Editions Flammarion, nouvelle édition augmentée, 2017
dimanche 4 février 2018 par Alice Granger©e-litterature.net
Quel plaisir, offert par cette réédition du magnifique livre d’art dédié au peintre chinois Zao Wou-ki, de se laisser être happée dès la couverture par ce rouge d’Orient si vivant d’amour et que j’aime tant, et d’être accueillie par ces idéogrammes si imposants qu’immédiatement on ne peut plus ignorer que la vie singulière en son cœur magmatique est combat des forces pulsionnelles contraires. Ces traces, ces signes que sont ces idéogrammes, ces constellations d’humains qui du plus profond de l’être ont à travers l’itinéraire de leurs vies affronté les turbulences, les orages, les doutes et le chaos, témoignent d’avoir inscrit de manière indélébile, à l’encre de Chine, leur passage sur terre, nous donnant à chacun cet espoir de gagner le combat ! Cette victoire de la vie vivante se met à flamboyer dans cet amour rouge d’Orient où restent les idéogrammes !
Ce plaisir commence en me laissant être emmenée au cœur de cette peinture où l’Orient transhumane à travers l’Occident par le texte si beau de Dominique de Villepin. Dans ce texte, s’entend une vraie rencontre d’hommes avec le peintre Zao Wou-ki. Dans le partage intime de semblables expériences de turbulences, de combats terribles, de chaos effrayants, de cendres, de fusion, de magmas de matière, et de miracles de lumière, de couleurs, de dilutions de celles-ci dans l’eau des aquarelles en des lieux originaires en goûtant aux « douceurs de jardins flamboyants » en des instants où comme le peintre chinois il lui est possible de reprendre « possession de ces jeux de l’eau et de la couleur », de faire retour « aux paysages, vers des figurations douces toutes faites d’évanescence des éléments et d’harmonies naturelles », instant où la « couleur se sublime dans une lueur ». Le texte de Dominique de Villepin, « Dans le labyrinthe des lumières », est infiniment précieux pour nous faire vraiment entrer dans le labyrinthe de l’œuvre de Zao Wou-Ki, qui est le mystère d’un homme. Nous avons, dans l’œuvre de Dominique de Villepin lui-même, la preuve d’une vraie et profonde rencontre entre Zao Wou-Ki et lui, comme il y a eu des rencontres entre le peintre chinois et des poètes, Henri Michaux, René Char, Saint-John Perse, et d’autres. Cette preuve s’entend par exemple dans deux œuvres de Dominique de Villepin, qui nous plongent au cœur noir des turbulences et des forces contraires, des doutes, des catastrophes, des cendres : « Le dernier témoin » et « Hôtel de l’insomnie ». « Le dernier témoin », après cette immersion dans la peinture de Zao Wou-ki de laquelle on ne sort pas indemne, m’apparaît comme l’équivalent en littérature d’une toile la plus sombre de Zao Wou-Ki ! On comprend mieux d’où vient cette création littéraire si cataclysmique ! Le point de rencontre avec Zao Wou-Ki est évident. Comme lui, il se demande comment se maintenir dans le chaos. Dominique de Villepin jette comme dans une plainte : « Ce qu’il faut de douleurs et de doutes pour toucher la vérité d’un tableau » ! Tandis qu’il écrit de Zao Wou-Ki que « Toute sa vie est contenue dans ses toiles », que « Cette peinture est la lutte de la vie contre l’anéantissement », qu’heureusement « les œuvres sombres, où le monde semble sur le point de se noyer, cèdent la place au foisonnement, à l’éclat des couleurs », il confie que « Signe et sens ne se rencontrent pleinement qu’en un seul point dans l’accident extrême d’une vie d’homme ». Personne mieux que Dominique de Villepin ne pouvait nous faire entrer « Dans le labyrinthe des lumières » de Zao Wou-Ki !
