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Heureux les heureux, Yasmina Reza

Editions Flammarion, 2013

jeudi 21 février 2013 par Alice Granger

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Chaque chapitre de ce roman nous présente différents personnages dans des scènes de la vie quotidienne qui mettent en relief les disharmonies des couples, la solitude de l’être humain et sa complexité, l’incompréhension, le malentendu irrémédiable, la fêlure des vies, l’autre vie qui est derrière la vie officielle. Chaque aspect de la vie peut ainsi passer dans l’écriture, avec un effet de vérité, même l’incinération finale et la disparition des cendres dans une rivière qui a déjà emporté celles d’un père.

La construction du roman est celle d’un tissu de relations par lesquelles chacun des personnages peut entrer dans l’écriture au gré d’un changement d’orientation du projecteur qui éclaire des scènes nouvelles, traquant et enregistrant de manière implacable les plus petits détails, les moindres paroles et gestes, afin de mettre en pleine lumière que ce qui unit est ce qui sépare. Car en effet Yasmina Reza ne peut réussir à écrire de sa manière minutieuse, implacable, presque assassine, les détails qui trahissent les failles des relations humaines (relations de couple, d’amitié, familiales) que parce que quelque chose unit, scelle des rencontres, organise la scène d’une vie commune. S’il n’y avait pas le cadre d’une union, d’une vie quotidienne ensemble, d’une rencontre sexuelle, sociale ou professionnelle, il n’y aurait pas non plus le surgissement par une infinité de détails d’un malaise, d’une faille, d’une irrésistible séparation. Dès qu’ils sont ensembles, dans chacune des scènes de la vie quotidienne même la plus banale, telle celle d’un couple faisant ses achats au supermarché et n’ayant pas les mêmes goûts pour le choix des fromages, les personnages font tout pour se rendre étrangers les uns aux autres, comme si l’inertie inhérente au bonheur atteint devait à tout prix être évitée comme la mort elle-même, comme s’il fallait faire des histoires à n’en plus finir pour éventrer un huis-clos étouffant, un romantisme trompeur. L’impression est que ça fait des histoires de partout pour éviter la vérité mortelle d’un bonheur sans histoire, pour éventrer un giron originaire anti-vie. Mais cette matrice originaire qui réunit les personnages, que ce soit le mariage, l’enfance de frères et sœurs, une relation extra-conjugale, l’amitié entre hommes ou entre homme et femme, une relation sado-masochiste entre hommes, n’exploite pas seulement la pulsion sexuelle inépuisablement à l’œuvre, elle suscite immédiatement la pulsion de mort qui lézarde l’harmonie, qui fait surgir la singularité et la solitude de chaque personnage sauvant ainsi presque jusqu’à l’absurde sa vie non interchangeable. Ainsi, un vieil homme sauve sa vie singulière en choisissant de se faire incinérer, alors que sa femme préfère se faire enterrer, nous laissant percevoir une étrange joie à l’idée de la vie éternellement singulière de ses cendres jetées dans la rivière.

Ainsi, la trame du roman est un tissu banal de relations dans chacune de ses formes. Vie de couple saisie au supermarché ou au lit après une soirée avec un ami qu’on ne comprend pas bien, douleur et voyeurisme d’une femme voyant son amant avec une autre femme dans un bar, couple fusionnel avec enfant ayant des problèmes psy raillé par autre couple ami qui n’a rien de fusionnel, médecin radiothérapeute oscillant entre une vie professionnelle réussie où la relation avec les patients est très chaleureuse et une autre vie qui dérive vers des relations masochistes avec des hommes de l’ombre sur fond de relations incestueuses entre frères pendant l’enfance, famille ramenant dans le pays de l’enfance les cendres du père, visite d’une secrétaire médicale travaillant dans la clinique du radiothérapeute à sa grand-tante dans une maison de retraite, escapade adultère d’une femme mariée en province, aventures d’hommes mariés avec des jeunes filles, etc. Chacune des multiples scènes de la complexe vie quotidienne est décrite de manière implacable, et au final ce qui ressort toujours, c’est ce qui marche mal, c’est la désunion dans l’union, c’est le caractère précaire de la vie, des sentiments, parfois on sent les sentiments à fleur de peau et puis non pas question de sentiments mais plutôt une dureté, on s’unit on se sépare, on vit ensemble mais on est disparates, on ne se comprend pas mais on est attachés à la routine et au cocon, si l’autre part c’est la catastrophe, l’aventure saisie au passage met du baume sur les plaies de la vie à deux mais pas question de quitter le giron. Contradictions au cœur de ces scènes.

