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Le Château des Rentiers - Agnès Desarthe

Editions de l’Olivier - 2023

mardi 24 octobre 2023 par Alice Granger

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Elle lève les yeux sur une tour de la Rue du Château des Rentiers, dans le XIIIe arrondissement de Paris. C’est là, se dit Agnès Desarthe, que mes grands-parents maternels non seulement avaient leur appartement, mais qu’avaient aussi leurs amis juifs, originaires comme eux d’Europe centrale. Ils avaient inventé une vie en communauté, un phalanstère, pour une vieillesse où les amis d’autrefois restaient ensemble.
Agnès Desarthe retrouve, intacts en elle, des souvenirs de lorsqu’elle allait chez ses grands-parents, jadis. Le bruit spécial des portes du meuble en formica de la cuisine lorsqu’elles se fermaient, à cause de l’aimant, la porte de l’ascenseur orange, des noms en « ov » ou en « ovna », ou en « ski » qui l’initièrent à la musique, à la généalogie. Mais il est étrange, le nom de l’immeuble en forme de tour, « Le Château des Rentiers » où ses grands-parents et leurs amis juifs habitaient, pouvant se rendre visite en robe de chambre. L’immeuble n’avait rien d’un château, et cette communauté de Juifs étaient des exilés qui n’étaient pas riches.
Mais c’est autre chose qui la questionne. Elle approche de l’âge de ses grands-parents, lorsqu’ils achetèrent cet appartement. Alors, elle se pose la question des conditions de sa propre vieillesse, hantée par la peur de finir seule dans un ehpad. Elle se rend compte que, en vieillissant, elle se rapproche de Tsila, sa grand-mère maternelle. Elle a le sentiment de n’avoir pas vu le temps passer, depuis sa naissance, et qu’elle doit prendre un peu d’avance, pour la vieillesse, pouvoir choisir. Mais quoi ? Elle a le sentiment que cela vient de commencer, qu’elle vient d’arriver sur terre, qu’en réalité, si sa vie d’enfant a été très longue, sa vie d’adulte est très courte : elle ressent l’urgence d’établir un plan d’avenir ! Elle est sûre que sa grand-mère va l’aider.
La communauté appelée phalanstère que formaient, dans la Tour de la rue du Château des Rentiers, ses grands-parents avec leurs amis originaires comme eux d’Europe centrale, qu’ils avaient fui avant la Deuxième Guerre mondiale, avait une telle force d’inspiration qu’elle et sa bande d’amis datant du temps où ils étaient étudiants pensaient – en ayant bien sûr l’air de plaisanter – à réserver déjà un établissement pour être encore ensemble pour leurs vieux jours. Sa grand-mère maternelle restait, en elle, la tête de proue, pour la destination ultime. Pour ne pas finir seuls, surtout.
Ses grands-parents, Tsila sa grand-mère maternelle et Boris, son grand-père de remplacement (son grand-père est mort en camp de concentration), sont à l’origine de son fantasme d’une vie communautaire du grand-âge. Elle repense avec beaucoup d’émotion à leur voisine, qui avait ses lèvres maquillées en rose pailleté, le rouge à lèvres de Madame Grobo qui débordait sur ses dents, au très élégant David et son large ceinturon à la boucle énorme sur ses hanches étroites. Esther avait une voix traînante et des cheveux gris mal peignés. Les femmes portaient de l’astrakan et des perles à leurs cous très ridés. Personne n’était riche, tout le monde avait souffert, dans cette communauté vivant ensemble leur fin d’une vie d’exilés. La petite fille qu’était Agnès Desarthe adorait les comptines russes que sa grand-mère lui chantait. En regardant les photos de leur enfance en Europe Centrale, elle les imaginait au bord de la Mer Noire. Comme si le fait d’être encore ensemble pour leur vieillesse offrait à la petite fille un récit de leur vie, qui était passionnant, la dépaysait, la faisait rêver, ils étaient quelqu’un d’autre, encore dans leurs vies singulières, avec leur propre rythme, étranger. Mais elle n’osait pas demander la signification du mot « pogrom ». S’habituant ensuite à ne pas tout savoir. Et, en ne sachant pas le sens de « pogrom », elle semblait d’autant plus sentir ce qu’ils avaient vécu d’abominable, le froid, les bastonnades, les coups de fusil, le typhus, les chambres à gaz, le massacre, bref tout ce que l’exil laissait résonner de barbarie, et faisait que ce passé était pesant, ce dont elle aura plus tard enfin conscience. Et alors, elle ne retenait que la saveur des pâtisseries aux graines de pavot, aux noix, à l’ananas, comme leur vie qui s’étaient accrochée à du sans prix, fuyant l’horreur.
