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Six nuits sur l’Acropole, Georges Séféris

Editions Le Bruit du temps, 2013

vendredi 27 avril 2018 par Alice Granger

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Georges Séféris, un des plus grands poètes grecs, prix Nobel de littérature en 1963, diplomate, marqué à jamais par la perte de son pays natal l’Asie Mineure dès avant 1922, date à laquelle eurent lieu les échanges de populations grecques et turques, a écrit un seul texte en prose, « Six nuits sur l’Acropole », entre 1925 et 1926 essentiellement. Il a ensuite un peu retravaillé ce texte dans les années cinquante, mais, curieusement, il ne l’a jamais publié de son vivant, tout en le laissant prêt à cette publication. Un texte très dense, pas facile à lire, presque psychanalytique, surréaliste, poétique, plein de symboles. Il faut le lire et le relire lentement, à l’écoute de chaque détail. Surtout, il faut suivre l’inquiétante Salomé ! Alors le texte oscille entre l’aventure odysséenne et l’aventure dantesque, plongeant jusqu’à l’ombilic de l’inconscient, pour revenir par le haut tenter d’habiter poétiquement le monde, ressuscité.

Un texte qui est surplombé par l’Acropole, dont on pressent vite un sens métaphorique surtout si l’on pense aux symboles du temple et de la pleine lune, et à l’expression de quelque chose comme gravé dans le marbre. Même l’exil lui-même, s’il a toujours été vécu réellement par Séféris et son personnage Stratis, semble entrer en résonance avec un autre exil, humain celui-là, qui fait que jamais personne ne peut revenir dans le lieu matriciel, pas même en voyant sous une lumière marbrée de pleine lune de gros seins paraissant gorgés de lait comme les seins originaires. Le questionnement de l’exil, douloureux, catastrophique, en crise et en impasse, à l’intérieur du poète, qui peut aller jusqu’à la colère, la rébellion et la violence, se tresse, d’une manière étrange et comme poussée par une logique soudain comprise, avec le statut des femmes, le personnage de Salomé incarnant une sorte de passeuse inquiétante à la sexualité ambiguë d’hermaphrodite (Hermès le messager et Aphrodite) entraînant le poète jusqu’à une vérité enfouie dans l’inconscient et sorte d’ombilic commun à l’humanité, cette fameuse cohésion recherchée par un groupe de jeunes gens. Cela s’écrit peu à peu comme quelque chose d’œdipien mais dans une version féminine comme plus ancienne encore puisque chaque fille aussi a été liée comme le garçon à la mère ou plus exactement au corps marbré couleur de lune muni de deux gros seins, le Sphinx devenant la Sphinge, pour ensuite comme se dénouer, en semblant jeter quelques premières lueurs sur un nouveau sens de l’exil. Le poète qui, grâce à sa passeuse Salomé, a pu remonter jusque-là, ensuite peut-il alors prendre le chemin d’en haut, celui du Paradis de Dante, tandis qu’il voit un être ressusciter d’entre les marbres ? L’exilé qui accepte cet exil originaire, humain, n’est-il pas alors capable de transhumaner, c’est-à-dire voyager à travers l’humanité ? Par ce texte presque surréaliste racontant six nuits sur l’Acropole et les pages d’un journal écrit dans la solitude, Séféris n’a-t-il pas accompli en commençant par l’enfer d’une crise intérieure ce voyage dantesque qui est aussi une Odyssée où se joue la rencontre avec Circé capable de transformer les hommes en porcs, qui dans le texte se dit par l’apparente liberté des expériences sexuelles. Mais l’Ithaque ne serait-elle pas alors la terre d’exil devenant la terre où vivre, la cicatrice restant pourtant pour toujours hypersensible ? L’Ithaque c’est le monde poétique, celui dans lequel surgissent les petits miracles des émotions sensorielles. Homère étant pour Stratis Séféris une sorte de passeur très humain.

Marchant dans Athènes, très seul depuis son retour (comme Georges Séféris a été de retour après 7 années passées en France) Stratis, alter ego de Georges Séféris, est très sensible aux détails, une femme croisée qui se parfume trop et ne s’excuse pas d’incommoder le passant, l’odeur des pois chiches grillés qu’il s’empresse d’acheter. Sans doute sa grande solitude d’exilé exacerbe-t-elle cette sensibilité, et donne-t-elle son sens aux émotions toutes poétiques qui surgissent. Comme ne trouvant pas de sens à cet exil, ne sachant pas qui il est, se noyant dans sa propre image tel Narcisse, la tragédie et la souffrance priment, et feront que le poète se laissera entraîner dans l’aventure d’un groupe de jeunes gens cultivés en errance dans Athènes, qui sont à la recherche d’une cohésion, qui s’avérera selon nous être un ombilic, qu’Antonin Artaud appelle ombilic des rêves. Des jeunes gens qui sont frappés de plein fouet, dans cette Athènes privée de sa grandeur passée qui pourtant la surplombe depuis l’Acropole, par le fait que plus rien ne les tient ensemble, comme… dans une famille ? Cette errance et ce non sens de leur vie par-delà leur grande culture qui s’exprime par de nombreuses citations poussent quelques-uns jusqu’au bordel. La jouissance des corps chez ces jeunes aux mœurs étonnamment libres dans cette Athènes des années 20 semble noyer provisoirement le questionnement. On dirait que cette errance est provoquée par le refoulement d’une vérité du passé commune aux humains et donc par l’oubli du sens de cet exil originaire. Alors l’exil reste encore arrimé au passé, par défaut de savoir de quoi se sevrer, qui alors surplombe encore tel le marbre qui, même en ruines, continue d’attirer dans un temps grandiose disparu.

En tout cas, le corps est un personnage important de ce texte. Alors que le dénuder semble particulièrement difficile dans cette Grèce, écrit l’auteur, une femme, qui pose pour le tableau d’Œdipe, n’a pas ce problème. Tandis que le peintre travaille au tableau d’Œdipe et le Sphinx, une jeune femme, Salomé, est plus intéressée par Jocaste dans son lit, « en proie à son cauchemar dans la chaleur thébaine ». D’emblée, l’Œdipe glisse vers une tragédie plus spécifiquement féminine. Salomé, dont la mission est de faire perdre la tête à Jean, image très explicite, en fait donne déjà une indication en s’intéressant de manière inattendue à une femme, Jocaste ! Œdipe semble alors devenir aussi une fille ! Qui va, plus tard dans le texte, se trouver devant de gros seins, qui la subjuguent.

Le cauchemar de Jocaste fait énigme, comme si elle ne pouvait pas sortir d’elle-même, naître d’elle-même, ou bien du corps sculpté dans le marbre qui reste à surplomber de sa grandeur passée les humains. Comme si la difficulté humaine la plus grande était de réussir à s’exiler définitivement de la mère. Mais cette mère taillée dans le temps d’alors, originaire, c’est-à-dire avec un corps jeune, des seins jeunes gorgés de lait dans toute leur splendeur. Comme si Jocaste était l’image figée de tout destin de femme du seul fait de cette vérité écrite dans le marbre d’un corps à la couleur lunaire aux gros seins fournissant le lait, au plus profond de la mémoire. Comme si Jocaste faisait sans cesse ce cauchemar de n’avoir de référence de beauté que gravée dans ce marbre lunaire-là, à la lumière gravidique de la pleine lune ! Comme si son cauchemar était le désir d’un sevrage. Le désir des filles de couper le cordon ombilical les fusionnant éternellement avec la grandiose image maternelle fixée en sa jeunesse, en sa pleine fonction, lumière lunaire froide mais toujours dominante !

On verra dans ce texte Salomé en train de toucher ces seins-là, portés par une jeune fille, comme si elle aussi, la fille, avait réussi à remonter à eux, pas seulement le garçon, pas seulement Œdipe. Comme si, avant que la fille en s’identifiant à la mère ne soit amoureuse de son père en rajeunissant à ses yeux sa mère, ce qui serait le sens de ces jeunes filles qui sont fournies au prophète dont il sera question dans ce livre, elle l’était d’abord de la mère, comme Œdipe. Et que ça, ce serait le cauchemar de Jocaste. Cette fixation très ancienne. L’amour d’une fille, d’un garçon, pour une mère du temps de la naissance, jeune éternellement, que Salomé semble retrouver en Lala ! Etre l’objet de ce double amour, vérité que les humains ont sculptée dans le marbre par fixation à ce stade, cela n’enferme-t-il pas dans un corps mythique de marbre une femme, dont l’idéal ne peut être autre que la mère, celle qui du haut du passé idéalisé surplombe encore garçon et fille, tel l’Acropole sur Athènes ?

