Editions Transfinito, Lulu.com, 2008
mardi 3 avril 2012 par Alice Granger©e-litterature.net
Ce roman est écrit en italien. Pour ceux qui lisent cette belle langue, je conseille d’aller directement se confronter avec une complexité et une richesse d’écriture qui n’a pu se « cuisiner » que par un séjour de quelques années dans cette Officine d’un genre si nouveau, dans laquelle le cerveau est effectivement entraîné à penser, à nommer, à débattre, à théoriser, dans une faim sans fin. Moi, dans ma lecture, j’ai étrangement préféré faire comme si un big bang avait tout dispersé, et donner un écho de ma lecture avec d’autres mots, et même prolonger la fiction…
Ecrire, c’est dominer, écrit à la première page de son roman Giancarlo Calciolari. D’emblée, cette phrase contraste absolument avec l’impuissance que celui qui dit « je » tout au long du roman annonce tout de suite : Hilda frappe à sa porte, il est le compagnon eunuque avec lequel elle peut dormir sans rien risquer de sexuel. Cette Hilda est elle-même incapable de jouir, même en se masturbant. Dominer en écrivant évoque une puissance autre, que l’auteur nous semble avoir vraiment découverte lorsqu’il lâche prise, lorsqu’il s’échappe, lorsqu’il bute contre la faillite, lorsqu’il décide de fuir à l’étranger, quittant Lea et avant elle une série de femmes avec lesquelles grâce à son expérience au sein de ce qu’il appelle l’Officine il a pu vivre une sorte de puissance démesurée masquant son impuissance. Cette puissance démesurée qu’il constate avec les femmes, en particulier Lea, tandis que l’impuissance rôde toujours et complique les choses, va de pair avec la capacité qu’il a d’avoir des objections théoriques avec Danna, membre de l’Officine avec lequel il va entrer en analyse, et avec Walter Panfero, le fondateur de cette Officine. A la fin du roman, il met fin à l’analyse, tandis qu’à l’Officine cette analyse ne se finit jamais et qu’il semblerait qu’en puissance tout le monde rêverait de se transférer sur les lieux sublimes de la Renaissance retrouvée. Danna, son psychanalyste, s’endort…
Curieusement, celui qui parle à la première personne va avoir plus de succès avec les femmes à partir du moment où, dans le cadre de l’Officine où il peut entrer en scène tandis qu’il commence une analyse avec ce que cela implique de transfert, ses paroles peuvent avoir de l’effet avec les femmes. Comme s’il pressentait que les mots, qui ne sont pas les choses, pouvaient un beau jour, il ne sait comment, donner accès aux choses, faire remonter jusqu’à elles. Mais toujours avec ce retour de l’impuissance, comme si le narrateur ne réussissait jamais à avoir vraiment les clefs du succès sexuel et intellectuel qui érigerait son personnage. Comme hurle un jour Lea, il n’est qu’un Golem, il s’identifie à Panfero. Sans jamais pouvoir être Panfero, car quelque chose lui échappe, dans cette création de l’Officina dei Golem, même s’il comprend que tout cela, c’est juste pour apporter de l’eau au moulin de Panfero. Comment cela pourrait-il aussi apporter de l’eau à son propre moulin ? Ou, plus exactement, en tant que Golem réussi, a-t-il le même désir que Panfero d’avoir de l’eau à son moulin ? Est-ce que la création de Golems signifierait que ce qu’on veut, c’est tous se ressembler, ce qui se réalise bizarrement au sein de l’Officine, où tout le monde, peu à peu, se met à parler, écrire, faire comme Panfero, ce qui ferait penser à une automatisation en cours de l’espèce humaine à laquelle n’échapperait pas non plus une si géniale entreprise intellectuelle, qui exploite pourtant le transfert… ?