Elle a donc l’âge de sa grand-mère lorsqu’elle-même est née. Enfant, elle se souvient que le choix de ses grands-parents de vivre avec une communauté d’amis d’enfance lui avait fait le don, lorsqu’elle leur rendait visite, de ne pas se retrouver « en compagnie d’aïeux tristes et ennuyeux mais au sein du vortex des langues mêlées, des disputes en yiddish ourlé de russe, des harangues autour de la pâte à choux », et les petits-enfants arrivant alors non pas « tels des messies miniatures seuls capables d’apporter la joie et l’espoir » mais « comme des cerises sur les gâteaux » et non pas les gâteux ! Donc, aller les voir, ce n’était jamais un devoir. Car entre eux qui s’étaient connus jeunes, « la jeunesse n’avait jamais cessé de circuler ». Et ils ne s’étaient pas vus changer. Leurs liens restaient ceux qu’ils avaient toujours été.
Alors, elle rêve qu’avec ses amis, il en sera ainsi, pour leur vieillesse. Pacte d’entraide, aussi, pour se signaler les uns aux autres « les conduites malséantes » des personnes qui vieillissent, comme enfant elle en avait été témoin chez sa grand-mère, les grands-mères de ses amies. Mais pourtant, elle avait aussi compris, dans cette vieillesse partagée, au « Château des Rentiers », qu’une personne âgée, à l’intérieur d’elle-même, pouvait rester la même, et par exemple avoir des histoires d’amour comme lorsqu’elle était jeune, et avoir le cœur qui bat pareil « au moment où les lèvres de l’amoureux s’approchent des nôtres ».
Alors, est-elle une écrivaine s’y connaissant, en vieillesse ? Une lectrice s’était emportée contre elle, disant que non. Elle fut frappée d’aphasie, au moment de répondre. Mais est-ce parce que ce dont elle avait été témoin, (en visitant ses grands-parents qui avaient réussi leurs vieux jours et même leur exil loin du pays natal en restant entre amis d’enfance donc en ayant emporté avec eux la langue, la mémoire, l’amitié, aussi bien pour vivre à l’étranger que pour entrer dans un âge où si souvent les « vieux » pour les plus jeunes sont déjà presque partis) c’étaient de « vieux » différents. Ceux de son enfance s’étaient organisés pour rester vivants jusqu’au bout, non pas déjà des déchets déposés par leurs proches en maison de retraite, non pas un poids pour les leurs ? Elle fut une enfant spécialement observatrice, pour entendre cela.