Si le brillant radiothérapeute Philip Chemla entre dans un chapitre du roman qui s’ouvre sur son autre vie, c’est qu’il a pour patient Jean Ehrenfried, lui-même ami avec Darius Ardashir qu’il a connu au club du Troisième Cercle, et avec Ernest Blot. Ernest et Jeannette Blot sont les parents d’Odile Toscano mariée à Robert Toscano. Marguerite Blot est la sœur d’Ernest Blot. Loula Moreno a une histoire sexuelle avec Darius Ardashir mais elle le voit avec une autre femme dans un bar. Loula Moreno a pour meilleur ami le consultant Rémi Globe. Odile et Robert Toscano ont passé une soirée avec Rémi globe, celui-ci est l’amant d’Odile. Pascale Hutner et son mari Lionel, dont le fils se prend pour Céline Dion, sont amis avec Odile et Robert Toscano. D’autres personnages encore apparaissent dans des chapitres dédiés à des scènes ordinaires de leur vie parce que le tissu de relation les relie aux autres. Hélène Bernèche est mariée à Raoul Bernèche, mais sa rencontre avec Igor Lorrain avec lequel elle eut une idylle dans sa jeunesse semble révéler la fêlure de son couple actuel et son désir ambigu d’éventration du huis-clos. Luc Condamine a fait connaissance chez son meilleur ami, Robert Toscano, de Paola Suares, avec laquelle il a une liaison. Mais c’est à Jean Ehrenfried qu’il se confie lorsque sa femme le quitte.

« Odile marchait bravement avec son nez gonflé par le froid. J’avais envie de l’enlacer, de la tenir collée à moi mais je me suis bien tenu. Il n’avait jamais été question de ce genre de bêtise entre nous. » Bien sûr ! Rémi Grobe l’amant avec lequel elle part en escapade permet à Odile de soigner l’ennui conjugal, ses infidélités rechargent ses batteries pour mieux revenir au bercail. Rémi Grobe, lui, tandis qu’elle se prépare à rentrer, cherche quelle fille il peut appeler. Finalement, s’il était casé, ce serait mieux… Quitte à s’offrir des extras… « Demain soir, Odile sera chez elle, dans la cellule douillette, avec enfants et mari. Moi, le diable sait où. » Voilà : Yasmina Reza, en quelques traits, en dit long sur la vérité. « J’ai sorti de ma poche mon portable, j’ai dit à Odile, excuse-moi, et j’ai cherché Loula Moreno. » Il y a des gens mariés, ils ont leur vie, leurs enfants, de vieux parents chez lesquels ils vont pour fêter un anniversaire, et souvent ils ont des idylles sans conséquence en dehors pour soigner les fêlures du quotidien conjugal, mais la vérité c’est qu’ils y tiennent, à leur cellule douillette, même si au final tout ceci va se défaire, maison de retraite, urne funéraire ou cimetière. Et il y a des gens non mariés, dans les intervalles où les idylles manquent, ils sentent la douleur d’une vie chaotique, solitaire, eux ils se séparent beaucoup plus qu’ils ne s’unissent. Les gens mariés s’unissent beaucoup plus qu’ils ne se séparent. Lorsque les deux catégories se rencontrent, la précarité de la vie se suspend provisoirement.

« On n’a pas vu venir la chose. On n’a pas senti que ça pouvait basculer. Non. Ni Lionel, ni moi. Nous sommes seuls et désemparés. A qui en parler ?… Nous ne supportons pas la moindre nuance d’humour sur le sujet, bien que nous soyons conscients, Lionel et moi, que s’il ne s’agissait pas de notre fils, nous pourrions en rire… Nous ne l’avons même pas dit à Odile et Robert. Les Toscano sont nos amis de toujours, bien qu’il ne soit pas si facile de maintenir une amitié de couple à couple… Ils ont développé à notre égard une forme d’ironie permanente qui finit par me lasser. On ne peut plus dire un mot sans qu’ils nous renvoient l’image d’un couple confit dans un bien-être asphyxiant. » Mais ce bien-être, Yasmina Reza l’éventre d’une manière assassine ! C’est du dedans que vient la catastrophe, comme une implosion : leur fils sombre dans le délire, se prenant vraiment pour Céline Dion. « A tout le monde, nous avons dit que Jacob était parti en stage à l’étranger. A tout le monde, y compris aux Toscano. »

