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L’intranquille - Gérard Garouste (avec Judith Perignon)
jeudi 1er mars 2012 par Jean-Paul Gavard-Perret

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J-P Gavard-Perret
GAROUSTE LE PèRE-TURBé
Gérard Garouste (avec Judith Perignon), « L’intranquille », L’Iconoclaste, Paris, 168 pages, 30 Euros

Il arrive que des peintres deviennent des auteurs. Et des plus grands même si les exemples sont rares. Dans l’art contemporain deux viennent à l’esprit. Fred Deux avec « La Ghana » (publié originairement sous le nom de Jacques Douassot aux Lettres Nouvelles) et aujourd’hui Gérard Garouste. Son « L’Intranquille » est sous-titré « Autoportrait d’un fils, d’un peintre, d’un fou ». Le texte surprend par sa puissance de souffle, donc d’écriture. Il tendrait à prouver qu’un autoportrait est bien différent d’une autobiographie. L’oeuvre est celle d’un survivant sorti par amour de bien des tempêtes et naufrages. A 63 ans, le peintre de plus de 600 toiles exposées dans les musées du monde entier ose le récit puissant de ses délires, de ses dépressions et de ses multiples séjours en hôpital psychiatrique.

Les vagues de folie héritées d’une enfance traumatisée abreuvent le travail de l’artiste. Mais le prix à payer fut lourd. Le peintre dut son salut à sa femme (la célèbre designer Elisabeth Garouste) et les grands textes fondateurs : de la Bible à la Torah, de Cervantès à Dante. Dans son livre Garouste retrace son passé au moment où il se dit apaisé mais toujours sur ses gardes tant ses démons restent tels des espions dormants – nous y reviendrons. Il lui a fallu un courage plus que certain afin d’oser se frotter à cette épreuve littéraire et existentielle même si elle peut (ce qui reste à prouver) avoir une valeur de catharsis. L’artiste a été poussé à écrire parce que ses trois dernières expositions se rapprochaient de ses thèmes les plus intimes dont il a donné par la voie des mots les clefs. Garouste a pu expliquer son esthétique. Il la résume de la manière suivante : « La peinture n’est qu’un outil au service d’un sujet. Quand on veut critiquer la société, il faut commencer par faire sa propre autocritique ».

Bercé (si l’on peut dire…) dans l’antisémitisme archéologique d’un père qui voulait transformer son fils en complice, l’artiste s’érige face à cette idéologie qui chez son père était naturelle et tranquille. « Soit on ferme les écoutilles et on reste dans l’esprit de la famille, soit on essaie de comprendre » écrit celui qui a vite compris que l’antisémitisme paternel était le fruit de beaucoup de mépris envers les juifs mais surtout de jalousie. Toutefois les petites phrases antisémites assassines du père sont restées gravées dans la tête du fils. Ce dernier fut sauvé de l’emprise du premier par celui-ci. Le géniteur envoie en pension son rejeton père-turbé dès l’âge de 11 ans. Garouste y est resté dix ans. Ce parfait catholique y côtoie beaucoup de juifs. Ils deviennent ses amis. Cela remet les pendules à l’heure – du moins en partie car psychologiquement des traumatismes sont déjà ancrés.

