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Bilan de faillite, Régis Debray

Editions Gallimard, 2018

vendredi 15 juin 2018 par Alice Granger

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Répondant à son fils de seize ans qui lui demande quoi faire dans la vie (pour un bon bilan…), en particulier quelle filière choisir pour le bac et ensuite quelles études supérieures faire, Régis Debray, soixante-seize ans (« grand-père qui te sert de père »…) répond en disant ce qu’il a fait de la sienne. Et ce qu’il dit va sans doute plus loin que ce qu’il pense dire… D’abord, donnant à son fils des conseils sur la base de son expérience à lui, par-delà un bilan de faillite annoncé d’emblée, nous sentons un Régis Debray faussement modeste en regardant son parcours. Celui qui s’était distingué comme guérilleros, en revenant dans son pays, n’a quand même pas mal réussi à y avoir sa place pendant plusieurs décennies, et comme faillite il y a pire... Son influence n’a pas été spectaculaire, mais cela ne signifie pas qu’elle était nulle, au contraire elle a joué de manière différente de ce qu’il imaginait ! Pendant ces décennies, chaque fois que Régis Debray apparaît, est invité, publie, revient sans doute immédiatement en mémoire son engagement actif, qui fut très médiatisé en France lorsqu’il connut la prison en Amérique du Sud ! C’est toujours un plus, au pays des Droits de l’homme, ce microcosme français plus douillet que dans tant d’autres pays, quelqu’un comme Régis Debray, qui s’est mouillé pour le tiers-monde. Son point de vue sur le monde est incontournable, même s’il a fait faillite, dans son fantasme de prendre le pouvoir, par les mots, sur l’imagination des foules… ! Bref, si dans ce livre, il se montre avec un bilan de faillite, je parie qu’inconsciemment il veut qu’on lui dise le contraire…

Il fait son bilan en usant de « la langue de la gestion comptable et financière ». Pour mieux prouver sa faillite, il utilise, bizarrement, la langue du vainqueur, plutôt que la résistance… Faisant du coup apparaître qu’il avait cru pouvoir faire gagner sa langue à lui, une idéologie, réussir en Amérique du sud ce qui avait foiré en Union soviétique, Marx… « Lévi-Strauss, en observant les sorciers nambikwara et l’usage social des innovations techniques, n’a pas eu tort de voir dans l’écriture une invention destinée à dominer autrui » ! Fantasme du pouvoir, juste avec des mots, une idéologie ! Pouvoir faire le bien des gens, supposés en attente d’hommes forts, providentiels ! Voilà, Zorro arrive… Il utilise cette langue de la gestion comptable en ayant constaté qu’en misant ses dernières cartouches sur « le renouveau d’une République à la française », il a vu au contraire s’installer « une démocratie à l’anglo-saxonne, la relation client remplaçant un à un les services publics » ! Le verdict lui semble sans appel : son bilan est de faillite ! J’ai plutôt envie de dire, pour le taquiner, que c’est son inconscient qui a gagné ! Sans jamais se placer en posture de victime (tiens !), il estime que sa « tranche d’âge » « n’a pas perdu la bataille mais la guerre » ! Quelle guerre ? « Celle des mots, des mémoires et des avenirs ». Voilà. Et cette tranche d’âge, par quoi se distingue-t-elle ? D’avoir eu à portée de main une cause à défendre, dans leur guerre adolescente contre leur milieu, afin de prouver à la terre entière à quel point ils étaient plus puissants et humains que leurs pères, et puis, les ados ont rencontré la castration, aux prises avec la réalité ? La réponse , à propos de cette tranche d’âge, est ce qui est le plus important pour lire entre les lignes ce texte de Régis Debray ! Ce sont « ceux qui avaient trahi leur milieu de naissance et que le milieu reprend en main, les fils de bourges instruits de la lutte des classes et qui, sous le sobriquet de ‘progressistes’, avaient pris le parti des pauvres, quand les rupins, partout, étaient en train de gagner, les doigts dans le nez… Il y a d’abord le fric, qui est immortel. Les tentatives d’inventer un contre-pouvoir dans la société, ou une contre-société face à l’Argent-Maître… ont échoué l’une après l’autre, certaines se révélant pires que le mal ». Tout de suite, ce « milieu bourgeois » s’impose comme dominant dans ce texte !

