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Frères migrants, Patrick Chamoiseau

Editions du Seuil, 2017

samedi 24 juin 2017 par Alice Granger

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Ces migrants, infiniment plus que mis en chemin par les guerres, les famines, les dictatures, causes évidentes et intolérables qui jettent une lumière implacable sur les inhumaines conditions de leur accueil, Patrick Chamoiseau les voient comme le surgissement de l’humain, et c’est en cela qu’ils sont tous nos frères ! Ce surgissement de l’humain, la mondialisation de l’avait pas prévu, écrit-il, car elle n’avait prévu que des consommateurs, « une simple donnée à remplir de désirs, à couvrir de services. » Avec beaucoup d’intelligence, et une incroyable hauteur de vue dépassant les haines suscitées par toutes les humiliations, colonisations, exploitations dont l’Occident s’est rendu coupable, Patrick Chamoiseau voit déjà ceux qui migrent parce qu’ils se sont sevrés de la consommation, celle qui en circonvenant toute la vie des individus, est en vérité la version soft de ces tueries par les guerres, les famines, qui forcent à partir sans jamais être sûr d’arriver quelque part. Nous lisons entre les lignes de ce texte si fort, qui nous donne envers et contre tout des raisons d’espérer en l’humanité puisque la mondialisation peut devenir, à partir d’une sorte de sursaut intérieur, une mondialité, que ce risque de mort poussant cette immense vague de migrants hors de leurs pays tous les consommateurs que nous sommes partout sur la planète nous le courons aussi ! Sauf que nous n’en avons pas conscience, sauf que nous ne sommes pas vraiment vivants ! Dans la mondialité, nous sommes ou serons tous migrants ! Dans un monde ouvert nous serons curieux « d’un invisible plus large que notre lieu, d’une partie plus large que nous-même », nous aurons « le goût d’apprendre à vivre cet inconnu et cet imprévisible, à les accueillir sans en être renversé », nous aurons l’intuition du monde vaste que nous habitons, ouvert « et qui nous ouvre » !

Ce livre, partant des conditions atroces de départ et d’accueil des migrants, nous donne de l’espoir en l’humain, et c’est rare et précieux ! Pourtant, il reconnaît que la barbarie est naturelle en la personne humaine, « on y passe mais sans jamais la dépasser », il est vain de croire que nous avons dépassé cela, que le Caddie bien rempli et le pouvoir d’achat l’a éradiquée. L’espoir réside dans le sevrage et le désir d’ouverture, d’inconnu, par rapport à cette « quiétude épicière où le désir se sublime dans ce que l’on consomme… s’épuise ainsi mais sans jamais se consumer, telle une persistance hostile au devenir. » Etrangement, on entend le temps de la consommation heureuse comme le temps d’une gestation dont on a soudain envie de se déraciner… Alors, le migrant, nous pouvons commencer à le voir autrement, comme nous-même en train de tomber dans le trou de la naissance, comme en transit vers la planète d’accueil pour la vie !

Nous avons l’impression, en lisant ce que Patrick Chamoiseau écrit des migrants, qu’un effroyable traumatisme les a jetés hors de leur matrice, mais qu’ils n’arrivent jamais à naître vraiment sur une terre d’accueil. On dirait qu’ils sont les premiers à vivre ce déracinement originaire, dans la violence et le dérangement le plus inéluctable, mais que personne ne les voit naître, ne les voit littéralement tomber dans le gouffre qui mène sur la terre où vivre, notre planète, parce que, malheureusement, nous, nous ne sommes pas encore nés, nous sommes dans le ventre de nos conforts, de nos habitudes, de nos pays riches, de nos appartenances. Leurs corps jaillissent de nulle part, surgissent mais restent entre rives et rivages, souvent dans « des tombes amoncelées entre îles et continents ». Ils ne connaissent pas d’arrivée, ils sont déchus de toute appartenance, ils « restent échoués en marge de toutes les marges », mais leur peur ne renonce jamais ! La peur qui les a fait partir, qui les a délogés, déracinés, est beaucoup plus efficace que celle suscitées par les difficultés immenses, les murs, les camps honteux, les humiliations ! « Quelquefois, des gardes-misères mitraillent à vif », mais leurs yeux restent des lucioles !