Pour écrire son livre l’artiste n’a pas eu besoin de faire des recherches complémentaires sur son père : « ce serait morbide » dit l’ artiste. Il précise à son sujet que les plus belles années de sa vie furent celles de la guerre... Mais il ajoute aussi que le géniteur n’ayant pu devenir héros, se transforma en parfait salaud. Quant à la mère il en est peu question dans le livre : « Mes parents avaient des rapports sadomasochistes. Ma mère était d’une autre époque, c’était une femme soumise qui faisait constamment des chantages au suicide ». L’artiste ne la porte pas plus en son cœur que son géniteur. Elle n’est jamais venue le voir lorsqu’il était interné en hôpitaux psychiatriques (son père, lui, y allait). Et l’auteur d’ajouter : « Elle est morte effacée, comme elle l’avait toujours été ».
Celui qui se définit comme « peintre, et fou parfois » a eu l’impression de commencer sa vie « enfermé dans un bocal » et condamné à se taper la tête contre les murs sans rien comprendre. Cancre et mal dans sa peau, Garouste ne savait que dessiner. Et très tôt il est victime d’hallucinations : « Le jour de mon bac, j’ai entendu une voix qui me disait : « Tu n’écriras pas. » Je l’ai évidemment raté. Je l’ai vécu comme un terrible échec ». Très vite l’artiste se sent incapable d’affronter le monde des adultes et à partir de son adolescence il traverse de longues périodes maniaco-dépressives. La maladie conduit certains à développer des tendances suicidaires mais chez lui cela dériva en délires. « Le délire est une fuite. On préfère se croire mort, ou juste un enfant, c’est une manière de se jeter dans le vide quand, justement, on a peur du vide » constate Garouste.
Il a subi diverses thérapies en vogue au fil du temps. Principalement : la camisole chimique des cocktails neuroleptiques. Comme Artaud, l’artiste connut Villejuif. Mais l’hôpital Sainte-Anne l’a le plus marqué. Écoutons l’artiste en parler : « Sainte-Anne est beaucoup plus moderne mais il manque les vieilles cours et les platanes. J’y ai croisé des malades guéris qui refusaient qu’on les remette en liberté, à tel point qu’ils faisaient le mur à l’envers ». Garouste lui-même s’est souvent senti plus en sécurité dans les hôpitaux psychiatriques ou en pension que dans la vie « libre ». « Pour moi, la sortie des hôpitaux psychiatriques n’était pas une libération mais une punition ». Elle durerait encore sans l’amour et certains livres.
Sa première crise grave remonte à l’époque de la naissance de son fils aîné. La dernière à celle de son cadet… « La période où les enfants naissent, je suis très heureux ; mais deux jours après, je plonge dans la dépression. D’après mon analyste, ce n’est pas la naissance qui me perturbe, mais la conception » dit l’artiste. Néanmoins il reste circonspect quant aux explications analytiques. D’autant qu’elles divergent. Pour certains psychiatres consultés par le créateur, sa « folie » délirante tient au fait que son propre père était un psychopathe, d’autres estiment à l’inverse que sa maladie n’a rien à voir avec une telle cause : selon eux Garouste se nourrirait de cette « faiblesse » afin de créer. Bref la question demeure ouverte…
L’éducation reste cependant capitale dans la psychologie de l’artiste. Il la résume ainsi : « Picasso disait toujours que les peintres ne sortent pas du néant, qu’ils ont toujours un père et une mère. Moi, je viens du néant. » Peu ou prou Garouste en est tout de même sorti. Sa réflexion sur la condition humaine y est pour beaucoup. Et il est allé jusqu’à apprendre l’hébreu afin d’être au plus près de la connaissance de la Torah. Il a, dit-il en substance, trouvé beaucoup de réponses dans le Talmud car il s’agit d’un livre de questions. Pour autant l’étude des grands textes ne suffit pas à le sauver. À chaque virage, à chaque rechute il a eu envie de tout abandonner. Même la peinture qu’il a d’ailleurs arrêtée : « Je suis resté dix ans sans peindre. Je me disais que j’étais nul, que je ne serais jamais un artiste. Il faut beaucoup de force pour créer ». Hermétique à l’idée romantique de l’artiste génial parce que maudit il pense - contrairement à l’idée reçue - que l’angoisse et la terreur peuvent annihiler la création.
L’arrivée de sa future femme dans sa vie représente sans doute sa véritable survie. : « Nous avions 17 ans quand nous nous sommes connus. Elle est la colonne vertébrale de ma vie. Si je tiens debout, c’est grâce à elle » précise l’artiste. Douce, attentionnée il lui doit la possibilité de se désenclaver de lui-même et de sa forteresse de vide : « Élisabeth m’en a ouvert les portes » ajoute-t-il. Constamment fragile et en sursis l’artiste a pu grâce à elle pactiser avec ses peurs et ses angoisses. « J’apprends à être zen » écrit-il. C’est peut-être exagéré… Toujours est-il que le peintre dans sa soixantaine a enfin pris contact avec la vie en trouvant une certaine distance par rapport à lui-même. Certes ses émotions restent souvent violentes, presque incontrôlées. Mais Garouste a appris à pactiser tant que faire se peut avec elles. « Je dois être très prudent, et c’est seulement comme ça que je pourrai m’en sortir » dit-il. La mort de son père l’a sans doute soulagé. Pour autant rien – forcément – n’est fixé. Et le travail reste le plus sûr rempart à ses terreurs. Récemment une réflexion en acte sur le « Faust » de Goethe pour son exposition à la galerie Daniel Templon et la création de neuf portes en bronze et une sculpture de six mètres de haut pour un bloc d’immeubles à Saint-Germain-des-Prés lui permettent de « s’accrocher » et d’aller progressivement vers une peinture plus joyeuse : « je voudrais m’autoriser plus de légèreté. Je sens que ça vient ». On lui souhaite.
Reconnu pour ses grandes peintures sur toile Garouste reste avant tout très fidèle à ses œuvres « préparatoires » sur papier. Ses carnets demeurent essentiels. « Tout ce que je fais est dedans. C’est très spontané, c’est là que sont mes associations d’idées » écrit-il. De tels « supports » lui permettent de ne jamais être à court d’idées. Faisant sienne la phrase de Goethe : « Ce que je n’ai pas dessiné, je ne l’ai pas vu », l’artiste trouve par le médium du papier une manière de voir la réalité du quotidien le plus évident. « Dès que quelque chose me plaît, il me faut une trace. Perdre mes carnets serait comme perdre des morceaux de moi-même » dit-il. Le dessin garde pour lui une puissance que la simple photo ne pourrait lui donner. À travers celui-là et la précision qu’il lui accorde dans sa confection il crée la matrice de son travail. Ensuite il scanne ses dessins « pour les projeter et en faire des tableaux : un procédé très contemporain qui aurait ravi les artistes de la Renaissance ». À toutes les techniques virtuelles d’aujourd’hui l’artiste préfère donc la contrainte de procédés classiques : le dessin et la peinture à l’huile.

