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A propos de La Guerre - JMG Le Clézio
dimanche 16 décembre 2012 par Jean-Paul Vialard

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Assez

Les articles figurant sous la rubrique "PRE-TEXTES" n'ont pas pour rôle essentiel de résumer le contenu d'une œuvre ou d'en constituer une approche critique. Sous le titre de "PRE-TEXTE", il faut comprendre simplement une libre méditation sur quelques phrases empruntées à un Auteur, laquelle méditation a parfois à voir avec l'œuvre d'origine, mais parfois s'en éloigne sensiblement, cherchant seulement l'ouverture vers une possible écriture.

 

 

 

(Pré-Textes).

 

Autour de

LA GUERRE

de JMG. Le Clézio.

 Gallimard (Collection "L'Imaginaire" - p 221)

 


"Assez. Ne plus voir cela, ne plus l'entendre.

Mais je ne suis rien.

Je ne suis qu'une bouche à mots,

qui fabrique ses phrases au hasard.

Et ces mots aussi sont devenus couteaux,

ils veulent tuer et détruire..."



ASSEZ. Ce mot, il faudrait l'écrire avec des MAJUSCULES, afin que les yeux, pour une fois dilatés, puissent le boire jusqu'à la lie.

Mais voyez donc la démesure dont il est porteur alors qu'on le croirait inoffensif, simple bulle se dissolvant dans l'infinie plasticité de l'air.

Mais voyez donc la manière dont le A pointe son glaive d'acier dans la vitre opaque du ciel. Une immense déchirure venue dire aux dieux la terrestre douleur. Jamais muette qu'à être ignorée.

Mais voyez donc l'amplitude de la bouche dont le A s'extrait à la mesure de forceps existentiels. Bouche immolée à sa propre profération. Le CRI d'Edward Munch y est entièrement contenu. Le cri-démesure, le cri-révolte qui révulse la chair, la retourne comme la calotte du poulpe. Après, il n'y a plus qu'une peau flasque faisant sa petite flaque dérisoire. Poussière inconséquente des Existants.

ASSEZ. Est-ce bien nous, les hommes, qui jetons en avant de nos silhouettes de carton-pâte cette manière d'imprécation ? Ou bien est-elle expulsée d'un mystérieux antre invisible, surgissement d'un outre-ciel, jaillissement d'une infra-terre dont nous ne percevrions même pas le tubéreux phénomène, la rhizomatique expansion alors que la glaise ne cesse de dériver sous nos pieds aux larges ventouses, alors que les nuées ouraniennes cernent de cendres nos fronts insoucieux ? Comment, du reste, pourrait-on bâtir la moindre hypothèse alors même que notre propre épiphanie nous échappe à mesure que nous essayons d'en définir, laborieusement, les contours ?

ASSEZ. Y a-t-il vraiment lieu de poser ce simple mot devant soi, cherchant à en faire l'exégèse ou bien vaudrait-il mieux passer notre chemin, nous contentant de progresser sans nous retourner sur notre ombre ? Les mots bâtisseurs des murailles infinies de la ziggourat humaine, édifiant la bruissante et complexe Tour de Babel, ne serait-il pas préférable de les laisser en repos afin qu'ils inclinent à se refermer sur leur ombilic de silence ?

C'est cela le langage, un fruit généreux, prolixe, polyphonique, immense grenade aux pépins gonflés d'une sève germinative qui ne demande qu'à s'écouler, à s'éployer en milliers de ruisseaux, manière de crosse de fougère dispersant dans l'azur son trop plein de significations, ses gemmes brillant de mille feux. Mais quelle confondante genèse est donc venue nous gratifier d'un tel don ? Dans quel but ? Selon quels projets ? Etait-ce, seulement, avec le souci de nous différencier de la plante, de l'animal, du rocher ?

Les premiers battements du langage articulé, fussent-ils simples grognements, étiques onomatopées se calquant sur les manifestations de la nature, vent, bruit du ressac, chant de l'oiseau, étaient déjà les premiers fondements de l'essence de l'homme. Communier, mettre en relation, établir le réseau des ramifications, des passages, des affinités, projeter au-devant de soi le soc de la raison, planter le coutre du jugement, incliner le versoir des sentiments. Aucune métaphore que l'agraire ne saurait mieux rendre compte de cette prodigieuse ouverture que constituerait bientôt, pour l'homo sapiens, la belle aventure du langage. Parler, dès lors, était le geste même de l'ensemencement, du symbole enfoui au cœur de la graine qui bientôt lèverait, se multiplierait à l'infini, supposant la récolte, sa mise à l'abri. Ainsi naîtrait la culture dans son double sens : confier à la terre le soin d'assurer la survie des hordes égarées sur des sentiers de famine, ensuite transcender la nature par la décision d'une conscience se différenciant de son obscure origine et surtout répandre à la surface du limon cette parole fécondante, à nulle autre pareille.