Des forces invisibles sont à l’origine de ce drame du non accueil sur la terre où les humains vivent après le déracinement et le traumatisme de la naissance, cette planète où ils devraient pourtant pouvoir aller partout, migration de la vie, mondialité. L’heure est au planétaire assombrissement, écrit Patrick Chamoiseau, par l’exclusion, le rejet, la haine, tout cela amplifié par les réseaux sociaux et les médias, jusqu’à la perte de l’éthique et donc la chute de la beauté. En vérité, cette irruption de l’humain, qui migre à travers la planète, est mise en spectacle comme une sorte d’anomalie dérangeante, la norme pour la vie restant le fait d’être installé.

L’instant est crépusculaire, et nous ne le savons pas car nous résistons dans nos vies au dérangement qui nous jetterait hors du ventre, et ces personnes qui meurent « en bordure des nations, des villes et des Etats de droit » semblent incarner des épouvantails pour que nous nous accrochions à nos vies immobiles de consommateurs ayant peur de l’ouverture et de l’imprévisible ! Les frontières d’Europe ont creusé le gouffre dantesque dans lequel, sans pouvoir naître vraiment comme par le trou de la naissance, les vies sont noyées, broyées, avortées ! Cela semble un avortement par aspiration vers les richesses occidentales, cela saigne beaucoup, pourtant le terme était proche. La « réussite incontestable » de la vie matérielle occidentale faisait penser que la barbarie était d’un autre temps, que l’Occident avait accompli un acte de civilisation planétaire, une démocratisation, avec la possibilité d’aller et venir librement, et puis ce n’est pas vrai ! En vérité, on ne peut aller et venir que si on habite la bulle, la matrice capitaliste et financière, que si on emporte avec soi ce rien-ne-manque, tout le contraire de ces migrants qui sont sans rien, qui sont déracinés, qui sont vraiment tombés hors du ventre. « … la paix capitaliste et financière n’est pas la Paix. Elle est fourrière d’une barbarie qui domestiques les barbaries anciennes sous l’arche des ‘mœurs douces’ où fricotent les banquiers, les affairistes et les marchands… » La barbarie a perdu de son invisibilité ! Malheureusement, ce sont les morts et le sang de la Méditerranée qui la montre, comme une naissance qui se passe de manière tragique, tandis qu’en Occident les installés tremblent de perdre leurs conforts et jusque dans leurs richesses urbaines ils refusent de voir ceux qui décrochent, se marginalisent. Ceux d’ici sont déjà entraînés à l’indifférence ! En vérité, ils ont peur pour eux, ils sont terrifiés à l’idée de l’ouvert, de l’imprévisible, de la migration à travers l’espace, les humains, les langues, les cultures, ils s’accrochent au familier, au connu… Le ventre occidental aussi a besoin de l’humanitaire… ! rendant terriblement visible la faillite du progressisme ! Ici misères et précarités éparses sont le symptôme du paradigme du profit maximal, entraînant la pénurie partout sauf du côté des dividendes des actionnaires ! On dirait que de plus en plus apparaît l’absurdité d’une richesse follement lancée dans la recherche de l’inépuisable et réservée à une poignée d’humains matérialisant des sortes de fœtus éternisés s’assurant de manière délirante de ne jamais manquer de rien et jusque dans la pléthore des profits tremblant encore de la peur de manquer ! On dirait que dans cet emballement des profits, ceux qui ne manquent de rien sont ceux qui ont le plus peur de manquer, puisqu’ils accumulent de manière folle ! Pendant ce temps, de plus en plus d’humains sont même décrochés de cet emploi réduit à la « soumission à un ordre patronal nostalgique des féodalités. » Or, Patrick Chamoiseau souligne à quel point « la richesse est produite par tous… » et qu’elle « surgit toujours des industries de tous ». Bref, chaque vie humaine compte, est précieuse, le surgissement de l’humain et sa continuation est indispensable à l’aventure commune et aussi à la sauvegarde de notre planète ! On s’en rendra de plus en plus compte, de cette responsabilité individuelle, et que chaque maillon compte pour l’œuvre commune, qu’il faut des cerveaux, des bras, des énergies, des désirs ! Tout le contraire de cette humanité jetable et dont on n’a pas besoin, qu’on ne voit même plus, qu’on est étonné de voir surgir ou s’échouer chez nous ! La richesse faite par nous nous est due, dès notre naissance, comme d’un héritage universel que nous travaillerons, perpétuerons à notre tour. Mais nous assistons à la razzia des biens communs, et à « l’assignation consumériste des individus » !