À partir de là, le corps entier de l’artiste peut alors exprimer et atteindre sa poésie faite de rubans violents qui s’enroulent parfois autour du corps de ses personnages. Comme l’artiste lui-même ils semblent à fleur d’émotion jusqu’à leur vibration sur la toile. Une vibration qui refuse de s’éteindre. Surgit dans l’œuvre le souffle imperceptible d’un ruissellement de mains au fluide violent qui irrigue la toile à l’orée de l’excès. Par le vide des pleins et l’enchaînement des déliés, l’ouverture dans l’escarpe d’un corps surgit par exemple ce qui ressemble à un filet de lave en fusion et peut entraîner la fracture irréductible. L’artiste ne calfeutre rien, accepte que les incendies de la vie trouvent des correspondances picturales. La vie est là, affûtée, brûlée.

Des formes luxuriantes créent un buste, d’autres transforment les corps en (presque) monstres. Parfois l’homme rayonne de féminin et la femme s’embrase de masculin. Un devient deux dans l’âtre de la peinture en hommage peut-être à celle qui l’a sauvé et continue de le préserver de la chute . Il se peut désormais que les portes commandées pour Paris s’ouvrent à chaque battement du corps même de l’artiste. L’échancrure s’agrandit encore pour qu’il sorte de lui-même et qu’une onde de lumière le pénètre et diffuse la légèreté qu’il appelle. Et ce afin qu’elle aille encore plus loin, plus proche ; au plus aigu, au plus profond ; au plus sauvage et au plus suave. Bref au-delà de la jouissance : en plein cœur, à s’en rendre fou, à en devenir fou mais, cette fois, de la folie du sage.

Gérard Garouste (avec Judith Perignon), « L’intranquille », L’Iconoclaste, Paris, 168 pages, 30 Euros.



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