Un Golem, c’est une marionnette, à l’origine un kabbaliste l’a créé avec de la boue et une parole magique. Giancarlo Calciolari écrit que le Golem est un démonstrateur, pour retrouver l’origine il se soumet au mirage de pouvoir tout expérimenter et ne s’identifie jamais dans les innombrables aventures qui scandent son existence expérimentale et inemployée. Retrouver l’origine ! Voilà ! Panfero saurait comment faire. On fait comme lui, même si on ne comprend rien, cette circonvention géniale n’a jamais été osée avant lui. A quoi ça rime, cette circonvention qualifiée d’incapables en fin de roman, lorsque Panfero et l’Officine sont mis en accusation et que c’est un vrai big bang, mais qui permettra de remonter encore plus le temps ? Le roman s’arrête avant, et on a envie, en lisant, de faire avancer la fiction, puisque nous avons de nouveaux éléments, certains événements, certaines images qui nous feraient dire, en restant toujours bien sûr dans le registre de la fiction : tout ça pour ça !
Curieusement, Giancarlo Calciolari semble préciser que l’incapacité est sexuelle, c’est de l’impuissance, et que l’Officine, avec Panfero, fait miroiter que c’est possible, d’y arriver. Arriver à quoi ? Dans ce roman, on a l’impression que c’est comme dans « En attendant Godot », on n’y arrive jamais, on ne peut pas s’approcher très près, et on ne sait pas pourquoi, on a beau investir dans les sociétés de l’Officine, parler, écrire, et ressembler de plus en plus à Panfero l’inimaginable intellectuel, nain qui est monté sur une table, on ne peut pas. Finalement, le narrateur, lui, lâchera prise, acceptant sa faillite. Comme attendant que les années passent et lui donne raison d’avoir mis fin à l’analyse, que les choses se précisent, remontent à l’origine, en deçà du big-bang. On se passionnerait pour cette fiction, l’affaire avait éclaté, et il aurait semblé qu’elle ait permis de revenir à l’origine : papa maman beaucoup d’enfants qui restent définitivement à la maison plus question de partir on a tout là les livres les tableaux les villas les artistes les écrivains les banquiers les industriels et c’est là qu’on vient se marier il n’y a plus rien d’autre c’est simple désormais tout le monde rêve de venir là on a inventé la grande remontée du temps endogamique et ce lieu paradisiaque de la renaissance retrouvée ils sont nombreux ceux qui veulent payer pour y faire un saut, il y a tout là, Panfero a réussi à ce qu’on n’ait plus besoin d’aller voir ailleurs, tout est là, tout vient là, on invite, on achète, on vend. Panfero vivrait vraiment comme un prince de la Renaissance, il y aurait une princesse, et tous les personnages autour d’eux qui habiteraient ce temps retrouvé, de nombreux petits devenus grands qui ne penseraient nullement à quitter les lieux, le mécénat se poursuivrait, le prince et la princesse inviteraient à leur cour tout ce qui compte sur la planète, et vendraient du rêve aussi, vendraient un décor splendide, luxueux, inoubliable sera le mariage. En remontant dans le futur le temps on serait tombé sur ces images réelles de Renaissance, sur ce Palace luxueux, voilà où aurait conduit l’Officina dei Golem…
Celui qui dit « je », dans ce roman, se pose la question de comment ça peut marcher, entre un homme et une femme, sexuellement et intellectuellement (mais n’est-ce pas la même question ?), alors qu’il constate que cela ne marche pas du tout, chacun de leur côté et ensemble. Une question qui le fait bégayer. Il a l’eau à la bouche, et ça ne peut pas sortir, il frise l’énoncé de Lacan selon lequel il n’y a pas de rapport sexuel. Ou bien, à la fin du roman, alors qu’il a décidé de renoncer, de fuir, acceptant sa faillite, de ne pas pouvoir rembourser les emprunts qu’il avait faits pour entrer dans des sociétés de l’Officine (dans ses bourses il n’a rien, il ne peut pas les remplir, il y a ce sens sexuel aussi), il va pour la première fois voir une prostituée : par une fellation il a la preuve qu’il a dans la bourse de quoi remplir la bouche sexe de la putain, et assez d’argent pour la payer. D’une certaine manière, il se rend compte que pour lui, les femmes, ce sont des prostituées, qu’il faut payer. Il faut payer. Cela entre en résonance avec l’argent qu’il fallait donner pour entrer dans les sociétés de l’Officine, et devenir un Golem.