Deux tableaux sont à mettre en résonance : celui dans lequel le jeune Régis Debray trahit son milieu de naissance bourgeois, pour militer en faveur des pauvres du tiers-monde, se faisant une image qui lui assurera sa place d’intellectuel engagé, dans son pays ! Et celui du fils de Régis Debray, également privilégié, qu’il n’a pas besoin de trahir ! Dans les deux cas, c’est le passage de l’adolescence à l’âge adulte qui se joue ! Et d’un fils qui renvoie son père à l’impuissance tandis que lui, comme il est puissant et bien ! Parricide ! Aller, non sans risques voire avec l’inconscience des jeunes années, faire la guerre par les mots d’une idéologie, afin que les pauvres puissent avoir un morceau du gâteau des bourges, cela ne promet-il pas une place de pouvoir au jeune Zorro ? Faire partie de l’élite providentielle ! Cela ne s’est pas passé comme prévu, mais Régis Debray, grâce à sa militance active, a gagné une place dans son pays, en rentrant, s’il n’a pas fait beaucoup avancer la cause des pauvres ! Il s’est fait une notoriété ? Le fils de ce père qui a l’âge d’un grand-père, lui, n’a pas besoin de faire sa crise d’adolescence et remettre en cause son milieu de naissance, son père s’euthanasie par les mots ! Confrontation parricide économisée ! Mais pourquoi ? Et bien, le bonheur ! Car, heureusement, le plan B pour Régis Debray a été le bonheur ! « Cette glu délicieuse ne donne pas plus de préavis que la foudre ». Cette épouse admirable, mère de son fils, et sans doute plus jeune que lui ! Avec ce bonheur, nous revenons au milieu, à la fois le milieu de naissance du fils et celui où Régis Debray connaît la félicité, mais aussi comme un milieu matriciel, où l’on ne manque plus de rien ! Un milieu où curieusement Régis Debray semble se rapprocher de son « paternel » qu’il décrit comme « un grand honnête homme », « un juste milieu, un entre-deux sans pittoresque », enfin réconcilié avec lui ! Retour à un dedans familial, mais maintenant dans le rôle des parents, et le milieu du bonheur n’est plus à trahir ! Et le milieu du bonheur, n’est-ce pas celui du fils ? Celui dans lequel les scientifiques sauront inventer des conditions matérielles de vie en progrès continu… Cela tombe bien : le fils, finalement, choisit de faire une prépa en Sciences de l’ingénieur ! Le retour du refoulé du milieu de naissance est magistral !