En entrant dans ce texte surplombé par l’Acropole qui semble figurer à la fois le passé grec glorieux contrastant douloureusement avec le présent sans grandeur, et le passé des humains dont la puissance avec l’aura de la mère originaire resterait encore gravée dans le marbre, il nous semble avancer dans l’inconscient doublement oedipien. D’ailleurs un peintre est en train de travailler, comme par hasard, au tableau d’Œdipe. Stratis, le personnage principal exilé, qui a connu la Grande Catastrophe de Smyrne qui signa aussi la fin du rêve de la Grande Grèce donc celle du passé glorieux, semble dans tout ce texte être en train d’accomplir le voyage d’un deuil de ce passé oedipien spécial. Au début, comme une entrée dans l’Enfer de Dante, le poète Stratis plonge dans une crise, ne sait plus qui il est, est même violent avec Salomé la femme… dangereuse, celle qui fait perdre la tête à Jean.

Dès les premières pages du livre, c’est donc à la porte de Salomé que Stratis vient frapper. Et c’est là qu’une femme, Marigo, que très vite Salomé nomme la Sphinge, le regarde avec mépris lorsqu’il dit qu’il écrit de la poésie. Cette émotion qui lui est chère, à lui le poète, elle cherche à la démolir. « … qui donc s’intéresse à vos petites émotions ? », dit-elle. Il se défend : « J’ai l’impression que nous ne parlons pas de la même chose. Je crois pourtant que si quelqu’un parvient à exprimer vraiment l’émotion que le monde éveille en lui, il aide les autres à ne pas perdre la foi qu’ils doivent avoir en eux-mêmes ». Mais la Sphinge ne veut rien entendre de cette émotion suscitée directement par le monde du dehors, où les choses existent juste en les nommant. La Sphinge, à l’opposé, très loin de ce contact direct avec le dehors que la solitude offre, soutient que la « poésie véritable ne peut être que le fait d’un prophète appelé à donner au monde une foi nouvelle ». Bref, il faut un intermédiaire, qui définisse une conception du monde, une sorte de père, peut-être, puisque là nous avons déjà la Sphinge, qui pose pour un peintre en train de peindre un Oedipe. Cette Sphinge fait partie d’une sorte de secte fondée par Longomanos, qui, derrière une intellectualité de surface et son cortège de citations, sert surtout à fournir à ce prophète des jeunes filles. La Sphinge, dont Stratis remarque le corps anormalement fort, tel l’image d’un corps maternel disproportionné par rapport à celui de l’enfant que celui-ci garde dans un coin de son inconscient dans sa disproportion, comme par hasard a le rôle de rabatteuse de chair fraîche vers le prophète, bien entendu à coup de théories ! Comme Stratis n’adhère pas à ces idées, la Sphinge l’accuse d’être comme ces Grecs qui « refusent d’admettre la supériorité de qui que ce soit » ! Donc, d’emblée nous avons cette sorte de errance de Stratis alias Séféris, né en Asie Mineure, qui ne se remet pas de la Grande Catastrophe, de cet exil, de cette amputation, mais a une expérience poétique et émotionnelle du monde dans lequel il doit vivre ensuite. Et de l’autre côté, nous avons cette Sphinge et son prophète qui veulent imposer une vision du monde, supposant l’impossibilité d’avoir un accès direct à ce monde. Un prophète remplaçant le roi chassé de Grèce. Une sorte de père, qui a le pouvoir des idées, et que les jeunes filles aimeraient toutes d’abord, avant d’aimer d’autres hommes. Or, jamais la Sphinge n’a pu rabattre vers le prophète Salomé. Au contraire, c’est Salomé qui semble prendre la main, pour conduire plus en amont dans l’inconscient. Longomanos perd peu à peu son pouvoir, dans ce texte. Même si, longtemps, il reste une sorte de Minotaure auquel il faut fournir des jeunes filles et des jeunes gens en nourriture.

Tout de suite alors, prenant la jeune Lala par le bras, Salomé la désigne à Stratis par un « N’est-ce pas qu’elle est belle, mon amie ? ». Déjà là l’ambiguïté sexuelle de Salomé, et l’offre énigmatique. Déjà nous sentons que Stratis alias le Jean-Baptiste de la Bible va perdre la tête pour elle. En sortant de chez Salomé, il constate que c’est la pleine lune, il trébuche sur des objets encombrant le trottoir, et sans doute sent-il d’autres pièges plus intérieurs, puisqu’il écrit sur un bout de papier cette pensée : « Nos pieds s’empêtrent dans les fils qui attachent nos cœurs. » Cette lune et sa lumière indirecte symbolise l’intériorité, la « réflexion ».

Il y a quelque chose d’un fil psychanalytique…

Dans son journal, Stratis évoque un rêve le ramenant à son village d’enfance, son inquiétude est indéfinissable, « comme lorsqu’on cherche quelque chose qui nous manque ». Il y aperçoit la silhouette d’une femme aimée, il sent littéralement ses cheveux. Elle n’écrit plus. Dans cette absence, Salomé a-t-elle surgie ? Cependant, le poète a l’impression de voir autour de lui des « troupeaux de gros ou de petit bétail… PANTINS MUS PAR LES FICELLES ». Mais il se dit qu’il faut avoir un regard non ombrageux.

Beaucoup de citations. Par exemple, à propos de cette femme « qui m’attendait dans le brouillard, ce soir-là », il lui récitait : « Plaies de brouillard sanguinolent », d’Apollinaire. Stratis évoque donc cette absence de femme, cette disparition. Il y a eu son exil à lui, très jeune, de la région de Smyrne, mais cela résonne aussi avec la perte d’une femme, c’est dans le brouillard qu’elle était déjà ce soir-là. En même temps, dans la Grèce des années 1920-1930, où se passe ce livre, Stratis souligne que la race de Socrate aussi a disparue, qui faisait la grandeur du pays, et il ne reste plus que la race négative. Idem la disparition du passé glorieux de la Grèce. Il est dans la nostalgie !

Nikolas, également né en Asie Mineure, qui lit et réfléchit beaucoup, et se tient à un poste d’observation inconnu des autres sans doute à cause de son statut d’exilé, offre à Stratis une citation de Pascal extraite des « Pensées » : « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie ». Le silence de qui ? Et quels sont ces espaces ? Un passé qui ne répond plus ? Et un sevrage impossible qui maintient la douloureuse nostalgie ? Georges Séféris nous présente peu à peu dans son livre une bande de jeunes très cultivés, qui errent dans Athènes. Il y a en l’air un projet de groupe. Une idée de Salomé, comme par hasard, qui trouve qu’ils sont trop dispersés, et qu’ils doivent trouver une cohésion. Et il cite Voltaire, dans « Micromégas ». Séféris a fait ses études en France. Comme lui Stratis est juste revenu dans son pays.

Lentement, Salomé s’impose auprès de Stratis. Ils se promènent. Elle veut savoir si ce qu’il a dit est vrai, s’il veut vraiment exprimer ses émotions. Elle pense que c’est quelque chose de très difficile. Qu’est-ce qui empêche ? Alors, elle se souvient qu’il avait parlé d’impudeur. Elle poursuit : « j’ai l’impression qu’il est plus impudique de dévoiler ses émotions que son corps ». La difficulté d’exprimer des émotions vraiment vient-il du corps, et en sait-elle quelque chose, Salomé ? Pirandello est évoqué, par « Feu Mathias Pascal », dont Stratis précise qu’il s’agit de « Quelqu’un qui est mort et qui n’est pas mort ». Cela pourrait être la définition d’un exilé, ou bien celle d’un être humain arrêté par son propre corps pris dans plein de pièges intérieurs, inconscients. Stratis raconte à Nikolas que, lorsqu’à l’étranger il mourrait de froid dans sa chambre, l’humanité d’Homère lui apportait beaucoup de chaleur.

Nous nous doutons que Salomé est un personnage féminin spécial. Nikolas prévient Stratis : c’est une femme dangereuse, amorale. Puis Nikolas va au bordel. On se demande pourquoi c’est Salomé qui a une idée pour que le groupe en errance trouve une cohésion. En guidant vers l’ombilic commun ?