Au stade de l’aventure, qui se présente si brillamment intellectuelle, le narrateur ne peut pas encore comprendre comment Panfero, lui, va réussir. La suite n’est pas encore, par la force des choses, visible. Et, dans ce roman, Giancarlo Calciolari ne fait aucune allusion à la femme payante chère à Panfero. C’est pour cela que, à la lecture de ce roman, on a tellement l’impression qu’on n’a pas vraiment les clefs pour saisir la logique à l’œuvre dans la création, par Walter Panfero, de cette Officina dei Golem. Qu’est-ce qu’il veut réussir, Panfero ? Comment les Golem peuvent-ils vraiment s’identifier à lui au point de réussir comme lui, s’il n’a pas encore précisé cette réussite, si le prince n’a pas encore nommé sa princesse, ouvrant un cadre endogamique que le mécénat intellectuel peuplera, grâce à l’argent, par toute l’élite de la planète, et dans lequel les enfants nombreux resteront, investiront ? Ce roman nous invite à visiter, à la suite du narrateur, l’Officine telle qu’elle est à un moment donné, quelques années d’une aventure à nulle autre pareille, dont on ne se doute pas à quel point elle intrique la sexualité, la pratique psychanalytique et intellectuelle, et la scène originaire à laquelle revenir pour toujours. Le roman se conclut à la veille de l’explosion de l’Affaire, qui accusera Panfero de circonvention d’incapables par personnes interposées. Panfero aurait, selon l’accusation, influencé ceux que l’auteur du roman appelle des Golems pour qu’ils commettent à sa place le délit d’influence forçant à investir de l’argent.
C’est très intéressant de lire ce roman de Giancarlo Calciolari plus de vingt ans après la tranche d’aventure dont il nous parle sur le mode de la fiction dans laquelle il s’agit de fabrication de Golems. Car par Internet nous avons un accès direct à ce qui est devenu la vitrine de cette Officina dei Golem : la célèbre Villa est devenue un Palace cinq étoiles qu’on peut visiter sur l’écran, un hôtel de luxe qui se propose en particulier pour la célébration de mariages ! La lecture du roman nous invite à poursuivre nous-mêmes cette fiction ! Rêve de princes et de princesses, rêve de mariage dans ce cadre somptueux, rêve de petits garçons et de petites filles, rêve d’une vie à la cour des princes, avec tout transféré là, la beauté, l’art, l’intelligence, la science, on aurait tellement de la chance, nous, les petits, d’avoir tout à notre disposition pour être éveillés, éduqués, instruits, tout arrivant à nous, en fin de compte, les lieux attirant les élites comme le nectar les abeilles… Là, les petits sont tellement bien nourris, pour toujours, au domicile originaire… Toujours dans la fiction…
Mariage !
Quelque chose aurait tourné, au cours de cette vingtaine d’années, en plus de l’achat d’une deuxième villa de la Renaissance qui préciserait encore plus une sorte de retour à un temps paradisiaque symbolisé par la Renaissance et cette magnificence autour de princes mécènes. Le Palace serait un hôtel de luxe dont la vitrine sur Internet suggèrerait qu’il conviendrait parfaitement à la célébration de mariages : ce qui aurait tourné, ce serait l’investissement. Avant, c’était chaque membre de l’Officine qui devait investir dans les différentes sociétés, au risque de la faillite. Maintenant, les futurs mariés (et aussi les hommes d’affaires, les intellectuels, etc. pour leurs congrès) seraient invités à investir dans le Palace, comme une sorte de retour sur investissement. Comme une preuve que les « petits », les « mineurs », les « incapables » d’alors auraient pu désormais jouir de ce retour sur leurs investissements. Comme une preuve que Walter Panfero aurait vu très loin. Et que, grâce à lui, les présumés « incapables » circonvenus par l’Officine, ces Golems, pourraient désormais vivre au paradis de la Renaissance, dite Deuxième Renaissance !