Au cœur de cette authentique et belle rencontre entre ce peintre chinois et cet écrivain poète engagé autrement en politique qu’est Dominique de Villepin, il y a une poignante, urgente, tremblante question sur la continuité du monde, sur l’incertitude que cette répétition humaine du premier matin du monde puisse se poursuivre ! Que Dominique de Villepin soit cet infatigable travailleur et passeur de la paix, cela n’est plus à prouver, et son impressionnant volume « Mémoire de paix en temps de guerre » nous donne une idée de la force tenace de son combat, qui là aussi s’avère maintenant si « zaowouquien » dans le titre même du livre qui suggère la lutte des contraires au cœur de l’œuvre du peintre aussi ! Comme les Fidèles d’Amour du temps de Dante, voici cette communauté de passeurs de la paix reconnus par Dominique de Villepin qui réfléchit sur l’enjeu de la magie de la peinture si bénéfique de Zao Wou-Ki : « Est-il si sûr que le monde demeurerait en lui-même, si des esprits acérés ne s’exerçaient à l’y maintenir ? Zao Wou-Ki n’appartient à aucune école de peinture, mais à un cercle d’ouvriers de l’esprit qui se sont donné pour tâche incroyable de sauver chaque jour le monde. » Il note en effet que chez lui, « La force créatrice ne se sépare jamais de la vie même. » Chaque vie, luttant contre son anéantissement, et s’inscrivant à l’encre de Chine indélébile comme traces en idéogrammes du fil infini de l’humanité, continue le monde.
Dominique de Villepin, dans son texte si généreux, nous emmène dans le labyrinthe des lumières qui pourrait ressembler à la Divine Comédie de Dante mais s’avère immédiatement autre chose car en Orient la Création est signe et non pas Verbe, le lieu de la création du monde est informe, il s’agit d’arriver devant la porte d’ombre de la Création. La lumière lutte avec les ténèbres. Pulsion de vie, pulsion de mort.
Dominique de Villepin semble nous confier qu’entrer en « Zaowouquie », face aux tableaux de ce peintre, c’est prendre le risque existentiel de turbulences qui jaillissent entre deux êtres luttant chacun de son côté contre l’anéantissement de la vie. Des forces entrent en jeu, primordiales. « De part et d’autre de la toile se tissent des expériences apparentées. Elles se croisent et s’interpénètrent, sans jamais pourtant se fondre. Le spectateur est happé. Il doit conquérir sa liberté, se battre dans une arène de couleurs, avant d’en sortir changé, comme sauvé des eaux. Le spectateur, le peintre et le tableau sont saisis dans une relation commune qui devient le seuil de l’enchantement collectif du monde. Nous sommes ici à rebours de la tradition occidentale, où le tableau est récit ou sacrifice. Ici, il est charme, chant du principe même de la nature… » Nous comprenons que Dominique de Villepin, happé par le charme, voire en danger de disparaître devant l’imposant idéogramme Zao Wou-Ki, qui est très différent d’une statue du Commandeur, conquiert sa liberté par l’écriture, ce texte magnifique qui rend hommage à l’artiste mais en même temps lutte lui-même contre l’anéantissement que l’admiration massive implique. Il se passe des choses primordiales d’être à être, lorsque la vie humaine est lutte pour que chaque vie singulière s’affirme et reste en traces comme unique et indélébile ! La victoire de la vie que manifestent les toiles de Zao Wou-Ki, celle de la lumière sur les ténèbres, celle des couleurs sur le néant, prend son urgence dans l’entre-deux des êtres, jusqu’au couple primordial lui-même. Zao Wou-Ki, dans l’extrême force de sa fragilité si humaine, est un exemple de vie qui en impose à Dominique de Villepin par l’énergie inimaginable à l’œuvre dans les toiles qui sont autant de preuves de réussite de la vie sur la mort. La force de vie en lui pousse alors Dominique de Villepin à en faire autant, à trouver en lui-même une énergie créatrice aussi inimaginable, à partir du magma originaire, voire une sorte d’humiliation intransitive qui inflige une blessure sanglante juste à l’idée d’être plus petit, moins doué. On peut se demander ce qui, chez Dominique de Villepin l’homme politique, l’a à ce point poussé du côté des poètes, des écrivains, des artistes, de l’écriture. Le Dominique de Villepin du temps de Chirac, qui est un temps contemporain de la rencontre avec Zao Wou-Ki, est celui du fils au plus près du père presque comme Phaéton conduisant le char du soleil sans prendre garde au risque, mais qui n’héritera jamais du trône de celui-ci, comme si demeurait par-delà une relation apparemment d’égal à égal l’impact du père admiré sur le fils et donc l’impossibilité d’être pareil, d’où la très discrète blessure et toute la question intime de la lutte de la vie contre l’anéantissement. Avec Zao Wou-Ki, c’est très différent. Comme