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Napoléon ou la destinée, Jean-Marie Rouart

Editions Gallimard, 2012

mardi 16 octobre 2012 par Alice Granger

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Cet essai biographique de Jean-Marie Rouart sur Napoléon nous confie presque en conclusion cette réflexion que fait l’Empereur exilé à Sainte-Hélène à Las Cases en regardant son jardinier Tobie : « Ce que c’est pourtant, que cette pauvre machine humaine ! Pas une enveloppe qui se ressemble ; pas un intérieur qui ne diffère ! Et c’est pour se refuser à cette vérité que l’on commet tant de fautes ! » Par cette citation, Jean-Marie Rouart réussit à nous présenter un aspect méconnu de Napoléon, qui pourrait pourtant être sa vérité ! Voici, grâce à l’auteur qui a depuis longtemps senti en lui une étrange proximité avec le grand homme au destin finalement sombre après avoir atteint le sommet de la lumière, un homme aussi simple que ses soldats, que les hommes du peuple, qui, en conclusion de sa vie, ne commet plus l’erreur de refuser sa vérité la plus singulière, cette fidélité au style de vie qu’il aime pour toujours, déterminé pendant l’enfance, et que la norme dominante monarchique ne saurait falsifier. Si Napoléon a été jugé jusque dans sa déchéance comme devant être soumis à la surveillance britannique la plus vigilante, c’est que ces Britanniques, incarnant l’ennemi monarchique, avait en fait admis son étrange supériorité, celle donnée par la certitude de la vérité intérieure ! Cette vérité que rien ne peut forclore est en fin de compte au cœur de cet ouvrage !

Voilà Napoléon qui met l’accent sur la singularité humaine ! Sur chaque vie singulière à défendre, à vivre, ce qui n’est jamais gagné d’avance, il faut toujours se battre, et, pourtant, la pulsion de mort semble avoir en apparence le dernier mot. A moins que la pulsion singulière de vie ne revienne, par la voix de chaque être singulier constituant le peuple toujours en train de se renouveler, s’imposer, plus vivante que jamais, et s’incarnant dans une étrange unanimité pour reconnaître en Napoléon un grand homme, paradigme d’une vie batailleuse où rien n’est gagné définitivement.

Singularité paradigmatique de Napoléon, d’abord. Puis, singularité de la situation extérieure, aussi, qui va forger un destin dans le sens d’avoir toujours à se battre, à user de diplomatie et de stratégie, face à un dehors plutôt ennemi en regard de cette île de beauté dont désirerait jouir l’être singulier. Ainsi, Tobie le jardinier, à Sainte-Hélène, se courbe-t-il et travaille-t-il innocemment… comme s’il ne pouvait rien face à ce qui le domine, l’assujettit. Donc, singularité d’une destinée, aux prises avec la sensation aiguë d’une situation extérieure avec laquelle batailler, et non pas la passivité masochiste du jardinier qui accepte sans relever la tête ?

En ce qui concerne Napoléon, n’a-t-il pas, un peu comme ce jardinier pliant devant ce qui le domine et le commande, la sensation aiguë des monarchies, notamment l’anglaise, mais avec lesquelles il se mesurera par des entreprises guerrières, jusqu’à se couronner Empereur pour se hisser encore plus haut que tous, faisant venir le pape à Paris, et enfin plier, abdiquer, car c’est vraiment plus fort, dehors ? Comme s’il fallait finalement laisser s’inscrire dans la chair cette supériorité écrasante s’imposant par une stratégie gagnante, par exemple cette politique de la terre brûlée qui a conditionné la défaite de la Bérézina, mais tout ça pour inscrire dans la destinée de Napoléon une castration symbolique à la hauteur de sa mégalomanie quelque peu fanfaronne caractérisant l’immaturité adolescente et le temps de se mesurer à plus fort pour une épreuve réaliste structurante. A ce prix, le choix de vie simple en vérité choisi pour toujours dans l’enfance, cette fidélité absolue, n’en prendra que plus de force, ce que la surveillance par l’ennemi reconnaîtra par le fait de ne jamais désarmer…