Plus de vingt ans après, on lirait l’impuissance et l’acceptation de la faillite par le protagoniste de cette aventure incomparable autrement. La dite circonvention d’incapables prendrait un autre sens. Panfero ne prononçait-il pas si souvent l’expression « c’est un petit » (ou… une petite) à propos de membres de l’Officine ? On pourrait oser une autre lecture, tout à fait fictive, de cette aventure qui se déroule dans ce que Calciolari nomme de manière très intéressante « L’officina dei Golem ». Dans cette autre lecture, le mot « circonvention » serait très approprié. Les incapables ? Ne ressembleraient-ils pas, dans ce décor devenu visible, réel, à des enfants qui auraient eu raison de se fier à Panfero pour ne jamais quitter l’enfance, la famille, le paradis, rien d’autre que ce monde d’avant qu’on aurait retrouvé ? Enfin ils auraient compris pourquoi Panfero insistait tellement pour qu’ils investissent ! L’argent, cela permettrait de revenir à avant, de remonter le temps, de revoir les choses alors magnifiées, et, si luxueuses, ces choses font tellement venir l’eau à la bouche de futurs mariés ayant les moyens que, depuis leur monde ils vont faire un saut au Palace, investisseurs d’un genre nouveau.
Circonvention des petits qui voudraient rester des petits comme ce petit si génial, qui ne voudraient pas d’un autre monde que celui de leur enfance, de leur famille, de papa maman, monde du prince ou de la princesse qu’ils étaient. La circonvention était déjà inhérente au désir de ne pas aller dans un autre monde que celui-là, de rester petit. Un nain génial serait monté sur une table, et il serait devenu le porte-parole de tous les autres nains, son nom serait tous les noms, ce qu’il viserait chacun le viserait aussi, ils voudraient tous la même chose. Et ce qu’il ferait serait prodigieux, une fois que ce serait sûr, il n’y aurait pas d’autre monde que celui-là, celui d’avant. Il s’agirait à la lettre de le construire, de l’acheter, de le rendre visible et touchable, de l’ouvrir, de le faire visiter, de magnifier les images, d’en mettre plein la vue, et de mettre l’eau à la bouche, ce serait si beau, si luxueux, ce serait si intellectuel, si artistique, si à l’avant-garde, bref tout ce qui compterait se passerait là. Et, surtout, pour qu’il fût comparable à celui des princes de la Renaissance, il faudrait aussi faire entrer les personnages. Personnages du roman à ciel ouvert de Walter Panfero, qui réussirait à faire que ce soit aussi le roman de chacun des membres de l’Officine, comme les enfants naissant à la cour luxueuse de parents qui seraient prince et princesse. Panfero serait incompréhensible et illisible tant qu’on ne se serait pas aperçu que sa logique de la nomination, où les mots ne sont pas les choses, visait à l’acquisition de choses bien tangibles, visibles, de la pierre, des villas de la Renaissance, au sein desquelles un Prince vivrait, ainsi qu’une Princesse, et beaucoup de « petits » qui profiteraient du roman parce qu’ils l’auraient investi, ceci sans qu’on ne puisse jamais les soupçonner de s’être remplis les proches, puisque tout serait dans ce décor somptueux, tout serait dans ces manifestations culturelles où on pourrait faire venir l’écrivain, l’intellectuel, l’artiste, le scientifique, l’industriel, le banquier qu’on voudrait. Personne n’aurait mis l’argent dans sa poche, ce serait sûr, et cela ne serait pas logique. Dans cette aventure endogamique d’un genre si nouveau, longtemps on n’aurait pas compris, et on sent cette incompréhension dans ce roman. Pourtant Giancarlo Calciolari souligne si justement que Walter Panfero se lança dans son aventure psychanalytico-intellectuelle si singulière dans le sillage de la mort de Lacan, qui fut son analyste. Et il se demande si ceux qu’il nomme les Golems devront eux aussi attendre la mort de Panfero…
