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Les cigognes sont immortelles - Alain Mabanckou

Editions du Seuil, 2018.

vendredi 5 octobre 2018 par Alice Granger

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Dans ce roman, Alain Mabanckou laisse parler un jeune collégien congolais, Michel, double de lui-même, qui raconte trois jours de mars 1977, le samedi 19 mars, le dimanche 20 mars, le lundi 21 mars, comme il les vit à l’intérieur de sa famille entre maman Pauline et papa Roger qui l’a adopté comme son vrai fils, avec les voisins et les commerçants du quartier, à l’école, nous emmenant au plus près d’une famille africaine et la façon dont un enfant y est éduqué, et celui-ci est particulièrement éveillé mais rêveur et distrait, et d’une incroyable perspicacité déjà presque politique. Il nous plonge, avec l’alibi de la naïveté d’un adolescent africain fils unique et très bon élève, disant les choses comme il les sent et les découvre, avec ses mots à lui, durant ces trois jours où va survenir le coup d’Etat où le camarade président Marien Ngouabi est assassiné, dans la situation politique difficile du Congo après la décolonisation, dans une famille africaine polygame où le personnage de la mère est imposant, où l’existence des différentes ethnies (toujours en bagarre) font que les liens de parenté sont plus vastes que les nôtres. Le jeune Michel, qui sait observer, et aussi ne pas dire tout ce qu’il remarque « sinon on va encore dire que moi Michel j’exagère toujours et que parfois je suis impoli sans le savoir », va aussi apprendre, dans le sillage du coup d’Etat et de l’assassinat du camarade président, que la politique force à mentir pour sauver sa vie, alors qu’on lui a toujours appris que le mensonge ce n’est pas bien. Le roman d’Alain Mabanckou raconte donc cette perte de naïveté d’un adolescent face aux remous politiques qui secouent son pays comme beaucoup d’autres pays africains. Jusque-là, on lui a appris à dire la vérité, surtout maman Pauline, et c’est presque impossible d’arriver à mentir à propos d’un oncle, frère de sa mère, qui a été exécuté dans la chasse aux responsables du coup d’Etat. Or, si cela se sait qu’il est l’oncle de sa mère, c’est toute la famille qui risque d’être tuée, donc il faut mentir. Michel sent qu’il est forcé de mentir, de dire au juge que « Le capitaine Kimbouala-Nkaya n’était pas mon oncle », après avoir vu son père, papa Roger, baisser tout à coup les yeux, alors qu’il « n’a jamais baissé les yeux devant moi. C’est souvent moi qui le fait » ! Mais il trouve les mots qui lui permettent de mentir sans mentir ! Car il rajoute, à propos de celui qui ne serait finalement pas son oncle : « mais il est devenu une cigogne, et les cigognes sont immortelles… » Cette idée géniale, qui lui permet de rester en accord avec lui-même et son éducation tout en sauvant sa famille, lui vient des leçons d’instruction civique qu’il apprenait chaque semaine à l’école primaire. Il fallait apprendre par cœur une chanson soviétique – « Quand passent les cigognes » - ! Si Michel la chantait particulièrement bien, c’était qu’il avait été fouetté pour y arriver. En russe ! Mais, pour comprendre ce que les Russes cachaient dans leurs paroles, le maître les traduisait en français. Donc, nous voyons déjà juste par cette chanson que les Soviétiques dominent la Révolution socialiste congolaise, on est en période de guerre froide ! Voilà la situation du Congo de la décolonisation. Puis Cuba. Chaque matin à l’école primaire, après avoir dit du bien du camarade président Marien Ngouabi devant le drapeau national de la cour, les enfants chantaient les huit premières lignes de la chanson. Paroles qui disent que les soldats morts sur le champ de bataille « Ne gisent pas au sein de notre terre / Mais se sont transformés en cigognes blanches », et poussent des gémissements au-dessus de nos têtes. Le maître disait aux enfants qu’ils étaient les cigognes blanches de la Révolution socialiste congolaise, et que le camarade président Marien Ngouabi comptait sur eux pour « l’aider à développer notre pays, notre continent et les autres continents aussi » ! Et il fait répéter aux élèves que leur mission est de « sacrifier notre vie pour la réussite de la Mission suprême du camarade président Marien Ngouabi » ! Donc, lorsque Michel consent à dire au juge que le capitaine exécuté n’est pas son oncle, le fait de dire qu’il est devenu une cigogne revient à clamer son innocence, sa fidélité au camarade président assassiné, et c’est ça l’essentiel, tandis qu’il laisse entendre entre les lignes que c’est plus compliqué que ça, l’histoire des vrais commanditaires du coup d’Etat et de l’assassinat du camarade président ! L’oncle qui ne doit plus être son oncle est en fait un bouc émissaire pour que la vérité reste cachée.

