Editions Plon, 2009
mercredi 8 mars 2017 par Alice Granger©e-litterature.net
Cette lecture du roman de Dominique de Villepin paru fin 2009 poursuit une investigation commencée avec deux autres livres du même homme politique, « Seul le devoir nous rendra libres » et « Mémoire de paix pour temps de guerre ». Nous sommes en période de campagne électorale pour l’élection du prochain président de la République. Que Dominique de Villepin ne se présente pas est une énigme, alors que ses interventions et ses écrits le font apparaître très au-dessus de ceux qui se lancent dans l’arène, de ceux qui hantent nos médias et de ceux qui sont aux affaires aujourd’hui.
Il s’agit pour moi d’écrire en lisant page à page, ce n’est pas une simple note de lecture, ni la promotion d’un livre, mais une très longue réflexion à propos d’un auteur et homme politique, qui se poursuit de livre en livre. Voici le travail non exempt de subjectivité qui s’accomplit en lisant, et qui s’effectue à partir du point de vue qui est le mien, forcément singulier, et qui peut d’ailleurs évoluer au fil du temps. Chaque page est importante, passionnante, impressionnante. Dans cette tourmente politique sans précédent qui agite les élections présidentielles de 2017, je trouve urgent d’aller rechercher les raisons profondes de l’engagement au service de la France des hommes et femmes politiques, d’entendre leur complexité, leurs contradictions, leur passion et surtout comment ils voient le peuple qu’ils représentent, exploitent-ils son infantilisme ou bien parient-ils sur une maturité indispensable pour que chacun ait le sens du devoir face à la patrie. Dominique de Villepin, parce qu’il écrit beaucoup, parce que c’est aussi un écrivain de talent, me semble celui qui peut le mieux nous faire entendre pourquoi se mettre au service de la patrie est un impératif qui vient de loin et une passion si forte que lorsque cela s’arrête, c’est une catastrophe incommensurable. Nous entendons en le lisant les raisons singulières, complexes, personnelles, de son amour pour la France, de son engagement pour défendre les intérêts de ce pays. Il nous fait comprendre que chaque homme ou femme politique est différent, et que son style, sa parole, son engagement se forgent dans l’enfance.
La prolixité de l’écriture de Dominique de Villepin, en plus de nous offrir tellement de matériaux pour aller aux alentours de ce personnage de notre scène politique même s’il s’est un peu retiré, suggère que par cette voie-là aussi il se tourne depuis longtemps vers l’extrême ailleurs, aussi improbable et sans cesse rejoué que la rive lointaine sur laquelle une bouteille jetée à la mer a des chances infimes d’arriver au destinataire. La répétition elle-même laisse entendre cette improbabilité extrême, voire une résistance inépuisable à l’œuvre. Improbable est même le cas où la bouteille à la mer ne se brise pas et accoste sur une rive inconnue où le message arrive entre des mains très étrangères qui le lisent d’une manière bizarre n’obéissant pas aux codes implicites habituels.
