Editions Gallimard, 1975
dimanche 13 mai 2018 par Alice Granger©e-litterature.net
Dans ces Mémoires, Pablo Neruda raconte les vies du poète. C’est vraiment un homme d’exception et de qualité qui se présente à nous. Un homme rare ! Qui a vécu dans une période de l’histoire fertile pour la poésie ! Où cette poésie a été son passeport, jusqu’à son engagement politique qui faisait partie de sa vie poétique ! Laissons-nous prendre par la main qu’il nous tend !
D’abord, se présente à nous le jeune provincial, dans sa forêt chilienne natale : lacs, glaciers, parfums, un monde vertical avec ses oiseaux et sa foule de feuilles. « Je trébuche sur une pierre, je gratte la cavité découverte, une énorme araignée aux cheveux rouges me regarde de ses yeux fixes, immobile, grosse comme une écrevisse… Un carabe doré me crache son effluve méphitique… je traverse un bois de fougères beaucoup plus grand que moi : celles-ci laissent choir de leurs yeux verts et froids soixante larmes sur mon visage et font frémir longtemps encore leurs éventails… Un tronc pourri : Ô quel trésor ! » Un monde de poésie, qui surprend et émerveille le jeune provincial, un monde naissant. « C’est de ces terres, de cette boue, de ce silence que je suis parti cheminer et chanter à travers le monde ». Pablo Neruda, partout où il ira, gardera ce regard de poète s’émerveillant des trésors qu’il découvre, qui peuvent aussi l’inquiéter. La nature, les parfums, les êtres, toujours il ouvrira ses yeux d’enfant provincial sur de l’inconnu qui aura toujours une résonance avec la forêt chilienne natale, en contraste dépaysant avec l’émerveillement solitaire d’autrefois. Son récit des incessants voyages hors du Chili est toujours poétique, porte intacte sa sensibilité d’autrefois aux nouveautés qu’il découvre.
C’est dans l’après-coup des Mémoires que se détache de son enfance le fait « que le seul personnage que je n’ai pu oublier fut la pluie » ! Cette pluie australe qui tombe du Pôle sud, « depuis le ciel du cap Horn jusqu’à la Frontière ». Paysage s’offrant aux yeux naissants : « je naquis à la vie, à la terre, à la poésie et à la pluie ». Le dehors ! Vraiment ! Dans l’Araucanie natale, il « pleuvait des mois entiers, des années entières » ! Une pluie patiente, interminable, la pluie froide du sud de l’Amérique ! Force du détail : les chaussettes mouillées sèchent près du brasero. Pour d’autres, ce seront les pieds glacés et les chaussettes trempées par la neige qui sècheront aussi près du feu de bois… !
La mère de Pablo Neruda est morte un mois après la naissance de son fils. Son père est cheminot à Temuco, ville pionnière du Chili dans les territoires du Sud, régions froides où les Araucans se replièrent après trois siècles de lutte avec les conquistadors espagnols. Mais les Indiens finirent par être dépossédés de leurs terres, par le sang versé et par l’alcool. Pablo Neruda sent encore cette race farouche, résistante. Le père, qui conduit le train, emmène parfois son fils. C’est ainsi que le garçon peut s’émerveiller de la nature, qui l’enivre ! Pays des merveilles, littéralement ! « J’étais attiré par les oiseaux, les scarabées, les œufs de perdrix… La perfection des insectes me ravissait ». Les travailleurs qui sont avec son père jouent le jeu, rapportent de la forêt vierge « d’incroyables trésors ». Par exemple « le plus fascinant des coléoptères », qu’il n’a vu que cette fois-là ! « C’était un éclair en tunique d’arc-en-ciel » ! Ce garçon a perdu sa mère, mais les merveilles de la nature, vers lesquelles par le train son père l’emmène, sont une métaphore de la terre-mère, avec des trésors inépuisables ! A propos du coléoptère : « Jamais je ne me suis remis de cette apparition éblouissante » !
La maison d’enfance aussi est inoubliable, singulière ! Une maison frontalière, de pionniers, qui comme toutes les autres « assumaient toutes les activités d’un village », qui « avaient donc un petit air de campement quand ce n’était pas d’entreprises d’exploitation ». Le garçon peut y voir de tout, « des objets indescriptibles, et les pièces et escaliers restaient inachevés ». Une vie en construction ! La deuxième femme de son père est l’ange gardien de son enfance. Dans la maison, une malle, ouverte en secret, garde « des éventails précieux et secrets », ceux de sa mère morte ! Dans cette malle, il se passionne aussi pour les cartes postales trouvées, et pour un premier roman d’amour. Sur les cartes postales, envoyées de cet ailleurs que très jeune il va parcourir, c’étaient « des phrases éblouissantes et pleines d’audace ». Comme elle est vivante, émerveillée, cette enfance de Pablo Neruda ! En 1910, à Temuco, il commence l’école. Là aussi, le détail, la sensation inoubliable sur les pieds, que garde le poète : « Nous nous échappions des classes pour plonger les pieds dans l’eau froide qui coulait sur les pierres blanches ». La trace du plaisir reste ! Le garçon de six ans découvre des perspectives inépuisables dans ce collège, ce qui, comme la forêt, l’émerveille ! C’est le souterrain qui le fascine le plus, avec son odeur d’humidité, « endroit secret comme une tombe ». Il ne craint pas d’aller jusque-là ! En grandissant, les livres commencent à l’intéresser, il s’envole vers les rêves, il s’énamoure d’une fille, à laquelle il écrit des lettres d’amour. Auxquelles elle répond en lui offrant des coings, qu’il garde comme des trésors ! Ainsi, il devient, très tôt, poète ! Pourtant, en cette région reculée, tous les enfants sont à égalité, même le poète n’a pas de place spéciale ! Et les enfants se battent. « Celui qui n’a jamais reçu leur choc ne peut savoir combien celui-ci est douloureux » ! Avant d’arriver au collège, il s’agit de prévoir, de remplir les poches de munitions. Leçon de vie ! Et Pablo n’est pas le plus doué pour le combat ! Deux jeunes filles à la précocité diabolique l’éveillent à l’amour, et, avec la nature, voici la base de sa poésie ! On peut dire que dans le paysage de son enfance, l’éducation à l’éveil sensoriel et spirituel est merveilleuse ! Les bases ont là ! En toute liberté ! C’est incroyablement ouvert ! Un laboratoire pour la vie !