par la magie, justement, des tableaux du peintre chinois dont Dominique de Villepin dit qu’ils ont un effet bénéfique notamment parce qu’on y sent le bonheur de peindre, voici un être lui-même engagé dans la même lutte, traversant des failles, des doutes, des moments d’anéantissement, qui se présente tout autrement qu’une figure paternelle secrètement castratrice d’être admirée et surtout d’être celle qui fait entrer au château. La rencontre du peintre chinois et de ses tableaux, on imagine qu’elle conduit Dominique de Villepin au cœur même du magma de matière et d’énergie d’où vient la lutte singulière pour vivre vraiment, pour créer sa propre vie, tracer son propre sillon, qui ne sera plus suivre celui d’une figure paternelle. J’ai le sentiment d’entendre dans ce texte de Dominique de Villepin introduisant à la peinture extraordinaire de Zao Wou-Ki un immense soulagement en se trouvant tout à coup devant un être humain dont les créations happent littéralement par leur charme, de même que l’homme lui-même avec lequel la relation s’incarne toujours. Car en même temps il est possible de conquérir sa propre liberté, en retrouvant le magma primordial en soi, matière, énergie, particules non déjà formées, mais d’où surgira une création à chaque fois unique, signes d’un être humain qui s’impose comme unique et le restera inscrit en lettres à l’encre de Chine ! Zao Wou-Ki, il faut le voir par contraste absolu par rapport à Chirac, mais dans une rencontre croisée ! Des toiles hommages naissent des rencontres, dont Dominique de Villepin écrit que « C’est bien une intimité de la création que révèlent ces rencontres amicales, les heures passées ensemble dans l’atelier ». « … il partage avec ses amis le désir de creuser davantage son sillon. » La toile peinte en avril 2007, « Les jardins de la Lanterne », où des photos jointes à ce livre d’art nous montrent le peintre chinois en train de peindre tandis que, sur l’une d’elles, Dominique de Villepin tient un de ses pinceaux dans sa main, ouvre sur un « moment arrêté dans la course du monde » où « La matière est subtilisée ». Les couleurs imbibées d’eau des fleurs évanescentes dans le flou et des dendrites bleues et rouges incarnent d’un bout à l’autre du tableau une douceur naissante retrouvée un instant, comme si le peintre avait senti cet effet magique chez son ami dans l’entre deux de leur relation. Une toile si douce, si joyeuse voire si rêveuse, qui déborde de filaments comme l’amitié dans cette rencontre. Cette toile garde pourtant « la charge de tous les chaos accumulés, invisibles », juste parce que, par la disposition de ces fleurs, il nous vient la pensée que cela pourrait tout aussi bien être un manteau de fleurs déposé sur un cercueil et le masquant. Il s’agit d’avoir en mémoire qu’à la même époque, à Matignon, Dominique de Villepin écrivait la nuit son journal de la peur, « Hôtel de l’insomnie », et qu’un peu plus tard, il écrira ce livre de cendres, « Le dernier témoin » !
Dans son texte, Dominique de Villepin nous fait entendre que dès le début de l’itinéraire du peintre chinois, il s’agit de sa vie luttant contre l’anéantissement. Non seulement à cette époque, en 1948, juste avant qu’il parte en France, la Chine est en crise profonde, en proie à des tremblements violents, mais sa formation artistique elle-même débouche dans la finitude, dans quelque chose de clôt sur lui-même, cette tradition artistique chinoise qu’il sent comme un art mort. Comme un être nouveau en train de naître, il ne peut se résoudre à l’imitation de ceux qui sont déjà là, d’autant plus que cela ne semble plus vivant. On l’imagine donc être la proie d’une humiliation originaire intransitive, qui supposerait son impuissance à se distinguer, à être lui-même, unique, à créer autre chose, à creuser son propre sillon, voire à inscrire ses traces indélébiles en un idéogramme à l’encre de Chine très singulier. Encore en Chine, dès avant la fin de ses études à l’école des Beaux-arts de Hangzhou, il combat contre les forces contraires immobilisantes incarnées par la tradition artistique chinoise des peintres Song, comme face à d’imposants et noirs idéogrammes auxquels il s’identifia d’abord, comme aux artistes de la tradition Ming et Ts’ing ! Il fait entrer l’art occidental dans ses toiles, pour combattre. En particulier Picasso, Matisse, Chagall. Cette influence occidentale précoce est une résistance par rapport à sa stagnation comme simple imitateur de peintres chinois comme déjà morts ! Influence occidentale comme pulsion de vie, comme pour se sentir un peintre chinois en vie, en création à partir du magma de matière et d’énergie en lui, qui fut en danger d’anéantissement. Influence occidentale comme en vérité une plongée dans le tréfonds de