Face à ce jardinier Tobie, on dirait que Napoléon admet lui-aussi se trouver vaincu par une situation extérieure plus forte que lui, qu’il crut pouvoir vaincre en étendant par la conquête son territoire. Les Anglais, les monarchies d’Europe, celle de France qui ne demande qu’à revenir… Tout cela finalement l’a vaincu, l’a chassé, cela a été la Bérézina et Waterloo ? En fait, regardant Tobie, Napoléon ne s’identifie pas à lui ! « … les victimes offrent bien d’autres ressources… nous avons une âme à tromper les tyrans. L’univers nous contemple… nous demeurons les martyrs d’une cause immortelle. » Car le très intelligent Napoléon a sans doute noté que même à Sainte Hélène, les Anglais continuent à le surveiller étroitement, donc ils le voient encore capable de revenir, très vivant, le vaincu garde les ressources pour être vainqueur ! Beaucoup plus tard, Louis-Philippe fera revenir en grande pompe le corps de Napoléon, et, pour toujours, la planète entière viendra visiter le grand homme aux Invalides, matrice à la coupole d’or ! « Sur son rocher perdu au milieu de nulle part, il est devenu aussi lointain qu’une étoile. La distance et l’océan forment la nuit où il brille. Il obsède l’Europe de toute la force de son silence. »

Jean-Marie Rouart, par cet essai biographique de Napoléon, réussit à nous faire entrevoir un autre sens dans la destinée de ce grand homme qui est monté si haut, pour chuter si bas, jusque dans la médiocrité quotidienne et l’ennui de cette île de Sainte-Hélène, comme si sa vérité encore plus que la supériorité de l’ennemi et des monarchies européennes le poussait à des retrouvailles avec une vie simple qui fut celle de l’enfance dans l’île de beauté si odorante. Une sorte de résistance inouïe du vaincu, qui alors sent en lui des ressources pour vaincre le vainqueur juste par l’affirmation d’une certaine joie à retrouver la vraie vie, simple, inoubliable, sorte d’étoile fixe le guidant vers l’île, l’exil rimant paradoxalement avec les retrouvailles. Ile bordée d’eau amniotique… Le grand homme gardé à jamais au sein des pensées des hommes fascinés par lui…

Ne serait-ce pas là la raison pour laquelle très vite Napoléon est étrangement réhabilité en tant que grand homme pour toujours, en France et ailleurs ? Comme si Napoléon avait voulu et su s’imposer en paradigme d’une autre noblesse, celle donnée par la certitude de sa singularité absolue d’être humain, celle d’une certaine fidélité à un style de vie très tôt déterminée, qui ne peut se laisser être circonvenue par un style monarchique fastueux de vie passant pour incarner ce qui est désirable d’obtenir, alors que Napoléon, par-delà même son sacre comme Empereur, ne désire en vérité pas du tout changer de vie, mais juste revenir à avant ? Et reste alors l’essentiel : « Cette odeur, celle de la Corse, elle le grise. Elle le rend fou. » Fidélité du grand homme pour l’île de son enfance. Les parfums musqués, la symphonie des senteurs, les criquets, les grillons, le lait de chèvre… Napoléon fils de la Corse et des Lumières, écrit Jean-Marie Rouart. Un homme qui appartient à une race tenace, indomptable et indomptée. Mais qu’il ait fallu commencer par batailler pour faire reconnaître une noblesse, n’est-ce pas cela qui a ciselé une force de vie indomptable ? De même, la Corse est ainsi, sa croyance en son identité est très forte. Mais en même temps, la douceur parfumée de son style de vie est de fait refoulée par le style monarchique de Paris et des monarchies d’Europe, et un enfant né en Corse ne se trouve-t-il pas d’emblée confronté à une inimaginable falsification qui le pousse à fantasmer un retour à une vie insulaire ? Très tôt, cet enfant-là ne se sent-il pas habité du désir de réhabiliter une vérité singulière asphyxiée par la dominance monarchique qui prétend de fait dire la seule vie désirable à vivre, provoquant une sorte de délire paranoïaque de l’invasion ? Très tôt, l’enfant Napoléon n’est-il pas, à son insu, un représentant du peuple, dont la voix n’aurait aucun pouvoir pour défendre une douceur odorante de vivre, pour rendre visible et audible la voix singulière, et rendre possible enfin cette vie singulière ? Un peuple qui voudrait que cette monarchie matricielle se sente enceinte de lui, lui ménageant en son ventre une île de beauté ?