Alors que l’hiver sud-américain est si boueux, l’été est jaune et torride. « Nous étions entourés de montagnes vierges, mais je voulais connaître la mer ». Une maison est prêtée, et même les matelas sont emportés avec le train, qui traverse d’immenses régions inhabitées et sans cultures, des forêts vierges. Sur les quais, il découvre les Indiens araucans, dans leurs vêtements rituels. Déjà une curiosité de voyageur pour les détails ! Quels beaux noms ont les gares, hérités des anciennes possessions araucanes ! Le garçon se souvient que là, les Indiens ont pratiqué la terre brûlée contre les conquistadors espagnols ! Avec son énorme bric-à-brac, la famille arrive dans la ville fluviale, où il faut prendre le bateau. Le garçon de quinze ans n’a d’yeux que pour l’accordéon, sur le bateau qui « lançait sa plainte romantique, son invitation à l’amour » ! L’agriculteur qui accueille la famille surgit aux yeux du garçon comme « un exemple de plus de ces vies dures de ma région australe ». Le futur poète communiste, sensible au dur sort des humains défavorisés, est déjà conscient de cette misère très tôt. Il s’éveille à l’humanité douloureuse, il n’y reste pas aveugle. Son regard qui se sensibilise déjà dans l’enfance sera ensuite prêt, lorsqu’il voyagera, pour vraiment voir les choses, les inégalités terribles crées par les humains, leurs politiques, leurs violences, leurs voracités, leurs vanités. La région australe de son enfance l’éduque à la compassion et au jugement lucide, il verra vraiment les choses, ailleurs dans le monde. Dans la maison du bord de mer, tout est pour lui mystérieux. Il sent de tous ses sens le nouveau lieu ! Il est aussi saisi par les rues sordides, les inconnus qui l’entourent, la rumeur profonde du port et de la mer. Il a cette sensibilité poétique qui fait que le lieu nouveau le dépayse absolument, le prend par la main. Là, il est émerveillé par l’immensité de coquelicots, avec sa « rafale de parfum inhumain » ! Le poète, aux sens ouverts ! Les coquelicots « étaient pour moi des ailes de grands papillons qui ne savaient pas voler ». La mer, vue pour la première fois, l’immobilise de saisissement, « c’était le fracas d’un cœur colossal, la palpitation de l’univers » ! Découverte éblouissante de chevaux géants, des percherons, qu’il ne reverra qu’en Chine, titanesques ! Il se promène à cheval, tous les étés, et il lit, lit, lit. « Sur ces plages sans fin ou dans ces monts inextricables naquit la communication entre mon cœur, c’est-à-dire ma poésie, et la terre la plus solitaire de la planète » ! Un pacte a été pour Pablo Neruda signé là, avec cet espace, et il n’a jamais cessé d’exister dans sa vie !
Un été torride. « Je ne suis qu’un être minuscule sous les fougères géantes ». Il retrouve son chemin vers la maison. « La pluie s’abat comme une cataracte ». En une minute c’est la nuit et la pluie sur le monde, et dans son cahier Pablo Neruda écrit ses premiers vers. Dans sa grande solitude, sur cette Frontière vaste et terrible, la vie et les livres laissent voir à l’enfant-poète des mystères ahurissants ! En fait, c’est dans le fin fond de son enfance qu’est née la poésie, alors qu’il savait à peine écrire ! A la suite d’une émotion intense, il avait écrit quelque chose, qui était différent du langage courant. Ce poème était dédié à sa deuxième mère, et provoqua un sentiment étrange, à la fois de l’angoisse et de tristesse. Son père n’a accordé que de la distraction au petit poète ! Puis il avale les livres comme une autruche. La nouvelle directrice de l’école des filles arrive dans la ville australe, avec ses robes elle fait peur à Pablo ! Elle lui offre de la littérature russe, et certains auteurs resteront comme ses auteurs préférés !
S’en allant un jour seul vers une région de montagnes éloignée, il doit se débrouiller dans l’inconnu. « Du côté des forêts j’étais salué par les noisetiers aux branches vert-noir, brillantes », et il y a toujours ces fougères géantes… Egaré, il rencontre des paysans dégingandés vêtus de ponchos misérables, qui le conduisent à la maison de trois femmes françaises. Dans leur salon d’un autre siècle, inquiétant comme un rêve, les femmes l’interrogent sur ses études, il leur parle de Baudelaire, et « Ce fut comme une étincelle électrique », au fin fond de nulle part ! Elles ont « Les Fleurs du mal » ! Une vraie table est dressée, avec argenterie, cristal, porcelaine, et un repas français de prince est servi ! Pablo a l’impression, intimidé, d’être à la table de la reine Victoria, dans un palais ! Ces femmes ont offert à l’adolescent égaré « les dernières gouttes d’une culture délicieuse » ! Lorsqu’il arrive au campement, il retrouve « des hommes de la Frontière, des gens qui me plaisaient. Moi, l’étudiant pâle, je me sentais diminué auprès de ces barbares actifs ». Les autres différents l’impressionnent ! C’est en dormant dans la paille qu’il sent une bouche avide se coller à la sienne, et un corps de femme qui se presse contre le sien ! Plaisir immense, et les paupières fermées de l’inconnue sont « douces comme des coquelicots ».
La tête bourrée de livres, de rêves, de poèmes, il s’en va à Santiago, à l’université ! En habit noir de poète, il part en train pour la ville. Il est curieux des passagers de troisième classe, paysans pauvres, Araucans taciturnes. Il sort des grandes forêts, du bois originel, et la sensation d’étouffement le saisit ! Les maisons des villes lui semblent pleines de toiles d’araignées ! Dans sa pension, l’étudiant meurt de faim. Lorsque, pour la première fois, il lit en public ses poèmes mélancoliques, on se moque de lui ! C’est moins accueillant que la forêt originaire ! Mais les rues de Santiago, c’est comme une mer inconnue ! Pablo Neruda est doué pour l’émerveillement ! Il trouve une chambre indépendante, et savoure sa paresse ! L’hiver froid de Santiago lui permet de mesurer à quel point « l’Espagne, dans son héritage colonial, a laissé au Chili le manque de confort et le mépris pour les rigueurs naturelles » ! Il constatera ailleurs ce même mépris des colonisateurs ! Avec d’autres poètes étudiants, Pablo Neruda mène une vie extravagante, mais « Je défendais mes habitudes provinciales en travaillant dans ma chambre, en écrivant plusieurs poèmes par jour ». Une veuve lui permet au fond de la blanchisserie où il loge de « parcourir en entier ce fruit de neige brûlante ». Mais il est lucide sur cette veuve excessive ! Cependant, lui le poète de noir vêtu est intimidé par les jeunes filles. Timidité qui pousse à la solitude, qui est une souffrance. C’est le personnage du poète, qu’il incarne, qui va, à Santiago, faire jaillir à son endroit la curiosité, et lui permettre de développer sa curiosité à lui envers le genre humain. Il n’a que seize ans ! Pouvoir de la poésie de le faire entrer dans d’autres milieux ! Ainsi, de jeunes snobs le font entrer pour la première fois dans une maison chauffée, « avec des lampes paisibles, des sièges agréables et des murs tapissés de livres » ! Poésie passeport ! Et il découvre aussi pour la première fois des tableaux cubistes ! L’écrivain Pilo Yanez, dont le pseudonyme est Juan Emar, lit amitié avec lui, et veut le présenter à son père, un sénateur, qui peut lui obtenir un voyage en Europe ! Lorsqu’il va voir ce sénateur, il est si intimidé qu’il glisse et chute sur le parquet ! Bien sûr, le sénateur ne donna jamais de nouvelles !