C’est ça, l’envers de la barbarie, sa raison mortifère : la production standard des mêmes désirs, des mêmes devenirs de la consommation, de la consommation seule, comme une sorte d’élevage humain en batterie ! La terre, la planète, est dès lors « globalisée par l’appétit capitaliste », c’est un lieu « pour l’instant soumis au règne d’une barbarie aussi dévastatrice que les anciennes, partout la même, connectée de partout, et partout en passe de triompher, tel l’empire accompli de l’ensemble des empires connus et à venir… » Or, cette planète devrait être une terre commune, un « lieu à comprendre, à sauver, à construire et à vivre. » Tout se passe comme si nous n’y étions pas encore vraiment nés, retenus que nous sommes dans nos matrices anticipant tous nos besoins de consommateurs, nous traitant en fœtus très rentables élevés en batterie ! Nos frères migrants, qui sont eux déracinés, précipités par le gouffre dantesque ouvert vers ailleurs, ne sont pourtant pas accueillis sur la planète qui devrait être leur lieu de vie d’êtres nés ! Nos frères migrants, eux, déracinés par leurs tragédies, n’ont pourtant plus les moyens d’être par cordon ombilical branchés à la matrice d’un temps fœtal consumériste les assignant à résidence dans un lieu immobile même en voyageant puisque l’uniformité s’est étendue partout ! Nos frères migrants ont par la force des choses, par des horreurs dont l’Occident n’est pas innocent, dont la logique s’ancre dans l’histoire de la domination et de la prédation occidentale, dû décrocher de leur enracinement local, de leurs habitudes, de leurs traditions, de leurs cultures, ils ont dû mettre leur espoir dans un dépaysement extrême ! Nous, effrayés de les voir envers et contre tout accoster sur nos rives, franchir nos frontières, se déchirer sur nos barbelés, s’entasser dans nos camps, nous régressons frileusement dans nos conforts, nos habitudes, notre culture supposée supérieure, notre immobilité, les meilleurs d’entre nous se dédouanant par une pratique de l’aumône, toujours dans la peur panique de nous mettre en chemin nous aussi, dans la mondialité que nos frères migrants nous ouvrent ! Nous avons si peur de naître, de tomber par le trou de la naissance !