L’école primaire faisait du camarade président un héros que les héros du monde entier venaient voir pour sa sagesse ! On sent l’adolescent encore plein d’admiration devant le héros, sous le coup de la leçon d’instruction civique toute soviétique donnée par le maître ! Michel se souvient d’avoir été à l’aéroport lorsque le camarade président avait reçu Nicolae Ceausescu venu de Roumanie ! Idem avec George Pompidou, qu’on appelait Tonton et non pas camarade parce que « la Révolution des Français était périmée depuis longtemps ». Le camarade président avait aussi rencontré Mao Zedong, car « c’est la Chine qui est la grande sœur, c’est elle qui nous a cadeauté les hôpitaux, c’est elle qui nous a construit gratuitement le barrage… grâce à ce barrage qu’il y a le courant jusqu’au Zaïre ». Bref, c’est ça après la décolonisation, il y a les Soviétiques, la Chine… Le camarade président, lorsqu’il va en Union soviétique, y est comme chez lui. Beaucoup de Congolais y vont pour étudier. Ce camarade président va aussi à Cuba, et avec Fidel Castro ils disent du mal des Américains qui ne veulent pas que les Cubains se développent. Les Cubains peuvent venir au Congo quand ils veulent, pour y entraîner les militaires et « aider d’autres camarades de notre continent qui se battent contre les complices de l’impérialisme ». Le camarade président va aussi voir d’autres présidents d’Afrique, par exemple Khadafi, car « quand on est ensemble et soudés l’impérialisme ne peut pas trouver par quel trou passer ». On sent la guerre froide passer par l’Afrique, dans le sillage de la décolonisation, mais que, comme on va le voir, la France reste aussi là, en formant à Saint-Cyr les militaires africains ! Pour le jeune Michel, les gens des autres pays africains se sentent tous congolais. La fierté congolaise est inculquée à fond à l’école primaire ! Et c’est la chanson soviétique sur les cigognes qui sont immortelles qui l’imprime au cœur des écoliers. Michel a appris à l’école à aimer le camarade président comme il aime papa Roger.

Mais tout n’est pas si juste dans ce Congo socialiste ! Par exemple, les camions de la Voirie de Pointe-Noire « ramassent les poubelles devant les maisons des capitalistes noirs et font semblant de ne pas remarquer qu’il y a aussi des ordures devant les parcelles des gens comme les Malonga et nous autres » !

Maman Pauline a, par orgueil, car ça compte beaucoup de montrer aux autres, acheté une parcelle, et fait construire dessus une maison, mais en planches, parce qu’en dur c’est trop cher. C’est une maison « en attendant » ! Dans la boutique « Au cas par cas », les « prix ne sont pas fixés pour de bon, ça dépend de si vous connaissez ou pas Mâ Moubobi » ! Cette femme, parce que son fils dormait à l’école, a soulevé son pagne devant tout le monde pour montrer sa nudité, avant de retirer son fils de l’école pour qu’on ne se moque plus de lui ! Ah ces mères africaines ! Dans son commerce, elle montre à ceux qui oublient de la payer la photo du camarade président qui est au mur derrière elle, afin que la crainte et le respect inspirés par le chef de la Révolution socialiste congolaise les obligent ! Un client remarque que le jeune Michel, venu acheter des choses pour ses parents, a mal boutonné sa chemise. Comme endossant une fonction paternelle, il l’emmène à l’arrière de la boutique, pour qu’il la boutonne correctement. Tout le monde se sent investi de l’éducation des enfants, surveille qu’il ne perd pas la monnaie…