Pablo Neruda s’intègre à la revue Claridad en tant que militant politique et littéraire, et se lie d’amitié avec Alberto Rojas Giménez, un dandy qui « se déplaçait dans le monde littéraire avec un air blasé d’éternel voyou », mettant de splendides cravates, laissant des vers, des dessins, des cravates, des amours, des amitiés, il offrait tout ! Il écrit des poèmes inspirés d’Apollinaire. C’est lui qui aide Neruda à se débarrasser « de ma sombre silhouette ». C’est avec cet ami poète extravagant que Neruda se rend compte que la folie avance bras dessus bras dessous avec la poésie.
C’est avec une férocité de timide que Neruda se réfugie dans la poésie. A Santiago, il écrit sans cesse, et publie son premier livre à dix-neuf ans : « Crépusculaire ». Il vent des meubles et engage la montre offerte par son père au mont-de-piété afin de payer l’impression ! Il doit même vendre son habit noir de poète ! Il est payé en retour par « cette grisante sensation du premier objet créé de ses propres mains, avec le désarroi encore palpitant de ses rêves ». Mais le poète a, bien sûr, besoin de revivifier sa poésie par des voyages au Sud. Il a le besoin vital de retrouver l’émerveillement naissant. Rentré chez lui à Temuco, le ciel étoilé l’éblouit, une griserie d’étoiles le saisit, et il écrit le premier poème du recueil « Le Frondeur enthousiaste ». Il a l’impression, en ce lieu du Sud, de nager « dans mes véritables eaux ». Tout près de lui « tout ce qui existait, et qui continue d’exister à jamais dans ma poésie : le bruit lointain de la mer, le cri des oiseaux sauvages, et l’amour qui brûle sans se consumer comme un buisson immortel ».
En ces années d’étudiant, la politique se mêle par intermittence à la poésie pour Pablo Neruda. Ses poèmes ne peuvent pas plus fermer la porte à la rue qu’à l’amour ! Les étudiants soutiennent les revendications populaires qui jaillissent et sont en train de modifier la vie au Chili. Etudiants et peuple sont matraqués par la police !
Le jeune poète aime tant les mots ! La langue est belle, celle laissée par les conquistadors espagnols ! Ceux-ci prenaient tous, laissaient la terre dévastée, mais « il tombait des bottes de ces barbares, de leur barbe, de leurs heaumes, de leurs fers, comme des cailloux, les mots lumineux qui n’ont jamais cessé de scintiller… la langue… nous avons perdu… nous avons gagné… ils emportèrent l’or et nous laissèrent l’or… ils emportèrent tout et nous laissèrent tout… Ils nous laissèrent les mots ». C’est grandiose ! Avec ces mots, le très jeune poète Pablo Neruda, qui a déjà su s’imposer comme poète, va pouvoir partir sur les chemins du monde ! Son passeport, c’est sa poésie !
Le seuil d’ailleurs, c’est la ville de Valparaiso, qui « ouvre ses portes à la mer sans fin, aux cris de la rue, aux yeux des enfants », alors que Santiago est « une ville prisonnière ». Valparaiso appelle les poètes, les artistes. C’est un marginal qui accueille les jeunes poètes à Valparaiso. Il les loge dans une cabane. Et alors, dans cette nuit de Valparaiso, Neruda se sentit « gagné par une influence mystérieuse et grisante. C’était un parfum de montagne, une odeur de prairie, de végétation qui avait grandi avec mon enfance et que j’avais oubliée dans le fracas de ma vie citadine ». Le voilà « bercé par ma terre natale ». Il y reviendra beaucoup plus tard, après les voyages ! D’autres rencontres. Un explorateur. Neruda lui fait part de son désir de voyager, lui aussi ! « Les vies excentriques que j’ai découvertes à Valparaiso m’ont toujours surpris par leur identité parfaite avec ce port déchirant ». Certaines de ces vies « ont gardé dans leur coquille leur propre infini, leur portion de mer ». Le jeune poète est capable de s’en apercevoir parce que lui aussi a gardé cet infini ! A Valparaiso, c’est le laboratoire de l’émerveillement des rencontres humaines, base pour le voyage. La ville garde la mémoire de son tremblement de terre. Elle semble au jeune poète si sensible une baleine blessée ! Valparaiso est aussi la villes des douleurs de Pablo Neruda ! Ah la nuit de Valparaiso ! « La nuit de ses ruelles se remplit de Naïades noires. Dans l’obscurité les portes te guettèrent, les mains t’emprisonnèrent, les draps du Sud déroutèrent le marin ». Les Naïades dansèrent pour lui « avec la mélancolie de ma race pluvieuse ». Sur le port, les voiliers partirent à la pêche à la baleine, des navires mirent le cap sur l’or de la Californie, les autres vinrent chercher le nitrate, c’était le temps où Valparaiso scintillait ! Un bateau amena un piano à queue, puis Flora Tristan, puis des ananas, du café, du poivre, des bananes, du thé, la cannelle. Bref, le monde s’ouvre à Valparaiso ! « Les maisons se firent couleurs », Valparaiso devint un vrai port. « Ce sont des lieux délicieux où la vie vient se heurter à une infinité d’extra-muros ». Le jeune Pablo Neruda est très sensible au peuple, une fillette aux pieds nus, des matelots, des femmes du peuple, un dompteur, etc. Le poète profite de son immensité. Et grâce à sa poésie, pour laquelle il a un prix, il a acquis une respectabilité. Mais dans les années 20, la vie culturelle du Chili dépend de l’Europe, et l’élite cosmopolite doit aller à Paris ! Le chef de cabinet du ministère des Affaires étrangères lui promet un poste à l’étranger ! Incroyable comme la poésie ouvre les portes ! Finalement, ce ne sera pas Paris, mais dans un pays d’Orient fabuleux, à Rangoon ( c’est l’endroit où il voulait aller, avait-il dit, comme cela, au Ministre, en voyant ce nom sur la mappemonde), qu’il est nommé consul !
