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Qu’as-tu fait de tes frères ? - Claude Arnaud
jeudi 11 août 2011 par Hervé Georgelin

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Claude Arnaud, Qu’as-tu fait de tes frères

Claude Arnaud, Qu’as-tu fait de tes frères ?, Paris, Grasset, 2010, 367 p.

 

Ce titre aux intonations bibliques ouvre la voie vers un « roman » dont on devine la trame fortement autobiographique mais où tout ne cherche pas à nous être dit, où la part de subjectivité dans le choix des éléments du passé, leur réagencement, leur interprétation est clairement assumée. Il s’agit d’une histoire de fratrie à trois plus un frères et, forcément, de leurs parents ainsi que des familles provinciales qui peuplent symboliquement le monde de garçons en route vers l’âge d’adulte. Tous n’arrivent pas à ce stade du périple existentiel ce qui met le frère survivant et le si tardif petit dernier dans une position moralement délicate quant aux possibilités que leur époque et leur milieu leurs ont offertes et les choix qu’ils ont opérés, en communion, laïque bien sûr, ou en opposition avec leurs aînés. Le ton est vif, enjoué, sans poncif, sans souci de révérence. Un plaisir !

J’aime beaucoup ce livre. Il s’agit aussi d’une fresque de la France petite-bourgeoise, produite par la Reconstruction la plus convenue, installée dans un no man’s land anonyme, aux marges de la vraie ville, dans un immeuble à cheval entre le « mauvais XVIème » et Boulogne-Billancourt, mais qui après sa période de triomphe doit bien, elle aussi, affronter les années 1970. C’est exactement la période de la prime jeunesse de l’auteur pour qui 1968 arrive juste à temps entrant en résonance avec sa révolte adolescente mais surtout ouvrant l’horizon des possibles d’une existence que la figure presque militaire du père aurait organisée très différemment pour tous ses mâles descendants. L’instance paternelle, peu sympathique au temps de sa grande vigueur, n’empêche pas ou ne peut empêcher la vie des fils d’être riche en lectures et pas simplement conventionnelles. Il y a un brin d’ingratitude dans le comportement des trois puis quatre garçons envers la richesse culturelle à laquelle leur milieu leur donne aisément accès. Mais ils ont d’autres comptes à régler qui n’ont pas qu’à voir avec les lectures permises ou interdites.

Comparé aux Années d’Annie Ernaux, la fresque romanesque d’Arnaud laisse bien plus clairement percevoir la jubilation d’une période de l’histoire sociale, culturelle et politique de la France mais aussi de la planète presque entière où un jeune homme qui a juste le bon âge peut donner libre cours à ses enthousiasmes, ses désarrois et ses changements de cap. Alors qu’Ernaux est arrivée trop tôt pour récolter des fruits dont d’autres provoquent l’éclosion qu’elle a longtemps souhaitée car elle est déjà engagée dans la vie professionnelle et conjugale, Arnaud sera construit par cette période de remise en cause. En tant que lecteur, né en 1968, dans une zone d’ennui similaire mais bien plus éloignée de Paris que son déjà-Boulogne, je me dis que je suis arrivé en retard ou que mon milieu a traversé cette période post-soixante-huitarde sans grands encombres et surtout sans en profiter vraiment.

J’ai du mal à ne pas être envieux de l’ouverture qui se fait presque tout de suite, sous le moindre coup de butoir de la jeunesse, dans une société repue où le chômage est inconnu. Les fils ingrats peuvent refuser l’héritage d’habitudes qui ne leur conviennent pas, sans grande peur pour leur lendemain, si tant est qu’ils pensent à leurs lendemains. L’ordre petit-bourgeois vacille, un peu au moins pour la plupart, beaucoup pour Arnaud et sa fratrie qui, de diverses façons ont embarqué dans le train de cette histoire collective.  Dans cet ouvrage, à nouveau, on a du mal à faire le départ entre le collectif et l’individuel. De même, peut-être par un effet de rédaction a posteriori, on est en mal de distinguer l’intime absolu du politique. Il n’y a pas de rupture entre ces catégories que l’on oppose, aujourd’hui encore dans les milieux conservateurs ou plutôt un peu partout dans les moments crispés qui ne sont pas rares aujourd’hui.