Ainsi, par leurs paroles écoutées enfant, racontant leur vie d’avant l’exil, - étaient-ils tous communistes ? – elle a le sentiment d’avoir des souvenirs qui ne lui appartiennent pas, mais qui continuent à l’envahir des décennies plus tard. Ainsi, elle voit apparaître une femme vêtue d’une longue jupe et d’un tablier, un foulard sur la tête, qui l’appelle, comme si elle était sa grande sœur, son jardin se remplit de silhouettes, des femmes, des enfants, des vieux, des vieilles, qui s’interpellent et se sourient, qui ne sont pas encore morts, qui sont juifs et communistes. On a l’impression que ces anciens ont pu lui transmettre des récits de vie très vivants lui donnant l’impression d’avoir été là. Et ainsi, c’étaient des grands-parents qui ne suscitaient pas la peur de devenir vieux. Ils avaient su rester vivants jusqu’au bout. Et donc, « Château des Rentiers » signifiait non pas le peu de temps qui restait à vivre, mais « du temps dont on dispose pour faire exactement ce que l’on a envie de faire ». Du sursis ? Ou bien l’exil leur avait-il enseigné comment s’organiser pour que le désir de vivre reste indemne. Leur avait-il fait comprendre une autre sorte de sédentarisation : dans la parole. Et s’ils pouvaient parler le russe, le yiddish, avec des amis d’enfance, évoquer de choses vécues ensemble, l’essentiel, en quittant le pays d’enfance, ils ne l’avaient pas perdu, il restait dans les mots, dans la flamme.
Est-ce parce que les membres de la petite communauté du troisième âge, au Château des Rentiers, étaient restés intérieurement jeunes qu’Agnès Desarthe n’a jamais eu une conscience claire de l’âge. Comme si c’était en réalité chaque matin un premier matin ?
Elle voudrait, en écrivant son roman, inventer une sorte d’utopie du grand-âge, un lieu donnant envie à tout le monde d’y aller. Parce que ces humains toujours si vivants, jeunes en eux-mêmes, y deviennent des prédécesseurs qui pourront transmettre leur récit de vie, leurs leçons de vie, restées si vivantes que les jeunes auront un plaisir sensoriel à les recevoir, en ayant le sentiment, en les écoutant, de partager leur vie, et afin de s’en inspirer pour leur propre vie ?
Elle nous plonge dans des conversations de vieux. Il y en a une qui ne se sent pas vieille, elle ne se pose pas la question, elle aime vivre. Une autre qui ne supporte pas que son compagnon laisse une odeur de vieux l’envahir, met ses vêtements sur son pyjama, passe sa vie devant la télé. Une autre qui est fâchée avec tout le monde, en particulier ses enfants, ce sont tous des cons, elle préfère être seule, car cette solitude a le sens de l’indépendance, de l’autonomie ? Une autre évoque sa très vieille mère, les fuites urinaires, et que les vieux, on ne les prend plus chez soi maintenant. Case direct déchet ?
Mais son projet à elle, ce n’est pas pour répondre à la question, où mettre ces vieux qu’on ne veut plus voir à la maison. Elle dit aux gens qu’elle contacte qu’en fait, le projet c’est eux que ça concerne ! Quelqu’un suggère de prendre modèle sur les monastères, pour les recoins qu’ils offrent, des espaces privés, secrets. Son projet, ce n’est pas la conception d’un lieu où aller pour ne pas polluer l’espace visuel collectif des plus jeunes.
Tandis qu’elle pense à la mort de sa mère, elle réfléchit à l’expression « faire son deuil ». Est-ce l’idée d’en sortir, pouvoir passer à autre chose ? Non, pour elle, c’est le contraire, c’est pouvoir y retourner. Et ainsi, elle retrouve un enregistrement de sa mère, qui parlait si peu, qui avait, dans une émission, témoigné de ses années de guerre, de sa vie d’enfant juive cachée. Cet enregistrement lui permet de retrouver sa mère vivante, de recommencer à la fréquenter, d’écouter sa transmission. Elle poursuit ces retrouvailles en allant chercher sur Internet, et enfin le visage de sa mère est apparu sur l’écran. Le même que celui qu’elle avait, beau, souriant, enfantin, la veille de sa mort. Elle est surprise par le naturel de ces retrouvailles. Sa mère, en racontant son histoire, sourit beaucoup plus que la mère qu’elle connaissait, dont elle n’avait jamais vu sa bouche découvrir ses dents. Comme si cette mère avait dû toujours serrer les dents, pour endurer la douleur. En l’écoutant, elle réalise qu’elle a toujours su qu’elle pouvait compter sur sa mère, et le fait qu’elle ait laissé cette conversation enregistrée n’en était-il pas la preuve, comme si sa vie était ainsi plus grande qu’elle ? Mais elle reconnaît aussi à cette mère la propension à la culpabilité qu’engendre la maternité, le sentiment de clandestinité, d’illégitimité qu’ont les mères qui manquent d’estime de soi. Etant toujours indisponible pour boire un café, bavarder, elle l’était au point d’être une extension de sa fille, pour venir la dépanner.