Patrick Chamoiseau le dit si bien, avec tant de force et tant de talent : « les Etats-nations d’Europe préfère dire à la vie qu’elle ne saurait passer. Eux qui ont tant migré, tant brisé de frontières, tant conquis, dominé, et qui dominent encore, veulent enchouker à résidence misères terreurs et pauvretés humaines. Ils prétendent que le monde d’au-delà de leurs seules frontières n’a rien à voir avec leur monde. » La vie ne saurait passer ! Mais elle passe quand même, elle a l’énergie du désespoir de ceux qui ne peuvent revenir en arrière, ceux qui nous disent que, contrairement à ce que nous croyons, l’humain, le vrai, ne peut faire marche arrière, retourner dans son ventre, son utérus, son pays d’avant naissance ! Nos frères migrants nous disent, à nous qui sommes encore à l’intérieur, bien branchés à ce qui anticipent nos vies avec un profit maximal, qu’eux ont initié le voyage sans retour, celui de la vie née ! D’une certaine manière, notre accueil si rude, si peu généreux, n’est que l’image en miroir de leur matrice désormais à eux inhospitalière ! Nos frères migrants, parqués dans des camps indignes, jetés sur des côtes à moitié morts, déchirés sur les barbelés des frontières, voient en vérité dans notre accueil le miroir de leur pays de départ, cette matrice qui les a déracinés, l’intérieur ensanglanté d’un tissu placentaire qui ne les nourrit plus ni ne les protège ! Comme s’il n’y avait plus d’Ailleurs, comme si, « sous le règne du profit, le là-bas souffrant est dans l’ici-radieux, le loin-souffrant est dans le proche », les migrants voyant que l’abondance « solitaire et lointaine nourrit de fait une pauvreté qui tôt ou tard va l’affecter » aussi ! Voilà ce que les Etats-nations d’Europe se bornent à signifier à nos frères migrants ! En vérité, ces Etats-nations ne font peut-être qu’avouer et visibiliser ce qu’est encore la vie humaine pour eux, une gestation, dont la logique fut à l’œuvre dans ses conquêtes, ses dominations, ses colonisations, et qui désormais commence à s’appauvrir de l’intérieur, peinant à y nourrir ses habitants locaux ! Pas du tout le même genre de migrations ! Si, comme l’écrit Patrick Chamoiseau, le « berceau de leur civilisation est devenu une tombe », si l’Europe est « envisagée comme solitude au monde », si cette Europe s’achève « en elle-même sans besoin de l’Humain », ne serait-ce pas parce que jusqu’à maintenant elle s’est vécue comme une matrice pleine à laquelle fut greffé un idéal américain du bonheur et du bien-être matériel corporel dans un espace en mondialisation, et étant pleine, il fallait trouver des ressources comme inépuisables par la colonisation et la domination, il fallait produire pour le consommateur affamé par excellence, l’humain en son stade fœtal, stade branché, stade anticipé, stade circonvenu, stade où rien ne manque, mais stade immobile aussi, refermé sur lui-même ! Stade tombeau, aussi, s’il s’éternise, s’il devient sans issue, délirant, absurde ! Les frères migrants sont les révélateurs de notre stade fœtal devenant absurde, mortifère, comme une sorte de fantasme maternel opposé à notre sortie, à notre naissance, à notre liberté ! Chamoiseau le dit si bien, au sein même de l’Europe, l’imprévisible peut quand même surgir, et quelques humains, des gens ordinaires la plupart du temps, à « l’instar des migrants, ils inventent au-devant de leur propre humanité d’intraitables chemins. Sans attendre un quelconque horizon, ils recueillent et accueillent des ombres des spectres des silhouettes qui traversent les projecteurs et les obstacles éblouissants… Se faisant eux-mêmes et audience et infime lumière, ils donnent leur lit, leur petit déjeuner, leurs habits, leur temps, leur solitude aussi… petites choses petits gestes petits mots qui recèlent sans doute l’éclat ténu d’un autre monde… » L’homme campé « sur son seuil qui ne reconnaît pas l’homme qui vient… est déjà mort à lui-même. » Mort-né ! Mort dans sa matrice ! Il se menace de la crainte de lui-même, de la naissance, de ce déracinement originaire qui le jette dans l’ouvert de l’inconnu et de la vie, dans la relation, dans la mondialité.

Peut-être nos frères migrants sont-ils les révélateurs de la misère en embuscade dans nos modes de vie repus et consuméristes !