En route sur le bateau ! A Lisbonne, il découvre les « grands plateaux de fruits » couronnant les tables, les maisons multicolores, les vieux palais, les monstrueuses cathédrales, la foule infantilement curieuse dans les avenues. Emerveillement d’enfant aux yeux naissants, sensibilité de poète aux sens ouverts aux découvertes ! A Madrid, les cafés sont toujours pleins. Train interminable pour Paris ! Le poète disparaît dans la foule fumante de Montparnasse, « parmi les Argentins, les Brésiliens, les Chiliens », mais pas encore les Vénézuéliens qui sont prisonniers de la dictature du général Gomez ! Cette colonie sud-américaine boit du cognac, danse le tango, et ne connaît de Paris et de l’Europe que Montparnasse, La Retonde, Le Dôme et La Coupole ! Ces premières journées, il ne connaît pas un seul Français, ni un Européen, ni un Asiatique. Puis il rencontre César Vallejo, qui lui dit qu’il est le plus grand poète ! Quelle reconnaissance pour un jeune poète venu du fin fond de l’Amérique du Sud ! Vallejo a un visage d’Inca, et « il aimait qu’on lui parlât de l’allure indigène de ses traits ». La vanité n’échappe pas à notre jeune poète ! Une inconnue, bien sûr, se glisse la nuit dans son lit…
Partant de Marseille pour l’Orient, Neruda est fasciné par le romantisme commercial de la ville ! On est en 1927. Il a vingt-trois ans. A bord du bateau, il y a la petite bourgeoisie « qui émigrait vers les postes qu’elle occuperait dans les lointaines colonies ». Neruda est un reporter d’exception ! Comme il a une machine à écrire, il se fait écrivain public et tape les incroyables lettres d’amour que les hommes de l’équipage adressent à leurs fiancées ! Shanghai « ouvrait sa bouche nocturne pour nous deux, provinciaux globe-trotters, passagers de troisième classe peu argentés et animés d’une triste curiosité » ! Au Japon, le consul général du Chili n’a pas de temps à lui accorder, il doit dîner avec une comtesse, alors que Neruda attend des fonds ! Compagnie de gracieuses Japonaises ! Arrivée à Rangoon !
« Près de ses eaux allait commencer ma nouvelle vie » ! C’est là qu’il va prendre conscience de la révolte inhérente à la poésie, de l’insoumission, et de la prise de risque. En Inde, la plupart des poètes qu’il rencontre viennent de sortir de prison, ou y retourneraient ! « Car ils prétendaient se révolter contre la misère et contre les dieux ». A Bombay, un million d’hommes dorment dehors, naissent et meurent là. « C’est dans cet état que l’Angleterre civilisée, l’orgueilleuse Angleterre a laissé son empire colonial. Elle a pris congé de ses anciens sujets sans leur léguer ni écoles, ni industries, ni habitations, ni hôpitaux ; rien que des prisons et des montagnes de bouteilles de whisky vides ». Tout est dit ! En Indochine, alors que l’autobus tombe en panne en pleine forêt, Neruda constate, alors qu’il est accueilli par des danses rituelles d’une culture antique, que le « poète n’a rien à craindre du peuple. La vie, me sembla-t-il, me faisait une remarque et me donnait à jamais une leçon : la leçon de l’honneur caché, de la fraternité que nous ne connaissons pas, de la beauté qui fleurit dans l’obscurité » ! L’Inde est à ce moment-là en pleine lutte pour sa libération. Nehru est pour l’indépendance, Gandhi est pour une simple autonomie comme première étape.
L’impressionnent les gigantesques statues de Bouddha, étendues dans la forêt, qui attendent là depuis des siècles, peut-être mille ans !
Dans les pays orientaux, Neruda se rend compte de ce qu’a été la condition coloniale « cimentée dans l’abjection la plus totale » et cette vie « d’une grande férocité qui éliminait les reflets mystiques ». Les « noyaux théosophiques étaient dirigés par des aventuriers occidentaux ». Neruda est surtout touché par l’aspect humain, et révolté. « pour ces raisons l’Orient m’impressionna en tant que grande famille humaine infortunée ». Se forge là son humanisme ! Comme sa fonction de consul ne s’exerce qu’une fois tous les trois mois, à chaque arrivée du bateau de Calcutta, où il doit signer des documents, il lui reste beaucoup de temps, et la « rue était ma religion ». Il plonge « dans les sortilèges de la vie réelle et tout l’intéresse. Les Anglais vivent à part, deux mondes ne se rencontrent jamais. Comme Neruda, libre poète, ose s’asseoir dans un restaurant iranien, les Anglais le somment de ne plus les saluer. Le jugement de Pablo Neruda est infiniment lucide et sans appel : « Leur boycottage me rendit heureux. Ces Européens pleins de préjugés n’étaient pas très intéressants à mon goût et puis je n’étais pas venu en Orient pour vivre avec des colonisateurs mais avec les héritiers de ce monde ancien avec cette grande et infortunée famille humaine ». Pablo Neruda est déjà l’habitant d’une terre mondialisée ! La nomination à Ceylan lui permet d’échapper aux outrances primitives jalouses d’une compagne native… Son expérience de l’opium n’est pas convaincante. « Tous ces gens de la fumerie étaient de pauvres diables ». A Ceylan aussi la structure coloniale, en 1929, est la même qu’en Inde et en Birmanie, avec les Anglais retranchés dans leurs quartiers, avec leurs esclaves. De l’autre côté, « les Hindous inaccessibles en leur fabuleuse immensité ». La plus grande solitude de sa vie. Sa seule compagnie est une mangouste, mais miracle, elle a attiré par son prestige des enfants ! Certes, sa poésie commença par la douleur enfantine et adolescente, par le sentiment de solitude, mais là, à Ceylan, c’est la véritable solitude. C’est à partir d’elle qu’il part à la découverte de l’île, et par exemple, s’approchant des maisons des faubourgs obscurs, donc s’aventurant dans des zones non balisées, il est surpris « par une odeur qui est celle, caractéristique, de Ceylan : un mélange de jasmin, de sueur, d’huile de noix de coco, de frangipanier et de magnolia. » A l’intérieur, une mystérieuse voix humaine, « puis je repris ma route, grisé par l’énigme d’un sentiment indéchiffrable, d’un rythme dont le mystère émanait de la terre entière ». C’est vraiment une vie en poésie, qui s’est organisée pendant l’enfance, et qui se poursuit partout dans le monde avec le même émerveillement du regard naissant de l’enfance ! Les méfaits de la colonisation sont ce qui le frappe le plus, violence de l’Occident sur les peuples ! « Ce terrible fossé séparant les colonisateurs anglais du vaste monde asiatique n’a jamais été comblé. Il a toujours protégé un isolement anti-humain, une méconnaissance totale des valeurs et de la vie indigènes » ! Léonard Woolf, le mari de Virginia Woolf, refuse de raser une maison indigène. Il est démis de ses fonctions et renvoyé en Angleterre ! Dans cette solitude, lecture régulière de Rimbaud, Quevedo, Marcel Proust. Ce sont les mots de Proust qui l’incitent « à revivre ma propre vie, mes sentiments lointains enfouis en moi, dans ma propre absence ». La phrase musicale de Proust l’aide. « L’élément né de la douleur cherche une issue triomphante ».