Cet enregistrement de sa mère racontant sa vie, parlant de son père venu en France en 1931, elle l’utilise comme un jeu de For-Da, un jeu de disparition-Réapparition. Entendant sa mère dire qu’elle n’avait cessé d’attendre le retour de son père de déportation, d’où il n’est pas revenu, elle réalise qu’elle aussi a attendu avec sa mère le retour de ce grand-père inconnu, alors qu’elle avait un grand-père de remplacement. Cette attente, c’était plutôt l’enseignement d’une patience au quotidien, car elle savait qu’il ne reviendrait jamais. A la question que le journaliste lui pose, qu’a-t-elle transmis à ses enfants, petits-enfants, cette mère dit, la mémoire, un sens des valeurs à garder. Ensuite, cette mère avait voulu ajouter une chose, dans son récit du retour à Paris, alors qu’elle avait été cachée dans une ferme en Sarthe pendant la guerre : qu’elle a très mal supporté que sa mère refasse sa vie avec un ami qui, lui, avait échappé à la déportation, mais dont l’épouse était morte dans un camp. Dans sa tête, elle continuait à espérer le retour de son père, alors que sa mère ne l’attendait plus. Elle l’imaginait à jamais trentenaire, elle faisait cheminer le beau jeune homme qu’était resté ce père mort si jeune. Mais sa grand-mère, le temps d’être vraiment sûre que son époux ne reviendrait pas, n’avait-elle pas mené une double-vie amoureuse ? En tout cas, nous sentons, en lisant le roman, à quel point les récits des anciens peuvent entretenir la curiosité, faire brûler des questions, chez les plus jeunes auxquels ils les donnent.
Une dame, lors d’une conférence dans un service de gériatrie, raconte une histoire d’amour née à l’école, lorsque la guerre a éclaté, il a dû partir au front, ils n’avaient pas couché ensemble car cela ne se faisait pas à l’époque, il avait dit je reviendrai, il n’est jamais revenu, elle a dit c’était lui ou rien, et ce fut rien. Et, se dit Agnès Desarthe, « c’est peut-être cet amour d’enfance jamais trahi, jamais oublié, qui l’a conservée ainsi », dirigeant encore le service de gériatrie, à 80 ans ! Ce récit d’une histoire d’amour a eu pour effet que les nombreux aphasiques de cet auditoire de vieux éclopés se sont bousculés pour prendre la parole et raconter leur histoire d’amour, ne voulant plus retourner dans leurs chambres ! Quel miracle ! Agnès Desarthe remarque au deuxième rang de l’auditoire une dame qui a mis un fard turquoise qu’enfant, elle aimait tant admirer sur une amie de sa grand-mère, Rue du Château des Rentiers. Face à ces vieux d’un service de gériatrie, qui ont des cannes, des dents de travers, des bavoirs, mais peuvent aussi être élégants, elle rit en remarquant qu’elle-aussi n’a jamais le bon manteau, la bonne jupe, les bonnes chaussures. Peut-être s’est-elle depuis l’enfance identifiée à ces vieux du Château des Rentiers qui étaient dans leurs têtes restés jeunes, rieurs ?