Dans une taverne où le groupe des sept jeunes gens va prendre un verre, « comme un poisson rouge, la robe de Lala changeait de place, à l’improviste ». L’un des jeunes gens, Nikolas, évoque la proposition de Salomé « de renoncer de temps à autre… à notre solitude ou au cercle de nos relations privées pour nous retrouver ensemble ». Il rappelle une histoire racontée par Stratis, celle d’un collectionneur d’eau de fleuves. Celui-ci, sur une étagère, avait aligné dans de petits flacons le Gange, la Volga, la Tamise, la Seine, le Danube, le Nil, etc. « J’ai l’impression que Madame Salomé a disposé autour de la table… des petites bouteilles contenant l’eau de différents fleuves… chacun de nous est un fleuve, un fleuve autonome… enfermé dans un petit flacon scellé… Qui libérera ces fleuves emprisonnés ? Qui débouchera ces petites bouteilles scellées ? » Bref, qui saura faire cette chose surhumaine, mélanger ensemble quelques gouttes de l’eau de chaque fleuve ?

Qui saurait faire cela ? Evidemment, la Sphinge propose son prophète ! Dominance du complexe d’Œdipe ! Les jeunes filles rabattues vers le personnage paternel, le prophète ! Alors que Séféris remonte plus en amont, et c’est infiniment scandaleux, comme Salomé l’imorale ! Mais Nikolas lui répond que, pour réaliser la cohésion du groupe, on pourrait dire du groupe des humains, il faut autre chose. Il faut « ce corps céleste qui agit sur les eaux » ! La lune ! C’est à ce moment-là, évidemment, que le visage de Lala s’illumine. Puisque ces fameux gros seins, c’est cette jeune fille que tout le monde convoite qui les a. C’est aussi Lala qui sait quel est le meilleur moment pour faire l’expérience du mélange des eaux : la pleine lune ! Très vite donc, à côté du personnage de Salomé c’est aussi celui de Lala qui prend, mais discrètement, du relief. Le lecteur ne prend d’abord pas garde que c’est toujours Lala qui sait ! Le lieu ne peut être que l’endroit où il y a la plus grande concentration de marbre : l’Acropole ! L’Acropole à la pleine lune ! La symbolique est là. Le temple d’autrefois, lors de la grandeur de la Grèce, et la pleine lune, la lune gravidique, la lune ronde comme un sein plein de lait. Sur l’Acropole à la pleine lune, « nous trouverons l’énergie nécessaire pour que les eaux puissent communiquer entre elles ». Cette communication se ferait par une universalité des symboles de l’origine. Nikolas, tandis que la Sphinge voudrait encore imposer ses idées différentes, lui coupe la parole en disant qu’il « ne fait aucun doute que le Rocher sacré est à la fois un symbole et une notion que nos parents, l’Etat grec, la Nation – du temps où elle existait encore – se sont laborieusement efforcés de nous inculquer, à l’âge des plus tendres sensations enfantines… » Il faut bien noter cet âge en effet très précoce « des plus tendres sensations enfantines » ! Evidemment, Salomé est pour l’idée de Nikolas, et non pas celle de la Sphinge. Elle avait résisté lorsque la Sphinge avait manigancé pour l’offrir au prophète ! Comme si, sous la plume de Georges Séféris, le schéma oedipien classique, avec le garçon amoureux de sa mère et la fille amoureuse de son père se déplaçait vers quelque chose de plus ancien, vers un temps ombilical où aussi bien le garçon que la fille aiment cette femme qu’est la mère, une sorte de vérité taillée dans le marbre ! La passeuse Salomé, femme dangereuse pour l’ordre établi, conduit jusqu’à cette vérité, jusqu’à ce temps très ancien où, effectivement toutes les eaux se mêlent dans l’eau matricielle d’un même amour, qu’incarnera plus tard dans le texte la jeune Lala en semblant avoir fixé par son corps et ses gros seins l’image d’une mère jeune, celle qui est sculptée dans un passé glorieux retenu dans des ruines. Dans cette remontée presque surréaliste vers ce passé glorieux à la fois humain et celui de la Grèce, sous la lumière laiteuse de la pleine lune, Séféris accomplit-il tout en résistant violemment ce voyage en ne perdant jamais de vue qu’il n’en reste que des ruines qui entrent en résonance avec ce qu’a perdu l’exilé ?

Le groupe de jeunes gens va se retrouver pour six nuits sur l’Acropole, en fonction de la lune. Nikolas prévient : la cinquième et la sixième nuit seront en août, car il y a deux pleines lunes dans le mois, « comme les deux seins d’Aphrodite » ! Voilà les seins !

Stratis, dans son Journal, est bien conscient que le héros de la pièce, c’est l’Acropole ! Le marbre, le temple, les Caryatides, le passé glorieux perdu mais qui surplombe encore tellement ! C’est par l’enfer, comme pour Dante, qu’il commence ce voyage. Car il mène une vie imaginaire « Intérieurement dévorée de bout en bout » ! Mais comme si cette vie imaginaire était aussi ce Rocher sacré de l’Acropole qui, de ses images de marbre, le circonvenait encore, empêchant l’exilé de vraiment commencer une nouvelle vie, en habitant la poésie. Dans son Journal, Stratis évoque Salomé, que Nondas venait de lui présenter, qui s’assoit en face de lui dans un bus. Dans ce bus, il a l’impression, comme saisi d’inquiétude en soupçonnant la destination inquiétante du voyage, « d’être à bord de cet horrible bateau croisé par Arthur Gordon Pym ». Cette allusion au roman d’Edgar Poe donne un ton surréaliste au texte. Stratis suit le regard de Salomé en face de lui, il lui semble qu’elle veut suivre des yeux « par la fenêtre, quelque chose que nous aurions laissé derrière nous ». Voilà la direction vers laquelle l’inquiétante passeuse veut emmener : vers quelque chose laissé en arrière ! La coloration des cheveux de Salomé est chaude, note le poète pour lequel chaque détail compte. Il remarque aussi l’expression de volupté amère qu’elle a sur le visage. Une voiture neuve, dans laquelle est assise une dame très élégante, va dépasser le bus, et à ce moment-là le chauffeur leur fait par la fenêtre un bras d’honneur ! Comme si la dame en question était certaine de toujours dominer, du fin fond de l’histoire humaine ? La voiture est neuve ! Le bras d’honneur du chauffeur semble dire, vous ne réussirez jamais !

Lorsque Stratis croise à nouveau Salomé, elle est en compagnie d’une jeune femme blonde, « rayonnante de jeunesse » ! C’est Lala ! « Elle a quelque chose d’opaque dans le regard et dans les membres, comme s’il fallait lui ôter un ‘voile’ ; pas seulement du regard, mais aussi du corps, à supposer que le corps voie ». Enlever le voile : arriver à comprendre ce qu’elle est en train d’incarner, et qui est très ancien ? Que Salomé voit déjà, mais son humeur maussade traduit-elle son impatience devant la résistance des autres à comprendre ? En effet, Stratis l’exilé, dans son enfer, et sous la lumière du ciel, se sent n’être qu’une « blessure enveloppée dans un linge noir » ! C’est à ce moment-là, comme jouant sur une autre scène, celle de l’inconscient, que Lala entre dans la petite chapelle. Stratis, comme ayant l’intuition de quelque chose, demande à Salomé qui va les sauver, ce qui la fait éclater de rire ! Lala, logiquement, dit qu’elle regardait les damnés ! Les damnés : les pas encore sevrés ? Pourquoi rit-elle, Salomé ? Cette femme qui apparut comme sur une scène, « à moitié réelle, à moitié sortie d’un roman – comme une sirène » ? Peut-être parce qu’elle sait déjà que c’est sa fixation à elle qui doit tomber, qui est déjà condamnée ? Lorsque Stratis, de manière surréaliste, la voit en sirène, c’est-à-dire une habitante de la mer, ne faut-il pas entendre qu’elle est dans la mère, et que c’est ça qui fait perdurer la fixation humaine dans un passé éternellement interprété et vécu comme glorieux, rendant le quotidien invivable en comparaison ?