Patrick Chamoiseau ne condamne pas l’économie en elle-même, dont l’étymologie indique que le mot vient du grec οίκονομια, de οίκος la maison et νόμος la loi, la gestion, d’où le sens de gestion de la maison. Donc, l’économie qui rend à la consommation, au bien-être matériel, son sens non perverti, un droit pour chaque humain, mais qui ne doit en aucun cas être surplombé par le paradigme matriciel, comme le fantasme d’un ventre encore fonctionnel et circonvenant devant sans fin exercer sa prédation sur les humains ! Patrick Chamoiseau écrit de manière si intelligente que c’est le profit qui a colonisé l’économie « d’une sorte tellement bien achevée que cette dernière a fini par supplanter l’aube et les horizons, l’alpha et l’oméga, jusqu’à piéger les lignes de fuite que pourrait nous offrir le virtuel. Dans cette nuit sans sortie, c’est maintenant elle qui considère et accorde aux personnes, aux pays, ou à tout ce que l’on veut, une quelconque importance. » La nuit sans sortie, c’est une logique de gestation éternisée, une assignation à résidence du consommateur pour lequel l’économie, la gestion matérielle de sa maison et de ses besoins, est assumée de l’extérieur, de tout autour, d’une nébuleuse dont la logique folle est celle d’une sorte de mère porteuse qui ne voudrait pas laisser sortir d’elle ses enfants, qui se conçoit comme devant assurer une réserve illimitée de richesses à l’élite qui fait fonctionner ça pour en réserver une petite partie à injecter dans le cordon ombilical pour assurer les besoins des consommateurs fœtaux ! La logique est folle : la mère porteuse doit elle-même être à l’abri de tout, être assurée de ne manquer de rien, pour que la gestation éternisée qu’elle garde en son sein soit aussi garantie ! La mère porteuse : une sorte de nébuleuse qui accumule les richesses, quelques milliardaires qui s’en… occupent, des actionnaires recevant les dividendes qui sont complices… Or, dans cette logique folle, les humains qui croient que leur petite vie confortable et immobile est un dû, que tout ça doit être organisé d’en haut, que rien ne doit venir déraciner du local, sont aussi complices. Ne s’agit-il pas de s’ouvrir au monde, aux autres, au changement, donc à la Relation et au politique, pour ensuite, sur une planète comme bien commun, construire l’économie, chacun de nos vies qui est d’abord un bien-être matériel avec tout ce que la technologie et le numérique peut aussi nous apporter ? Alors qu’avec ce profit maximum qui a colonisé l’économie, aucune idée nouvelle n’a jamais germé ! Et l’hypertrophie quantitative ne peut jamais être au service de la qualité de vie ! Mondialisation plutôt que la mondialité, terme avancé par Edouart Glissant, nous rappelle Patrick Chamoiseau ! La mondialité ne s’attarde pas à succomber « aux nostalgies colonialistes, au racisme maladif, aux inquiétudes du xénophobe, aux extrémismes de l’éperdu », mais « en ramènent une tranquille bienveillance ! N’est-ce pas dans une conception fermée, matricielle, du lieu de l’existence qu’est endémique la peur que les ressources ne suffisent pas à tous, et que sévit la loi du plus fort pour avoir la meilleure part sinon presque tout ? Dans la mondialité ouverte, chaque individu travaille à produire de la richesse, est compté comme indispensable à la vie humaine sur une planète dont les équilibres doivent sauvegardés en chaque lieu, donc le local reprend toute son importance, donc personne n’est relégué au rang de chose, n’a aucune importance collective, n’est un déchet qui ne sert à rien ! Chamoiseau écrit si justement : « La mondialité, c’est surtout ce que la mondialisation économique n’a pas envisagé, qui surgit et se produit sur la gamme d’un brasillement dans un vrac ténébreux. C’est l’inattendu humain – poétiquement humain – qui leur résiste, et qui refuse de déserter le monde ! C’est ce qui leur démontre que le monde n’est pas à eux, ni écuelle à profit ni porte-container ! » Comme c’est beau : poétiquement humain ! Les yeux naissant pour chacun séparément et ensemble s’ouvrent sur la beauté de la terre où vivre, sur les couleurs, les sons, les sensations, les voix, sur cela qui fait la poésie, et qui nous apprend notre corps par ses sens, et nous sommes intégrés à l’humanité avec notre corps, en grec on dit ενσωματώνομαι et nous entendons le corps, le σώμα ! Mondialité ouverte et poétique qui « nous inspire le goût d’apprendre à vivre cet inconnu et cet imprévisible, à les accueillir sans en être renversé… Elle distille l’intuition d’un monde que nous habitons, qui nous habite, que nous touchons et qui nous touche, qui est déjà construit mais que nous pouvons continuer à construire, qui nous façonne mais dans lequel nous pouvons poursuivre un devenir. » Patrick Chamoiseau nous invite dans cet ouvert, nous fait regretter que nous ne soyons pas éduqués à cette migration spéciale au lieu de maladivement nous accrocher au local, au fermé, à nos poches, il nous invite dans « la sensation d’un monde ouvert et qui nous ouvre ». La mondialisation économique, celle qui a colonisé l’économie au lieu de la laisser entre les mains de chacun des humains, décidément, n’a pas prévu la fin de la gestation devenue monstrueuse, elle n’a pas compté sur cette mondialité qui commence à la déborder et « incline notre idée de l’humain vers l’horizontale plénitude de ce qui vit sur terre. C’est elle qui tend à faire de cette humilité une fondation de partage, et de régulation par le partage qui n’est pas le ‘Marché’ ». Une constellation d’intuitions est en train de se détacher hors de ces horizons économiques scellés !