La nomination à Singapour et à Colombo lui permet de s’élever « du premier cercle au deuxième cercle de la pauvreté ». Il va cesser de dormir sur un lit de camp ! Le Chili a des consulats dans pleins d’endroits disséminés dans le monde parce que de ces endroits « on embarquait vers le Chili du jute, de la paraffine solide… et surtout du thé. Nous, Chiliens, nous prenons le thé quatre fois par jour. Et nous n’avons pas la possibilité d’en cultiver ». Pablo Neruda est nommé consul de par le monde pour signer des documents, il reste pauvre, mais pour le poète, c’est l’ouverture du monde, c’est une mondialisation dépaysante, qui émerveille à l’infini, qui nourrit sa curiosité, éveille ses sens et sa sexualité, ainsi que son sens critique ! Cette ouverture-là, poétique, est sans prix ! A Batavia, il découvre des arbres géants, et sur leurs cimes « vivait une multitude d’oiseaux, d’écureuils membraneux qui volaient d’un branchage à l’autre, et d’insectes qui crissaient dans la forêt ». L’eucalyptus géant le guérit des vicissitudes bureaucratiques de consul dont l’arrivée n’est pas vraiment attendue ! « Cet empereur des arbres avait eu pitié de moi et par une rafale de parfum me rendait la santé ». Même si son salaire de consul lui permet juste d’assurer une existence précaire. « En un mot, je repris ma vie tranquille et désespérée ». Sa solitude redouble, mais peu à peu il se lie d’amitié avec des consuls d’autres pays. Le consul allemand soutient qu’il est impossible que Hitler arrive au pouvoir !
En 1933, Pablo Neruda est nommé consul à Buenos Aires. Là, il rencontre Federico Garcia Lorca. Ensemble, ils sont reçus par un nouveau riche passionné. « Le fumet de la viande rôtie avec son cuir, invention sublime des Argentins, se mêlait à l’air de la pampa, aux parfums du trèfle et de la menthe, au murmure de milliers de grillons et de grenouilles ». Toujours le même émerveillement naissant, et la fête des sensations ! Lorca, qui a la fête dans la peau, ne cesse de rire et de parler. Lorsque Neruda enlace et dévêt une belle grande fille dorée, Lorca fait la sentinelle, mais roule dans l’escalier.
Très vite, en 1934, Neruda est nommé consul à Barcelone. Il continue son voyage mondial ! Le consul en chef est très généreux avec lui. « Pablo, vous devez vivre à Madrid. C’est là qu’est la poésie » ! Et le voilà à Madrid, où il connaît tous les amis de Lorca et de Rafael Alberti, très nombreux : « j’étais un poète de plus parmi les poètes espagnols » ! Il constate que les poètes espagnols sont plus solidaires que ses compagnons d’Amérique latine, qu’ils sont plus universels, « plus au courant des langages et des cultures ». Un de ses amis poète , « écrivain sorti de la nature », « était comme une pierre intacte, avec une virginité de forêt, une force et une vitalité irrésistibles. Il m’expliquait combien il était impressionnant de coller son oreille contre le ventre des chèvres endormies. On entendait ainsi le bruit du lait qui arrivait aux mamelles ». Curiosité toujours naissante pour l’être humain ! « L’Espagne est aride et pierreuse, et le soleil vertical se colle à elle… Les seuls fleuves véritables de l’Espagne sont ses poètes : Quevedo… Calderon… Gongora… Valle Inclan… Ramon Gomez de la Serna… Je ne peux oublier la voix tonitruante de Ramon… l’un des maîtres écrivains de notre langue et son génie s’apparente à la grandeur bigarrée de Quevedo et Picasso ». Neruda accepte la direction d’une revue, mais alors qu’elle doit paraître, en juillet 1936, « les rues se remplirent de poudre. Un général inconnu nommé Francisco Franco venait de se rebeller contre la République dans sa garnison d’Afrique » ! Lorca va disparaître ! « C’est ainsi que la guerre d’Espagne, qui allait transformer ma poésie, commença pour moi par la disparition d’un poète ». Lorca était « un produit andalou-arabe qui illuminait et parfumait comme un buisson de jasmin la scène entière de cette Espagne, hélas ! disparue ». On pense au film de Bunuel, « Le chien andalou »… « … je n’ai jamais eu un frère aussi gai ». L’assassinat de Lorca rappelle à Neruda que l’Espagne est « une terre trempée de sang ». Neruda écrit « L’Espagne au cœur ». Exode des Espagnols. Parmi eux, les soldats qui avaient imprimé ce livre. Bombardements de l’immense colonne en route vers l’exil : « les livres s’éparpillèrent sur la route ». Comme Neruda a participé à la défense de la République espagnole, il est démis de ses fonctions par le Chili.