Poursuivons notre lecture fictive… La mort du père… On peut rester dans la maison… On n’a pas besoin de partir… Les lieux, on peut en jouir, les choses, tout ça c’est pour nous. Il y a cette idées que ce qui reste, c’est maintenant à nous, et qu’on peut tout réinventer, re-décorer. Cette idée du parricide, qu’on fera tellement mieux, qu’on l’enterrera vraiment, qu’on fera ce qu’il n’a jamais fait, que le petit c’était lui, et pas moi, moi je ne suis pas nain. Cette idée qu’il a tout laissé, qu’on peut s’approprier. Que mon cigare est bien plus gros que le sien qui était plus mince et tout tordu. Est-ce que Panfero c’est aussi un Golem ? Vous savez : qui me voit vois le père… S’il est mort, s’il me laisse toutes les choses, alors je peux avoir accès à tout, et ce tout c’est comme un sein maternel pour moi, je peux tout m’approprier, la culture, les livres, je peux boire au sein intellectuel qui coule pour moi, je serai le dernier fils de la mère, il y a cette idée qu’on se cultive, qu’on s’éduque, qu’on s’instruit, comme on mange, que toute cette matière culturelle est comme du lait qu’on boit et qui rend si belle notre image, il y a cette oralité spéciale, s’approprier les mots, les paroles, et ensuite faire de l’effet avec ces paroles, se faire à son tour sein gorgé de mots, de théorie, de culture, pour nourrir les petits, je monte, moi le nain, sur la table, et ils viennent à moi, je les nourris, ils viennent de plus en plus à moi, ils sont de plus en plus addicts, influencés, je les vois, ils se mettent à parler comme moi, à écrire comme moi, a avoir les mêmes gestes, etc. Ma parole a de l’effet, elle influence, elle circonvient, ils viennent à moi, comme j’avais vu qu’il y avait foule pour venir écouter Lacan, c’était fou, le pouvoir de la parole ! Donc, Walter Panfero, à son tour, dans le sillage de Lacan, expérimente le pouvoir incroyable de la parole, tandis qu’il s’approprie les livres, les idées, on dirait qu’il lit pour tous, en fait du lait, et le fait ensuite téter à ceux qui viennent, jour après jour, se nourrir à ses mots. Logique de la nomination. Lacan aussi attirait du monde. Panfero, bien sûr, après sa mort, en attire beaucoup plus ! Il est mieux que le père ! Les livres, la culture, la psychanalyse qu’il réinvente, c’est lui ! On dirait que, peu à peu, il fait entrer dans l’univers qu’il invente chaque échantillon de la bibliothèque planétaire, de sorte que tout est là, à l’intérieur, la collection est en puissance complète, il la nomme, conférence après conférence. Cela ressemble tellement à ce qu’a fait le capitaine Nemo dans son Nautilus, le sous-marin dans lequel il se retira parce qu’il ne voulait plus rien savoir du monde ! Le capitaine Nemo avait concentré dans ce ventre au fond de la mer, le Nautilus, un échantillon de tous les trésors de la terre, pierres précieuses, etc. Walter Panfero semble faire la même chose avec les livres, le savoir, le patrimoine complet et varié de la planète : on tend, au sein de l’Officine, à concentrer tout, les livres, les œuvres, les pensées, les chef-d’œuvres anciens et nouveaux, les créations, et leurs auteurs bien sûr, qui, si on les invite, viennent, naturellement, avec de l’argent c’est facile de faire venir, et la liste des noms est très impressionnante, tandis que chaque invité est flatté de parler. Les noms entrent dans la collection du capitaine Panfero comme les pierres précieuses dans les coffres du capitaine Nemo dans le