Une « indéfinissable mise en relation avec le tout-vivant du monde nous émeut, nous affecte… nous transforme lentement, sans but ni intensité… Nous remplit en finale d’une éthique sans grande démonstration, juste soucieuse de beauté… » Rien d’une idéologie ! Simplement, les yeux naissants, le corps naissants, sont saisis par la beauté du dehors qui se découvre dans l’ouvert, où une humanité est déjà en train de vivre, où le naissant pourra s’ajouter, partager, construire aussi. La mondialité, poursuit Chamoiseau, « nous laisse entrevoir d’autres devenirs… » Nous devons nous éduquer à avoir plusieurs vies, à avoir la curiosité d’autres horizons, d’autres humains, à ne pas avoir peur de nous déraciner. L’auteur écrit si justement : « Une planète se meurt d’eux, une terre s’offre à nous, qu’ils ne sauraient envisager mais que nous pouvons instruire d’une poétique… Ils ne verront pas ce monde. Ils ne nous verront pas dans ce monde. »

Pourquoi les migrants sont-ils en vérité refoulés, se demande Patrick Chamoiseau ? Parce qu’ils reprennent le monde qui a été accaparé par la colonisation de l’économie ! Chaque pas des migrants « est une force, venue de loin, venue d’un autre monde déjà au cœur de celui-ci. » Une force que, dans le sillage de cet auteur si poète et si intelligent en même temps que si humble et paisible dans sa résistance à la barbarie, il nous invite à entendre et à reconnaître en soi ! Chacun de nous, faisons-nous citoyens de cette mondialité, demandeurs « d’une autre cartographie de nos humanités ». Les migrants viennent sans drapeau, juste avec « leur humanité réduite à l’ardente expression de sa force d’agir, sa puissance d’exister. » Ce qui est beau, c’est cette liberté intérieure qui les habite, qui ne se laisse pas soumettre. Ce sont des passants. Des migrants. En eux, pas de désir de s’enraciner, de retrouver un ventre, une idéologie qui les anticiperait et se refermerait sur eux. Ils transhumanent, dirait Dante ! « Leur parole leur cri sont de respect des Droits naturels, inaliénables indivisibles, de nos humanités… trimbalés comme autant de valises… n’opposant que du désir aux damnations des gardes-frontières… » Les migrants évoquent les « africaines polyrythmies de la mondialité ». C’est resté à l’insu des colonisations, de la colonisation américaine qu’est la mondialisation. Migrons nous-aussi dans « les essaims d’images improvisées «  ! Reconnaissons le frère dans l’inconnu qui vient. La mondialité, en nous esquissant l’éthique d’un autre monde, nous incline à laisser agir un autre imaginaire, en quelque sorte à lâcher prise par rapport à un imaginaire façonné par papa maman mère patrie ! La menace ne vient pas des migrants, mais est en nous-mêmes, lorsque nous sommes inaptes à ce qui reste vivant ! « Rien ne s’est fondé dans l’immobile et le fixe », l’histoire des Nations aussi s’est faite d’emprunts, de rencontres, de contacts. Vivre, c’est donc tout le contraire de « contempler ce qui vient du haut du trône sécuritaire… Organiser en pleine humanité nos irruptions dans l’irruption du monde, c’est notre humilité. Tout déverrouiller en soi pour mieux ouvrir en nous le sanctuaire de l’humain… » Quel amour de l’humain !

La mondialité, nous rappelle Chamoiseau, est faite d’écosystème, d’un équilibre du divers, d’une coexistence dans laquelle aucune donnée du monde n’est hostile, où cela s’organise selon les sensibilités aux différences, où les différenciations deviennent radieuses, où l’accueil semble anticiper le fait que l’inconnu qui s’intègre apporte quelque chose qui s’avère un plus dans l’équilibre précédent. Le migrant, lui, le plus souvent, a choisi le lieu d’une arrivée, comme sentant un appel secret, une vision ayant surgie de la mondialité. Alors, cette vision invente des passages, ouvre des voies.