Avec entre autres Rafael Alberti, il se retrouve à Paris. Et il a la chance de rencontrer Eluard et Aragon. « Avec Paul Eluard, je pus souvent jouir du plaisir poétique de perdre mon temps… rien n’est plus beau que de perdre son temps… Aragon, lui, est une machine électronique de l’intelligence, de la connaissance, de la virulence, de la rapidité éloquente ». Il ressort toujours épuisé de quelques heures passées avec Aragon ! La guerre d’Espagne offre aux poètes une veine intellectuelle fertile comme jamais ! Et une nouvelle guerre mondiale se prépare ! Neruda connaît Aragon dans le cadre de la préparation d’un congrès mondial d’écrivains antifascistes qui doit se tenir à Madrid. Neruda, qui n’a plus de poste de consul, doit gagner sa vie, il travaille dans une association de défense de la culture. Sa femme d’alors, Délia, est aussi pauvre que lui. Des bruits courent qu’au Quai d’Orsay il y a un rapport qui dit que Neruda et sa femme Délia vont souvent en Espagne et en rapportent des instructions soviétiques. Mais à ce moment-là, Neruda n’est pas encore communiste ! Pour la police, Neruda et Ehrenbourg sont très amis. Alors, Neruda décide de faire vraiment sa connaissance ! Il découvre que Ehrenbourg aime sa poésie ! Commence une grande amitié, et le début de la traduction en russe de l’œuvre de Neruda ! Neruda a réussi à faire venir de Mexico, pour le congrès, Octavio Paz ! « jamais un train aussi rempli d’écrivains n’avait quitté Paris » ! car pour « beaucoup l’Espagne était l’énigme et la révélation de cette période de l’histoire » ! Il y avait aussi Malraux. Avec les avant-postes de Franco, les masques s’étaient envolés, « mes masques étaient le seul souvenir de ce premier Orient auquel j’étais arrivé solitaire et qui m’avait reçu avec ses odeurs de thé, d’opium, de sueur, d’intense jasmin… des mystères inconciliables avec ma nature américaine… l’Espagne me parut vide… Il me sembla que mes derniers invités étaient partis pour toujours… cela était fini pour moi… avec les masques gisant à terre, avec ces soldats que je n’avais pas invités, pour moi l’Espagne était partie ».
Alors, Pablo Neruda choisit son chemin ! Puisque son attitude « durant la guerre d’Espagne fut celle d’un communiste » ! Les communistes étaient la seule force organisée « qui créait une armée pour l’opposer aux italiens, aux Allemands, aux Maures et aux phalangistes. Et ils étaient, en même temps, la force morale qui maintenait la résistance et la lutte antifasciste ». Neruda a connu Rafael Alberti dans les rues de Madrid, ce poète est un militant du peuple ! En rentrant au Chili, en troisième classe, Neruda constate l’existence d’un fort courant s’alimentant à l’hitlérisme. Il y a une colonie importante de descendants de colons allemands… Directeur d’une revue, il reçoit des menaces de mort. Ayant mûri en Espagne, il est armé pour le chemin de l’humanisme, qui est « banni de la littérature contemporaine ». Enfin, il peut s’acheter une maison. « L’idée d’un poème central qui rassemblerait les incidences historiques, les conditions géographiques, la vie et les luttes de nos peuples, se présentait à moi comme une tâche urgente » ! Ce nouveau chant, pense-t-il, pourra se déployer dans sa maison sur la côte sauvage de l’Ile-Noire, revenu sur son lieu natal !
Les malheurs du peuple espagnol ont des conséquences sur le peuple Chilien. Les forces populaires se sont raffermies, et « nous avons maintenant un gouvernement progressiste ». Le gouvernement de front populaire du Chili envoie Neruda en France afin d’arracher les Espagnols à leurs prisons et leur offrir l’hospitalité au Chili ! Pouvoir de la poésie de Pablo Neruda ! « Ma poésie pourrait ainsi se répandre, comme une lumière radieuse venue d’Amérique, parmi ces masses humaines chargées de souffrance et d’héroïsme. Ma poésie réussirait ainsi à se confondre avec l’aide matérielle de l’Amérique qui, en accueillant les Espagnols, payait une dette immémoriale ». Importance de la poésie de Neruda écrite en Espagne ! Qui prend un relief politique ! Une fois à Paris, pour chercher « les futurs Espagnols du Chili », il constate qu’à l’Ambassade du Chili, cela rendait furieux « nos diplomates gominés » ! Difficultés immenses. On approche de la Deuxième Guerre mondiale. Par un télégramme, le président chilien refuse l’arrivée des Espagnols. Alors que le gouvernement républicain espagnol en exil a déjà trouvé un bateau. Or, ce travail intense et dramatique à la veille de la Deuxième Guerre mondiale est pour Neruda « le couronnement de mon existence ». Cela lui permettait aussi de mettre en relief sa patrie accueillante ! Ce lieu natal inoubliable ! Des pressions politiques font que le président chilien revient sur son refus de l’immigration des Espagnols ! Et tout le monde monte dans le bateau. Evidemment « Ma poésie dans sa lutte avait réussi à leur trouver une patrie. Je me sentis très fier » ! Et il y avait de quoi ! La guerre éclate. Aragon part au front.
Neruda a l’impression d’entrer « en agonie et dans la seconde solitude ». C’est alors que « ce qui m’était le plus proche, l’élément le plus vaste et le plus incalculable n’apparaissait que maintenant sur mon chemin. J’avais pensé à tous les mondes, mais non à l’homme ». Il avait vu des villes, mais des villes vides ! Il n’avait pas vu la souffrance sous les toits ! « Quand les premières balles traversèrent les guitares d’Espagne et qu’au lieu de sons il en surgit des flots de sang, ma poésie s’arrêta comme un fantôme au milieu des rues de l’angoisse humaine et un courant de racines et de sang monta en elle. Dès lors mon chemin se confond avec celui de tous. Je m’aperçois brusquement que, du sud de la solitude, je suis allé vers ce nord qu’est le peuple, le peuple auquel mon humble poésie voudrait servir d’épée et de mouchoir ». C’est alors que l’espace s’est élargi, est devenu plus profond et permanent. « Nous sommes maintenant debout sur la terre… un nouveau continent surgit de la matière la plus secrète de ma poésie ». Avant, il avait « passé des années obscures, solitaires et lointaines ».
Neruda est envoyé au Mexique. « le Mexique est le dernier des pays magiques par son ancienneté et son histoire, sa musique et sa géographie ». Il découvre que le Chili et le Mexique sont diamétralement opposés. Le Mexique est profondément humain, « à travers ses erreurs gigantesques, on aperçoit la même chaîne de générosité grandiose, de vitalité profonde, d’histoire inépuisable, de germination sans fin ». Le Chili est un pays d’océan et de céréales. Sur les eaux cachées, au Mexique, durant des millénaires, « les religions primitives et envahissantes accrurent le mystère de l’eau secrète… des centaines de vierges parées… précipitées dans l’eau insondable ». Neruda cherche le cri des filles noyées ! Importance de la peinture dans la vie intellectuelle du Mexique. Guatemala, « où les femmes sont habillées comme des papillons et où l’air a une odeur de miel et de sucre… Des milliers de cigales émettaient un son violent… ». « De l’autre côté de la frontière, au sommet de l’Amérique centrale, l’étroit chemin du Guatemala m’éblouit avec ses lianes et ses feuillages géants… ses grands fleuves primordiaux ». Mais dans ce pays, gouverné par le dictateur Ubico, personne ne peut parler, et rien ne bouge sans son ordre ! « l’élite du monde s’était regroupée au Mexique. Des écrivains exilés, venus de tous les pays, campaient à l’abri de la liberté mexicaine, tandis que la guerre se prolongeait en Europe » : par exemple Anna Seghers. C’est là que Neruda révèle l’origine de son pseudonyme : pour masquer à son père son activité poétique, il avait trouvé le nom de Neruda dans une revue, un nom tchèque, il ne savait pas alors que c’était celui d’un poète qui avait son monument à Prague ! 1941. On pressentait que les Japonais allaient attaquer par surprise, or « une vieille ligne maritime nippone unissait le Japon au Chili ». Consul général à Mexico, Neruda reçoit des Japonais des Etats-Unis demandant un visas pour le Chili ! Finalement, Neruda se rend compte que le Mexique est « la démocratie la plus dictatoriale qu’on puisse imaginer ».