lui-même, au noyau de la création, au plus près du désir incommensurable et désespéré d’être lui. Ses tableaux de l’époque, « La noce » où se sent l’influence de Chagall, une nature morte, un « Portrait » de 1947 où se sent l’influence de Modigliani, disent peut-être aussi que l’immobilisation pourrait être du côté femme, de l’amour, donc une lutte dans l’entre-deux du couple primordial, lieu d’amour et de combat, pour une question de vie et de mort. Cette irruption de l’art occidental dans ses créations pour rester vivant face à ce qu’il sent comme mort dans la peinture chinoise du temps de sa formation restera dans les tableaux figuratifs du début en Europe, des nus, un « Vase de fleurs » évoquant un dedans clos sur lui-même, le « Portrait de ma femme » de 1949 (influence de Matisse), qui se détache en tranchant sur le jaune comme barrant la sortie. Tandis que la persistance des signes chinois se saisissant de l’imprimé de la robe rappelle les traces imposantes de la force du Yin féminin face au Yang masculin, un face à face de « Nous deux » menaçant d’anéantissement par la vie figée sur l’amour sclérosé de répétition. Elle est là, pensive et mélancolique car ne pouvant rien contre le pouvoir libérateur de l’art qui ne cesse de répéter le motif initial de la pulsion de vie qui s’échappe et se renouvelle en partant toujours du risque de chaos, son visage est évanescent comme le souligne Dominique de Villepin, mais elle ne peut occulter le jaune de la lumière qui la déborde et qui accuse sa tentative d’immobilisation. Zao Wou-Ki, écrit Dominique de Villepin, au commencement déjà de sa vie d’artiste, veut peindre autrement ! C’est donc une blessure, une faille, un danger de mort, la peur du chaos, qui le fait cheminer en Occident, dès 1948. Un motif de départ qui se répétera identique à lui-même dans chaque tableau, d’une manière plus ou moins visible, mais en tout cas à la manière des fractales. Il s’agit, toujours, de s’échapper de ce qui immobile, de ce qui meurt comme une saignée d’énergie, que ce soit d’une tradition en pourrissement, d’une vie personnelle semblant bordée de toutes parts par le « Portrait de ma femme » où manquent les éclats, ou même d’une influence formatrice comme par exemple celle de Klee dont l’idée d’être un sous-Klee est si blessante, et en tout cas de l’art occidental. Pulsion de mort, pulsion de vie : cette pulsation-là, impossible à arrêter. La création surgit et s’éclaire et s’organise toujours à partir de ce magma originaire, cette sensation que l’énergie inépuisable de vie est refoulée jusqu’à cette concentration pouvant n’être plus qu’un point follement dense par une sorte d’humiliation intransitive escomptant l’abandon de la lutte. A partir de là, elle creuse, encore et encore, son propre sillon, au gré des circonstances, des failles, des rencontres, des jeux de forces contraires ou pas.
Si Zao Wou-Ki se mêle aux foisonnements parisiens d’après-guerre, voyage en Europe, comme nous le montre Dominique de Villepin, il ne faut jamais oublier que c’est une lutte pour la vie, au tréfonds de son être, qui le pousse à s’écarter de la Chine très loin en Occident. Foisonnement très riche de tableaux, à cette période, dans une sorte d’ivresse de la perception de lui-même ! Les Carnets de voyage naissent du voyage en Europe, mais les tableaux ne sont jamais exempts du dessin chinois, voire des signes en idéogrammes chinois. Même si, comme nous l’apprend Dominique de Villepin, ils n’imposeront vraiment leur retour qu’à partir de 1970, ils n’ont jamais disparu de sa peinture. Traces indélébiles de ceux qui sont passés sur terre, y ont été vivants, et soi-même en train de tracer son sillon unique et indélébile. Des traces qui, en Occident, inscrivent aussi l’homme chinois, à l’encre de Chine, dans ce combat contre l’hégémonie occidentale ! Dans ses toiles, jamais n’abdique le peintre, l’être qui lutte contre l’anéantissement de sa vie propre, singulière, chinoise en lutte avec la vie occidentale. Il ne perd jamais son âme ! La vie en Occident, l’art occidental, les paysages, les rencontres, les amitiés, tout cela doit en vérité s’entendre comme la victoire de la vie singulière de l’artiste chinois, qui trouve en Occident, dans ce va et vient avec l’Orient, ce qu’il lui faut pour renouveler de fond en comble sa peinture chinoise dans une Création unique, ne se situant dans aucune école artistique. De même, il fait entrer ses amis dans sa vie, avec lui les amitiés s’incarnent, en fidélité avec la Chine. La tradition chinoise inscrit les relations au cœur de l’art. Peut-être une histoire d’idéogrammes chinois, à chaque fois uniques et détachés de la tradition, tels les signes indélébiles d’êtres vivants, une tout autre manière de se vivre entre humains.