Contrairement à la femme du début du livre qui agresse par son parfum, Salomé « a l’intelligence de ne pas mettre de parfum à la campagne ». Ainsi, peut-être annonce-t-elle un retrait, une sorte de castration originaire, une chute de l’amour originaire, au lieu que celui-ci continue à prétendre mettre tout le monde à son parfum… Séféris est un artiste des détails, qui sont avancés de manière si précise ! Ainsi, il annonce déjà autre chose, la double orientation sexuelle de Salomé, juste par cette phrase de celle-ci : « Nikolas a été merveilleux… je pourrais l’aimer si mon corps était du même avis que moi. » Puis toujours Salomé ironise sur cette question de la chair, qui n’est soi-disant plus un problème pour personne, alors que pour certains jeunes hommes existe encore le péché de chair… Stratis précise que ceux pour lesquels le péché de chair existe, celui-ci est proportionnel au plaisir très très fort éprouvé. Comme s’il était lié à un interdit qui est toujours la meilleure indication de ce qu’il faut désirer. Et là, en matière d’inconscient, nous pouvons penser à l’interdit de l’inceste. Sauf qu’avec la passeuse spéciale qu’est Salomé, tout cela prend une toute autre tournure ! Puisque ce sevrage par rapport à l’amour avec cette femme idéalisée qu’est la mère jeune semble peu à peu être le « problème » de la fille, que Stratis a vue entrer en scène telle une sirène, bref un stade fœtal de la fille, nageant dans la mer amniotique. Plus encore que Narcisse se noyant en voulant rejoindre son image, c’est la sirène qui s’est enfermée dans l’intérieur aqueux d’une image féminine idéalisée, gravée dans le marbre, mal mortel mystérieux qui fera dire à plusieurs moments du texte à Salomé qu’elle ne va pas vivre longtemps. Pour le moment, Salomé, plus que ce péché de chair, dit qu’elle préfère les pêches. Qui sont symboles des seins qu’elle croquera plus tard. C’est très étonnant que pour elle, une fille, ce ne soit pas un péché, mais un fruit ! Un péché suppose l’inscription d’un interdit, et l’existence d’un désir, donc une séparation. Cela semble plus masculin. Mais pour une fille, cet interdit semble n’être pas tombé, le fruit est là, il faut juste tendre la main. Comme si le sevrage, curieusement, devait se jouer bien plus pour la fille que pour le garçon. Ou que celui du garçon était dépendant de celui de la fille ! Et Salomé lance à Stratis, à propos de son corps : « Et votre corps à vous, qu’est-ce que vous en faites ? » Un peu plus tard, elle fait allusion à Lala, la regardant comme si elle feignait de méconnaître son ambiguïté sexuelle : « Si c’était un homme, je l’adorerais. » Puis Salomé évoque ce jour de l’été d’avant, où elles étaient allées nager ensemble. Lorsqu’elle est sortie de l’eau, c’était la lumière de la résurrection ! Mais, de manière énigmatique, elle ajoute qu’elle dort encore ! Salomé ne l’a pas encore réveillée ! Elle est encore voilée !

Quant à Salomé, qui dans ce texte surréaliste incarne une passeuse parfaitement consciente du but du voyage et de sa progression, elle jette à Stratis qui tente une approche : « Restons-en là, peut-être ne suis-je pas encore assez mûre pour toi. »

Depuis le Lycabette, le poète voit au loin l’Acropole immobile. « Prête à lever l’ancre » ! S’en aller ? Cesser sa domination ?

La lune fond soudain sur le groupe de jeunes gens en route pour l’Acropole ! Comme par un court-circuit, la lumière s’était éteinte pour que celle de la lune reste la seule, laiteuse et immémoriale. La Sphinge devient aigre de ne plus avoir de pouvoir devant Salomé, dont la robe s’affole dans le vent qui agite les arbres. Arrivés en haut, Salomé contemple les Caryatides, se demandant : « Ces jeunes filles, ce sont des femmes ou des colonnes ? » La question souligne qu’il s’agit, dans ce marbre, de voir aussi des jeunes filles ! Stratis est maintenant capable de sentir le poids qu’elles portent dans la poitrine ! Elles portent le temple sacré ! Et, pour carrément entrer dans le vif du sujet, Salomé ajoute : « C’est vrai ; Lala m’a donné la même impression une fois… » Temple sacré au sommet de l’Acropole, et étrange attirance de Salomé pour Lala, mais qu’elle doit encore dévoiler à elle-même… Stratis soudain aimerait appeler Salomé la Gorgone ! Nikolas, se faisant prier par Salomé, récite des vers qui se terminent par : « Kifissia, où donc est la fille / Qui m’avait ouvert les yeux ! » Dévoilement, déjà. Stratis, lui, écrit des commentaires sur l’Odyssée. Il est en voyage. En particulier, il s’intéresse à l’île de Calypso, qu’Homère comme par hasard nomme « le nombril de la mer » ! Lorsqu’il est question de nombril, le cordon ombilical n’est pas loin. La Sphinge, elle, est de moins en moins d’accord, tandis que l’Œdipe écarté laisse voir l’amour de la fille pour la mère jeune, donc du même âge que les jeunes filles en question. La Sphinge ne veut rien savoir de cet ombilic ! C’est-à-dire du fond d’homosexualité féminine derrière l’Œdipe, garçon amoureux de maman et fille amoureuse de papa, elle refoule ce que voit Salomé, Jocaste en proie à son cauchemar. Ulysse n’avait pas craint, lui, de venir demander du tabac au nombril de la mer, à la « Petite île douce et tranquille / Avec ses deux plages jumelles / Qui ressemblent à l’aisselle / D’une femme, et à son nombril. » Evoquer avec insistance ce nombril, n’est-ce pas souligner un lien ombilical de femme à femme, de fille devenue femme face à sa mère femme immémoriale qu’une Lala peut un jour représenter ? Pour Stratis, la poésie d’Homère est « une poésie de réfugié » ! Et Kalliklis a raison de préciser : « De réfugié primitif » ! Car en effet, il s’agit d’une odyssée qui revient vers quelque chose de primitif, ce refuge-là originaire, pour mieux ensuite s’en exiler et revenir habiter chez soi dans la poésie, les émotions sensorielles, la terre du dehors, de la naissance. « Libère les anges agenouillés qui pleurent dans ton âme depuis tant d’années ; / Laisse les retrouver leur enveloppe de chair de par le vaste monde… » Lala aime bien les images du poète Stratis ! Pourquoi, se demande-t-il, les hommes et les femmes de tous les pays d’Occident rôdent-ils autour de ces images de nudités affichées dans les magazines des kiosques, qu’est-ce qui fait le lien entre eux ? Questionnement sur l’origine lointaine de la nudité. C’est à partir de ce questionnement que son calvaire a commencé, dit-il. En vérité, ce n’était pas facile de comprendre, et encore moins d’arriver à cette nudité. Voyage épuisant, s’accrochant à un regard, à une main, on le devine recherchant un personnage féminin, et ne tuant que « les fantômes qui s’éveillaient en moi dès que l’un de mes cinq sens se déréglait ». L’enfer dans lequel d’abord le poète se noie, se perd, s’ouvre avec cette énigme de la nudité, introuvable. Jusqu’à ce que… « … jusqu’à ce qu’une Gorgone aux petites jambes fasse son apparition », lance finement Salomé, qui donne à Stratis… la clef de sa maison ! Fin de la première nuit sur l’Acropole ! Stratis a déjà obtenu une clef !