Ce texte est une œuvre littéraire remarquable, tellement bien écrite, poétique, où chaque mot, chaque phrase, chaque image ont une importance. Que ce soit une science-fiction plus ou moins bien conçue n’a pas si grande importance. Car l’intérêt est ailleurs, dans le fait qu’une fiction peut aller beaucoup plus loin dans la recherche de la vérité qu’un essai ou une œuvre de spécialiste sur la politique. Quelle puissance et richesse de sens incroyables dans les métaphores choisies ! Aucun doute qu’en écrivant cette poignante et inattendue fiction de la part d’un politique censé ne jamais confesser d’échec, Dominique de Villepin a pris le risque de la vérité ! Au terme de l’écriture, il y a une réussite qui ne fait pas la grosse tête. La blessure semble encore saigner. Le chemin de croix, pour un homme dont l’enfance a été baignée dans une tradition catholique pratiquante et dans l’amour de la patrie, ne peut qu’aboutir à une résurrection… Quant à la parousie…
Nous réalisons en lisant ce roman, « Le dernier témoin », l’ampleur inimaginable de la catastrophe narcissique d’un homme politique qui avait cru en un exceptionnel destin au service de sa patrie, dont toute sa lignée familiale si décorée avant lui aurait été fière, au choc frontal avec l’image si cruelle de lui laissant finalement peu d’inscription inédite de son action politique singulière dans la mémoire du pays et du monde, avec une image que des affaires attaquent aussi, alors qu’il a été en fonction dans les hautes sphères de l’Etat pendant tant d’années. Nous sommes témoins des efforts désespérés et du travail à l’intérieur de lui-même qu’il accomplit pour réussir à recommencer, autrement, sur fond de deuil. Peut-être ce texte nous conduit-il au seuil de la question de la re-fondation de la politique, et que c’est ce travail du deuil accompli par l’homme politique qui rend cela possible parce qu’alors il ne se présentera plus comme l’homme providentiel ? Dans le titre, nous devons entendre le mot « dernier », comme s’il signifiait un saut logique, un changement sur fond de deuil à partir duquel l’homme politique n’ancrera plus de la même manière son engagement. Le peuple, à la fin du roman, n’arrive-t-il pas au seuil de la maturité politique ? Le programme que Dominique de Villepin écrivit lorsqu’en 2012 il voulut se présenter aux élections présidentielles ne pariait-il pas sur cette maturité des citoyens français, sur le fait qu’ils auraient désormais le sens du devoir, celui qui nous rend libres ?
Cette fiction s’ancre dans la catastrophe, l’échec. Nous lecteurs devons aller à la recherche des raisons de la si grande ampleur de cette catastrophe ! Rien n’est dit, mais nous imaginons que l’homme politique, dont l’idéal était d’avoir un rôle singulier, incomparable et inoubliable au service de sa patrie, un rôle titillé par les modèles gaullien et napoléonien peut-être, un rôle en tout cas fidèle à cet amour de la patrie transmis par les paroles et les récits de son père eux-mêmes ancrés dans une tradition familiale de personnages engagés pour la France, a pris de plein fouet le sentiment de faillite, comme si le deuil du personnage politiquement éminent qu’il devait idéalement être signait une sorte de fin nucléaire du monde. Nous pourrions imaginer, projetée dans les hommes de cendre de la fiction qui représentent peut-être les victimes de cette faillite, la détresse infinie d’un jeune garçon si le personnage familial puissant incarné par le père et les ancêtres de la lignée avait soudain failli, entraînant dans la destruction l’incroyable pouvoir de ses paroles, de ses récits, de littéralement créer, idéaliser, matérialiser la patrie lointaine. Soudain, cette patrie lointaine que le jeune expatrié ne connaissait quasiment qu’à travers les récits du père et de la famille, et nous imaginons aussi par les livres, les écrivains, les grands hommes, cette patrie qui distinguait la famille française à l’étranger, se recouvre de cendres. Elle n’est plus rendue vivante par leurs récits, leurs écrits, elle n’espère plus en un futur personnage s’engageant pour elle à l’image de sa lignée familiale. Plus personne ne semble se mettre à son service, alors elle apparaît morte. Idem lorsque, à l’instar des paroles du père pour le fils, l’homme politique ne fait plus vivre dans ses paroles et dans son amour de la patrie ce pays d’où les habitants seraient en fait exilés, retenus en souffrance ! Lorsque l’amour de la patrie n’est plus porté que par le récit d’un personnage fort et par ce qui le prolonge, lorsque tout passe par cette parole vibrante (prolongée par des écoles privées prestigieuses) qui transmet à l’enfant la beauté d’une terre lointaine où il vivra plus tard, lorsque dans l’îlot familial de l’expatriation le cordon ombilical est fait de récits idéalisateurs incitant aux engagements héroïques au service d’une si belle terre promise, si ce personnage faillit, c’est la catastrophe absolue, et littéralement la patrie n’est plus vivante, elle est cendres. Le garçon expatrié qui était relié à sa patrie par le récit familial était en même temps saisi par l’impératif de devoir lui-même se mettre un jour au service de cette patrie, une patrie qu’il s’agit donc toujours de défendre, de construire, de transformer, qui n’est jamais quelque chose d’acquis et d’immobile mais au contraire en puissance attaquable aux frontières par des ennemis et à l’intérieur par la guerre entre frères ennemis, une patrie qui a aussi besoin d’être créée, rendue vivante, par les paroles, sinon elle n’est rien pour l’enfant qui ne la connaît pas et qui a besoin qu’elle soit précédée par les récits. L’impératif que le garçon expatrié porte sur ses épaules afin d’être à la hauteur de ses ancêtres au service de la patrie est lourd, on l’imagine. L’image et l’estime de soi dépendent d’une barre mise très haute, l’angoisse de l’échec doit ne jamais être très loin. D’où une personnalité que l’on devine par ce roman tourmentée, passionnée, voire parfois étrangement pessimiste comme si c’était en vérité impossible de rejoindre la belle image de soi. C’est peut-être cela que nous devons garder en mémoire en lisant cette fiction écrite par Dominique de Villepin après ses deux années comme Premier Ministre.