C’est avec une grande joie qu’il se suicide diplomatiquement et rentre au Chili ! « Je ne peux vivre que sur mon sol natal ». Mais sur la route du retour, il s’arrête au Pérou, et fait une découverte « qui devait ajouter une nouvelle strate au développement de ma poésie ». C’est dans les ruines de Macchu-Picchu qu’il se sent « infiniment petit au centre de ce nombril de pierre ; nombril d’un monde inhabité, orgueilleux et éminent auquel, d’une certaine façon, j’appartenais… Je me sentis chilien, péruvien, américain ». Neruda est élu sénateur en 1945, dans la région la plus pauvre du Chili. Dans ce désert, « ma poésie ouvrit le chemin de la communication » ! Là, il est le représentant « d’une multitude de travailleurs du salpêtre et du cuivre qui n’avaient jamais porté ni col ni cravate ». Salpêtre, cuivre : ce qui plus tard va susciter l’avidité américaine ! Mais déjà, les envahisseurs allemands et anglais ont constitué des dominions du salpêtre ! Le nouveau sénateur, né sur des terres vertes où il y a d’abondantes forêts, de la pluie et de la neige, se retrouve au sud dans une région lunaire, et cela bouleverse son existence ! Les travailleurs analphabètes accordent une confiance absolue aux communistes. Là, lors de longues tournées, Neruda loge dans les abris les plus pauvres. Ces hommes enfermés dans leur silence ont depuis toujours une curiosité politique vitale, ils sont au courant de ce qui se passe en Chine, en Yougoslavie, etc. Le plus grand prix pour sa poésie est pour Neruda d’être le poète de son peuple ! Alors qu’il a reçu de nombreux prix ! Il adhère au parti communiste en 1945.
Gonzalez Videla est élu président de la République par le peuple, mais alors « il se transforma peu à peu en richissime et tout-puissant financier ». Sous la protection des Etats-Unis. Il entreprend une grande répression anticommuniste. L’immunité parlementaire de Neruda est levée. Pour échapper à l’arrestation, il change sans cesse de logement. Partout les portes s’ouvrent pour lui. Il part pour l’extrême sud chilien. Il passe par Temuco, et dit adieu à son enfance. Il habite au cœur de la forêt, et une « terrible pluie australe tambourinait sans cesse aux fenêtres ». Puis il se met en route dans la montagne andine, où fleuves et précipices barrent sa route. Il a déjà un an et demi de vie clandestine. La nature est éblouissante et mystérieuse, mais menaçante, la neige et le froid arrivent. Mais, dans cette sauvage désolation, encore une fois, il vit une construction humaine. Des branchages entassées pour des centaines de voyageurs. Puis il doit traverser un fleuve, et des hommes avec leurs lassos sont prêts à le récupérer en cas de danger !
A Buenos Aires où il arrive, un poète ami guatémaltèque lui fait faire un faux passeport, et il arrive à Paris ! Au George V, il rencontre Picasso ! Il venait de faire un discours sur la poésie de Neruda ! Lors d’un congrès pour la paix, Neruda peut lire ses poèmes, et est applaudi. Aragon et Eluard l’aident à avoir des papiers en règle et à son nom Neruda ! Il trouve dans un quartier pauvre une maison qui lui plaît parce qu’elle ressemble à une cage ! Un jour Jules Supervielle vient lui rendre visite. Le chef de la police, qui connaît la poésie de Neruda (qui vaut passeport !), ose tenir tête à l’ambassadeur du Chili qui demande que Neruda soit renvoyé dans son pays !
En 1949, Neruda est pour la première fois invité en Union soviétique, pour commémorer le cent cinquantième anniversaire de Pouchkine. Il est impressionné par « son sentiment d’étendue », et tombe tout de suite amoureux de la terre soviétique. Il se retrouve au milieu d’un bois où « des milliers de paysans vêtus de costumes régionaux de gala écoutaient les poèmes de Pouchkine » ! Cette poésie accompagnée de pluie le concernait directement, elle était déjà dans sa poésie à lui ! A Moscou, les écrivains sont toujours en pleine effervescence. Ehrenbourg, même déjà très âgé, reste « un grand agitateur de la culture soviétique ». Neruda voit aussi souvent le grand poète Nazim Hikmet, enfermé dix-huit ans dans les prisons turques ! Il raconte à Neruda comment les « paysans turcs étaient brutalement persécutés par les féodaux ».
En 1950, retour en Inde. Pour voir comment développer un mouvement indien pour la paix. C’est Joliot-Curie, président des Partisans de la Paix, qui l’envoie. L’Inde n’est plus une colonie, mais une république souveraine telle que l’avait définie Gandhi. On l’inspecte pendant deux heures à son arrivée, et il se dit que cet accueil « n’aurait pas dû être celui d’une jeune nation indépendante ». L’ambassadeur du Chili l’informe que ses activités communistes inquiètent l’inde, et qu’il doit quitter le territoire. Mais il rencontre Nehru le lendemain, des yeux noirs et froids le regardent. Il dit froidement qu’il répondra à la lettre de Joliot-Curie.
Voyage en Chine par le transsibérien ! En Chine, il discerne deux sortes de sourires chinois : le naturel « qui illumine les visages couleur de blé », et c’est celui des paysans et du peuple en général, et le sourire de circonstance « un sourire artificiel, qui apparaît et disparaît sous le nez des fonctionnaires ».