Nautilus. Les petits, des Golems qui parlent tous comme Panfero, sont formidablement transférés au pays de la Renaissance avec tous ces invités prestigieux, avec ce creuset de paroles qu’un mécénat spécial invente. Il se produit une sorte de féerie qui incite à l’investissement, même si les petits ont souvent le soupçon de ne pas pouvoir… En tout cas, comme c’est bon d’être nourri par le sein gorgé de lait intellectuel de Panfero ! Comme c’est bon de se faire une image formidable de soi-même, cultivée, parlante, comme si on était nourri ! Les mots comme du lait. Ils coulent en soi. C’est Panfero qui nomme, qui dit ce qui est intéressant, qui dit la seule lecture intelligente, après la sienne il n’y en aura plus d’aussi géniale, et avant lui n’en parlons pas… Il y a cette idée d’un grand frère, nain qui a su monter sur la table, qui mâche tout d’abord, puis donne la becquée, dans des conférences et congrès grandioses. Il est là à donner la becquée à tout le monde ! Tribune prestigieuse, public comme on n’en a jamais vu, hôtels et restaurants, billets d’avion, bref Panfero peut tout, il donne accès à tout, fait entrer dans un monde incroyable, en met plein la vue et plein les oreilles ! Tout cela en entraînant avec lui les petits, ceux qui boivent ses paroles, ceux qui l’imitent, ceux qu’il a créés avec de la boue et une parole magique. Il leur prouve à chaque événement qu’ils ont raison d’investir ! Le nom Panfero est tous leurs noms ! Il désire ce qu’ils désirent tous, il n’y a pas de différence. Il y a donc cette idée que si le père est mort, alors je peux tout m’approprier, il n’y a plus personne pour me rivaliser.
Poursuite de la lecture fictive… Les femmes du père, aussi… La parole de Lacan avait des effets… Les mots, Panfero sait qu’ils ont de l’effet. Ils détournent vers lui les femmes. Avant, il y avait les femmes qui étaient pour le père. Elles étaient séduites par lui. Elles buvaient ses paroles, elles s’hystérisaient. Panfero n’a-t-il pas finement observé combien chaque femme était, pour ainsi dire, « préparée » par le « père », par les effets des mots du père sur elle, le pouvoir du père de la garder petite fille dans un lieu incroyablement beau, le pouvoir du nom prestigieux du père de lui ouvrir ce monde en regard duquel aucun autre monde ne peut être désirable ? N’a-t-il pas noté que c’était comme un hameçon qu’il suffisait, après sa mort, de saisir, et alors, le trésor amassé par le capitaine Nemo, il est à moi ! Une femme, c’est une héritière et une veuve du père, une petite fille qui garde en elle cet autre monde qu’elle ne quittera pas, alors la voici prête à y introduire un petit garçon qui, lui aussi, ne veut pas d’un autre monde que celui de l’enfance où il était le prince ! Ceci, c’est une réponse à l’impuissance du narrateur du roman ! Ce n’est pas à lui de la faire jouir, la femme, il y a déjà un hameçon, il suffit d’hériter d’une femme déjà « préparée », qui est déjà passée par le prédécesseur… Vous comprenez… Ceci, c’est valable dans l’Officina dei Golem aussi… La femme qui n’arrive à jouir pas même en se masturbant, il faut d’abord qu’elle se fasse hameçonner… Ensuite, passage de mains… Et là, on n’est plus impuissant, si on est le Golem de celui qui a planté son hameçon, notre parole, et plus encore, fera son effet… On est dans une sorte de famille…
En fin de compte, s’ils sont et furent si nombreux à venir apporter de l’eau au moulin de Walter Panfero, selon l’expression de Giancarlo Calciolari, c’est que c’était et c’est réussi : les lieux sont réels, magnifiques, ce sont d’une Renaissance réinventée, riche de tout ce que le mécénat peut inviter là de mieux.