Certes la famille de Napoléon fait-elle partie de la noblesse italo-corse, mais elle peine à la faire reconnaître en Corse ! Puis pendant l’enfance l’humiliation s’inscrit (sûrement durablement) par une guerre entre voisins pour reconquérir d’autres étages de la maison familiale d’Ajaccio. La mère Letizia reçoit même un pot de chambre sur la tête… Le père est très formateur pour le fils, dans cette guerre de territoire qui concerne aussi l’obtention de subsides et la possibilité de devenir député de la noblesse de Corse ! Il est tenace, ambitieux, chicaneur, intrigant, mais il sait aussi flatter les puissants dont il a besoin ! La noblesse du père est très importante, et le caractère fort de la mère aussi. Le père, tout à son ambition et au désir d’oublier l’humiliation passée, cette difficulté à faire reconnaître sa noblesse, ne trouve rien à redire à la liaison, supposée, de sa femme Letizia avec Marbeuf, le gouverneur de Corse, car cela va servir son avancement… Napoléon sera ainsi très préparé en matière d’infidélité de sa femme, ainsi que sur leur pouvoir…

Le père, élu député de la noblesse de Corse, peut rencontrer le roi Louis XVI, et c’est la porte ouverte pour que son fils Napoléon fasse des études militaires. D’emblée, la noblesse du père et la monarchie française sont déterminantes ! La porte d’une carrière militaire s’ouvre ! Mais, d’un autre côté, Napoléon reste pour toujours attaché à la simplicité rustique de la vie en Corse, à cette vie singulière de l’enfance dans l’île de beauté ! Cette vie d’enfance vaut pour toujours, et, mesurée à la vie royale, aux fastes des monarchies, dans son for intérieur elle est victorieuse ! Jamais la vie royale, celle des monarchies de France et d’Europe, ne pourront rien contre sa vérité sur la vie à vivre vraiment, dont il garde fidèlement traces dans la vie spartiate qu’il a lorsqu’il part en guerre. Au fil de la lecture de l’ouvrage impressionnant de Jean-Marie Rouart, on est frappé du fait que, justement, Napoléon Bonaparte n’a jamais cherché vraiment à jouir de conditions de vie royales que son statut d’Empereur lui offrait portant. Derrière les ors et le faste, Napoléon penchait inexorablement pour le lit à une place des camps de l’armée, où il vivait à la dure exactement comme ses soldats. Dès son enfance en Corse, il y a en Napoléon le choix de cette vie singulière, choix de cette île de beauté à véritablement conquérir par-delà les royautés française et européennes, comme décidé à imposer dans le ventre de celles-ci son exquise vérité, la simplicité sublime de cette vie singulière en train de se vivre à la lumière odorante d’un dehors apaisé. Alors, la Révolution française va en quelque sorte entrer en résonance avec la secrète résistance du jeune militaire. Et ces monarchies qui nient sa vérité intérieure, sa singularité, qui l’empêchent de se dire et de vivre comme elles assujettissent aussi le peuple dont elles n’ont pas encore accepté la gestation, il va pouvoir entrer en guerre contre elles. Cependant, par-delà les victoires, les conquêtes, il va se rendre compte par les défaites, la Bérézina, Waterloo, que ces monarchies sont les plus fortes, même si elles sont une falsification de la vérité et le vrai exil par rapport à celle-ci ! La destinée, pourtant, au comble du dénuement, de l’exil, de la surveillance, va encore plus lui faire sentir toute la force de sa vérité singulière, qui vainc le vainqueur. A Sainte-Hélène, paradoxalement, il retrouve sa vie d’enfance simple, sa solitude, son lit à une place. Et le prisonnier qu’il est, sous haute surveillance, n’est-il pas comme un bébé dont tout le monde se soucie ?

Napoléon, sous la plume de Jean-Marie Rouart, ne nous semble pas repousser l’idée d’une impermanence des choses, bien au contraire, lorsqu’il gagne il va aussi perdre, et il va laisser une France plus petite qu’il ne l’a trouvée. Comme ayant laissé se perdre les territoires, dans une étrange involution de sa vie.

Mais la guerre est-elle vraiment pour lui, par-delà les apparences et la légende, un moyen de conquête et une prise de pouvoir ? On pourrait en douter tellement il nous semble quelqu’un d’exceptionnellement sensible à l’ennemi plus fort, incarné par les monarchies d’Europe, en particulier la Grande-Bretagne qui va lui faire subir la défaite définitive de Waterloo et l’exiler, et qui, dès ses débuts militaires, va le marquer au pas, tel Nelson l’Anglais avec sa flotte !

Sa destinée, qui prend de manière répétitive le visage de la perte après de prodigieuses victoires évoquant les prouesses fanfaronnes d’un fils narguant un père ne voulant pas admettre qu’il n’est plus dans le coup ce qui met en exergue la naïveté immature d’une sorte d’adolescent qui sous-estime l’ennemi car il se surestime, jusqu’à la perte définitive et un retour à une sorte de dénuement originaire, ne serait-elle pas l’inscription du deuil d’une sorte de matrice que la royauté, que la monarchie éternise au contraire et qui va devoir paradoxalement le garder en son île ? Lui, à la différence des monarques, il vit et écrit la perte, puis va se laisser emmener dans le ventre d’un bateau ! La destinée, sur laquelle Jean-Marie Rouart insiste tant, ne serait-elle pas la marque de la coupure du cordon ombilical, mais une coupure inversée ? Afin de se sentir, comme Napoléon Bonaparte dans la Corse natale, donné à la lumière odorante incomparable du dehors qui est un dedans insulaire ?