Mais revenons au fils qui l’a trahi, ce milieu de naissance bourgeois ! Trouvant dehors la folie et la fantaisie qu’il n’y a pas dans son milieu de naissance, à cause d’un père sans pittoresque ? Parricide en trouvant ailleurs d’autres héros, et une cause pour devenir le héros que son père n’est pas. Ce père qui ne lui fait pas jouir d’un milieu qui le ferait rêver, s’enthousiasmer, dont il serait fier ? En tout cas, cela tombe bien, à cette époque, à Paris, la cause est toute trouvée, pour se distinguer, devenir quelqu’un ! Il y a des humains vulnérables, donc tels des… enfants, et lui le jeune instruit, il va pouvoir les sauver ! Un futur héros, dont la langue est déjà prête, dans l’air du temps, Marx ! Dans les années d’après-guerre, écrit Régis Debray, « un petit Parisien faisait un tiers-mondiste prédestiné, Paris demeurant la capitale du tiers-monde ». Dès l’entre-deux-guerres, elle est le point de rencontre des humiliés de la terre, la plupart étant étudiants, l’âme noire avait prit corps avec Joséphine Baker et Senghor, il y avait les premiers indépendantistes du Maghreb, Bourguiba, et les gens des Caraïbes et d’Amérique latine « avaient découvert qu’ils n’étaient pas des gens comme vous et moi ». Après la guerre, Paris est la capitale de l’Amérique latine ! Donc étudiant, Régis Debray se met dans ce contexte vite à comploter contre le gouvernement… dans une rébellion adolescente qui trouve juste là une cause pour prendre feu et mettre au monde un héros ayant le pouvoir de changer la vie des pauvres de la planète ! Comme son père n’a pas réussi à donner du pittoresque au milieu de naissance, le fils, lui, rêve d’avoir le pouvoir de changer le monde des pauvres, et cela lui fera une belle place dans le nouveau monde, ainsi qu’une image spéculaire si belle ! C’est pour le tiers-monde, mais n’est-ce pas aussi un rêve de pouvoir dans la tête d’un garçon adolescent qui veut être plus puissant que son père pour faire un monde de rêve, un milieu qu’on n’aurait pas envie de quitter, le milieu du bonheur ? Or, ce milieu, Régis Debray le retrouve au bout du chemin… La solution du bonheur, ce plan B, l’a si doucement euthanasié dans sa glu… Que ce bonheur soit dû à la présence de cette « épouse admirable » aurait-il à voir avec le fait que désormais, les littéraires, ce sont les femmes ? En quelque sorte, le roman de la vie, ce sont elles qui l’écrivent ? Debray dit que « les apanages littéraires sont désormais régis par un gouvernement de femmes et pour les femmes ». En tout cas, les circonstances offraient littéralement une cause à défendre au jeune Régis Debray ! La révolte anticoloniale est « née autant au Boul’Mich que dans les champs de canne… » ! Régis Debray nous dit combien l’adhésion à « une Cause poussée jusqu’à l’oubli de soi » donne beaucoup plus de « bouffées d’oxygène » que « tant de félicités familiales et sociétales » ! Mais qu’est-ce qui, ensuite, fait rentrer dans son pays, tandis que le bilan de faillite est encore masqué par l’espoir d’avoir du pouvoir par l’influence ? Qu’est-ce qui fait revenir aux sources, finalement ? C’est que les volontaires de l’Internationale… « se croient à la maison à six mille kilomètres de chez eux… mais c’est toujours à l’Indien du coin de dire oui ou non au missionnaire casqué ». Idem pour les pauvres de chez nous et d’ailleurs ! Les « intrus » ont eu le tort, par exemple, de ne pas parler la langue des gens du coin ! Et de ne pas savoir grand-chose de la vie des pauvres ! Se plonger ainsi, sans y être invité, « dans une affaire de famille à retentissement mondial… », et oui, quelque part voilà l’origine de la faillite ! Bien sûr, Régis Debray, lui, a réussi à parler la langue des gens du coin. Mais l’Internationale, en aplomb… et toute la géopolitique…

Le constat de faillite n’est pas sans blesser l’amour-propre corporatiste, écrit régis Debray ! Castration ? Il évoque le déclassement, qui aussi humilie « les enseignants… employés des arts et lettres… » ! La « population de diplômés déplumés » est laissée sur le carreau par le culte du gagnant, footballeurs demi-dieux, chanteurs, acteurs, et rien n’est prévu pour « les survivants du ‘socialisme en liberté’ ». La question est : pourquoi la guerre des mots, bref, pourquoi l’idéologie, cela n’a pas marché ? Parce que cette question des mots doit être entendue de manière très différente ? En écoutant les mots de ceux qui sont vus comme n’en ayant tellement pas qu’il faut que ceux qui en ont, les instruits donc les puissants, agissent pour eux infantilisés ? Et est-ce si illogique que ça, ces gens qui veulent avoir beaucoup d’argent d’une manière qu’ils imaginent facile, alors que l’idéologie elle-même promettait un partage du gâteau, et que, dans le milieu bourgeois c’est aussi cet argent qui permet de ne manquer de rien dans son petit abri douillet ! Oui, bien sûr, dans ce milieu, faire de l’argent est plus installé, moins ostentatoire… Mais l’argent pourquoi ! Pour ne pas même manquer de rêve, pour pouvoir aussi se le payer ? Dans son plan B, le bonheur, sans doute Régis Debray a-t-il de quoi être à l’abri pour toute sa petite famille, en « grand honnête homme » ! Il trouve que le « sort m’a gâté ». Il reconnaît qu’il a eu plus de chance dans la vie « que dix connards » !