Or, la réussite ne serait en vérité conditionnée qu’à une chose : au fait que la clef serait la fille au nom renommé. Elle seule aurait pu vraiment rendre tangible la nomination, rendre visible et réel les lieux de la Renaissance comme un temps d’avant retrouvé, dès lors que cela aurait été ça, ce que désiraient tout le monde et que Panfero aurait condensé sous son nom au nom de tous. La renommée du père mort aurait perduré par la fille. Le mariage, qui se serait célébré après le big bang, dans le sillage de l’affaire, aurait été non pas une réparation des dégâts, mais une remontée à avant le big bang. A cette origine que les petits pourraient désormais atteindre, puisque le couple originaire serait enfin visible, très précisément présenté par Dante au chant trente troisième de son Paradis : « Vierge mère, et fille de son fils. » D’un côté, Panfero retrouverait sa mère, vierge, avec la cassette au trésor du capitaine Nemo en dot, avec le nom renommé capable par sa seule puissance de rouvrir le temps de la Renaissance avec ses noms fameux qui composèrent par exemple le nœud borroméen (trois noms des princes de la Renaissance, Borromée, Sforza et Visconti). De l’autre, la princesse retrouverait son père dans son fils, dans celui pour lequel elle pourrait être vierge mère… Il retrouverait sa mère, elle retrouverait son père… Il ne serait plus question d’impuissance, et pourtant, on ne pourrait pas dire que ce serait un rapport sexuel ! La réussite, ce serait que ces lieux de la Renaissance à nouveau réels, ouverts, riches en culture, en pensée, en invention, en art, en science, en idée, circonviendraient non seulement les petits qui ne voudraient pas d’un autre monde, donc ils continueraient à investir avec l’espoir désormais d’un retour sur investissement, mais ils circonviendraient aussi des gens du « dehors » qui n’hésiteraient pas à investir à leur tour pour faire un saut dans cet avant inimaginable ! Et rien de plus logique que ce non paiement des impôts au fisc ! Les impôts, ça sert au monde qui n’est pas le leur, à ceux de l’Officine, cela sert à financer les infrastructures du pays, à payer les écoles, l’enseignements, les formations, etc. Or, pour les gens de l’Officine, la circonvention des « petits » serait tellement le désir de tous que, pour eux, il n’y aurait plus de petits dont garantir le droit à la formation, à l’éducation, à l’enseignement, dehors, puisqu’ils seraient en puissance chez eux… Puisque ce ne serait pas comparable, la formation à l’Officine, et la formation dans ce monde où plus personne ne serait capable de penser, de s’éduquer, et d’avoir des idées…
On peut trouver que cette fiction d’une sorte d’aventure endogamique d’un genre nouveau a quelque chose de génial, mais en même temps se dire qu’un beau jour il est temps de quitter la cour d’une si belle et riche famille et de vivre sa vie, quitte à ne pas être bien formatés selon les critères de l’Officine ! Ils furent et sont plus d’un à être consentants pour apporter de l’eau au moulin de Panfero ! Mais qui est cette belle princesse ? Qui n’est pas sans influence sur lui, on n’en doute pas…
Voilà, je me suis permise de lire ce roman de Giancarlo Calciolari, qui garde très présente dans son écriture et son style l’agilité intellectuelle qui s’acquiert avec Panfero, en ayant en tête la suite fictive de l’aventure, en particulier un mariage au pays de la Renaissance et un palace cinq étoiles invitant à la célébration d’autres mariages. De cette villa qui est devenue un hôtel de luxe se prêtant bien à des mariages de haut standing serait partie l’Affaire, parce que pour son achat, les investissements avaient dû s’affoler… Vingt ans plus tard… Mais tout cela n’est que fiction… Je conseille de lire le roman de Giancarlo Calciolari, il donne une très bonne idée de la qualité complexe que peut acquérir une parole dans la rencontre avec Walter Panfero, et cela rendra jaloux plus d’un lecteur…
Alice Granger Guitard
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