Ce samedi19 mars 1977, il y a eu des coups de feu. Papa Roger sait que s’il veut avoir de vraies nouvelles, il doit se brancher sur « La Voix de l’Amérique », et alors il n’écoute plus sur sa radio « La Voix de la Révolution Congolaise ». Evidemment, c’est la radio officielle du pouvoir, et c’est comme en Union soviétique ! Et « La Voix de l’Amérique » apprend qu’il y a eu des coups de feu hier à Brazzaville. Mais, pour le jeune Michel, « cette histoire de coups de feu que notre propre radio n’a pas encore annoncée est une provocation des impérialistes noirs et blancs qui cherchent à déranger notre pays et notre Révolution socialiste congolaise ». Alain Mabanckou fait jouer à son personnage, Michel, le rôle du naïf qui croit au premier degré la propagande du pouvoir téléguidé depuis Moscou. Mais « La Voix de l’Amérique », est-ce mieux, elle qui discute de choses plus graves, par exemple la colère contre les bagarreurs que sont les Israéliens et les Palestiniens ! Bref, « La Voix de l’Amérique » ne parle plus de ce qui s’est passé à Brazzaville ! Papa Roger revient à « La Voix de la Révolution Congolaise », qui soule, avec cette musique soviétique qui est imposée en continu, on ne sait pas pourquoi ! En ayant l’air d’être naïf, Michel nous fait parfaitement entendre ce qui se passe, le silence, pour que rien ne se sache à propos du coup d’Etat, et de comment quelqu’un qui voulait le pouvoir a fait tuer celui qui l’avait… Maman Pauline dit que ce n’est pas bien de manger en écoutant de la musique soviétique !

Par la voix de Michel, Alain Mabanckou évoque le « sorcier blanc » avec lequel la plupart des présidents africains doivent discuter « pour que la France soit contente » ! « C’est ce monsieur qui décide qui sera le président de la République de tel ou tel pays que la France a colonisé. Et si un de ces présidents que la France a mis au pouvoir critique trop fort les Français à l’ONU, là où on sépare les bagarres entre les pays en colère, le ‘sorcier blanc’ se fâche, et le lendemain le vantard africain ne sera plus président de la République » ! Les Français avaient été d’accord pour qu’on divise le Nigéria en deux, et Michel trouve que ce n’est pas bien, un pays qui entre dans la bagarre d’un autre pays !

Lorsque la radio annonce enfin l’assassinat du camarade président Marien Ngouabi, le chien de Michel s’enfuit en courant ! La radio officielle dit qu’il a été tué par l’impérialisme aux abois qui a envoyé un commando-suicide parce que le camarade président avait annoncé que le 3e congrès extraordinaire du parti allait doter le pays d’institutions révolutionnaires stables « afin de donner un élan nouveau à la lutte de libération que mène notre peuple ». Dans son dernier discours, le camarade président avait promis de tout faire pour que le peuple n’ait plus à souffrir de la crise économique provoquée par les pays riches, et avait ajouté que le peuple devait tout faire pour chercher la paix « malgré les embrouilles des impérialistes qui n’ont rien d’autre à faire que de nous embêter matin, midi et soir après avoir volé nos richesses en quantité industrielle » ! Alain Mabanckou nous montre que la vérité sort de la bouche de cet adolescent… !

Les gens se disputent à propos de l’assassinat du camarade président. Certains disent que c’est un complot militaire, d’autre qu’il s’est tué en manipulant un pistolet offert par les Soviétiques, mais ce n’est pas crédible, vu qu’il s’est formé à Saint-Cyr, il connaît bien le maniement des armes ! Les discutions montrent que Nordistes et Sudistes ne s’entendent pas. Un Sudiste dit que « vous les Nordistes vous êtes tous les assassins du camarade président Marien Ngouabi qui était pourtant de votre région, et vous mettez ça sur notre dos à nous Sudistes ! » La guerre civile divisant le pays en deux est toujours latente ! Les militaires sont partout.