En Italie, l’ambassade du Chili demande son expulsion. A Rome, il est l’objet d’une prodigieuse bataille. Des écrivains l’arrachent aux mains des policiers. Alberto Moravia, Elsa Morante, Carlo Levi, entre autres. Finalement, un ordre supérieur arrive, qui dit qu’un permis de séjour est accordé à Neruda ! Miracle de la poésie, toujours ! Un vrai passeport ! Une nonagénaire, célébrité de l’île, lui prête une maison à Capri, où il vit caché son amour avec Mathilde. Mais là, comme à son habitude, il vit en sachant « ne plus faire qu’un avec les choses et avec les gens… il faut être intégré à ce Capri caché et pauvre, savoir où l’on vend le bon vin pas cher et les boutiques où l’on achète les olives que mangent les gens qui sont nés ici ». Voilà comment l’on vit en poésie.
En 1952, il rentre enfin au Chili, son pays océanique. Car en effet, il « navigue sur la terre ». Mais maintenant, « je viens d’un autre endroit. J’ai laissé derrière moi le dernier sanctuaire bleu de la Méditerranée, les grottes et les contours marins et sous-marins de Capri ». Il revient de l’exil. Il retrouve « les vagues tourmentées de ma patrie ». Mais il revient avec Mathilde ! Et c’est très important ! Comme si c’était elle qu’il était aussi allé chercher au bout du monde !
Ensuite, Pablo Neruda fera beaucoup de petits voyages de part le monde, revoyant l’Union soviétique, la Chine, Ceylan, l’Inde, pour défendre des causes, par exemple la paix, ou la lutte contre la mort atomique. Il revoit Rangoon, en Birmanie, qu’il avait connu trente ans plus tôt, et se rend compte à quel point la « lutte des peuples pour leur indépendance n’est pas une voie facile ». Il songe à « tous ces drames qui secouent les nouvelles républiques. Comme si le passé continuait de les secouer ». Il voit la Chine « comme un pays déjà construit depuis des milliers d’années et toujours en train de se structurer et de stratifier ».
Paris. Moscou. Mais « Jamais les grands de la finance ne m’ont invité dans leurs palaces, et pour être franc, ça ne m’a jamais beaucoup tenté » ! En Europe, on sauvegarde les palais. En Roumanie où il est invité, les écrivains l’emmènent dans leurs maisons d’Etat, d’anciens palais où il dormit comme un prince.
Faisant un bilan de sa vie de poésie, Pablo Neruda reconnaît qu’un « privilège de notre époque aura été d’étendre, au milieu des guerres, des révolutions et des grands mouvements sociaux, la fertilité de la poésie jusqu’à des limites insoupçonnées » ! C’est cette fertilité que nous sentons dans ce livre ! Incroyable aussi comment la poésie ouvre tellement de portes et de pays à ce fils de cheminot né au Sud froid de l’Amérique ! Une poésie du peuple ! Il est conscient pourtant qu’elle a « perdu son lien avec le lecteur lointain ». La poésie, dit-il, « marche dans l’obscurité » et retrouve dans la rue ceux qui « ont besoin d’elle ». « Cette visite de l’imprévu vaut tout ce qu’on a parcouru, et lu et appris ». Mais c’est parce que Neruda est toujours allé, lui, vers l’imprévu, ayant le goût, constitué pendant l’enfance, de se « perdre parmi les inconnus pour qu’ils ramassent soudain ce qui est à nous dans les rues, sur le sable ou au milieu des feuilles qui tombent depuis deux mille ans dans la même forêt… et qu’ils prennent tendrement l’objet que nous avons fait nôtre… Alors seulement nous serons de véritables poètes… Dans cet objet vivra la poésie ». Neruda vit en poésie, au contact du peuple. Certes, il vit en fraternité avec beaucoup de poètes célèbres de par le monde, mais sans jamais cesser de se perdre parmi les inconnus, extrêmement humain et sensible. Ayant très tôt, à cause de son don pour l’émerveillement et les découvertes, dans ces forêts de l’enfance, eu l’expérience de la joie de vivre, Pablo Neruda a toujours été, par-delà la dureté de la vie, l’exil pauvre et précaire, un poète heureux, trouvant dans les petites choses formidablement dépaysantes un émerveillement toujours au rendez-vous. C’est peut-être cela qui a nourri son engagement politique communiste : que chaque humain ait accès à cette simplicité de vivre, toujours en humanité et au hasard des surprises, dans l’ouverture du monde. Comme il le dit, il s’agit pour lui d’un bonheur intérieur, une disposition à ce que la vie ouverte offre, donc il est aussi dans l’inquiétude. « Je suis un omnivore avide de sentiments, d’êtres vivants, de livres, d’événements, de batailles ». Il soutient que la poésie est le penchant de l’homme, parce que l’homme se mesure aux phénomènes de la nature. A l’écoute de sa vie, on le comprend bien ! Il ne croit pas à l’originalité, c’est un fétichisme créé par notre époque ! Alors, on veut se faire élire poète… Et la poésie devient mascarade ! Pour lui, il est essentiel de garder la direction intérieure, telle qu’on l’a vue tout au long de ce livre ! Il faut, dit-il, « maintenir la poussée que la nature et la vie sociale apportent au développement des dons du poète ». Neruda a été toujours ouvert à la nature et aux humains !
Pablo Neruda reçoit le prix Nobel de littérature en 1971.
Il est un témoin hors pair de la vie politique en Amérique du sud. Il a rencontré Fidel Castro. Il a vu au Chili les affiches anticommunistes, des affiches contre Cuba, contre la paix, contre l’humanité. Le même esprit que la propagande nazie ! Il raconte comment est mort assassiné Allende. La droite réactionnaire utilisait le terrorisme quand c’était nécessaire. « Mon peuple a été le peuple le plus trahi de notre temps. Du fond des déserts du salpêtre, des mines de charbon creusées sous la mer, des hauteurs terribles où gît le cuivre qu’extraient en un labeur inhumain les mains de mon peuple, avait surgi un mouvement libérateur, grandiose et noble. Ce mouvement avait porté à la présidence du Chili un homme appelé Salvador Allende, pour qu’il réalise des réformes, prenne des mesures de justice urgentes et arrache nos richesses nationales des griffes étrangères… Après son assassinat, les trafiquants étrangers et les parlementaires du cru s’emparèrent du salpêtre… on a fait silence sur son assassinat ». On a dit que c’était un suicide.
Celui qui se présente à nous dans ce livre passionnant est un homme d’exception, qui nous fait parfaitement entendre ce qu’est une vie en poésie, celle qui reste en contact ouvert avec la nature et les humains, celle qui mène à l’humanisme, au travail de la paix. Un poète du peuple toujours humble et attentif !
Alice Granger Guitard
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