Cette catastrophe, dans laquelle la fiction nous fait directement entrer, nous confronte immédiatement, nous l’imaginons aussi car rien n’est dit non plus hormis par l’allusion à l’ami et au regret de ne pas avoir pu faire quelque chose pour lui, au retour du refoulé que l’homme politique avait cru avoir le pouvoir de faire disparaître comme un sauveur de ses prochains. Retour du refoulé de la violence des humains en particulier la violence fratricide des ambitions politiques qui l’a lui aussi aspiré dans son maelström infernal. Violence des humiliations, de la stigmatisation en victimes, de l’infantilisation du peuple. Dans l’îlot familial de l’expatriation, la violence fratricide semble absente, elle est bien là, mais tout autour, parmi la population locale, les enfants pauvres, humiliés, dans les pays politiquement instables. Le jeune garçon tellement épargné, indemne parmi les élites expatriées, croit pouvoir sauver le garçon de son âge qui, lui, est atteint de plein fouet. La première blessure narcissique vient de l’impuissance à le sauver vraiment. Dominique de Villepin a sur lui nous imaginons depuis toujours la violence de l’impératif d’être à la hauteur au service de son pays et aussi comme passeur de flambeau à l’intérieur de l’îlot familial puis comme grand homme de France, mais la violence fratricide, celle qui jaillit au choc des ambitions ou dans les rues des quartiers oubliés de la république, ne lui est-elle pas intrinsèquement étrangère ?
Peut-être faut-il, encore, rattacher l’importance qu’ont pour Dominique de Villepin les écrits, les œuvres littéraires, les écrivains, les récits, les paroles, au fait que sa famille étant expatriée, ce sont des paroles, des textes, des personnages liés à la culture, qui ont relié l’enfant à sa patrie, l’ont littéralement créée. Cette patrie, d’abord, les premières années, n’existe pas en y vivant, en côtoyant ses habitants, en étant confronté aux autres enfants non expatriés. Peut-être Dominique de Villepin est-il un homme politique exceptionnellement cultivé, amoureux des lettres, de l’histoire, du monde, pour cette raison-là ? Peut-être lui-même s’identifie-t-il au personnage passeur, qui par ses récits, ses paroles, son amour de la patrie, ouvre à des exilés une terre idéale et promise, pour cette raison-là ? Peut-être que, sentant tomber sur lui une douloureuse et insupportable mort politique, entreprend-il d’en ralentir l’échéance en restant encore par la parole témoignage et par l’écriture, afin qu’à l’instar des ancêtres et des grands hommes il transmette le message et maintienne une position en relief, avant de disparaître ? En tout cas, l’angoisse de la disparition, de la mort, surplombe la fiction. C’est cela qu’il faut aussi interroger dans le roman. Quel est cet impossible sur lequel il bute, qui lui fait penser qu’il ne peut plus jouer que ce rôle-là sur la terre patrie, comme s’il était un honorable vieillard aux cheveux bancs n’ayant plus qu’à témoigner, à passer le flambeau, avant de se retirer pour toujours ? Qu’est-ce qui fait qu’il se sente devant cette vérité-là ? Qui l’empêche par exemple de se présenter à l’élection présidentielle ?