Début de la deuxième nuit. En se rendant chez Salomé, Stratis ne voit qu’une chose, les cierges aux abords des églises… Salomé n’habite que des endroits provisoires. Evidemment. Elle est une passeuse de ce temps surréaliste, de ce voyage intérieur qui, avec elle, va très loin en amont, et sa mission terminée, elle disparaîtra. Le poète sent son cœur battre la chamade. Tandis que n’émerge « de l’abîme, comme une galaxie, que la nudité inconnue de son amie qui changeait de forme, de substance, s’évanouissait, puis revenait s’enrouler à nouveau au-dessus de lui. » Il pense au printemps, à la résurrection des âmes… Salomé arrive avec un bouquet d’œillets, et est satisfaite que ce soit lui qui l’attende, en maître de maison. Lorsqu’elle se met nue, il aperçoit sous sa taille une cicatrice. « La cicatrice de Salomé s’étendit sous ses paupières fermées pour devenir la ligne claire d’une piste sur laquelle il se mit à courir, à courir ». Cette cicatrice, c’est celle de la coupure annoncée, de la séparation, de la perte, de l’exil. Salomé va annoncer à plusieurs reprises qu’elle mourra bientôt. On ne fait pas attention. Cette cicatrice parle d’elle-même, d’un mal définitif, ou bien est infiniment plus symbolique, en tout cas, l’exil qui est la condition du poète Stratis comme celle de Séféris s’écrit par cette blessure déjà ancienne, déjà trace, écriture. « Tu seras absente de ton livre ». Et répond : « Je serai ailleurs, en train de faire l’amour ». Stratis, curieusement, comme sentant quelque chose de très bizarre avec Salomé, est frappé d’une sensation qui n’est pas le plaisir, et se sent loin, absent. Alors, étrangement, Salomé évoque la possibilité qu’il fasse l’amour avec Lala, « elle pourrait te donner beaucoup plus que moi », mais pourtant, il sera encore dans son livre, seul, et les autres seront absents. Salomé veut en réalité montrer que son rôle de passeuse n’est pas terminé. Avec lui, nue, c’est juste un hameçon pour l’emmener plus loin. Il regarde ce corps nu, qui lui semble aussi étranger qu’un bas-relief. Et c’est bien un voyage remontant le temps. « Loin, très loin derrière lui, un passé le rappelait obscurément ». C’est surréaliste, c’est psychanalytique. Voyant ses seins, il réalise que ce ne sont pas ses yeux qui voient, mais, curieusement, « le sang qui le transmettait à ses yeux. » Liens du sang ? Ombilic. Salomé demande brusquement : « A quelle femme t’ai-je enlevé ? » Mais lui ne veut pas comprendre la cicatrice, la coupure originaire déjà jouée pour l’exilé qui dans sa nostalgie ne veut jamais le savoir, non elle n’a pas rendu impossible de retrouver la femme originaire. Il croit encore qu’il peut la retrouver en elle, et il dit que non, elle ne l’a pas enlevé à une femme, que c’est elle, cette femme, « la première Grecque » ! Pourtant, lui revient en mémoire un petit garçon blessé, il se voit enfermé dans un tombeau. Angoisse de mort, de perte. Alors, Salomé joue le jeu, lui offre ses seins, et il s’enfonce « dans le ventre chaud de la mer ». remontant ainsi très loin, jusqu’au fond, « il vit luire l’image froissée d’une jeune fille en pleurs parmi les algues ». C’est l’amour, et en même temps la perte, le deuil. Il retrouve ce qu’il perd. Et c’est à ce moment-là qu’il réalise quelque chose qui fait office de lame le séparant de Salomé : « Lala te plaît tant que ça ? » lui demande-t-il. « Je ne veux rien te cacher », dit-elle. Puis elle évoque une femme, une vraie diablesse, qui l’a instruite. « Peut-être suis-je ainsi devenue plus féminine qu’il n’aurait fallu ». Elle veut être à Stratis, mais, pressentant que ce n’est pas si simple, elle se voit déjà en train de chercher refuge auprès de Lala, même si, très étrangement, « l’élément masculin lui manque totalement ». Bien sûr. Ensuite, en route pour l’Acropole.

« … cet autre temps qui semblait le contempler, immobile, du haut de la citadelle, à travers les paupières fermées des marbres comme du fond d’une mer tranquille ». Une mer tranquille ! L’exilé sait que c’est désormais tranquille, c’est quitté, mais le voyage en amont est celui du deuil, en revoyant une dernière fois ce passé grandiose qui empêche d’habiter le présent, le dehors, de laisser s’éveiller les sens. A ses côtés, le visage de Salomé est, logiquement, sans expression. Son sourire est si lointain ! Comme du fin fond de l’enfance disparue.

Depuis cette nuit, Salomé disparue, Stratis est comme perdu dans la forêt.

Il se dit : « Etrange de voir comme nos gestes, nos mouvements, nos actions se pétrifient instantanément dès qu’ils pénètrent dans le passé, comme s’ils étaient plongés dans de l’air liquide. » La ville d’Athènes lui apparaît comme une fille maladive. Et alors, bien sûr, devant les bordels les files d’attente sont longues. Les visages résignés et inexpressifs semblent se demander pourquoi ça ne marche pas vraiment avec les filles. Le sur-lendemain soir, ce sera la pleine lune, et pas de nouvelles de Salomé !

Devant l’Acropole, un petit homme sous la pleine lune gesticule : « Par ici, s’il vous plaît ! Le Parthénon éternel !… / Par ici, les ruines de la beauté !…/ Par ici, les vestiges de l’âge d’or !… ». Il tient… une maison de confiance ! Salomé n’est toujours pas là. Mais Lala si. Stratis remarque sa taille incroyablement fine ! « Curieux, ses yeux ne sont pas opaques aujourd’hui, et son corps non plus. Comment peut-elle être ainsi, à cette profondeur ? » On s’approche peu à peu. Salomé arrive enfin, échevelée et penaude. Elle avoue qu’elle vient de faire l’amour avec un homme. Cela a, au regard de Stratis, quelque chose d’œdipien ! La femme qui est à un autre homme qu’à son fils amoureux d’elle, c’est la mère, qui sort des bras du père, et ça fait partie des images du passé, semblant mises en scène par Salomé la passeuse, qui inflige à l’exilé la douleur de la séparation. Stratis veut aller voir les filles dans la maison de confiance ! Où il y a la prostituée Domna. Elle a une poitrine énorme. « L’Acropole des damnés ». Kalliklis, lui, dit à la cantonade qu’il s’est envoyé la Sphinge ! Sur l’Acropole ! Quand c’est le tour de Stratis d’aller avec la prostituée, il remarque à quel point ses seins sont fatigués ! Et il s’en va.

Troisième nuit. Dans son journal, Stratis écrit combien étaient tendres les femmes qu’il a aimées. Mais il se rend compte qu’il n’est pas encore libre, qu’il est captif de formes blanches ! Il espère que l’enchantement reviendra. Il pense à sa errance dans les capitales obscures, promenant sa tristesse, était-il juste une ombre, ou un rêve dans l’esprit d’autrui ? Là où il marche, les décors sont ahurissants. Il pense à l’ami mort. Il se sent tout entier livré à cette douleur restée là-bas, dans la ville lointaine. Lui l’exilé, de retour depuis Paris, il devrait être une graine qui germe. Mais non, un Grec qui revient dans son pays, c’est, dit-il, pour y blasphémer. Comme si ce qu’il y retrouvait n’était pas assez à la hauteur de la grandeur du passé surplombant de ses ruines tout. Toutes ces pensées viennent en l’absence de Salomé, qui s’est donnée à un autre homme.

Billet de Salomé. Elle l’attend le lendemain. Mais elle est fuyante. Ils marchent le long de rues sinistres. Et, bizarrement, elle lui demande s’il l’aime, SA Grèce. Comme si elle savait que c’était impossible. Il répond qu’il a un compte à régler avec sa fierté. C’est-à-dire, réussir à aimer le présent, à l’habiter, ne pas laisser le glorieux passé tout rabaisser, tout détruire, empêcher d’habiter le présent, de l’investir, de le sentir en poète. Salomé le confirme, la fierté c’est le plus grand danger. Puis, étrangement, Stratis se demande quel est le pays où notre corps existe ?

De manière mystérieuse, elle semble y répondre en se donnant toute entière, l’emmenant à une profondeur inconcevable. Mais c’est comme une coupure, une lame. Ensuite, vient la violence, se disent les mots terribles. Stratis prend congé d’un fantôme sans avoir étanché sa soif. Reste le désir ! Il se sent humilié toute la journée. Croyant l’avoir rejointe, voici que c’est tout le contraire. Alors qu’il a besoin de quelqu’un. Tel un petit garçon ? Elle est intraitable ! Elle ne peut renoncer à sa liberté ! Elle renvoie le poète au statut de solitude de l’être humain. Pas question de lui faire croire le contraire. L’exil vaut coupure du cordon ombilical. Salomé n’est nullement maternelle, après l’amour. Il est revenu chez elle, il a la clef, elle s’éveille peu à peu. Et l’effroyable vague de folie déferle, pour certifier la coupure, la mise dehors. Il est renvoyé avec le souvenir de ses seins si vivants. C’est difficile. La pensée de Salomé est comme un clou dans la cervelle. Des images violentes lui traversent l’esprit. Elle devient comme les articles que l’on convoite derrière une vitrine. Pour jouer la coupure dans toute sa violence réitérée, Salomé la passeuse a dû d’abord attirer le poète, à une profondeur jamais atteinte !