Le fils, en ayant choisi d’abord la section S au lycée, et ensuite la classe prépa option Sciences de l’ingénieur, est tiré d’affaire ! « Le contre-pied tangible, la sortie du vaseux, le contraire de papa. Rien ne pouvait me faire plus plaisir que ce saut dans l’inconnu : les connaissances exactes et positives. » Bien sûr ! Désir inconscient réalisé par délégation sur le fils ! Ce fils ne s’éternisera pas dans ce « rabâchage à épisodes » qu’est le « vivre-ensemble » ! Le père, en regardant ce fils dont la vie promet de ne pas se solder par un bilan de faillite, le met juste en garde contre les pires étripages dont est capable « un bipède assez stable dans ses fondamentaux : xénophobe, peureux, agressif, veule, cupide dès qu’il le peut » ! Violences pour monopoliser le gâteau, ou en avoir une part… Il lui faut, conseille-t-il, rester ouvert aux surprises du monde, « fréquenter des gens qui ne la ramènent pas », par exemple les scientifiques, qui ont beaucoup moins d’ego que les littéraires et travaillent en équipe (bon… ?), qui sont dépourvus d’hystérie et ont une vie rangée, mais ayant beaucoup d’anticonformistes parmi eux, bref « l’authentique aristocratie d’une société narcissisée ». Et sois « juste quelqu’un, et non deux, trois ou quatre » ! Puis, « ne pas trop céder à la bougeotte, à l’attrait de tout ce qui brille et démange » ! Oh ! Un fils qui aurait déjà la sagesse d’un vieil homme ? Ce que souhaite en effet Debray pour son fils, c’est qu’il puisse « surmonter le plaisir des commencements, les plus vifs de tous, dans les études comme en amour... pour une montée de longue haleine, sans musarder ici et là. » Et comment voit-il ce fils ? En petit Hercule ! « monsieur mon fils, à la croisée des chemins, mieux informé qu’il ne l’était au même âge » ! Ainsi aimé par son père grand-père, et sans aucun doute par sa mère, ce fils pourra échapper « à la plaie de notre époque, qui est de vouloir se faire aimer, complaire à tous, et racoler des fans. » Bref, ce père grand-père, heureusement euthanasié par le bonheur, est un orphelin qui a trouvé son tuteur, qui veillera sur son pupille de père ! Impression bizarre que ce père grand-père qui se présente en bilan de faillite devant son fils, qui lui sait choisir tout seul une voie qui évitera cette faillite, se peint tel qu’il aurait secrètement voulu que son père soit lorsqu’il avait le même âge que ce fils ! Un père dans « un juste milieu, un entre-deux sans pittoresque » ! Ne faisant pas d’ombre à son fils, mais lui offrant « un juste milieu » ! Ce père grand-père est alors le père rêvé ! Miroir spéculaire dans lequel le fils se voit réussir ! Accompagné de bons conseils, car ce père qui se présente rangé des voitures avance tout de même une expérience qui n’est pas celle de tout le monde ! Et c’est bien, pour le fils du bonheur ! Son père est quelqu’un, et en même temps, enfoncé dans le bonheur, il laisse son fils devenir quelqu’un de plus réussi ! Ayant eu la chance de naître dans ce milieu-là ! Et sans doute, ce futur scientifique saura-t-il sauver cet autre milieu, si dégradé par les humains, la planète ?

Stefan Zweig, par exemple, « n’a pas voulu survivre à l’idée trop exigeante qu’il se faisait de notre Europe », cette « idée que tout se vaut, et donc que rien au fond ne vaut qu’on le prenne trop à cœur, nous protège contre de pareilles excentricités » ! Donc, Debray conseille à son fils « la fermeture, un changement d’air », afin de se tourner vers « les nouvelles règles du jeu d’une société qui a changé les siennes mine de rien. » ! La mondialisation fait surtout que l’hégémonie occidentale est en train de disparaître devant par exemple la Chine, que dans ce monde qui tremble, un monde de tous les dangers, les rapports de force évoluent… Il me fait rire, Régis Debray, lorsque, regardant avec fierté son rejeton, il lui dit que « tout nouveau-né est un parricide en puissance » ! Mais non, ce fils-là n’a pas besoin d’accomplir le parricide ! Le père l’anticipe ! Dans un beau roman !