A Ajaccio, dans la maison familiale, c’est déjà la guerre, lorsque Napoléon est enfant. Son père Carlo est en perpétuelles négociations pour reconquérir le troisième et le quatrième étage de cette maison, et se pose en modèle pour son fils, étant tantôt chicaneur, intrigant, ambitieux, et tantôt accommodant et flatteur avec les puissants dont il a besoin. Il s’agit, pour le couple parental Carlo et Letizia, d’accéder à un statut de notables. Avant cela, ils avaient eu du mal à obtenir la reconnaissance de leur titre de noblesse italo-corse. Voilà, c’est campé : d’un côté l’humiliation de ne pas être reconnu par les puissants, les nobles, qui préfigurent les monarchies européennes, et de l’autre la capacité de réussir à être des leurs, à force de ténacité. En secret, ce dont il s’agit de faire reconnaître, c’est évidemment la supériorité de la qualité de vie sur l’île corse, tandis que sur le continent et surtout dans les capitales des monarchies européennes, c’est la vie artificielle de cour, sous les ors et dans le faste, qui prétend s’imposer, en matrice inégalable mais stérile car n’accueillant pas dans son ventre le peuple …

Sans doute la difficulté du père à faire reconnaître sa noblesse italo-corse a-t-elle été déterminante dans le fait que pour Napoléon ses ennemis se sont incarnés dans les monarchies européennes, et que sa bataille quasiment existentielle s’est élancée dans l’ouverture opérée par la Révolution française. Avec ce préambule du père qui ouvre la carrière militaire de son fils en rencontrant, en tant que député de la noblesse corse, le roi louis XVI ! Quelle reconnaissance de la noblesse corse se joue-t-elle par le sacre de l’Empereur, qui se met lui-même sur la tête sa couronne, et qui couronne Joséphine ? En tout cas, l’adolescence de Napoléon, comme le souligne Jean-Marie Rouart, se déroule sous des influences contraires à la croisée de l’histoire, la petite en Corse, la grande à Paris. Avec toujours, en lui, sans doute cette fidélité à la singularité de chaque vie humaine dont imposer une sorte de nidation, et la sienne s’affirme par cet amour absolu, par chacun de ses sens, pour l’île de beauté. La Révolution française est en lui ! C’est une force impérative ! Il sera Empereur, mais de la république française. La chance de Napoléon, c’est aussi cette période d’effervescence qui va aboutir à la Révolution.

Napoléon profite de ce que la Révolution a, certes, fait surgir des hommes d’exception, mais aussi des intrigants, des médiocres, de petits animaux nuisibles occupés à se choisir les meilleurs morceaux.

Napoléon est un homme qui veut transformer son échec en succès. Avec la Révolution et ses flottements, le désir d’indépendance de la Corse s’élance, et Napoléon, fervent des idées nouvelles, y croit. En fin de compte, trouvant sur son chemin Paoli avec en arrière-plan la monarchie anglaise, ce sera l’échec et la fuite au crépuscule, avec les ennemis à ses trousses. Sa mère Letizia part avec lui. Succès au siège de Toulon, qui le fait reconnaître comme stratège et artilleur, et signe la rencontre avec le peuple français. Exilé de Corse, voici qu’il se trouve une nouvelle patrie. Toulon est reprise aux troupes royalistes et britanniques. En surplomb, la menace du retour de la monarchie. Et, dans la rade de Toulon, la flotte britannique repoussée, symbole de la résistance révolutionnaire de Napoléon.

Joséphine de Beauharnais, dont le mari a été guillotiné, et qui a échappé elle-même de près à la mort, incarne par ses débauches, ses amants nombreux, la frénésie de vivre après avoir frôlé la disparition. Son couple, avec Napoléon, sera très sexuellement mal assorti. Barras, l’incomparable amant, et les autres, sont des rivaux que Napoléon ne pourra, auprès de Joséphine, jamais égaler. Il y a quelque chose d’œdipien dans cette situation toujours triangulaire… Par contre, Barras, croyant pouvoir l’utiliser pour asseoir son pouvoir, sera l’atout de Napoléon. La campagne d’Italie, que Barras va favoriser pour Napoléon, s’organise sur fond de situation oedipienne, puisque c’est l’amant de Joséphine son épouse au caractère fort comme celui de Letizia (dont les infidélités avaient déjà servi les ambitions de son mari) qui le lance dans l’aventure, campagne d’Italie, puis campagne d’Egypte. Comme par hasard, c’est deux jours après son mariage avec Joséphine qu’il est nommé à la tête de l’armée d’Italie… Une armée au départ dans le dénuement, mais qui aura tout grâce à Napoléon. Celui-ci a les moyens de ses ambitions !