Lorsqu’il ferme les yeux, ses nuits d’insomnie, Stratis ne voit plus qu’elle, tout entière ! Et tard dans la nuit, l’autre corps, invincible !

Salomé, très en colère, lui dit qu’elle n’est pas le lieu où son corps à lui existe. Elle n’est pas la femme qui peut lui donner ce qu’il cherche, ils ne sont pas faits l’un pour l’autre. Tombe la coupure ! Et Salomé part avec Lala, en donnant un dernier rendez-vous sur l’Acropole à Stratis. Elle doit s’éloigner de ce climat très passionné entre lui et elle. Salomé cesse d’être une femme pour devenir un labyrinthe.

Rendez-vous chez le prophète Longomanos, sur invitation de la Sphinge qui, dans sa lettre, avait évoqué une Salomé radieuse, revenue d’un voyage avec Lala. La sphinge est déjà en train de désigner Lala à l’appétit du prophète. « … je vois que c’est un ustensile destiné au grand apprentissage », dit-il ! Lala est pour lui Pasiphaé, destiné au taureau, et donnant naissance au Minotaure, « ce symbole séculaire des prisonniers » dit le prophète. Pasiphaé est la sœur de Circé. Et pour Longomanos, la véritable Aphrodite…

C’est évidemment Lala qui parle à Stratis du voyage avec Salomé. Elle raconte la mer et la montagne, surtout les grottes sur la plage « où personne ne vient vous déranger ». Cela fait mal à Stratis, ces deux femmes ensemble, seules, cette grotte sur la plage. Image qui le coupe de Salomé parce que c’est l’image d’elles ensemble ! Lala dit : « Salomé est une si bonne compagne » ! Et elle trouve soudain étrange la passion de Stratis pour Salomé, « C’est un feu qui couve ». Il se défend en disant que, peut-être, il n’est pas passionné du tout. Il ajoute : « Un arbre fait femme, voilà ce que je voudrais ». On pourrait entendre : arbre généalogique. Ce qui fait cohésion à travers le temps, image immémoriale présente à l’ombilic de chaque vie humaine. Lala dit : « J’ai souvent pensé que j’étais un arbre. » Bien sûr ! Elle précise : « Un arbre qui a mal ». Stratis rend sa clef à Salomé. Ils montent sur l’Acropole. Rien ne change. « Nous regardions la lune, toute ronde, et la multitude de petites lumières immergées dans la nuit colorée comme un alcool vert. Nous nous enfoncions dans un silence toujours plus profond, l’opacité gagnant du terrain. Je nous voyais, tous, comme un bateau coulé dans la vie, dans les profondeurs, continue de se manifester à la surface ». Métaphore de la vie dans Athènes. Mais c’est différent pour Salomé, « elle avait le droit de quitter cet abîme où nous étions plongés pour émerger dans les vagues ». La passeuse Salomé incarne une femme plus avancée en matière d’inconscient, qui a déjà approché de la vérité… On dirait que, juste en s’apercevant du statut différent, plus libéré, de Salomé, Stratis, paradoxalement, en éprouve de la félicité, et se sent entrer en convalescence. La pleine lune augmente en intensité. Salomé va s’asseoir sur une marche plus bas, rejointe par la Sphinge et Lala. Stratis entend des bribes d’une conversation étrange entre femmes : « … la mer était si chaude… l’élément féminin… j’ai eu peur… ». Stratis se met à parler de la Salomé biblique, après la décollation de Jean. Elle cherche à poser quelque part la tête de Jean. Elle ne sait qu’en faire ! Alors qu’on l’a coupée exprès pour elle ! Nikolas dit : elle l’a jetée par la fenêtre. Cela résume ce que fait Salomé de l’amour de Stratis pour lui. Juste la coupure compte ! La lame qui tranche le cordon ombilical ! Stratis se sent perdre ses forces, comme son sang. En revenant à lui, Nikolas est là. Stratis sait maintenant, sous la lumière de la pleine lune : « Cette lumière, c’est un jus empoisonné » ! Et il cite Macriyannis : « La citadelle veut maintenant dévorer ceux qui la dévoraient ».

Quatrième nuit. Sans lune, cette fois ! Stratis admet face à la Sphinge que Salomé ne le satisfait pas, ou plus exactement, il veut penser à elle avec indifférence. La Sphinge évoque l’impossibilité de Salomé de se donner à un homme. Soudain, dans le ciel, Stratis voient deux étoiles qui « se frottent mutuellement ». Et la Sphinge dit que le « destin de Salomé est hermaphrodite » ! Stratis veut encore espérer que ce destin penche plus du côté d’Aphrodite. Mais la Sphinge ajoute qu’alors, c’est Hermès, le messager, qui se fâche ! Parce que le message essentiel n’arrive pas encore ! Et comment le message peut-il arriver, en apaisant donc Hermès ? Salomé l’apaise avec Lala ! Sauf que c’est difficile, car Lala est pure, elle n’a pas connu d’homme, elle a été mariée, mais son mari était un homosexuel. Et Lala ne veut pas de Longomanos ! C’est alors que la Sphinge propose Lala à Stratis ! Il faut que Lala sente un peu de tendresse masculine ! C’est d’une intelligence ! Car si Lala incarne depuis le début la femme mère immémoriale aux gros seins, elle doit l’incarner pour la fille et le garçon. Elle ne peut être touchée par Salomé que si un homme, Stratis, la touche aussi. Le voyage aussi loin en amont, jusqu’à cet ombilic, ne peut être que celui du garçon et de la fille ! Mêmement amoureux de la femme ombilicale aux gros seins. La Sphinge, qui va rejoindre Lala dans sa nouvelle maison, invite Stratis à les rejoindre. La Sphinge littéralement offre Lala à Stratis ! La maison où vient habiter Lala est celle où l’année d’avant logeait Stratis. Il connaît l’arbre dans le jardin, un noyer. Il s’arrête là, il entend à l’intérieur la voix de Salomé, qui parle à Lala. Les deux pièces du rez-de-chaussée sont éclairées. Il y a la Sphinge, Lala, Salomé. Elles emménagent la maison. La Sphinge offre à Lala une statue d’Hermaphrodite, pour fêter l’installation ! Lala dit : on dirait ton corps, Salomé ! Salomé perçoit de l’étrangeté chez la Sphinge. Celle-ci répond : « Ce soir, j’offre des cadeaux : Hermaphrodite à ma petite sœur, et ma petite sœur à Hermaphrodite ». La petite sœur est Lala. La Sphinge semble guetter quelqu’un par la fenêtre : Stratis ! Et elle s’en va, en embrassant sur la bouche Lala, et la laissant seule avec Salomé !

Lala s’agenouille et pose sa tête contre la poitrine de Salomé, en disant : « Tu sais, j’ai parfois l’impression que mon corps ne m’appartient pas. » Tandis qu’elle la caresse, Salomé lui demande à qui il appartient, alors. « A la personne à laquelle appartient aussi le tien », divague Lala. Et oui : à la femme ombilicale ! Salomé demande : « Lala, où vas-tu ? » Elle répond : « Là où tu vas aussi ». Là très en amont où seraient retenues les femmes ? Salomé se sent couler ! Lala : « Tu veux une pêche ? » Nous notons que maintenant, comme mise en mouvement d’ailleurs, c’est Lala qui est active ! Salomé, d’un bond, tandis que la pêche roule par terre, met ses mains sur les seins, lourds, de Lala. Salomé évoque la Sphinge (représentant le personnage qui fait remonter à cet amour ancien de la fille pour la mère, donc cet autre sorte d’Œdipe, concernant la fille aussi), dont elle dit qu’elle a fait d’elle une belle maquerelle. Puisque Salomé est en train de s’emparer de Lala. « Moi, je suis la fille vicieuse et tu es sa compagne… Plus de secrets entre nous, pas de fausse pudeur. C’est toi qui l’as voulu, Lala ». Salomé est nue devant la fenêtre, au risque d’être vue, Lala s’en inquiète. Mais Salomé la déshabille rageusement. Alors… « La poitrine de Lala était d’une vigueur insoupçonnée… une taille d’une finesse disproportionnée… A la voir ainsi immobile, comme foudroyée, on aurait dit qu’une main humaine était en train de la parcourir tout entière pour la modeler ». Evidemment, c’est Stratis, depuis le jardin, agrippé au noyer, qui la voit. Et il entend Salomé qui dit à Lala : « Je veux que tu comprennes que tu es nue ». Nous pouvons entendre : qu’enfin tu es dévoilée, toi qui incarnes la femme mère ombilicale ! Lala a peur. C’est au tour de Lala de toucher le corps de Salomé. Il faut aller jusque-là. Jusqu’à la fusion originaire. Salomé veut se libérer par… le feu ! Elle ne veut être dans la peau de personne ! Fille qui veut sortir d’une autre femme. Par le feu ! Elle touche la poitrine vaincue ! Stratis voit : « immobiles, côte à côte, à la lueur chétive de la bougie, toutes les deux se détachaient sur le draps blancs comme des personnages sculptés sur le couvercle d’un sarcophage ».

