par une étrange modestie, masquerait-elle le sacrifice d’un dernier-né pour s’occuper de sa mère, en fidélité avec une tradition où les femmes ne travaillent pas, gardiennes de la maison, de l’abri ?

Aldo Naouri a toujours dit que pour que l’enfant aille bien et puisse prendre sa vie singulière à pleines mains, il fallait s’intéresser aux parents, afin de dégager cet enfant de la double histoire dans laquelle il est pris à l’insu de tous. D’une certaine manière, il n’est question que de l’enfant Aldo, dans ce livre ! Bien sûr, toutes les humiliations subies, les mises à l’écart, la précarité, le sentiment d’étrangeté d’un enfant qui manque de tout en découvrant un monde où non seulement il manque beaucoup moins de choses mais où il y a des objets encore jamais vus ni soupçonnés, tout cela nourrit peut-être cette croyance d’être puni pour une faute qu’il ignore, tout cela pouvait contribuer à nourrir le désir d’une certaine normalité. Le désir de fonder une famille où il serait l’époux d’une femme comblée et le père vivant et à la hauteur d’enfants n’ayant ni à souffrir des humiliations ni à payer de « taxe ».

Cette mère qui s’habilla toujours à l’ottomane même en exil pouvait le faire désirer une femme qui ne se ferait pas remarquer ainsi, une femme à qui l’époux ne manquerait pas. L’allure de cette femme n’attirant pas sur elle le mauvais œil guérirait de l’humiliation provoquée par une mère si décalée mais difficilement affrontable si l’enfant lui doit tant.

Ne pourrait-on pas dire qu’Aldo Naouri a brillamment inventé une nouvelle clinique en s’organisant autour des enfants sur la base de son propre cas clinique ? Lui, il n’aurait pas pu dire non à sa mère éternisée dans une figure de la femme qui ne travaille pas et qui est dépendante de son époux puis de ses enfants en place du père disparu ? La mère, qui était si attentive dans ses rituels pour chasser le mauvais œil qui pouvait s’attaquer à la santé de ses enfants, n’aurait-elle inconsciemment empêché que ce fils prenne plaisir à se voir dans le miroir sans cette culpabilité dont l’arme était la modestie ?

Il nous vient à l’esprit qu’il n’a jamais vu son père, qu’il lui a toujours manqué cette image, et que ce n’est qu’en tant qu’image narcissique invisible, en tant qu’ambition coupée, qu’il peut lui-même se voir. Se voir disparu en tant qu’ambition autre, non conditionnée à la mère et à la taxe ? Il me semble lire, entre les lignes de ce livre, quelque chose de disparu avant d’avoir pu être visible, dans le destin de cet homme qui a su, pourtant, résister avec génie tout en paraissant obéir à sa mère… C’est avec génie, autorité, force, qu’il a peu à peu inventé une pratique dans laquelle le médecin est aussi quelqu’un d’autre, très attaché à ce que les enfants qui viennent à lui soient encore plus délivrés des névroses de leurs parents que guéris de leurs maux.

Aldo Naouri, on le sent encore extrêmement admiratif de cette mère d’un autre temps, qui avait recours aux traitements traditionnels en même temps qu’à la médecine normale. Ce soigneur d’un genre nouveau, qui s’est tellement intéressé à la possible origine des maux des enfants dans les névroses familiales afin que s’opère par cette écoute attentive une délivrance, une fin du mauvais œil, a veillé comme personne à prendre soin de sa mère. Bien sûr, ce fut une organisation familiale de survie, une exceptionnelle solidarité entre les différents membres. Bien sûr, c’était une mère juive.

Voilà : Aldo, l’enfant paradigmatique ! A lire, évidemment !

Alice Granger Guitard



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