Cette résistance de la vie créative, lorsqu’elle court le plus grand danger d’être anéantie, de ne plus se renouveler, d’être répétitive et imitatrice, se manifeste envers et contre tout. En Occident, cette résistance, Dominique de Villepin nous la montre à l’œuvre par la disparition de la perspective, cette clef de voûte de l’art occidental. Par exemple, avec la toile « Arezzo 1950 », où la composition plutôt chinoise s’impose. C’est comme si cette perspective l’empêchait de voir le monde. Ainsi, Dominique de Villepin nous montre la scène sanglante, les flots rouges, dans « Pêche et chasse de 1952 ». A cette époque, nous dit-il, Zao Wou-Ki, influencé par Klee, se sent enfermé dans la matrice de sa gestation, c’est très violent pour lui de se sentir n’être qu’un sous-Klee ! Cela donne une idée de ce que sont les forces contraires, les luttes et les combats existentiels, les humiliations terribles, les doutes, l’angoisse de mort. Bien sûr, l’Occident reste la possibilité infinie de rechercher tout ce qui délimite l’Orient quitté, tout ce qui le libère d’une tradition qui sent la pourriture de la mort. Pourtant, il garde toujours en lui cet Orient qui fait l’unité de son monde. Par exemple, ces signes à l’encre de Chine, ces idéogrammes, qui dans beaucoup de toiles représentent des humains, par exemple la violence du face à face de « Nous deux » lors du divorce d’avec sa première femme. Peindre de manière non figurative des humains pris dans leurs passions, leurs amours, leurs amitiés, leurs combats, est très différent de la manière occidentale ! Car l’idéogramme est, envers et contre tout, traces s’inscrivant, qu’il faut certes apaiser, humaniser. En Occident, l’encre est celle des poèmes des amis poètes, Henri Michaux, René Char, Saint John Perse… L’encre de Chine sans doute imprègne la poésie à ses yeux.
Dominique de Villepin souligne combien la tentation de l’aquarelle chez Zao Wou-Ki se situe à la naissance de sa peinture, dans le savoir intime, affectif, que le mouvement des eaux abrite le monde. Les couleurs se diluent dans l’eau, elles se flouent de l’intérieur comme une création qui vient du tréfonds de l’origine, des couleurs de l’enfance. Mais l’aquarelle « Sans titre 1954 », époque où l’on imagine que le couple primordial était plus en lutte qu’en dilution en aquarelles, montre une cage d’eau, avec des barreaux colorés ! Les paysages, écrit Dominique de Villepin, sont retour au lieu des origines. Paysages non figuratifs, dilution des couleurs dans l’eau de l’aquarelle. Mais les toiles des années 50 marquent un temps de ténèbres, comme entre 1957 et 1958 où le chaos est triomphant, au moment du divorce d’avec Lalan, sa première femme. Dans « Nous deux, 1957 », Dominique de Villepin nous invite à regarder ces deux formes noires, en idéogrammes sans sens traditionnel, qui se font face dans un halo flamboyant, l’incendie violent étant entre eux. Nous mesurons combien les œuvres de Zao Wou-Ki sont la même chose que les combats existentiels qui jalonnent les étapes de sa vie afin, envers et contre tout, de rester vivant, d’échapper à ce qui, en vérité, est la mort, que ce soit la routine affreuse ou des rapports de forces entre ambitions contraires. Faut-il entendre cela dans le sillage de cette tentation de l’aquarelle, de ce désir du retour au lieu des origines ? En tout cas, se produit une nouvelle fracture dans l’œuvre de Zao Wou-Ki, dans les années 70. Elle se produit avec des disparitions féminines, celle de sa deuxième femme, May, longuement malade, celle de la mère du peintre, et aussi avec ses propres problèmes de santé. Il met du temps à laisser s’en aller l’absente. C’est seulement avec le tableau « En mémoire de May, 1972 » que la lutte pour la couleur revient. On devine dans cette œuvre le tohu-bohu provoquant l’épuisement