A nouveau, dans le roman, des récits résonnent des bouches de personnes âgées. Boris, 102 ans, dit combien il adore vivre. Et pourtant, il a eu pas mal de moments pas terribles. Une autre, 53 ans, dit que vieillir, ça, non elle n’y pense pas du tout, alors que mourir, cela peut arriver n’importe quand, ce n’est pas du tout pareil. Elle ne se laisse pas du tout devenir déchet encombrant le paysage des plus jeunes. Une autre, 67 ans, est persuadée qu’après sa mort, elle retrouvera son père, qui l’attend. C’était lui qui venait la chercher à l’école. Son père était le seul homme. Le récit nous la présente ayant toujours l’âge de l’enfance. Une femme née en 1925, déportée dans un camp mais en tant que Française et non pas fille d’émigrés turcs elle avait échappé au four crématoire, dit, très souffrante sur son lit médicalisé, qu’elle était beaucoup mieux au camp ! Et que c’est expérience inhumaine lui a appris à ne jamais montrer des signes de faiblesse. Après le camp, elle a toujours fait ce qui lui plaisait. Leçons de vie, dans ces récits, où se révèlent des caractères bien trempés par les épreuves !
Nous comprenons si bien l’attachement d’Agnès Desarthe à cette communauté de la Rue du Château des Rentiers : ces « derniers témoins » transmettent des leçons de vie vivantes inestimables, battantes, ayant l’amour de la vie alors que ce sont des vies qui ont été secouées d’épreuves inhumaines. L’expérience de la vulnérabilité cruelle de la vie leur a appris une science de la sédentarisation liée à la parole, à l’organisation de lieux de vie où même en exil elle peut continuer à résonner comme sur la terre natale. Dans la tour du Château des Rentiers, il s’agit de Juifs originaires d’Europe centrale qui sont restée ensemble à Paris en achetant, chacun, un petit appartement dans la même tour, afin qu’en exil, ce soit comme dans leur enfance au pays natal.
Mais Agnès Desarthe, dans son projet au cœur du roman de rassembler des amis pour organiser un même lieu commun de vie pour leur vieillesse, un phalanstère, fait évoluer ce projet, et on entend que ça devient la question d’une vie locale d’humains qui puissent non seulement faire résonner leurs récits de vie, mais les métisser, les faire rebondir, les faire devenir plus tenaces, combatifs.
Agnès Desarthe souligne le fait que très souvent, le corps d’une personne âgée devient intouchable, provoque la répulsion. Or, dit-elle, chaque humain, donc à cet âge-là aussi, a besoin d’être touché, et pas seulement psychiquement. D’où l’idée des massages, proposée par un ami, à propos du projet. Il y en a assez, du tabou qu’est la sensorialité, et même la sexualité du grand âge. Agnès Desarthe retrouve un souvenir de la sensorialité de sa grand-mère : elle relevait sa jupe pour que ses jambes soient caressées par le soleil. Ses mollets étaient couleur caramel. Elle n’était pas indécente. Enfantine, plutôt ? Elle mettait aussi une robe par-dessus son pantalon. Arrivant presque à l’âge qu’elle avait, Agnès Desarthe se surprend à s’habiller pareil.
La question du projet arrive à celle de quel monde la génération de ceux qui ont cru aux lendemains qui chantent, puis ont vu plusieurs chocs qui les ont fait déchanter, mais qui en ont bien profité quand même, laissent aux jeunes. Un monde en ruines ? Où l’aventure humaine n’aura peut-être pas de futur ? Alors elle pense à ces personnes âgées qui disaient, il faut s’efforcer de rester joyeux, il faut organiser notre avenir, et pas seulement pour le bien-être, c’est pour les enfants. La rente du Château des Rentiers, était-ce les récits de vies qui avaient traversé des épreuves terribles, et qui avaient réussi à rester vivantes juste parce que la matière de leurs paroles avait pu être emmenée en exil, et alors partout chaque matin, si cette parole peut se tisser à d’autres paroles, c’est un premier jour natal. C’est de ça dont les récits de vie doivent témoigner. Et pour que les témoignages, les récits, prennent tous leur sens de transmission, de passage de témoin du flambeau de la vie, il faut bien sûr que les vieux côtoient les jeunes. Il faut que les jeunes soient témoins de la vie vivante de leurs aînés, qui comme dans un film font remonter ces jeunes dans leur vie différente comme dans une culture ou un pays différent, alors que dans les Ehpad, le problème c’est qu’il n’y a que des vieux.