Bien sûr, on aurait pu se contenter de progresser sur les chemins du monde, semant de-ci, de-là, se livrant aux joies de la moisson, liant les gerbes, les assemblant en aimables faisceaux, battant le grain au fléau, l'apportant au moulin, le réduisant en farine, la mouillant pour en faire la pâte dont notre pain quotidien eût suffi à assurer notre juste bonheur. On aurait pu se satisfaire des mots, ne s'en servir qu'à la manière d'outils commodes, leur demander l'accomplissement de tâches ordinaires et se résoudre à n'en percevoir que leur entour, sans jamais chercher au-delà de ce que leur forme présentait à notre regard. Mais c'était sans compter sur une curiosité sans doute inscrite au sein de notre erratique finitude, laquelle, selon l'interprétation biblique, nous inclina à goûter le fruit de l'arbre de la connaissance, alors que s'ouvrait corrélativement, non seulement la conscience du péché, de la faute, mais la dimension d'insatiable besoin de savoir dont le langage serait le médiateur. Or, connaître, c'est d'abord lutter, ensuite se saisir des armes, couteaux, sagaies, pointes de flèche, tous objets symboliques destinés à forer la cuirasse compacte, opaque, dense du réel. Il n'y a pas d'autre alternative que celle de se saisir des mots, nos seules prises sur le monde, afin d'en faire des silex aigus destinés à percer l'opercule des choses.

Du moins les premiers balbutiements de la préhistoire se satisfaisaient-ils de cette facile évidence. On ouvrait l'antre de sa bouche, on mettait ses mains en porte-voix et la parole ricochait, appelant les tribus voisines, portant dans le vent l'urgence du désir d'accouplement, mettant en déroute l'animal sauvage dans sa prédation. Un langage inclus dans la sombre matérialité d'une condition non encore suffisamment dégagée de son roc biologique. Puis, le passage à l'histoire, s'il avait rendu l'usage des mots moins rudimentaire, moins asservi à la satisfaction de besoins immédiats, n'en conservait pas moins sa fonction quasiment magique. Le simple fait de proférer quelques sons, de les assembler en blocs signifiants, les assignait à faire surgir dans la présence ce qui, jusqu'alors, était dissimulé dans une indicible occultation.

"La nature aime à se cacher", énonçait Héraclite. Mais on pouvait la convoquer, la faire surgir, certes avec humilité mais toute vision de l'inconnu était simplement sublime. On disait "arbre" et l'arbre faisait glisser ses longues racines dans le tumulte de la glaise, hissait son tronc dans l'air limpide, étalait sa ramure au-dessus de ceux et de celles qui l'avaient convoqué à paraître. On disait "nuage" et les boules écumeuses glissaient sur l'arrondi des collines avec leur bruit de feutre. On disait "vent" et des milliers de minces filaments agitaient les ocelles des feuilles, les amenant à se manifester à la façon d'yeux étranges, curieux de notre propre dévoilement. Car tout ceci, arbre, feuilles, vent était animé d'une brève conscience à laquelle nous participions et il y avait alors entre la nature et les hommes la levée d'une grande arche invisible mais hautement présente. On était immergé dans les choses à seulement les nommer et les choses nous habitaient avec l'infinie certitude des passions simples. Tout cela coulait, faisait ses voltes, ses multitudes colorées, ses ramures et l'harmonie partout présente n'avait nul besoin d'être nommée pour être perçue : une respiration à la surface de l'exister, une sudation esquissée sur la peau du monde, un pollen aux spores légers qui inclinait aux plus douces rêveries.