Ouf, ce fils n’est pas tenté par la voie littéraire, L, voie de garage ! Garage, ou bonheur ? Ayant à voir avec le job de son vieux, dit-il ! Mais jeune, ce n’était pas son projet, au vieux. Il y eut ces livres, les Evangiles qui avaient terrassé l’Empire romain, Marx, Engels, faisant trembler l’Ancien Monde, mais l’entreprise ayant dérapé « vers des steppes septentrionales » il était temps de « reprendre l’affaire à zéro, sous des latitudes ultramarines qui ne feraient pas du lait de la tendresse humaine un casier à glace ». Les livres du jeune Régis Debray, évidemment, devaient faire boom ! « L’ouvrage en style mitraillette viserait l’opprimé en tant que tel, l’indigène sans nationalité particulière » ! Quel pouvoir il se voyait avoir, le révolutionnaire ! En tout cas, sur la route de Régis Debray, mai 68 est arrivé ! Et, lorsque l’Ambassadeur de France à Berne lui propose que « le premier des républicains devienne le premier dans la République », il refuse de faire don de sa personne à la France. Bref, dit-il à son fils, le « retour sur investissement » d’un apprentissage littéraire est improbable ! D’autant plus que, désormais, ce créneau appartient aux femmes, et que lui est un garçon ! Ces femmes « fournissent la copie en amont, la critique en aval, et l’achat en magasin : le cycle fonctionnera bientôt en circuit fermé » ! Il veut dire, en milieu fermé ? Mieux vaut, pour les garçons, la BD ! Ecrire des livres, surtout, n’a pas de « bon retour en droits d’auteur » ! Le fait d’être devenu « écrivain-philosophe » l’a « écarté du seul pouvoir qui vaille, régner sur les imaginations, et des seules œuvres qui ébranlent durablement les foules, les œuvres de fiction » ! A noter le pouvoir qui vaut ! Et le verbe régner ! La psychologie des foules ! Pour entendre comment est vue la réussite ! Régis Debray, lui, a construit un savoir en dur, la médiologie. Il dit : en vain. Car, sans « une attestation de marginalité, pas de podium » ! Régis Debray défend ses œuvres, et il a raison ! Certes, il ne monte pas sur le podium, il n’ébranle pas les foules, ne règne pas sur les imaginations, mais est-ce vraiment cela, la réussite ? La foule, justement, il lui manque l’émancipation et l’éducation, mais est-ce si désespéré que sur cette question les choses ne puissent bouger ? Et Régis Debray, quoi qu’il en dise, fait autorité, même si cela n’a rien de spectaculaire ! Sa Médiologie reste, et parfois il suffit de quelques lectures, plus qu’une lecture de masse, pour que l’œuvre reprenne sens ! Certes, dit-il, ce « qui fut dit hier ne s’entendra demain que s’il se trouve des gens qui auront intérêt à le relire », mais il faut une tribu ayant pignon sur rue capable de reprendre « les paroles envolées d’un de ses anciens enterrés ». Et lui, Régis Debray, se voyant membre de rien, dit qu’il n’a rien à attendre. C’est fou ! Une bouteille à la mer peut arriver sur une rive ! Mais encore faut-il la lancer à la mer ! A son fils, il lui dit : « tu continueras d’honorer père et mère, comme il est stipulé dans le Décalogue, mais ne te sens coupable de rien quand ton géniteur et ses opus vivront tranquillement leur vie de cave » !

La filière ES, elle, mène à la Politique ! Et là, fanion rouge ! L’inconscient qui met un doigt dans l’engrenage va être la cible des injures, des poisses, des calomnies ! Donc, ce fils, comme il ne doit pas se lancer dans le littéraire car le retour en droits d’auteur et en reconnaissance est nul, il ne doit pas non plus s’engager en politique ! Debray sait de quoi il parle ! Etudiant, il se met à comploter contre le gouvernement… dans une rébellion adolescente qui trouve une cause à sa porte, dans le Paris tiers-mondiste ! On le sent très fier finalement de ces années-là ! Debray insiste donc sur les conditions initiales de sa trajectoire ! Le moment où cela a commencé, le lever de rideau sur ce que le piano familial et le salon cachaient ! Il dit : « Tu auras un jour, je ne sais où, ta seconde naissance qui t’arrachera au cocon domestique. Nous n’en décidons pas plus que de la première ». Mais Régis Debray, affectueusement, appelle son fils « petit enfant gâté »… Il lui demande de « ne pas tenir pour des canailles les enfants d’autres circonstances », et c’est bien ! Il lui dit que l’exil est l’école du patriote ! En revenant, lui sautera au yeux l’étrange pays qui est dans son pays ! Mais, reconnaît Régis Debray, ce n’est pas parce qu’il s’est exilé qu’il a pour autant coupé le cordon ombilical ! Et oui ! il parle bien sûr du pays intérieur !