Une énergie relationnelle, écrit Patrick Chamoiseau, bouleverse ce qui est mort et active l’avenir ! Toutes les sortes d’entre soi, familiaux, élitistes, idéologiques, n’ont alors plus le pouvoir de retenir, de circonscrire et anticiper les vies ! S’ouvre un humanisme infiniment plus large, plus profond, plus humble, « mieux conforme au vivant » ! L’auteur poursuit : « L’altérité ultime devient le tout-possible. » Le difficile, dit-il, est justement de rester humble, soucieux de l’Autre, donc de se construire une solitude qui nous approfondit et nous étend vers tout ! Autre façon de dire la coupure du cordon ombilical, le déracinement, qui est toujours travail de rejet de tout fantasme de retrouver du doudou placentaire ! « Une poétique de la Relation n’incarne l’humanisme qu’à l’aune de son humilité dans la plénitude assumée du vivant… Il n’y a de vie plénière que dans l’ouvert… Les fameuses ‘valeurs’ sont toujours consubstantielles à une vraie mise en Relation. »

Le vivant est sans fixité ni vérité, ni angélisme, la planète s’est faite ainsi, « d’une effusion relationnelle où l’hominisation a déployé son épopée jusqu’à donner l’improbable Sapiens… » La conscience de soi est création, échappant aux fixités, elle va sans cesse. « Il n’est fixité qui ne meure. Il n’est frontières qu’on n’outrepasse. »

Cheminement de notre humanité qui s’est déroulé au travers des Tribus, des Nations, des Empires complexes, qui dit « qu’il n’est tumulte d’écarts qui ne s’apaise et ne goûte le concert d’une différence nouvelle… Ce fut là l’énergie dérobée des migrances… Des migrations refondatrices… Le Divers s’organise toujours, il se maintient ainsi, de surgissements en émergences… C’est toujours dans un concert de différences que l’on fonde du nouveau valable pour tous et que l’on demeure dans le mystère en devenir à la vie. » C’est si beau, si fort, qu’on ne se lasse pas de lire !

La barbarie néo-libérale a verrouillé le monde. Les vieilles frontières, nées de l’arbitraire ou des absurdités coloniales, ont, dit-il, toujours été animées d’une poésie étrange et toujours tiraillées par leur propre dépassement. La mondialité fera que les civilisations ne seront jamais fermées au monde ! L’on change dans l’échange !

Dans la mondialité, on ne cherche pas la ressemblance ! On échappe au formatage des consommateurs ! Quand on ne cherche pas à ressembler, on est déjà poète de la Relation, écrit si bien Patrick Chamoiseau ! L’accueil est alors un réflexe, une sorte de compétence de la sensibilité humaine qui surgit « sous l’impact de l’inconnu, de l’imprévisible, une distorsion soudaine qui renverse l’esprit, dépasse la peur, et mobilise des sources et des ressources bienveillantes… » On s’enveloppe d’un espace partagé. L’accueil se fait hospitalité. Bien sûr, toujours en acceptant l’opacité de l’Autre, « l’imprévisibilité de ses choix, de sa nature réelle » ! Jamais de tentation de dominer cet Autre, ni le monde ! Ainsi, en Relation, « personne ne saurait ni ne pourrait décevoir personne ». Les migrants viennent, restent, partent, les accueillir c’est honorer en eux le devenir ! « L’accomplissement individuel, quand il existe en Relation, pousse à l’Autre, pousse vers l’Autre ». Le capitalisme a appauvri nos imaginaires, perverti les individuations, favorisé les replis qui sont absence au monde ! Surtout, la Relation ne crée pas de communauté fondée sur la même narration, mais fait exploser les fixités « dans une conscience partagée ». Ce n’est plus « dans la contraction du ‘moi-je’ que la personne découvre son unité, mais dans l’alliance fluctuante de ses multiplicités internes… » Chamoiseau le martèle encore et encore : « les migrances sont une des forces de la Relation » ! Et dans la Relation, nul, en vérité, n’est étranger ! Et dans la mondialité, l’exil n’existe plus. L’exil est donc seulement originaire, c’est le déracinement qu’est naître ! « Les cultures, les religions, les langues, celles dont on est originaire mais aussi toutes les autres, ne sont plus que des corsets invisibles que l’on charroie à vie » ! Chacun conserve ce qu’il veut, ce qu’il peut, mais la dynamique relationnelle nous emporte, nous transforme en permanence, de sorte que l’altérité ancienne, si agressive, si humiliante, n’existe plus, n’a plus d’espace ! Voilà l’humilité, où l’on entend humus, terre, planète ! Dans notre imaginaire exercé à l’ouvert, les expériences se croisent, se reconnaissent, s’attirent ou se repoussent. « Aucun migrant ne transporte un pays, une culture, un absolu de langue, une religion complète. Uniquement les combinaisons utiles à sa survie… Dès lors, en Relation, on est toujours neuf pour l’Autre, et l’Autre est toujours neuf pour nous. L’expérience évolutive qu’est désormais l’Autre ne saurait être élucidée une fois pour toutes, identifiée ni d’emblée ni d’avance… Ta différence, ton expérience, n’est pas quelque chose qui me menace. C’est le mouvement d’un autre devenir dans lequel il m’est possible de puiser… »