Et tout ceci semblait tellement aller de soi qu'on ne se posait même pas la question de savoir quels étaient les fondements du langage, pourquoi il existait, ce qu'était sa véritable destinée. Il ne s'agissait, tout au plus, que d'un déplacement de corpuscules qui, en s'assemblant, structuraient le monde en lui donnant sens et manifestation. Comment, en effet, la simple pomme eût-elle pu avoir un semblant de réalité, si sa nature propre l'avait condamnée à n'être qu'un fruit, certes délicieux, mais rivé dans son être, si l'admirable langage ne lui avait offert le tremplin de son efflorescence ? Et l'homme parlant, proférant des mots, s'agitant selon phrases et déclamations diverses, gesticulant au milieu des agoras, invectivant ou bien rendant son dire lénifiant par l'usage de quelque artifice laudatif, lisant dans l'enceinte étroite de son logis les nouvelles du monde, eh bien l'homme ne s'entourait jamais que de sa singulière rumeur, laquelle faisait son petit bruit d'existence, ce dont il ne s'étonnait point puisqu'aussi bien parler n'est guère plus difficile que marcher ou cultiver son jardin. Et tant que la source s'alimentait à son inépuisable surgissement, le chemin emprunté par l'homme n'avait à subir aucune inflexion de l'ordre du simple questionnement. Mais alors, comment ne pas s'étonner devant une telle formulation :


"Et ces mots aussi sont devenus couteaux,

ils veulent tuer et détruire comme les autres."


Comment ne pas ressentir l'urgence qui se fait jour, au travers du langage, d'une prise de conscience qui n'a que trop tardé ? Et comment une telle assertion, saisissant la substance même des mots, l'amenuise, la lamine, au point d'en faire une métaphore tranchante, une simple lame commise à tuer ? Les mots qui nous sont si familiers, connaturels, revers d'une pièce dont nous sommes l'avers, fomenteraient-ils des complots à notre encontre ? Pire, seraient-ils des criminels en puissance dont notre nature, humaine et sublimement assumée - du moins convient-il d'en faire une hypothèse vraisemblable -, aurait à craindre ? En une certaine manière, le langage serait-il devenu, à notre insu, celui qui se dissimulerait afin de mieux consommer notre inévitable finitude ?


"Ne plus voir cela, ne plus l'entendre."


Serait-ce simplement l'homme qui s'exprimerait ainsi, désignant d'inquiétantes étrangetés qui ne cesseraient de l'assaillir ? Mais peu importe la nature de ce qui, pour lui, semble être souci immédiat - richesse et son envers; faim et satiété; envie; beauté et sa face cachée; puissance; domination; luttes intestines et guerres larvées -, tout ceci ne joue qu'à la manière de contingences aussi multiples qu'interchangeables. Mais prêter à l'homme, fût-il doué d'une maléfique puissance, la faculté d'ôter la vue et l'ouïe au peuple des voyants et des entendants reviendrait à lui confier une mission qui, par nature, ne peut que le dépasser. La décision d'occulter les fenêtres par lesquelles le monde lui apparaît, c'est-à-dire réduire l'univers à n'être que peau de chagrin suppose le recours à un empan bien plus vaste.

Seul le langage lui-même, seuls les mots ont le pouvoir de lancer dans l'espace de telles imprécations. Les mots, à l'origine, tout près du ruissellement initial, glissaient entre ciel et terre, sous le regard éployant des divins, au-dessus du piétinement des mortels. Car les mortels n'avaient pas encore été saisis de la transcendance du langage. Leur vue était trop basse, leurs préoccupations anatomiques, leurs aires limitées aux contours ténébreux de la grotte. Puis les sons les avaient atteints, s'étaient assemblés en syllabes, en mots, avaient conflué en phrases. Au début ç'avait même été de simples signes, de rapides traces - prémices de tout langage -, des mains négatives, des contours animaliers, des flèches, des points, des vulves, des déesses pléthoriques. Le langage pariétal, avant même d'être matière à savante exégèse, à subtile herméneutique, était matériellement atteint, fragment de roche, trace de terre sanguine, aplat de la main non encore réellement émergée de sa massive condition. Ce symbolisme "naïf", corporel, litho-anthropologique ressortissait davantage à l'une des manifestations premières de cette "phusis" dont les premiers penseurs grecs aimaient à dire qu'elle se voilait, logeant ainsi dans l'indicible, l'impensé, l'immense charge de mystère dont ils mesuraient avec un certain effroi l'incommensurable dimension.

