Editions Fayard, 2012
jeudi 19 janvier 2012 par Alice Granger©e-litterature.net
Que l’homme soit noir ou blanc (ou jaune ou rouge), lorsqu’il écrit, sa préoccupation est littéraire. Alain Mabanckou l’écrit : « La préoccupation de l’auteur africain n’est pas son rapport avec le continent noir. Elle est d’abord et avant tout littéraire, comme pour tout écrivain. » Ainsi, ce livre qui semble concerner l’homme noir glisse en douce vers la question de l’écriture, et de la langue, non sans mettre l’accent sur le fait que les Africains lettrés ou faisant des études en France parlent comme par hasard un français châtié alors qu’en France, curieusement, on ne parle plus comme ça. Tandis que les Noirs que Mabanckou croise à Paris ont une fâcheuse tendance à se définir par les larmes et le ressentiment, à rester dans la queue de l’esclavage et du colonialisme comme si avant ça l’Afrique était un paradis, il témoigne de toute sa personne, de sa réussite aussi bien en France qu’aux Etats-Unis où il enseigne maintenant, à quel point la langue, le français, c’est ça qui lui a permis de couper avec le victimisme, de passer à autre chose. S’il n’avait pas eu une telle maîtrise de la langue française, il n’aurait pas pu venir en France faire ses études supérieures de droit. Parler et écrire cette langue, par-delà le fait que c’était celle du colonisateur, des Blancs, lui a ouvert l’horizon. Il n’était pas un Africain riche, il a étudié avec une bourse, d’ailleurs pas toujours versée régulièrement par son pays. Ensuite, pendant dix ans, il a fait un boulot très bien payé en France, grâce à son diplôme, faisant la preuve que c’était possible pour un homme à la peau noire. Pourtant, curieusement, il semble que cette incroyable question de la langue l’a titillé à nouveau, l’a fait se déraciner, pour aller ailleurs, puisqu’il démissionne pour aller enseigner la littérature française dans les Universités des Etats-Unis (Chicago puis Los Angeles). C’est ça qui est incroyable ! La langue française le porte à se couper d’un mode de vie bien installé, à se transporter ailleurs, à recommencer, juste en exploitant les ressources de cette langue. Car Alain Mabanckou a obtenu d’enseigner aux Etats-Unis en langue française !
On pourrait dire que la langue française a depuis toujours été son hippogriffe ! Très tôt dans son enfance, on l’imagine, il l’enfourche, et hop ! Dès l’enfance, à la fois le père et l’école désignent l’Europe comme le continent du Nord où le rêve peut devenir réalité. Au collège, une carte d’Europe est accrochée au mur. Au bord de la mer, les enfants voient des navires qui vont forcément vers l’Europe. Bien parler le français, par l’école, c’est déjà se préparer à aller vivre là où le rêve peut devenir réalité. L’imaginaire, très puissant, mobilise l’énergie pour étudier, le rêve rend plus légère l’enfance africaine pauvre, et une pomme rapportée à la maison par le père (un client français de l’hôtel où il travaille la lui a offerte) symbolise la saveur inégalée de l’ailleurs où l’enfant se promet d’aller. D’ailleurs, le geste du client de l’hôtel français offrant cette pomme à l’employé africain est très symbolique ! Il renverse l’interprétation victimiste de l’esclavage et du colonialisme. Si même l’envahisseur peut offrir un fruit à la saveur inimitable ! L’écrivain ne rate sûrement pas le sens de ce geste, il a saisi au quart de tour cette pomme symbole ! Et, contrairement à d’autres écrivains africains francophones à la langue peut-être encore plus châtiée que la sienne, il ne profite pas de son écriture pour développer un narcissisme qui est toujours un colosse aux pieds d’argile ou pour tenter de faire son beurre en jouant sur une sorte de masochisme masquant un narcissisme paranoïaque qui met toujours en scène un « voyez comme on me parle petit nègre en ignorant que je suis un lettré parlant tellement mieux le français ! ».