Napoléon ne se satisfait pas de victoires à courte vue, bornées, qui lui sont ordonnées par le Directoire, il ne s’agit pas seulement pour lui d’abattre les monarchies et le pape. Jean-Marie Rouart le cite : « Je me regardais pour la première fois non plus comme un simple général, mais comme un homme appelé à influencer le sort d’un peuple. » Dans le même temps, il est au désespoir parce que Joséphine ne vient pas. Il se sent frappé d’anéantissement. Sensation d’être jeté hors de la matrice ? La sensation de naissance est-elle refoulée par celle de l’exil sentimental signifié par sa femme ? Sur le pont d’Arcole que, par un coup de folie il décide de traverser alors qu’il n’a aucune chance, il ne doit la vie qu’à son jeune aide de camp le colonel Muiron, qui s’interpose et fait rempart de son corps. Toujours Napoléon gardera le souvenir de celui qui s’est sacrifié pour lui. D’une certaine manière, n’est-ce pas lui-même qui a été atteint par l’artillerie de l’infidélité de Joséphine, marquant l’inscription d’une sorte d’interdit ?

Si Napoléon avait pu remettre en fonctionnement le canal de Suez, il aurait eu le moyen d’asphyxier le commerce anglais. Toujours cette idée d’anéantir la monarchie anglaise. Ensuite, dans ses expéditions contre les monarchies européennes, ce sera pour faire un blocus européen au commerce anglais, afin de ruiner cette monarchie. Mais Nelson ne s’est-il pas profilé, jusque dans la défaite et l’exil définitif, comme une sorte de père en embuscade, qui le laisse faire mais ne le laisse pas passer ? Bien sûr, peu à peu l’ancienne monarchie perd de son prestige, mais, en fin de compte, ne fera-t-elle pas étrangement retour après la Bérézina de Napoléon, comme si le peuple français, à la suite du grand homme, n’avait pas encore fait le deuil de cette grande nébuleuse matricielle, la voyant toujours revenir comme symbole des privilèges qu’il voudrait retrouver mais partagés avec les petits ? Napoléon n’aurait-il pas, par ses entreprises militaires, paradoxalement donné beaucoup de pouvoir au fait monarchique juste par le fait de passer son temps à se mesurer à lui, au lieu de privilégier une république à inventer. Certes, il a commencé à construire quelque chose, et notre république en garde trace, mais c’est frappant à quel point Napoléon a semblé être retenu sur le front, presque dans un corps à corps perpétuel avec la monarchie, ce symbole matriciel ! Comme si ce front perpétuel attestait de l’immortalité de cette monarchie, qui l’a vaincu ! Il est mort par elle, elle l’a repris dans son ventre et l’a emporté, dans le ventre d’un bateau, jusqu’à l’île de Sainte-Hélène, celle de sa mort. C’est fou comme Napoléon a préféré le front, le terrain de la guerre, le jeu avec la mort, infiniment plus que le désir de construire, dans l’apaisement après la bataille ! Il lui fallait toujours repartir, jusqu’à la défaite, qui lui ouvrait le ventre où disparaître, où revenir ! L’insularité de la Corse y est peut-être pour quelque chose… Une île est entourée de l’eau matricielle… Napoléon à Sainte-Hélène n’aurait-il pas paradoxalement conduit ses gardiens, mandatés par la monarchie britannique, à accepter la nidation et la gestation éternelle du grand homme ? La destinée de Napoléon, lorsque par exemple on la suit au rythme de l’écriture de Rouart, ne dessine-t-elle pas une étrange involution, jusqu’à imprimer dans le réel le statut d’un homme fœtal revenu dedans ?

L’essai biographique de Jean-Marie Rouart est passionnant, romanesque, très précis. Nous sentons aussi en lisant que cette écriture a été l’occasion, pour l’auteur, d’aller à la rencontre de lui-même en interrogeant cette fascination qu’il a toujours eue pour Napoléon, spécialement pour son côté sombre, ses échecs, son lit à une place.

Alice Granger Guitard



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