Le lendemain, Stratis va chez Salomé. Toute la nuit, c’est une forêt de convulsions et de sanglots. Puis à une heure ils vont sur l’Acropole. Les marbres sont brûlants ! Apparaît à nouveau à Stratis, dans ce temps surréaliste, « l’enchantement qui m’aveuglait devant la mer de mon enfance ». Et alors, Salomé est là intensément. Tard dans la nuit, ils retournent sur l’Acropole. La lune est toute ronde. « J’ai senti que la soif ne nous séparait plus ». Elle lui dit qu’elle ne s’appelle pas Salomé, mais Bilio, et qu’ils ne se sépareront plus. C’est très énigmatique. « j’eus l’impression que notre navire s’était engagé dans un chenal, je me sentis à l’étroit ». Image de naissance ! Stratis lui dit que maintenant la séparation n’a plus d’importance. Elle précise : « Tu sais, je ne vivrai pas longtemps ». Son rôle est fini. « Salomé n’existait plus, et je m’efforçais de concilier ce corps avec son nouveau nom. »

Cinquième nuit. Sensation d’extraire sa tête d’une carapace. Encore la naissance ! Arrivé chez Nondas, Stratis dit : « L’Acropole, c’est terminé » ! Nondas confirme : « Nous étions arrivés à une impasse ». Il reste à aller chez la Sphinge, où il y a Longomanos. Car c’est là que Stratis récupérera Lala que le prophète n’aura pas ! La Sphinge a fait pour Lala une robe spéciale ! Ils sont chez le prophète. Il a la bouche pleine de formules latines ! Et d’autres citations. Puis Longomanos s’intéresse de plus près à Pasiphaé alias Lala… Finalement, elle dit à Stratis qu’elle veut rentrer chez elle… Elle part. Le prophète furieux jette dehors la Sphinge !

La Sphinge vient chez Stratis lui demander une dernière faveur. Qu’il vienne une dernière fois avec elle sur l’Acropole. Lala sera là. Et oui, la Sphinge a encore une chose à accomplir. Lala, Stratis ! Lala portera la robe que la Sphinge lui avait faite pour l’offrir au prophète !

Pour l’instant, Stratis ignore encore quel sera le port, mais il sera accueillant. Pour la première fois, il ressent un sentiment de rupture, d’absence. « Je voudrais remercier quelqu’un de la paix qui m’est ainsi donnée ».

Bilio est partie sur son île. Stratis ira la rejoindre. Pour l’instant, il rejoint la Sphinge, et Lala, dans sa robe spéciale, qui souligne bien ses formes ! Une offrande divine, dit la Sphinge ! Toujours quelque chose de surréaliste. La belle poitrine. Les cuisses. Ils partent pour l’Acropole. « Il se sentait gagné par une impression nouvelle d’ailes douces et de lin frais. Il s’y abandonna ». Lala est fatiguée par cette pleine lune du mois d’août. Si on lutte contre elle-même, elle se couvre d’épines. En transes, la Sphinge abaisse la robe de Lala jusqu’à la taille, et les « deux faons jumeaux bondirent pour aller s’abreuver aux fontaines de la lune ». Ces seins, offerts au regard de Stratis par la Sphinge ! Un vent de folie passe sur le front du poète ! Il emmène la Sphinge en bas, et repense au couple Salomé-Lala, dans la maison, qu’il voyait par la fenêtre. Il a soif. Ils aperçoivent un guide. Il les emmène dans un local. La Sphinge propose d’y passer la nuit. Lala est là aussi. Stratis voit que son visage est livide « comme si la clarté de la lune l’inondait encore ». Il y a là aussi des prostituées. Univers de femmes. La Sphinge, parlant de Lala : « La petite chérie, si tendre et si portée sur les femmes ». Elle semble l’offrir aux autres femmes, pour fixer cette bisexualité ancienne. Et ainsi la préparer pour le Minotaure, des mains masculines sur ce corps, après les mains féminines… Evidemment, c’est Stratis qui la tire de là, qui, lui, est dans un voyage de sevrage, de séparation, d’exil, de compréhension humaine de cet exil, qui n’est pas seulement géographique mais surtout coupure du cordon ombilical qui reliait encore à une grandeur idéalisée du passé, cette femme mère. Stratis prend acte du processus de refoulement, d’écartement, qui s’accomplit en Lala par rapport à ce fond d’homosexualité féminine ancré dans une fusion de l’image dans le miroir de chaque fille avec l’image originelle sacralisée dans le marbre ! Alors, il ramène Lala chez elle, il l’arrache, ainsi qu’elle le désire, de ce lieu où les femmes se mélangent. C’est chez Lala qu’il les avait vues, toutes les deux, Salomé, Lala. Stratis dit : « C’est étonnant, l’Acropole n’a pas d’arbres, pas de fruits. Seulement des blocs de marbre et des corps humains. » Oui, ce n’est pas le dehors, le lieu où l’on vit, que l’on habite, où l’on revient après le voyage intérieur. L’Acropole symbolise le lieu ancien, encore dominant dans l’imaginaire, où les corps restent prisonniers d’une sexualité comme primitive, entre les mains qui sculptent le corps comme autrefois elles en prenaient soin. Mais Lala dit : « Cet enfer, c’est pourtant toi qui l’as fait ». Ce voyage surréaliste remontant très loin, n’est-ce pas aussi un voyage intérieur ? Au plus profond de l’inconscient ? L’ouverture étant l’enfer de l’exil, voire ce désir obscur d’être pris en mains lorsque dans ce présent nouveau elles manquent cruellement. C’est l’exil qui fait surgir le désir infantile, primitif, d’une prise en mains immédiate, et donc met en acte ce voyage intérieur, dans lequel des personnages surtout féminins trouvent leur fonction dans un texte ancien. « je voulais trouver une issue ». Le buste de Lala semble déjà libéré. Pourtant, les seins lourds de Lala ont toujours ce pouvoir fou immémorial ! Il revoit cette nudité spéciale dont Salomé voulait que Lala ait conscience ! Un vertige saisit Stratis ! Lala se dirige vers le noyer, et il la suit. « je suis la femme qui t’a été offerte par Salomé. Je suis peut-être l’arbre que tu cherchais. » Il la prend par la taille, « désespéré comme un fuyard que l’on pourchasse ». Ils se précipitent l’un vers l’autre. La voix de Lala est aérienne. « Nous voici arrivés au bout… maintenant tu vas te battre vraiment contre ‘elle’, et c’est à qui sera le plus fort ».