qui se sent dans la forme allongée qui semble aussi bien des branches d’arbres élagués, comme le voit Dominique de Villepin, mais qui pourrait être aussi l’idéogramme noir en forme de corps aux membres allongés s’abandonnant aux traces dans le jaune orangé de la couleur chaude qui revient. Une nouvelle lumière surgit, qui est la pulsion invincible de vie victorieuse sur les ténèbres, le deuil, le chaos, le néant. Ce tableau, c’est l’idéogramme de May, où reste indélébile sa vie vivante. L’espace à nouveau s’ouvre sur la couleur, la lumière. De même qu’il n’est jamais sujet du monde, Zao Wou-KI, l’artiste pour lequel la création a partie liée avec l’affectif, ne reste pas sujet du deuil, de l’absente, d’un manque qui le possède encore. Ce qui l’intéresse, nous dit Dominique de Villepin qui nous introduit en « Zaowouquie », c’est le mouvement de la matière, sa turbulence intérieure, son vacarme originaire. On pourrait dire, cette pulsion de vie, plus forte que la mort, que ce soit celle d’un être aimé ou que ce soit les impasses et les immobilismes de la vie, ou bien les égarements dans les rapports de force. Ces turbulences intérieures de la matière se vérifient dans le tableau « Vent 1954 », qui peint littéralement la porte de l’ombre par où entrer et découvrir ce magma compact d’où vient la création, où énergie et matière sont concentrées pour le moment saisi au quart de tour d’une création au gré des aléas de l’affectif, des situations, des rencontres, des failles, des interstices. « Aube 1957 » montre une lumière froide et stellaire figée dans la nuit éternelle, c’est aux abords du divorce. C’est tout autre chose lorsque la lumière est libérée ! Dominique de Villepin choisit de nous le montrer en disposant en contraste absolu la toile « Hommage à mon ami Jean-Paul Riopelle » de 2003 juste après « Aube », en ne suivant pas de chronologie. L’être y est transfiguré !
C’est à partir de 1958 que les toiles perdent leur nom, ne gardent que leur date de création, pour mieux dire l’essentiel, ce point d’extrême densité énergétique et de matière, ramassé en lui-même, d’où se fait la création.
Les grands formats sont un élargissement de l’œil, la matière se détache des choses du monde pour vibrer avec le tout. La recherche des vents, des masses marines, des turbulences qui donnent à la couleur la fonction d’incarner, voilà ce qui apparaît.
Puis il y a la question du vide dans la peinture de Zao Wou-Ki. Qui est au cœur de la composition des œuvres de l’artiste chinois, mais dont Dominique de Villepin nous rappelle qu’il est absent de la tradition occidentale, où c’est au contraire le plein. C’est par ce vide, qu’il domestique, recherchant sans cesse un nouvel équilibre, toujours incertain, avec le plein, qu’il résiste à l’assimilation occidentale et garde son âme chinoise ! Par exemple, nous montre Dominique de Villepin, dans le tableau « 19-11-71 », la composition s’effondre sous les éclats orangers et noirs, la couleur abandonne le volume et devient profondeur. Se sent la hantise d’une terre bouleversée par le deuil de May, le vide. Mais, beaucoup plus tôt, on sent au contraire ce vide qui garantit dans l’affectif les moments où l’immobilisation effrayante est un danger existentiel qui s’est éloigné. Dans « Paysage dans la lune, 1954-1955 », Dominique de Villepin voit le peintre en train de creuser cette découverte, acceptant la lutte avec les éléments. Ce sont les années d’avant le divorce. La toile « 10-3-76 » qui, elle, a été peinte dans les années après la mort de May montre, selon le regard de Dominique de Villepin, un air chargé de grain, un paysage en suspend. En contraste, dans « le triptyque de 2000-2001 » le monde réapparaît, le premier matin surgit peu à peu des tourbillons, le paysage s’est recomposé, résultat de la lutte des contraires.