Michel a perdu son chien, et il a peur que les méchants qui ont tué le camarade président entrent dans sa parcelle. Il y a le couvre-feu. Michel se souvient que lorsqu’il y a des comploteurs, c’est toujours pour le pétrole, et il y en a à Pointe-Noire !

Tonton René, frère de Maman Pauline, vient à la parcelle avec deux autres messieurs. Papa Roger est au garde-à-vous, car Tonton René, à force d’être trop riche, est devenu un capitaliste noir, « le seul de notre famille ». Il s’est habillé tout en blanc, pour qu’on voit dans la nuit du couvre-feu l’insigne qu’il porte, qui fait trembler les gens, qui indique qu’il est membre du Parti congolais du Travail. Et pourtant… capitaliste noir ! Tonton René a un parfum agréable. Michel rêve qu’un jour aussi, il aura la même insigne que lui. Mais papa Roger n’aime pas voir que Michel est impressionné par son oncle capitaliste noir ! Les deux messieurs que présente Tonton René sont aussi deux oncles du côté de maman Pauline ! L’un est allé étudier à Moscou, et est maintenant conseiller auprès du ministre de l’Economie rurale ! Il est sorti major de sa promotion, en URSS ! Michel doit en prendre de la graine, ça paie, de bien étudier ! Or, papa Roger a déjà dit à Michel combien les études sont faciles en URSS, où les Africains ne redoublent jamais, parce que les Soviétiques veulent que beaucoup de monde, et surtout des Africains, parlent leur langue, donc ils sont très gentils avec eux ! Michel est en train de rêver. En fait, il pense, et bientôt il saura que les cigognes restent immortelles par la pensée qui ne se laisse pas être circonvenue. Lui revient en mémoire les leçons de papa Roger, lui expliquant que Lumumba (il y avait en URSS une université Lumumba) avait lutté pour que le Congo belge devienne indépendant, en 1960. Il est Premier ministre et Joseph Kasa-Vubu président de la république. Mais il y a eu un coup de force. Lumumba a été mis en résidence surveillé. Il ne voulait pas que le Congo soit séparé en deux pays, ce que les Blancs et leurs complices noirs avaient décidé à la place des Congolais. L’autre oncle qui est là est chef de personnel de la Caisse nationale de Prévoyance sociale. En regardant ces oncles venus de Brazzaville, Michel comprend « pourquoi ils portent des vestes de pingouins perdus : c’est parce que les gens qui voyagent en avion doivent être propres sinon ils vont salir les sièges » !

Tandis que tonton René semble de plus en plus agité, Michel ose lui demander la question qui le turlupine : « Tonton, est-ce que ce sont les Nordistes ou bien les Sudistes qui ont assassiné le camarade président Marien Ngouabi ? » Tout le pays se pose la question ! Et maman Pauline avait dit que les Nordistes sont rarement aussi intelligents que les Sudistes, et dès leur naissance leurs parents leur disent de devenir militaires pour aller tuer les Sudistes et les présidents de la République qui ne sont pas nordistes ! Maman Pauline est fâchée parce que Michel l’a trahie ! Mais tonton René revient à des périodes anciennes, pour montrer l’origine des choses, par exemple quand les Français les ont colonisés, puis ont décidé que ce serait un abbé sudiste, de l’ethnie Lari, menant la grande vie, qui serait premier ministre, en virant un Nordiste ! Le peuple a fini par se soulever contre cet abbé embourgeoisé, qui arrêtait les syndicalistes. Il a dû s’enfuir en Europe. Mais c’est sous le régime de son successeur que le pays a connu les premiers assassinats politiques ! Tonton René explique à Michel que le camarade président Marien Ngouabi est un Nordiste, dynamique, sorti de Saint Cyr, qui veut bousculer la manière de faire de la politique. Il apparaît comme l’homme providentiel, et mis en prison par le président Alphonse Massamba-Débat, il est libéré par des para-commandos. Une guerre civile a lieu, où le président a face à lui la colère des Lari (ethnie sudiste dont il fait pourtant partie). Il est contraint à la démission, et le jeune Ngouabi fait son coup d’Etat en douceur, le 4 septembre 1966. Il change le drapeau, l’hymne national, et propose « la voie du socialisme scientifique que nous suivons jusqu’à aujourd’hui ».