Sixième nuit. Stratis se prépare à aller rejoindre Bilio sur l’île. Il va saluer Nikolas, qui lui raconte l’histoire d’un naufrage. Comme le naufrage des humains qui ne réussissent pas à sortir d’un ventre imaginaire resté dominant, passé idéalisé mais en ruines qui ruine encore un présent qui ne supporte pas une comparaison si inégale. Nikolas lui parle de la clameur des voix humaines tandis qu’un navire coula. Seul leur bateau avait pu arriver à temps, pour sauver quarante personnes. Sur le bateau qui l’emmène vers Bilio, Stratis lit l’Odyssée, bien sûr. Il a pris le chemin le plus long. Au port, quelqu’un l’attend, envoyé par Bilio. Les bêtes montent les bagages. En haut la maison. La mer. Trois îlots inhabités. Pas d’électricité, comme dans un décor anachronique. Ils se parlent par des mots silencieux. Le corps de Bilio glisse dans l’eau, se dresse dans le soleil. C’est un être nouveau, voire sans âge, détaché, laissé, comme le sevrage d’un état hermaphrodite ancien. Bilio doit absolument aller à Athènes à la fin de la semaine. Mystérieusement. Ils se promènent dans la montagne, dans une petite église elle allume une bougie. Lorsque Stratis évoque l’histoire du naufrage du bateau, elle devient soudain très mélancolique. Un signe. Et puis, elle évoque Lala. Elle lui rappelle qu’elle lui avait dit, au bord de chaque passion, il peut y avoir une Lala. Paroles énigmatiques. Allusion à cette remontée surréaliste du temps jusqu’à la femme ombilicale ? Il lui raconte à demi-mot ce qui s’est passé entre lui et Lala. Dans le regard de Bilio, il y a des flammes. Le lendemain, ils vont au Rocher Brûlé, où une immense grotte s’ouvre dans la mer. « C’est la seule maison que je trouve acceptable », dit étrangement Bilio. En vérité, elle lui annonce sa disparition très prochaine, mais il ne le sait pas. « Nous avons nagé. Nous sommes devenus un seul sang. » Sang de la coupure ombilicale. Pour revenir, elle s’appuie sur lui. Le lendemain, alors qu’elle prépare son départ, lorsqu’ils se promènent, « La séparation marchait à leurs côtés ». Il lui dit qu’il a traversé une crise, il se souvient combien, lorsqu’il était petit, en voyant son image dans le miroir, il doutait que c’était lui, cette image. Ensuite, c’est devenu inhumain. Il voulait aller toujours plus profond, mais restait en surface. Les sensations disparaissaient, un homme se voyait en train de se noyer. En Grèce, il a touché le fond. On sent que c’est Séféris qui parle ! « On se sent torturé par une soif de confession que rien ne peut apaiser, et on n’a rien à avouer ». Pourtant, ce texte en prose, n’est-ce pas cela, ce voyage jusqu’à ce qui donne enfin du sens à l’exil ? Un dénouement de la fixation originaire, jusqu’à cette curieuse version féminine de l’Œdipe, comme si réussir à trouver l’issue de la naissance au monde poétique ne pouvait se faire qu’en séparant deux femmes, qu’en coupant le cordon ombilical qui reliait encore la fille à la mère jeune en confondant leurs images dans une union homosexuelle. C’est Lala qui revient sur l’île, annoncer à Stratis la mort de Biblio. Elle est morte en disant que Stratis avait besoin de soleil. Alors, Lala demande au poète s’il va sortir par le haut. Au soleil du dehors.

C’est une nuit de pleine lune sur l’Acropole. Mais ils n’iront pas. Ils sont revenus à Athènes. Mais Lala se sent encore « là-bas ». Sur l’île, il l’avait prise comme si elle était en terre, comme s’il faisait l’amour avec la terre.

Chez lui, en se réveillant, dans une confusion il sent « plein de caresses imprécises, de mains étrangères qui voulaient le toucher et ne le touchaient pas, s’approchaient de lui, tout près, puis s’éloignaient à nouveau, comme les algues dans la mer ». Comme s’il avait retrouvé, dans son voyage intérieur, surréaliste, psychanalytique, cet état ancien où son corps était entre les mains maternelles métaphoriques, et cette fixation dans ce temps matriciel s’avérant comme le bateau qui fait naufrage, rejetant le corps noyé sur la plage parmi les algues. Il a soudain le besoin de sortir. Comme par hasard, il marche dans les sous-sols, il est donc encore à l’intérieur, et il voit une grosse femme assise, en train de manger tout en berçant un enfant qui pleure dans son berceau. C’est très explicite. Et il pense à la cicatrice sur le flanc de Salomé. Comme dans un cauchemar, il court, frappe à une porte, une vieille lui ouvre, c’est un squelette. Il lui demande la prostituée Domna. Dans l’escalier, il y a une procession funèbre, et passe un garçon nu et enveloppé d’un drap ensanglanté, soutenu par des policiers. Derrière, un autre garçon, menottes aux poignets. Comme une scène de naissance, et de meurtre de l’ancien garçon, celui qui était resté fixé en arrière ! Comme une séparation entre un garçon qui aimait encore le garçon d’autrefois qu’il était. Domna la prostituée arrive derrière, évidemment avec la chemise béante sur sa poitrine, immobile comme une statue… de bois, et une bouteille à la main. On se souvient qu’au départ, il y avait les bouteilles d’eau de fleuves qui ne se rencontraient jamais, et le but du voyage était de faire se rencontrer ces eaux représentant des jeunes gens différents en une seule eau. Voilà la bouteille, et son eau amniotique ! La prostitue hurle et lâche la bouteille, qui se brise ! Une odeur d’eau de Cologne bon marché se fait sentir, et Stratis s’enfuit ! Ce n’était donc que ça ! Le passé grandiose finissant dans un parfum bon marché !

Une dernière fois, Stratis va sur l’Acropole. Il s’arrête devant les Caryatides, regarde leurs jambes. Il revoit là sa maison, et le corps laiteux de Salomé, il lance un œillet, fleur la symbolisant, qui tombe sur les statues, et s’en va sans se retourner. Il voit la prostituée Domna devenu une statue, qui s’étonne qu’il soit revenu. Il dit : « Je suis revenu pour le tomber de rideau » ! A ce moment-là, arrive Lala, avec deux œillets rouges. Ensemble, ils vont vers les Caryatides jeter chacun un œillet, comme sur la tombe de Salomé Bilia.

Lala a couché Stratis dans sa chambre, comme dans un berceau, et il se sent « Comme si j’avais été attaché par des cordes dont elle m’aurait, à l’instant, libéré ». Il sombre comme s’enfonçant dans le corps de Lala, mais aussi de Bilio, « toujours plus profond, puis plus rien ». Lorsqu’il se réveille, il remarque au mur le triptyque représentant la Nativité, le Crucifixion, la Résurrection. Il sort dans le jardin, et trouve Lala sous le noyer, qui lui dit que cette nuit, elle est allée se prostituer pour 40 sous, et que maintenant il peut l’appeler Domna. Or, Domna, Stratis l’a rencontrée peu avant comme la femme qui laisse se briser la bouteille qui, en guise d’eau amniotique, ne contenant que de l’eau de Cologne bon marché ! L’arbre qui fait remonter la généalogie, ce noyer avec lequel Lala se confond, c’est aussi cette bouteille brisée, cette grandeur qui n’est plus qu’eau bon marché ! Ce voyage intérieur aboutit à une vanification de la grandeur passée, imaginaire ! Ils escaladent une colline, les pieds de Lala avancent « à une allure aussi implacable que la course du soleil et des étoiles ». Dans le creux d’une fosse, « les miettes de marbre jetaient des feux qui faisaient mal aux yeux » ! Lala descend dans la fosse, près de la dalle de marbre, tout en demandant à Stratis s’il a songé à prendre l’autre chemin, celui d’en haut, celui du paradis de Dante, celui de la transhumance parmi les humains. Elle ajoute que « les âmes, parfois, abolissent la mort pour redevenir peau et lèvres ». Comme pour dire qu’elle avait joué un rôle très ancien, au cours de ce voyage intérieur et en remontant le temps. Stratis se demande si lui aussi fait partie de ce qu’il voit, et éprouve une vive douleur, qui se répand dans son corps. « J’ai cru qu’on me déchirait ». Il revit la coupure du cordon ombilical. L’exil. « Puis j’ai senti un éclair couper le temps comme un grand serpent, d’un coup » : Serpent comme un cordon ombilical ! Impossible maintenant de rester bloqué par la nostalgie dans ce temps ancien ! Impossible d’y revenir. Et pourquoi ? Parce que Lala aussi s’est séparée ! « J’ai vu un petit tas de cendres de lin à l’endroit où se trouvaient ses chevilles. J’ai ‘vu’ un être ressusciter d’entre les marbres. » Cette fin du texte prouve le génie incroyable de Georges Séféris ! En effet, par ce texte en prose magnifique, il réussit à comprendre que ce cordon ombilical ne peut vraiment être coupé que si les femmes le coupent entre elles et la première femme, la mère éternellement jeune dans sa fixation idéalisée comme un passé glorieux indépassable qui ruine le temps présent par sa dominance ! Enfin séparée, Lala peut ressusciter d’entre les marbres ! Et aussi le poète Georges Séféris. Même si, de son vivant, il a retardé jusqu’au bout la mise en pleine lumière de cette vérité sulfureuse sur l’originaire homosexualité féminine ! Quel incomparable audacieux et poétique texte !

Alice Granger Guitard



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