« Si tu ne dois acheter qu’un seul fromage, tu sais très bien que tu dois acheter du gruyère, qui mange du morbier à la maison ? Qui ? Moi, j’ai dit. – Depuis quand tu manges du morbier ? Qui veut manger du morbier ? J’ai dit, arrête Odile. – Qui aime cette merde de morbier ?! Sous-entendu ‘à part ta mère’, dernièrement ma mère avait trouvé un écrou dans un morbier, j’ai dit, tu hurles Odile. Elle a brutalisé le caddie et y a jeté trois tablettes groupées de Milka au lait. J’ai pris les tablettes et les ai remises dans le rayon. Elle les a remises encore plus vite dans le caddie… Bon, tu as fini tes courses, je dis à Odile, on n’a plus d’autres conneries à acheter ?… » La scène du supermarché, au premier chapitre du roman, est d’une drôlerie ! L’auteur la décrit avec la précision d’un metteur en scène. Tellement de couples allant au supermarché pourraient se reconnaître dans cette scène autour d’un morbier ! Mais celle-ci ne peut avoir lieu que dans le cadre d’une vie commune, domestique ! Ce roman de Yasmina Reza s’ancre dans cette sorte de stabilité ambiguë d’un lieu de vie commun, désiré comme le giron des êtres heureux, « Heureux les heureux » dit le titre, quitte à l’épicer de scènes de ménage finalement très drôles surtout si elles se jouent en public. Lorsqu’une épouse annonce qu’elle s’en va, son mari est dans tous les états ! Ce nid des heureux est d’autant plus précieux, comme cela s’entend entre les lignes, qu’il subit chaque jour des attaques pour divergences des goûts et des logiques entre partenaires, ou bien qu’il est impossible à réaliser mais demeure dans ces cas la référence inconsciente. Mais, à l’heure de la mort, sa destruction est inéluctable, et chacun s’en va vers sa solitude éternelle. En tout cas, la drôlerie parfois sadique, parfois masochiste, souvent assassine, des scènes qui se jouent dans chacun des chapitres semble sous la plume de Yasmina Reza vouloir prouver que subsiste dans l’inconscient de chacun des partenaires cette matrice du bonheur comme une sorte de nébuleuse naturelle rattrapée envers et contre tout comme la queue d’une comète. Chez les couples de ce roman, qu’ils soient fusionnels ou pas, il y a toujours ce présupposé du lieu du bonheur, où les heureux devraient être heureux. Cette répétition du mot « heureux » dans le titre du roman est très parlante. Les heureux n’ont jamais connu la chute originaire, ils n’ont jamais été chassés de la matrice, du giron. Les heureux sont comme les simples d’esprit qui croient que la naissance n’a jamais eu lieue. Seuls ces heureux peuvent être heureux, restant accrochés, reliés à ce postulat comme à un placenta. Les autres ne peuvent l’être… Les personnages de Yasmina Reza, qu’elle excelle comme toujours à mettre en scène, à faire parler, sont chacun à leur manière encore accrochés à cette nébuleuse matricielle, comme si à travers leur quête d’harmonie jusque dans la disharmonie la plus flagrante ils ne cessaient de se rattraper à un bout de placenta qu’ils hallucinent par exemple dans le mariage, mais aussi les idylles, les aventures sexuelles, ainsi que dans l’amitié. On l’escompte, ce lieu naturel du bonheur, et par conséquent aucun de ces personnages n’est vraiment dans une autre logique, celle de l’acte de construction d’une vie dehors avec l’autre. On reste dans une perspective endogamique de la vie. Heureux les heureux, à tout prix, et si ce postulat se dément chaque jour c’est forcément la faute de l’autre, ce déstabilisateur, celui qui aime le morbier… Dans cette logique endogamique, matricielle, le partenaire ne peut pas être différent, il ne peut manifester quotidiennement sa différence qui lézarde le giron en ne cessant de dire que dehors il y a une autre vie, et la lumière. Le roman de Yasmina Reza, mettant en jeu et en scène une logique régressive, mène tout naturellement à des scènes de maladies, de vieillesse et de mort, cendres et cadavres.

Alice Granger Guitard



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