J’aime la lecture de ce texte parce que nous vivons un temps où il est bon de se ranger dans une catégorie définitive, alors qu’Arnaud, enfin son avatar littéraire-romanesque, essaie, cherche, remet en question, prend son temps, en particulier, pour savoir s’il préfère les garçons ou les filles (il s’agit d’une question fondamentale qui n’est pas éludée mais abordée sous l’angle relationnel pas sous celui, trivial, des parties de jambes en l’air quoiqu’elles aient été bien plus faciles alors, dans cet âge d’avant le sida), prend son temps aussi avant de rejoindre des études littéraires structurées, en choisissant le lieu où il se passait quelque chose dans les esprits —je pense à Vincennes dont je crois que Paris 8 n’est qu’un pâlot reflet désormais, les gens, les temps ont changé forcément et dont, par conséquent, l’équivalent ne doit pas exister dans la France contemporaine—, en butinant du côté du Collège de France —est-ce aujourd’hui un lieu vivant ?— au séminaire très couru de Barthes, par exemple.

Sur les traces d’Arnaud, nous voyons défiler tout un aréopage de têtes pensantes de cette époque, d’esprit créateurs, féconds qu’il va côtoyer un peu, sans beaucoup de complexes, avec une envie d’écouter et d’apprendre qui forcent l’admiration.  Foucauld, Cixous, Frédéric Mitterrand, Téchiné, Guattari, Deleuze et d’autres traversent le livre et vivifient l’esprit en construction dans une période de relative anomie confortable. Aux grincheux qui souriraient ironiquement sur la prétendue facilité de ces questionnements existentiels dans un cadre bourgeois, je répondrais qu’on n’a pas d’obligation de choisir cette voie-là dans le confort. Certains ont bien d’autres trajectoires, moins dérangeantes et bien plus cyniques avec ces mêmes possibilités.

Dans la série des portraits esquissés, on découvre aussi des personnages de  marges politiques activistes. La Gauche Prolétarienne fait figure de motif assez développé dans le récit. On y voit une époque d’enthousiasmes et de fourvoiements, reconnus après-coup. Des noms politiques connus traversent le texte : Linhart, Geismar, Glucksmann et Victor Serge, en particulier. Je n’imagine pas qu’on puisse prendre ce qui se passe dans les sous-sols de la rue d’Ulm au sérieux, comme le lieu de l’avancée de l’Histoire, mue par la classe ouvrière. L’auteur, assez rapidement, n’en demeure pas dupe. Son propre avatar n’est pas victime de l’habitus staliniste des réunions semi-clandestines. Il avoue même avoir eu son plaisir aux corrections rhétoriques que Victor Serge infligeait aux déviants. Les fourvoiements ne se font pas sans relative mais coupable participation des intéressés. Le devenir religieux du normalien-supérieur, ancien gourou marxisant désincarné est présenté comme un changement qui n’en est pas vraiment un. Je trouve le propos convaincant. On change d’oripeaux mais rarement de psyché. Je trouve assez incroyable qu’on puisse se rendre dans un lieu qui, pour moi, symbolise l’exclusion de tous les gens qui ratent le concours et a fortiori de ceux qui ne le passent pas pour participer à quoi que ce soit.  Je me dis que ce lieu était peut-être plus ouvert autrefois, même s’il semble incarner immanquablement notre national culte obsessionnel du un. C’est le passage du récit qui montre à quel point la géographie, ce presque Paris d’origine, change la destinée des gens. Alors qu’Arnaud évoque un no man’s land originel, dépourvu de toute originalité, on le voit rapidement rejoindre le centre symbolique de la mythologie intellectualisante française. Boulogne n’est pas Yvetot ni Bougival.

C’est par la vigueur de son amour de la vie, de son désir —l’expression est aujourd’hui galvaudée pour ne désigner qu’une vague envie ou incanter notre désir de désir—, voire de son besoin d’amour et sa capacité à aimer un Autre, qu’Arnaud échappe aux chapelles aux déités douteuses, qu’il échappe aussi à l’anomie psychique qui finit par gagner son frère Pierre, dégoûté de l’existence avant d’être entré dedans, des difficultés radicales de son frère Philippe qui s’interdit longtemps de vivre et à qui la vie semble se refuser quand ce dernier semblait enfin prêt. Malgré ses hésitations, Arnaud n’attend pas de rallier une quelconque Jérusalem, forcément l’année prochaine. Il n’a pas envie de remettre à des lendemains qui chanteront peut-être son bonheur de vivre.

Au cours du récit, on sent le personnage mûrir et se rendre compte que si personne de vivant n’a pas vocation à se caser, il ne peut non plus rester dans la complète indécision et qu’il faut choisir certaines voies, ce qui implique des non-retours. Autant prendre alors la peine d’explorer auparavant le maximum de chemins de traverses, pour ne pas regretter le nécessaire choix, une contrainte en soi et non une obligation sociale. C’est une attitude incongrue aujourd’hui. Il faut un certain courage pour publier de nos jours une ode à l’excès et à la liberté, sans poser au nostalgique de surcroît. Arnaud nous livre ici un bien beau texte recherché, plaisamment cultivé, autoréflexif, vivant et fortement … intempestif.

 

 



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