C’est alors que les trois oncles annoncent la mauvaise nouvelle à leur sœur maman Pauline, et qui est le but de leur visite. Ils disent qu’ils ont dû fuir, en entendant les coups de feu. Un collègue nordiste avait dit : « si j’étais sudiste et loyal comme toi, je ne resterais pas une minute de plus à Brazzaville », car ils ont eu la peau de Ngouabi, et c’est fini. Ce collègue avait en mains une mallette oubliée par un ministre, et dedans il y avait une liste, disant que quelqu’un de sa famille allait avoir des pépins ! Et il conseille d’aller tout de suite dans le Sud ! Donc, à cause de l’assassinat, la famille à laquelle appartient maman Pauline a des problèmes ! Il y a en cours plusieurs arrestations de militaires et civils venant du Sud, traduits d’abord devant une cour martiale instituée par le Comité Militaire du parti, organe illégal. Une dictature militaire se met en place, qui va éliminer ceux qui peuvent parler, ceux qui savent quelque chose de cet assassinat du camarade président, bien sûr ! Ceux qui savent que les comploteurs et les assassins sont parmi les membres… du Comité Militaire du parti ! Mais bien entendu, ce Comité Militaire va poursuivre fidèlement l’œuvre de l’immortel Marien Ngouabi ! Tonton René sait bien que c’est du bla-bla, que les membres de ce Comité vont se massacrer entre eux, et que c’est le plus malin d’entre eux qui prendra le pouvoir, pour s’y installer à vie ! On est en présence d’une junte militaire, qui vient de faire un coup d’Etat ! Sept membres de cette junte sont du Nord, et il n’y a que deux membres du Sud, pourtant la région la plus peuplée !

Et c’est alors qu’en faisant lire un document, tonton René apprend que le capitaine Kimbouala-Nikaya a été abattu à Brazzaville. C’est aussi un frère de maman Pauline, et Michel connaît bien ce tonton militaire, c’est chez lui qu’il avait vu pour la première fois la télévision ! Bref, il se passe une chasse aux sorcières contre les Sudistes de l’Armée Nationale Populaire, et tous ceux qui sont sur la liste vont y passer ! Et leurs proches ! Tonton René évoque une tentative de coup d’Etat qui avait eu lieu contre le camarade président, et le capitaine Kimbouala-Nikaya avait été menacé, car trop proche de celui qui avait fomenté l’attentat. Les deux critiquaient le tribalisme entourant le camarade président. Cependant, le camarade président avait pardonné à tous les comploteurs. Mais, après cet assassinat réussi de Marien Ngouabi, des militaires sont venus arrêter le capitaine Kimbouala-Nikaya, car de près ou de loin ils seraient liés aux comploteurs, et il a été abattu ! C’est pour cela que si on sait que ce capitaine est le frère de maman Pauline, oncle de Michel, toute la famille risque aussi d’être arrêtée et exécutée ! Maman Pauline voudrait porter le deuil puisque son frère est mort, se raser la tête, mais c’est impossible, elle doit rester naturelle et discrète. Mais elle piaffe de colère en pensant que les Nordistes ont tué son frère. Et se croit plus forte que le danger. Michel aussi a un mal fou à admettre que les militaires sont les plus forts, et qu’il faut taire la vérité. Il fait l’apprentissage que dans son pays, la politique c’est très dangereux, alors que lui, naïvement et dans le sillage des leçons d’instruction civique à l’école publique, croyait que le camarade président était une sorte de papa Roger, et que le Congo de la Révolution socialiste était un modèle pour toute l’Afrique !