Dans certaines civilisations, contrairement à l’Occident, l’avenir, c’est ce qu’il y a en arrière, comme le passé qui s’ouvre et se laisse être examiné. Ne serait-ce pas ça, ces récits offerts par des prédécesseurs entrant en crépuscule, sur terre, pour que par leurs leçons de vie vivante, ils permettent aux jeunes de faire de bons départs dans la vie, aient une source d’inspiration pour traverser les épreuves de la vie mais aussi pour savoir saisir les choses sans prix qui restent toujours. Cette sensation si douce de sentir la terre natale être habitée depuis longtemps, et que des prédécesseurs, compagnons, en vivant leur vie singulière jusqu’au bout, transmettent le flambeau de cette vie vivante à ceux qui poursuivent l’aventure humaine.
Sans doute est-ce le sens de ce roman d’Agnès Desarthe. Qui, en recherchant, en arrivant à l’âge que ses grands-parents et leur communauté du Château des Rentiers avaient lorsqu’enfant elle aimait tant leur rendre visite et se sentir sensoriellement être plongée dans leur vie singulière qui avait gardé sa culture, ses saveurs, sa musique, ses chansons, sa langue, du pays natal perdu, quel flambeau ils lui avaient transmis, elle trouve la réponse : le flambeau d’une vie qui reste jusqu’au bout vivante, et intérieurement, ne vieillit pas, ne se fait pas déchet prématurément en polluant la vie des plus jeunes. Alors, à la fin de ce roman, elle s’intéresse aussi à la famille de son père, aux difficultés immenses auxquelles cette famille a dû savoir faire face, l’exil de la Libye où son père est né, l’Algérie où il a grandi, le Doubs où il est arrivé à 19 ans pour faire ses études de médecine. Ce père, Aldo Naouri, lui a tellement parlé de cette pièce unique et sans fenêtre, en Algérie, où sa mère, lui et et ses 5 frères et sœurs enfants ont vécu, qu’elle connaît même l’odeur, celle des égouts, mêlée à celle des plats qui s’y préparaient et que sa grand-mère paternelle cuisinait toujours, sur son brasero, à Paris pendant son enfance. Le conteur incomparable qu’est son père lui a transmis un trésor de récits, de sorte que le flambeau lui a été transmis tout au long de sa vie. Alors, ce flux des récits, côté paternel, lui a fait entendre du silence, côté maternel, du néant, un monde à la fois disparu et sans paroles. Peut-être est-ce pour cela que le Château des Rentiers a été si important : il suppléait au silence de sa mère. « C’est ainsi que je m’approche d’elle, de ma mère et de son histoire silencieuse ». Cette mère qui, pendant la guerre, tandis que son père avait été déporté et est mort dès son arrivée au camp de concentration, avait été cachée, avec sa mère et son frère, dans une pièce également unique, dans une ferme de la Sarthe. Mais de cette pièce, elle ignore l’odeur, quelles corvées y accomplissait sa grand-mère, est-ce qu’elle trayait les vaches, nourrissait les poules ? Sa mère ne lui a transmis ni les couleurs, ni les parfums, ni ce qu’ils mangeaient, ni s’ils étaient accueillis à la table des paysans. Mais, dans l’entretien que sa mère avait accordé, et dont sur Internet elle a retrouvé la trace, celle-ci disait qu’à son retour à Paris, après la guerre, « La campagne me manquait, les fleurs, les arbres ». Il avait fallu cet enregistrement pour entendre de la bouche de sa mère que, dans cette enfance, elle avait été vivante, il y avait eu un peu de poésie.