Des toiles aux couleurs extraordinaires témoignent de l’importance de l’amitié pour le peintre chinois. Les rencontres s’incarnent vraiment, et alors les couleurs resplendissent ! Ainsi, l’ « Histoire des deux érables canadiens 21-6-2003 », au flamboiement automnal. Le peintre voit les paysages comme il se voit lui-même dans un moment affectif donné. « Hommage à René Char, 10-1-73 », évoque une collision de particules propre à la naissance de l’univers et à l’apparition de la matière. L’éclat de l’être, écrit Dominique de Villepin, attentif aux turbulences de l’affectif dont témoignent les œuvres, est toujours empli de désastre. La toile « 07-05-2002 », qui porte les traces des tours de Manhattan percutées le 11 septembre 2001, et aussi celles d’un accident de santé, est étonnante ! Car, si elle fume encore et est noire de l’atroce fumée qui s’est abattue sur l’Amérique, ce rectangle massif est encore debout, tel un bunker invincible ! C’est incroyable, cette force de vie toute recouverte du noir de l’horreur, dont la base sort du magma noir aussi, mais qui s’élance dans le bleu paisible du ciel ! Une tour bunker qui ne se laisse pas intimider par l’acte terroriste, mais peut-être est-ce le travail incessant pour la paix et chaque jour pour la continuation du monde qui donne ce sens aigu que la vie humaine a des ressources intimes pour résister aux pires turbulences et affrontements. L’air du matin est paisible, il semble dire toute la sagesse qu’il y a à ne pas laisser se geler les humiliations intimes qui partout sur terre sont des bombes à retardement. L’artiste Zao Wou-Ki (mais aussi Dominique de Villepin) a su ne pas rester en ce lieu où l’immobilisation, la finitude, le faisait se sentir proie d’une humiliation intransitive de ne pas se sentir capable lui-même de création, de renouvellement, trouvant alors une ouverture vers l’Occident, donc dans des échanges entre des civilisations éloignées !
Après la mort de May, Zao Wou-Ki ne pouvait plus réfléchir à ses œuvres, dans son atelier. Alors, il laissait sa main faire toute seule avec le pinceau. Ainsi, il s’aperçut que les formes pouvaient s’organiser d’elles-mêmes. Il retrouve ainsi l’encre, c’est le grand retour des signes, des idéogrammes, jamais pourtant vraiment abandonnés. Ce signe est un vrai surgissement de l’être. Il est puissant. Il est plus ancien que les formes, Zao Wou-Ki le Chinois le sait bien, c’est l’enchaînement par les idéogrammes qui en gardent les traces indélébiles de l’humanité qui passe sur terre, y est vivante. Voilà la continuité de la vie ! En Chine, la Création est signe, non pas Verbe ! Le peintre les libère. Maintenant, dit Dominique de Villepin, le signe sera monde. Sans signification conventionnelle, bien sûr. Le signe va continuer, de tableau en tableau, son aventure, celle aussi d’une vie d’homme vivant inscrivant ses traces indélébiles. Il le sauve même de la dilution, de l’explosion, de l’effilochement. Ces signes sont capables de recréer le monde. Toile du « 1-05-98 » : une masse sombre a éclaté, le peintre a traversé la nuit pour montrer le premier matin du monde. Le signe résiste à l’obscurcissement du monde, comme la tour bunker toute noire l’a démontré !
Voilà : Dominique de Villepin a su merveilleusement nous montrer que toute la vie de Zao Wou-Ki est contenue dans ses toiles, mais dans la discrétion propre à la non figuration. Par l’ « Hommage à Françoise ». Peinture affective, où la lutte de la vie contre l’anéantissement ne s’avère, en chaque circonstance où les turbulences peuvent même être extrêmes, jamais perdue d’avance.