Alors, papa Roger ne veut plus écouter à la radio La Voix de la Révolution Congolaise, qui ne diffuse que de la musique militaire soviétique ! Il préfère La Voix de l’Amérique, car « seuls les Américains savent tout ce qui se passe dans le monde » ! Au Congo, la vérité est soigneusement occultée, et les militaires qui sont partout arrêtent ceux qui peuvent parler !

Michel se souvient que papa Roger lui avait raconté que Marien Ngouabi, au cours de ses études militaires, était allé au Cameroun dans l’armée française, qui massacrait « les pauvres Camerounais qui réclamaient leur indépendance », et qui avait tué un « grand monsieur qui était contre la colonisation ». Devant pareille situation, Ngouabi voulait démissionner, mais il ne le pouvait pas, « car il devait d’abord rembourser à l’armée française l’argent qu’on lui avait donné pour ses études ». Bref, toujours la même chose, que ce soit avec les Français ou avec les Russes, voire les Chinois, s’ils aident, ce n’est pas pour rien… Juste après l’indépendance du Congo en 1960, Ngouabi est accepté à Saint-Cyr, où il croise aussi le fameux oncle Kimbouala-Nkaya, récemment exécuté ! Voilà l’après colonialisme… La France forme les militaires, et les futurs présidents…

A La Voix de l’Amérique, un monsieur qui sait tout du Congo, où il travaille depuis des années, parle d’un livre qu’il a écrit, où il y a « des preuves qui expliquent comment ceux qui nous ont colonisés sont souvent cachés derrière nous pour nous vendre des armes et nous pousser à nous bagarrer ». Donc, rivalité entre Nord et Sud, guerres civiles, ambitions politiques féroces, tout cela est bon pour ce commerce des armes… Et Christopher Smith, l’auteur, ajoute que « les assassinats politiques dans le continent noir sont une tradition sinistre depuis les indépendances au début des années 1960, oh je dirais même à la veille de ces mouvements de libération du joug des colonisateurs occidentaux ». Cet auteur avance deux hypothèses pour l’assassinat. L’une est celle du Comité Militaire du Parti. Ce serait l’ancien président de la République qui l’aurait manigancé, avec la complicité de la garde présidentielle, pour que lui et les Sudistes reviennent au pouvoir. Donc, une question de rivalité entre Nordistes et Sudistes… L’autre hypothèse est celle du fils du camarade président, qui était présent lors de l’assassinat de son père. Ils étaient à table, et il remarque que les gens se comportent de façon bizarre, l’agent de sécurité est avec un capitaine qu’il voit pour la première fois. Il y a deux militaires inconnus. Une voiture est garée à l’intérieur. Le garçon joue à la balançoire, lorsqu’il entend du bruit, et voit son père le camarade président en train de se battre avec les deux militaires inconnus. L’agent de sécurité lui dit qu’il va s’en occuper lui-même. Le garçon s’en va avec une voiture, et entend tirer derrière lui. Il revient en arrière, et voit tout ceux qui font partie de l’état-major s’enfuir. Il découvre son père mort.

Michel s’attend à ce que la photo du nouveau président soit affichée dans le magasin « Au cas par cas », un président qui se trouve… « parmi les onze membres du Comité Militaire du Parti » ! Très perspicace, le jeune adolescent ! Qui a donc grandi en trois jours, et a appris la différence qu’il y a entre l’explication officielle et la vérité. Evidemment, alors que les assassins et leurs complices sont parmi eux, au Comité Militaire du parti on jure de punir ceux qui ont commis cet assassinat !

Donc, Michel va finir par comprendre qu’il faut feindre de croire la version officielle, et nier être de la famille de cet oncle exécuté car faisant partie des gens qui en savent trop. Mais rien ne peut brider sa pensée critique, et c’est à ce niveau-là, dans cette intelligence-là des choses violentes qui se passent dans son pays à partir de la fin de la colonisation, qu’il reste « une cigogne de la Révolution socialiste congolaise », immortelle !

Et alors, dans son roman, Alain Mabanckou nous prouve de manière brillante, et dans une langue nous faisant entendre magnifiquement l’Afrique, que la vérité sort de la bouche d’un adolescent !

Alice Granger Guitard



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