C’est de la bouche de sa fille de dix ans, venue assister aux discussions de la bande d’amis qu’elle a réunis pour parler du projet d’une communauté pour leur vieillesse, qu’elle entend ce qu’elle aussi allait chercher Rue du Château des Rentiers et qu’elle voudrait retrouver elle-même dans le « phalanstère » à créer : l’ambiance. Elle se pose alors la question d’avoir eu deux enfants très jeunes, et deux vingt ans plus tard, de sorte qu’elle arrive à l’âge d’être grand-mère tout en étant restée à l’âge d’être mère, d’où en elle une bousculade des générations. Elle se dit, il n’y a pas de brouillon, c’est définitif du premier coup, à la première et la dernière fois, il s’agit d’être vivant, à chaque âge de la vie.
Agnès Desarthe confie dans son roman avoir eu, enfant, des terreurs nocturnes, d’avoir eu des frayeurs encore longtemps à l’âge adulte. Et que, même, ceci a cessé lorsqu’elle a déménagé de Paris, pour s’installer dans une grande maison, au milieu des champs, où l’obscurité même n’était pas menaçante. Comme si elle avait pu aller elle-même retrouver la maison où sa mère enfant avait été cachée pendant la guerre, où ainsi elle avait pu… rester vivante. Mentalement, elle peut lui dire : « Tu es là, maman ? » Il n’y avait plus de trace de son handicap secret, qui avait duré tant d’années, ces terreurs.
Et ce roman, dit-elle, est comme le Château des Rentiers, un réservoir inépuisable de réconfort et d’interrogations. Un de ces trésors, dit-elle, « a à voir avec ce qui se passe après la mort ». Elle, par ce roman, s’est envoyée au paradis. Elle n’a eu besoin que d’un roman. Au paradis, on a à la fois la sagesse conférée par la vieillesse et la vigueur du jeune âge, la peau ridée et l’épiderme d’enfant, l’agilité intellectuelle fruit de l’expérience et la candeur curieuse de l’innocence. C’est dans ça qu’elle a baigné, lors de ses visites d’enfant dans le phalanstère de la rue du Château des Rentiers.
Une fois que, par son roman, elle a retrouvé le récit vivant transmis par ses prédécesseurs aussi bien côté paternel que côté maternel, s’y sentant comme si elle y avait vécu elle-même, elle peut avouer avoir été attirée par un monde très différent du sien, dépaysant, celui de son amie Annie, par laquelle elle découvrait un monde à elle inconnu, la France, les écrivains, les jolies choses, les sabots suédois, le féminisme, les ateliers d’écriture qu’elle animait. Dans son roman, Annie parlait de règles, alors que chez elle, c’était tabou, les origines familiales de ses parents faisaient qu’on ne lui en avait jamais parlé. Comme par hasard, sa mère avait été jalouse de cette amitié. Cette mère ne pouvait pas comprendre qu’en réalité, elle voulait une ouverture, un dépaysement, par rapport à l’appartement conventionnel de ses parents, à leurs postures raides, à leur rapport à la beauté, au goût, et surtout elle désirait larguer les amarres d’avec ce foyer familial où pesait le passé, où les déracinés qu’étaient ses parents s’accrochaient, et leurs enfants avec eux, à la mémoire des disparus, aux territoires disparus. Chez son amie, non seulement « le passé ronronnait comme un vieux chat que jamais l’on ne déplace pour ne pas troubler sa sieste, laissant le présent se déployer, léger », mais elle ressentit le bonheur, tout lui plaisait, la maison bohème, l’art partout, l’odeur de la maison, la nourriture.
Elle comprend. Elle a écrit pour retrouver la cassette de l’entretien donné par sa mère. Et elle a construit le Château des Rentiers, c’est-à-dire qu’elle a inventé un moment-lieu où il est possible de vivre en espérant, où les souvenirs cessent d’être un poids, et alors les souvenirs deviennent une rente, elle peut vivre autant du présent qu’elle se nourrit du passé, et si le temps qui lui reste à vivre rétrécit, ce qu’elle a vécu « enfle et prospère ». Elle a renversé, dit-elle, l’iceberg.
Alice Granger



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