Ma lecture du magnifique texte de Dominique de Villepin et à sa suite ma première vraie aventure dans le labyrinthe des lumières des œuvres si profondes et si bénéfiques de Zao Wou-Ki, dont nous pouvons comprendre le bonheur de peindre à travers le bonheur d’écrire, s’arrête émerveillée devant « Le vent pousse la mer, Triptyque de 2004 ». Cette œuvre est placée presque au début du texte de Dominique de Villepin, et il commence par parler d’elle. « Des trombes d’air. Des rugissements d’eaux. Le mouvement même du monde traverse le triptyque de gauche à droite. Comme s’il était saisi d’un immense déséquilibre. Le ciel se charge de matière, les flots écument, l’un poussant l’autre au gré d’une marée de la Création. Des ères entières parcourues de ces bercements monstrueux. Le temps est mort, poussé par l’oscillation de l’être et du néant. Un spectacle des dieux ? Non. L’homme est au cœur de l’événement. Le voilà, frêle esquif, barque perdue au bord des flots. » Face à ce tableau vraiment extraordinaire, qui mérite vraiment d’avoir été placé là, comme la porte pour entrer vraiment dans le labyrinthe des lumières, j’ai immédiatement pensé, à cause de cette barque, au « Maelström » du conte d’Edgar Poe, où le pêcheur a pu sortir vivant de l’entonnoir marin tourbillonnant parce qu’il a su s’accrocher à un cylindre (on se demande ce que c’est…) dont il s’était aperçu qu’il descendait moins vite qu’un bateau, et ainsi il a pu attendre que tout se calme. Il en est revenu en vie, mais avec l’aspect d’un vieillard, ses cheveux ayant blanchi dans l’aventure effroyable. Le tableau de Zao Wou-Ki est très différent. Je me dis que c’est parce que c’est un peintre chinois, non pas occidental, qui l’a peint ! La barque, il l’a dessinée en faisant d’abord des esquisses à la mine de plomb tirées de recherches dans les images de la peinture chinoise ancienne. Dominique de Villepin la désigne comme le retour révolutionnaire de la figuration, en 2004, dans un tableau de Zao Wou-Ki. La barque a peut-être l’air très fragile, mais elle me semble là pour dire que l’homme minuscule qui la mène peut le faire depuis longtemps, dans la continuité ! C’est une sorte d’idéogramme. Elle est indemne, cette barque, dans ce côté droit du tableau où même le vent qui pousse la mer est apaisé. Elle n’a pas, comme chez Edgar Poe, disparu déchiquetée dans le bas denté du maelström ! Ce qui me frappe dans ce tableau, c’est d’une part que la mer est paisible, il n’y a pas de vagues, c’est le vent qui en surface la pousse comme des caresses, ce n’est en rien une hystérie qui l’agiterait en profondeur. D’autre part, elle est d’un bleu très clair, comme si cette douceur étrange devenait lumière et tranchait avec le bleu très sombre de la nuit. Le bleu presque laiteux de cette mer que le vent pousse juste en surface, en l’effleurant avec impatience, est une vaste lueur au cœur de la nuit, et l’homme minuscule sur sa barque intacte comprend ce que signifie, en effet, cette révolution dans la peinture de Zao Wou-Ki qu’est le retour de cette barque ! Normalement, en Occident, elle aurait dû être fracassée par l’entonnoir tourbillonnant du maelström, et seul le pêcheur aux cheveux blancs et devenu vieillard de peur aurait été vomi à la mer par le retour au calme. Sans plus pouvoir mener sa propre barque. Alors, que se passe-t-il à gauche du tableau ? Une marée de la Création, oui. La masse jaune est de la matière soulevée elle-aussi par le vent, mais elle ne semble pas vraiment mélangée avec la profondeur de la mer. Le vent soulève juste en surface cette mer, et c’est une sorte de voile enfantin d’eau aérienne joueuse dans ce vent qui l’a surprise à l’improviste qui se mêle à la matière jaune soulevée. Rien de catastrophique dans ce tableau ! Dominique de Villepin semble, lorsqu’il écrit ce texte, être plus proche d’un maelström… Alors, ce jaillissement clair comme une lumière laiteuse qui s’élève dans le ciel bleu très profond ? Une trombe d’air ? Moi, je dirais, c’est une éjaculation de lumière et d’énergie intacte ! Qui n’est pas dirigée vers la mer si claire, si sage, si lumineuse d’une lumière très inhabituelle. Dominique de Villepin évoque, à propos du chemin d’Occident de Zao Wou-ki, la folle échappée de Phaéton, mort foudroyé parce qu’il a perdu le contrôle du char de son père le soleil. Pourtant, dans cette œuvre, « le vent pousse la mer », qui est une porte d’entrée du labyrinthe des lumières, il n’y a pas de soleil, ni de char puisque c’est une barque. C’est la nuit bleue très sombre. Seule la mer paisible éclaire d’une lumière qui n’est pas lunaire non plus (elle serait dans ce cas encore en relation avec le soleil) le tableau dans toute sa largeur, et la lumière jaune de cette matière elle aussi soulevée par le vent. La lumière vient d’ailleurs que du soleil et de la lune… Et cette éjaculation de lumière blanche qui déchire la nuit sombre n’est pas non plus solaire. Phaéton, il se casse la figure, avec son char solaire ! L’homme sur sa barque fragile, tranquille avec sa pagaie, lui, est indemne. Il a compris les mystères de la Création.
Bien sûr, ce si beau livre d’art contient, pour accompagner cette œuvre fabuleuse, beaucoup de petits textes de présentation d’exposition, une notice biographique du peintre, des photographies.
Alice Granger Guitard
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