L’allégorie de la caverne de Platon structure ce roman. A la fin de l’œuvre, il est dit de manière explicite : « Les hommes reçoivent l’empreinte de la vie, au milieu d’une caverne obscure. Ils crient vers la lumière, le bruit, les parfums, mais ils n’en reçoivent que les miettes, des bribes insignifiantes. Un rayon chargé d’ombres et de couleurs ici, un son étouffé là. Je mesure maintenant leur aveuglement… Quelle folie que l’homme ! Le combat n’est-il pas perdu d’avance. » Nous entendons là le pessimisme qui semble habiter Dominique de Villepin. Comme si, en effet, quelque chose empêchait les hommes de sortir de la caverne, ou de la grotte, même à ciel ouvert, mais ce quelque chose n’est jamais désigné, nommé. Or, la caverne n’est-elle pas la métaphore par excellence d’une matrice, d’où les hommes devraient sortir pour naître, libres et égaux sur une terre qui s’organise tout autrement, où l’environnement de la nature et humain n’ont rien de commun avec un placenta, un cordon ombilical, un corps maternel, du liquide amniotique, où la logique et absolument différente ? Or, cette caverne, dans la fiction, par-delà la catastrophe que l’on pourrait nommer politique, peut-être comme une perte d’espoir par les citoyens d’être vraiment représentés par un personnage politique à la hauteur faisant écho à l’épreuve de la chute de cet homme politique-là en train d’écrire, reste comme le contenant plein de galeries et de fosses que les hommes de cendre tels des fourmis qui auraient toujours hanté ces lieux forent, puis où ils entassent les vestiges du monde d’avant. Le cadre reste là. Creusé par une sorte d’inconscient collectif, « la fiction de la vie sans sa possession ». Et l’arbre mort lui-même, qui va parler, dont le récit se reflétera sur les parois comme des images du monde disparu qu’il a le pouvoir de faire revenir, sera descendu dans la caverne par le peuple de cendre. Ce sont eux qui le remettent en scène dans le roman ! Par leur propre infantilisme mis à l’épreuve, par leur désir aussi de sortir d’un état d’exil absolument désespéré, comme autrefois l’enfant entrevoyait la terre patrie où il irait vivre par les récits de son père ! Les hommes de cendre remettent en scène l’arbre mort par leur désir d’une instance paternelle et politique retapissant de placenta leur bulle où leurs illusions sont en cendres. Il est entre leurs mains, à nouveau quelque chose d’autre au sein de la catastrophe de cendre recommence, alors qu’il s’était « arrêté net quand la musique s’est tue. » La musique, jouée par on ne sait qui, que l’on imagine politique, faisait danser l’arbre majestueux, et maintenant, il est repris en mains par les fourmis ouvrières de la caverne ! L’idée n’est-elle pas que quelqu’un de sa valeur, on en aura toujours besoin, donc il peut tomber des mains de la fameuse musique lorsqu’elle cesse de jouer en sa faveur, il y a toujours les désillusionnés d’une certaine politique qui le récupéreront, et lui redonneront un rôle. Ces hommes de cendre peuvent même être des lecteurs… Même lorsque la fiction se continuera hors de la caverne, ce sera encore un contenant, une grotte à ciel ouvert, et toujours l’arbre sera véhiculé, afin que son récit se reflète sur les cristaux et que les hommes l’écoutent, et changent, ceci dans une sorte d’interaction entre le point de vue de l’arbre parlant et celui des hommes de cendre qui l’écoutent et voient les images sur les parois. On n’en sort pas, de cette sorte d’unité de lieu qui perdure tout au long de la fiction, alors même que le récit fait voyager dans le temps et l’espace. D’abord les parois de la caverne vont refléter les images nées du récit de l’arbre, puis les cristaux, dehors, vont jouer le même rôle. Jamais ne se pose la question de ce qu’est cette mystérieuse puissance, qui fait sortir les blindés hors de terre pour aller désosser tout ce qui reste de la catastrophe nucléaire dehors, afin de rentrer à l’intérieur de la terre les vestiges, rangés dans les caissons en verre d’une immense bibliothèque. Jamais on ne dit d’où vient cette terrible lumière qui jaillit de hauts luminaires, ne laissant aucune ombre sur la surface détruite de la terre comme pour