Mais l'homme immergé dans la mondéité se soustrairait bientôt à cette réserve des premiers penseurs matinaux, faisant usage du langage d'une manière inconsidérée, l'inscrivant certes aux frontons des palais, mais le projetant aussi en des formulations parfois indigentes, maculant les murs des villes, gravant les écorces des arbres, l'agitant dans de bien étranges assemblées, l'abîmant en slogans délétères. Le Poème originel qu'avait été le langage s'était métamorphosé en prose immanente du monde, prose à partir de laquelle aucun essor n'était désormais plus possible. Donc, l'incantation appelant de ses vœux une surdi-cécité refermant les choses sur leur propre densité s'originait au langage lui-même. Or, si l'humaine condition n'en avait pas perçu la dimension à proprement parler poïétique, le langage créant de par son essence tous les étants qui venaient à paraître, il ne lui restait plus qu'à se mettre en retrait avant que tout ne bascule dans une cacophonie in-signifiante. Car l'homme, comme tous les existants sur terre, était tellement entrelacé au langage qu'il n'en percevait même plus l'étonnant et inépuisable surgissement. Mais, oubliant ses propres assises, il ne courait qu'à sa perte, à sa propre dissolution, à sa prochaine disparition parmi la multitude terrestre. De celle-ci, de sa prochaine et inévitable évanescence au milieu de l'horizon cendré du temps, il en avait une manière d'intuition, il en cultivait les linéaments d'une pré-compréhension sans toutefois l'amener à la clarté des évidences. Ou bien alors, parfois, surgissait l'éclair qui disait le néant lui-même, l'inconcevable, le non-pensable :


"Mais je ne suis rien."

C'était cela que l'on était devenu, cette foncière inconsistance, cette silhouette privée de ses contours, cette feuille battue par le vent, privée de ses dernières nervures. Ainsi se dissolvait une immémoriale essence. L'homme n'avait été que cette tresse insoucieuse de s'en remettre à ses propres fondements, qu'une "bouche à mots" dispersant au vent les bannières du langage alors qu'elles eussent mérité de bien plus hautes assises. Cette assertion aussi elliptique que terrible, disant l'absence de toute chose, énonçant le vide en son absolue vacuité, on ne la proférait qu'à bas bruit, à l'orée d'une conscience brumeuse mal assurée d'elle-même. L'eût-on clamée parmi le peuple des sourds que ceux-ci, malgré leur infirmité, en eussent été atteints en leur tréfonds. Alors même que, par définition, une essence est toujours parfaite, accomplie, assurée de sa plénitude, il semblait que le coin du doute entamât l'épopée humaine, l'assignant aux rivages étriqués du "rien". Mais l'on ne profère jamais sa propre "in-existence" d'une manière gratuite, pas plus que sous l'impulsion de quelque provocation ou d'une fantaisie passagère.

Là où la bouche du néant soufflait son air froid, stationnait la concrétion humaine, simple et abstraite stalactite oublieuse de sa nature d'être parlant, laquelle était commise à proférer aux quatre horizons du ciel des paroles poétiques, celles-là mêmes qui assuraient la pensée de ses fondements les plus élevés, qui exhaussaient le verbe jusqu'en son essentialité, à savoir être le lieu éminent du sens, la flèche selon laquelle toute vie devenait existence, toute existence prenait essor vers un destin. Or la "bouche à mots" s'était laissé prendre dans les boucles et les spirales d'une étroitesse mondaine, confondant le langage des dieux avec un incontinent bavardage, se réfugiant dans la première curiosité qui lui tenait lieu d'éthique, n'écoutant le plus souvent que son propre bourdonnement entêté. Les discours obtus, repliés sur leur foncière insuffisance blessaient le ciel, maculaient la terre de leurs griffes absurdes.

Ainsi avait-on fabriqué "ses phrases au hasard", dans une manière d'élocution aphasique, de babil inconséquent, et l'on s'était confié aux remous, à l'écume, au miroir de l'eau plutôt que d'essayer d'en suivre un cours harmonieux, davantage orienté vers de réelles significations. Là, dans cet oublieux parcours, s'articulait la terrible déréliction de l'homme-jeté parmi l'existant à la manière d'un fétu de paille. Et la déréliction en l'homme n'était jamais que ce douloureux polemos, ce combat de tous les instants, cette disposition permanente à une guerre dont la finitude, le Néant, l'anéantissement, étaient le logique aboutissement. Le langage n'avait existé de tous temps qu'afin que quelque chose vienne à paraître et demeure en son existence même, accomplissant par cette seule permanence l'antidote du tragique et inconcevable vide où rien ne s'était encore informé.

