Editions Albin Michel, 2014
vendredi 5 septembre 2014 par Alice Granger©e-litterature.net
En lisant ce nouveau roman d’Amélie Nothomb, je me suis dit amusée, un autre titre pourrait aussi convenir : se faire champagne ! Le champagne a une valeur cardinale dans la vie d’Amélie Nothomb, et apparaît très souvent dans son œuvre. Elle rappelle dans ce roman qu’elle est née dans une ambassade, c’est-à-dire dans le champagne. La France, qu’elle dit connaître très peu, est le pays du champagne. Ce roman se passe en France. Les rencontres avec les habitants de ce pays, les Français, pour des séances de dédicaces auxquelles elle se prête avec une grande application en prenant son temps, lui permettent-elles de sortir d’elle-même, de littéralement se dépayser, ce qu’une belle histoire d’amitié pourrait formidablement accomplir ?
Se faire champagne, c’est quelque chose de solitaire… Dans les ambassades de son enfance, au Japon mais aussi sans doute ailleurs, Amélie Nothomb fait très tôt l’expérience solitaire de cette ivresse. Ensuite, elle peut à l’infini la répéter, ce que lui rapportent ses livres lui donnant les moyens d’acheter les meilleurs champagnes. Le rituel, quasiment sacré, le ventre vide, sans rien manger, peut se renouveler à l’infini. Mais seule, c’est peut-être glaçant. Amélie Nothomb désire être accompagnée, mais il s’agit de trouver la bonne compagne de beuverie. Qui sait apprécier.
A chaque fois, en allant jusqu’au bout de l’ivresse délicieuse flûtes après flûtes, et bouteilles après bouteilles, le transport offert par ce médium liquide et doré précipite dans la chute finale, le coup définitif, la jouissance après quoi le corps mort de ce plaisir flotte. Jusqu’à la prochaine beuverie solitaire ou bien en compagnie d’une alter ego dépaysante, habitante indigène d’une France qui n’est pas le pays natal d’Amélie Nothomb et qui aime autant qu’elle se faire champagne.
Amélie Nothomb commence son livre par une histoire vraie, et puis cela devient un roman. Elle veut, dès ses premières années de romancière à succès, surtout auprès de lecteurs adolescents, se trouver une compagne ou un compagnon de beuverie, comme si cette activité solitaire avait terriblement besoin de pouvoir se dédoubler, de se dépayser, pour mieux se rythmer en ivresse toujours renaissante et infinitisée. C’est donc parmi les lecteurs qui viennent lui demander un autographe qu’elle espère découvrir le ou la rarissime partenaire de beuverie. Un beau jour, c’est la bonne surprise : une jeune femme qui a l’air d’un garçon adolescent de 15 ans. Ce côté androgyne est un détail très intéressant ! Voilà Pétronille ! Elle aussi n’a pas besoin de cacahuètes pour boire son champagne ! L’estomac vide, c’est tellement mieux ! Pétronille imprévisible, désacralisante, décalée, mais là. Pas du tout facile. C’est comme si sa façon de s’échapper, d’être là dans une amitié si forte, puis de disparaître, et surtout de ne pas marcher dans le jeu de fascination que peut susciter une romancière célèbre, pouvait très heureusement retarder le plaisir, donc en augmenter le désir.
Il nous vient à l’esprit qu’Amélie Nothomb, avec ce succès exceptionnel qu’elle connaît avec ses romans, quasiment assurée que chaque nouveau roman fera sauter le bouchon de la bouteille de champagne d’une excellente cuvée, a réussi à rester dans une ambassade d’un nouveau genre. Une ambassade littéraire, où encore et toujours, lentement mais sûrement, elle retrouve le champagne dont elle ne se sèvre pas. Les lecteurs et lectrices ne cessent pas, à chaque rendez-vous, de venir là où se tient Amélie Nothomb avide de ces regards, lectures, surprises, qui en déstabilisant délicieusement son image dans sa cage dorée par d’innombrables petites bulles dépaysantes et piquantes voire mordantes, lui donnent le plaisir d’un dépaysement, d’une sortie illusoire d’elle-même, pour mieux, finalement, la reconduire à la chute abyssale en elle-même dans le coup final, aspirée vers le trou noir aspirant tout en amont de l’histoire.
Pétronille est la lectrice parfaite pour devenir une compagne de beuverie en ce sens qu’elle dépayse la romancière d’abord par son aspect physique. Les deux femmes ne peuvent pas être plus différentes. La femme en noire et chapeau, ailes noires de corbeau de la mort surplombante qui rôde très près, tranche avec cette jeune femme à l’allure de jeune adolescent de 15 ans. Mais elle la dépayse aussi parce qu’elle est moqueuse, mordante, elle n’est pas du tout une fan fascinée par la célèbre romancière. En même temps elle est là, parmi les lecteurs qui viennent rencontrer Amélie Nothomb, elle est étrangement amusée par cette écriture insolite, elle est attirée. Comme un si grand nombre de lecteurs, elle est là, à enfermer la romancière dans son image, son ambassade, à être de ceux qui font des bulles comme des échos insolites aux œuvres produites chaque fin d’été.
D’autre part, Pétronille, spécialiste de Shakespeare, n’est pas n’importe quelle lectrice. Elle est aussi écrivain ! Elle incarne une véritable alter ego ! Cultivée. Surprenante. Joueuse. Disparaissant. Réapparaissant. Se laissant saisir pour les beuveries. Mais aussi, ne se laissant pas saisir, s’échappant. Titillant. Provoquant. Se moquant. Le goût intime pour la beuverie au champagne s’extériorise par la compagne si différente, celle-ci incarne presque l’être-main qui apporte le plaisir grisant et transportant dans l’eau immémoriale d’avant, non sans l’interrompre sans crier gare, non sans le ralentir puis revenir soudainement, non sans exercer une sorte de bon plaisir agaçant le désir, jusqu’au coup final de la jouissance, roulette russe qui sait réserver la dernière balle.
Je ne vais pas dévoiler le roman, j’ai juste livré une impression de lecture. En tout cas, mieux que jamais, Amélie Nothomb a su faire scintiller les bulles d’un champagne de très bonne cuvée. Un roman très intime. L’histoire d’une amitié très spéciale.
Alice Granger Guitard
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