Nul, en Relation, ne peut donc être assigné à une Nation, une Patrie, un territoire, une frontière, une identité fixe, une Histoire nationale, à des ancêtres, à des héros. C’est-à-dire à tout ce qui circonvient dans un lieu familier, une sorte de matrice ! Chaque vieille Nation se retrouve à travers un nouveau défi, celui de créer un rayonnement capable de mobiliser la force de Relation ! Alors, la richesse nationale est protégée par tous, et non seulement par ses ressortissants ! Les humains sont devenus des citoyens du monde !

Dès lors qu’un écosystème relationnel, une sorte de permaculture des relations humaines, s’est construit, il « suscite de la multi-attractivité » et « les mobilités du monde ne se feront plus… de la pauvreté vers la richesse, du dominé vers le dominant, de la guerre vers la quiétude, de la pénurie vers l’abondance. Elles actionneront une cartographie des désirs erratiques, des stimulations imprévisibles de l’inconnu, de l’étrangeté, du possible ou de l’impossible… » Cela donne tellement d’espoir ! La France saura-t-elle être à la hauteur de ce nouveau défi ? « L’équité, la sobriété, la stigmatisation des richesses indécentes se feront autant par les flux de la mondialité… que par les règles du Droit qui surgiront tôt ou tard de cet autre imaginaire du monde. » Cet autre imaginaire a échappé à une sorte d’imaginaire encore indexé au pouvoir maternel, au giron originaire, à ce dedans cru protecteur mais en vérité mortifère, où l’absolue perversité du profit maximal tire sa logique comme d’un placenta aux richesses inépuisables et que pour soi !

A juste titre, Patrick Chamoiseau nous exhorte à nous enthousiasmer d’une autre vision du monde et de son avenir ! C’est urgent, il en va de l’avenir même de l’humanité ! Nous en sommes encore hélas à ce moment-crépuscule de nos imaginaires, aveugles à tant de perspectives ! Sommes-nous capables de deviner « le paysage d’un autre monde » ? Il faut laisser faire la force d’une donnée esthétique, épier les fulgurances imprévues de la beauté et de la Relation ! N’abdiquons pas l’espoir que les frontières s’inclinent sous la force d’un réel qui n’est pas barbare mais humain, même si l’arrivée n’est pas toujours au rendez-vous car les désirs se heurtent à un autre réel, plus ancien, plus terrible et aux coutumes d’un monde lui aussi ancien. Oui, les « Lieux » seront « des configurations attractives où chacun sera libre de mener son existence au monde, en droit du sol, en droit du sang, en droit de Relation. »

Les camps « ne sont que le spectaculaire d’un inhumain déjà ancien », car ces migrants qui devraient être loin mais sont là rejoignent ceux qui se trouvent là sans l’être vraiment ! Les « corsets nationaux, les frontières aiguisées et hostiles, nous empêchent de vivre et de considérer : une seule et même planète qui n’assigne à rien d’autre qu’aux solidarités. »

En conclusion, déclarant avec les Poètes que toute Nation est Nation-Relation, Patrick Chamoiseau insiste pour nous dire que les migrances font partie de cette mondialité à mettre d’urgence en œuvre, c’est la seule aventure humaine digne de ce nom ! Ensemble de poussées individuelles qui construisent des personnes dans l’émulsion du monde ! Pour base, une politique du soin porté à l’individu, bien sûr ! L’économie vue autrement ! Le réfugié est aussi en chacun de nous ! Et le camp migratoire est ce lieu où chacun de nous s’étiole !

Comme déjà Aimé Césaire, Patrick Chamoiseau nous dit de ne pas désespérer ! Ce livre est si beau, si fort, si humble, si ouvert sur les perspectives de la mondialité ! Nous nous y voyons déjà citoyens du monde !

Alice Granger Guitard



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