Bien sûr, Régis Debray dit à son fils que ce qu’il a appris à l’étranger, c’est la priorité à l’indigène. Dans une bataille en cours, il faut se débrouiller pour ne pas être l’étranger ! Il a été accueilli à La Havane en frère, en héros, mais plus ensuite, lorsqu’il a rompu avec le régime ! Lorsque Debray est revenu en France, il a trouvé beaucoup plus de société que de nation. Bref, dit-il à son fils, vouloir « refiler des idées à une profession où la logique des idées le cédera tôt ou tard à la logique des forces me paraît masochiste ». Mais le passé d’une illusion est à peine rejeté qu’une autre arrive, incurable étant la névrose infantile du Dr Freud ! Donc, l’humanité, dit-il, marchera toujours à la carotte… Mais « Je te souhaite de croire en quelque chose, et pas seulement d’accumuler des connaissances… préserve en toi la part du feu… c’est le combustible dont nous avons besoin pour quitter l’ordinaire, en toute irresponsabilité ». Lui-même, c’est ce qu’il a fait de mieux dans sa vie. Mais Régis Debray ne garde pas un mauvais souvenir de son passage dans les palais de France…

Alors, voilà, si on a un bon niveau éducatif (et c’est bien là la question du milieu de naissance !), une autre carrière est possible, bien moins précaire que celle de la politique ! Celle de « l’acteur de la scène intellectuelle », l’intellectuel engagé ! Mais il faut y regarder à deux fois ! Il le sait bien. L’enjeu est de gagner en influence ! Magnétisme réservé aux nantis… « Ordonner la vie des pékins sans avoir à leur donner des ordres, suggérer sans se mouiller… » Il faut faire que les idées justes (les nôtres !) s’emparent des masses, ou au moins des bourgeois auxquels les travailleurs des villes ou des campagnes ont confié le soin de changer leur vie . Devenir intellectuel français est pour Debray une belle et haute ambition ! Mais c’est compliqué ! Il faut avoir un projet d’influence, et y travailler ! Et avoir un moyen de publication. Donc, être intellectuel médiatique. Le propre de l’intellectuel, depuis Zola, est d’accuser ! Surtout que la naissance de la photographie a beaucoup aidé Zola à mettre un visage sur son engagement ! Quant à Debray, l’amitié du prince lui a permis un parachutage envié. L’influence est un CDI. Debray, comme à son habitude, fait le modeste : il n’a pas eu d’influence ! En tout cas, pas sur les décisions du Prince, dit-il. Mais peut-être a-t-il servi à ce Prince juste par le fait d’être son conseiller, d’être là ? Comme on place des pions, des personnalités, pour dire par exemple qu’on pense au peuple, la preuve… Se faire accompagner de tel et tel intellectuel avait sûrement un sens pour Mitterrand, comme l’envoi de messages, et même si le passé de Debray dérangeait le Quai d’Orsay... Pour Debray, c’était une façon de se « mêler des affaires étrangères ». Debray a été bien payé, dit-il, pour le job. Voilà, revenu dans son pays, il a pu avoir des places… Et il garde un intérêt soutenu pour la géopolitique. Et les Hautes Etudes commerciales, dit-il à son fils, « c’est la meilleure porte d’entrée vers les Affaires étrangères » ! Mais si son fils veut être un homme d’influence, visiteur du soir ou conseillé écouté, il doit savoir que les premières places sont prises, et ce sont des gourous planétaires milliardaires domiciliés en Californie. Ensuite, il ne doit pas se tromper de cible ! Pas le cabinet du roi ! Désormais, c’est la société qui tient la politique. Les réseaux. L’image. Se faire une gueule ! « La télé d’abord, le ministère ensuite » ! Puis, pas de langue morte ! Un décideur n’écrit pas de livre ! Mais, fréquenter la piscine du Ritz, le dîner du Siècle, les tribunes de Roland-Garros, etc. Un Martien ne peut pas influencer un Terrien… Et puis, saisir l’instant, stress de l’urgence à cause de l’hyperconnexion. Et le pognon ! Partenariat avec plusieurs puissances d’argent, fondation, entreprise, banque, ou dominance académique, avec séminaires, etc. ! Et toute ascension se paie !

Mais ouf, le fils fait le choix de la section S, puis de la prépa Sciences de l’ingénieur ! Rien de ce qu’avait suggéré son père !

Alice Granger Guitard



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