Le langage transcendant le temps, l'espace, la nature, l'histoire, l'art et toutes les aventures humaines, n'ayant pas été suffisamment pris en garde par l'homme, le seul qui pouvait assurer son règne, le langage se retournait donc contre celui qui aurait dû en conserver le feu prométhéen, car "le peuple stupide habitait la guerre, et il ne le savait pas" (p. 223), or la Guerre ultime était celle des mots devenus "couteaux" , devenus hallebardes, yatagans partout disposés qui frappaient au hasard, voulaient détruire leur citadelle, faire s'écrouler les remparts, rejoindre le Néant, leur liberté originelle. Alors les hommes apeurés, les hommes à l'immense solitude s'étaient rués à l'assaut de Babel, "La Porte du Dieu", immense ruche au multiple langage, s'essayant à proférer les poèmes, cette forme quintessenciée de la parole, destinant leurs mains fiévreuses et inventives à la gravure, à l'inscription dans les tablettes d'argile des signes mystérieux de l'écriture, immersion de l'essence humaine à même la matière. Tout ceci se déroulait sous la figure du sacrifice, de la volonté de se racheter mais la décision venait trop tard, la guerre était lancée qui ne s'arrêterait plus, déroulerait ses anneaux, cernerait, jusqu'au dernier, le Peuple insoumis et inconscient.

Les garnisons de lettres affutaient leurs armes. Le C devenait faucille; le E trident, le F faux, le I javelot, le M massue, le O boulet, le P casse-tête, le S fouet, le V sagaie, le W hallebarde; les mots faisaient tourner leurs frondes, bandaient leurs arcs; les phrases lançaient leurs lianes de cuir au bout desquelles tournoyaient leurs chats à 9 queues. Nul ne pouvait échapper à cette malédiction, nul ne pouvait trouver abri dans quelque dialecte ou jargon que ce soit, le Verbe avait déserté la grande élévation babylonienne qui, maintenant ne tutoyait plus le ciel, privée qu'elle était de ses dieux. Des fondations de la cité mythique il ne restait plus qu'un tas de ruines fumantes, quelques fragments portant, gravés en eux, la mémoire de l'apocalypse, quelques tessons d'argile aux signes hermétiques. Les hiéroglyphes s'étaient refermés sur leur obscurité première, quelques Existants erraient parmi la multitude muette. Désormais il n'y aurait plus de fiction possible, plus de narration, plus d'homme. Rien que le Néant sur lequel ne s'imprimeraient même plus les fragiles anatomies à la parole éteinte.


"Je regarde, et voici, il n'y a plus d'hommes, et les oiseaux du ciel ont fui." (p. 222)


JMG Le Clézio, dans "La Guerre" ne semble pas nous dire autre chose que cet accueil dont l'homme est investi pour progresser dans le chemin d'une certaine vérité, celle-ci n'étant nullement dissociable de la liberté à laquelle nous souhaitons confier notre essence. Et, parmi les "choses" à mettre dans la lumière de la conscience, comment ignorer le langage dont les mots assurent, à notre pensée, ses fondements, à l'écriture les conditions mêmes de ce qu'elle cherche à nous dire au travers d'une fascinant et haletant poème ?

Si la guerre est une métaphore pour dire ce à quoi l'existence et l'Existant devraient se soustraire afin de ne pas succomber aux sortilèges des Temps Modernes, nul doute que le langage, le matériau même avec lequel l'Auteur nous conte sa fable, se situe au centre des préoccupations de tout écrivain. Béatrice B., l'étrange passagère de "La Guerre" cherche dans la matière même du langage une clé vers une possible liberté, car le "mal" est à évincer afin de sauver l'écriture d'un toujours possible naufrage.



Quatrième de couverture.

JMG Le Clézio - "LA GUERRE"

Collection "L'Imaginaire" - Gallimard. (1970).


" La guerre a commencé, personne ne sait où ni comment."

"En fait, elle a toujours existé, il y a eu des trêves, l'illusion de la paix, mais elle est destinée à être la compagne de l'homme. La catastrophe est permanente. Une jeune fille, Béatrice B. , promène son regard étonné sur le monde, elle sait qu'elle ne peut échapper ni à la lumière ni à la violence. Elle inspecte la matière en espérant trouver les mots, les signes, qui l'aideront à déceler le mal, qui l'aideront à conjurer le sort si un sursis lui est donné.
Sa longue promenade avec M. X. la conduit dans les endroits les plus fascinants et les plus familiers de notre société, qui prennent, sous son regard, une dimension extraordinaire. En défaisant leur mécanisme, Béatrice B. reconstruit une Genèse des temps modernes : les voitures, les autoroutes, les aérodromes, les grands magasins, les cafés, les boîtes de nuit, les cantines permettent à la nouvelle Pythie de l'Apocalypse d'exprimer sa vision de la guerre et de la paix, de la guerre et de l'amour."





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