Alain Mabanckou n’est pas un écrivain narcissique qui prendrait sa revanche de Noir victime de l’esclavage et de la colonisation en parlant et écrivant le français mieux que le Français ! Il pose la question de la langue – qui est ici le français, mais cela pourrait être une autre langue – comme moyen de partir dans la vie en train de se vivre, et qui devrait être une question pour les Français eux-mêmes. La réussite d’Alain Mabanckou par la langue, et par la littérature, dans le sillage du rêve, de l’imaginaire, nous force à nous interroger non seulement sur ces Africains de France, si disparates entre eux, qui s’éternisent dans un statut de victimes et s’emploient à tenter d’en récolter les bénéfices secondaires, mais aussi sur la régression de la maîtrise de leur langue par les Blancs d’Europe et d’ailleurs. Alain Mabanckou nous parle dans son livre d’une enfance africaine dominée par le rêve d’Europe, une enfance pendant laquelle il ne cesse de croire à sa réussite, et c’est ça qui fait surgir dans la pesanteur des difficultés africaines la grâce qui jaillit non pas de la possibilité d’une île mais de la possibilité du transfert vers la vie vraiment en train de se vivre.
Car on sent que, très tôt ( parce que dans son pays, dans sa famille, dans son village, l’Europe n’était pas le continent du colonisateur dominateur, mais bien plus un mythe ), Alain Mabanckou a saisi que la langue, ce français, était une formidable arme. Sur le sol français, et désormais en Amérique, la langue française est à coup sûr toujours une arme pour Mabanckou. Une arme non pas pour humilier, non pas pour détruire, non pas pour abaisser, mais une arme défensive. Une arme pour que domine la vie en train de se vivre, dans un réseau de relations entre humains singuliers et complexes. La langue comme arme défensive ne sert pas un narcissisme qui, lui, au contraire, se campe dans une position exploitant la logique de l’humiliation.
C’est sans doute dans son enfance, avec ce symbole de la pomme offerte au père par le Blanc, que Alain Mabanckou a compris que la langue des dominants colonisateurs pouvait être autre chose qu’une langue de l’humiliation. Il a compris que c’était facile de se l’approprier, pour se défendre de cet Autre qu’était le Blanc, mais jamais en cherchant à le tuer (et le victimisme vise à tuer en ne stigmatisant le mal que d’un côté). Au contraire, se défendre en s’appropriant la langue du Blanc jusqu’à la parler et l’écrire mieux que lui, c’est faire la preuve que la hiérarchie entre l’autre et soi peut s’inverser, sans que jamais ce soit définitif.
« Le Sanglot de l’Homme Noir » est un beau livre plein d’espoir non seulement pour les Noirs, mais aussi pour les Blancs ! Blancs, Noirs, Rouges et Jaunes, au lieu de se laisser distraire par la société de marché planétaire, dans laquelle il ne s’agit plus que d’être de gentils consommateurs bien formatés et totalement colonisés, doivent s’inspirer de la formidable leçon de vie que nous donne Alain Mabanckou à propos de la langue comme si efficace arme défensive, seule capable d’inverser la domination d’une race ou d’une couleur de peau sur une autre race ou couleur de peau. Voici qu’un Noir, armé littérairement de notre propre langue, le français, réveille et suscite en nous, lecteurs, un désir semblable au sien de développer à notre tour une même bataille littéraire défensive. Car, lorsqu’un humain rencontre un autre humain, la hiérarchie risque à chaque instant de s’inverser : au lieu de dénoncer le dominant comme celui qui m’empêche de vivre, je peux m’approprier la nouveauté qu’il introduit dans ma vie, je peux tellement bien l’imiter qu’il ne pourra plus se reconnaître dans ce que je deviendrai. Lui, à son tour, reconnaissant ma supériorité hiérarchique pourra à son tour se l’approprier, et ainsi de suite dans les relations humaines qui ne laissent personne à l’abri… Les Blancs, avec Alain Mabanckou et de nombreux autres écrivains noirs, doivent, en bons lecteurs, prendre acte que leur langue de dominateurs est devenue très puissante arme défensive pour ceux qu’ils imaginaient inférieurs. Comme quoi, plus encore qu’un livre mettant radicalement en question la position de victimes dans laquelle se maintiennent trop souvent les Noirs par exemple rencontrés à Paris, ce livre de Mabanckou nous fait entendre « Le Sanglot de l’Homme Blanc »… Car cette désaffection massive de la langue, au profit d’un consumérisme très conformiste, c’est à pleurer !
Alice Granger Guitard
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