bien montrer qu’elle n’est pas viable, qu’aucune vie dehors n’est plus possible. Tout est rentré dans la caverne des vestiges, par les hommes de cendre, même l’arbre. Ensuite, dans le paysage de cauchemar, plusieurs mètres sous terre, dans cette sorte de ville ensevelie, reprenant forme matricielle, cette lumière est d’abord « faible éclat de quelques déflecteurs, rémanence de luminosités lointaines ». Et puis cette lumière vient d’on ne sait où, mais elle illumine « de rayons balayant l’ensemble du spectre lumineux. » La tranche de vie de l’arbre « danse au milieu de la lumière. » Cette lumière, on ne sait pas ce qui la produit. Elle est là. Comme celle d’une vérité évidente, indépassable, sacralisée. Comme si, une fois devenu fonctionnel, lieu où la vie se renouvelle et continue sa gestation de générations en générations, le ventre ne se vidait jamais de ses occupants, comme si une femme devenue mère ne vivait jamais vraiment, symboliquement, le moment où l’enfant est mis dehors, abandonné à la vie terrestre qui commence, à un nouvel environnement et aux autres, à une vraie vie sur la terre patrie. Comme si la lumière qui ne laisse plus aucune ombre voulait focaliser toute la vie dans un ventre plein dont la politique elle-même devait s’approprier la logique, un ventre qui garde tout le monde, et qui s’étend comme une métaphore folle même sur terre. Cette lumière empêche que s’inscrive dans la vie des hommes le saut logique, la mise dehors, une vérité différente, non pas ventre qui garde à l’abri d’une mère pour toujours mais ventre vide d’une mère redevenue femme, vivant elle aussi sur la terre patrie, dehors, et non pas idéalisée et bercée dans sa noble et éternelle fonction pleine. Or, dans la fiction, ce sont les hommes de cendre qui, en quelque sorte, instrumentalisent l’arbre, cet objet si spécial, inattendu, qu’ils ont trouvé dans le dehors chaotique. C’est son récit qui va en quelque sorte retapisser d’images les parois de la caverne, comme la matrice pendant la gestation est intérieurement recouverte du placenta d’origine paternelle qui, lui, se tricote avec les parois de l’utérus maternel, se gorge de son sang nutritif. Du placenta paternel sort le cordon ombilical qui nourrit le fœtus. Le sang ne serait-il pas cette lumière, lui qui est, seul, chargé de ces nutriments prenant la vie en otage lorsque cette logique envahissante perdure ? La fonction pleine de cette caverne biologique est si valorisante qu’on n’a jamais accordé audience ni jamais vraiment inscrit dans l’histoire humaine cette parole de femme disant que l’utérus redevient vide, que la fonction a vocation à devenir vide afin que la vie humaine, ce soit sur terre qu’elle s’épanouisse comme quelque chose d’unique à chaque fois. On magnifie sur un autel caverneux à ciel ouvert la mère pour toujours, comme si la vie sur terre devait n’être que la métaphore d’une gestation éternisée. On n’a encore jamais entrevu quelle révolution logique ce serait, si était aussi valorisé dans la parole d’une femme l’audace de dire que son utérus et sa continuation symbolique s’est vidé de son contenu afin de l’abandonner à sa vie indépendante et terrestre, en faisant confiance à ses ressources propres pour se débrouiller avec les autres, le voyant ainsi dès ses premières minutes de vie terrestre même s’il est corporellement immature, l’essentiel étant que celle qui l’a donné à la lumière du dehors et ne l’a donc pas gardé prisonnier de son soleil noir ne se fantasme plus jamais comme un ventre sans lequel il ne pourrait pas vivre. Quelle révolution politique ce serait aussi !
Cette fiction, dans laquelle l’allégorie de la caverne de Platon est omniprésente, est l’écrit d’un homme, et également la métaphore même de l’expatriation où l’unité familiale française traditionnelle est assurée comme dans une matrice faite de la mère et du père, de récits reliant à la patrie lointaine. Cette écriture porte donc la trace d’une absence d’inscription de la part des femmes que l’aventure matricielle qui passe par leur corps afin que l’incroyable aventure d’une vie humaine, à chaque fois unique et différente, se continue par-delà la mortalité, a forcément une fin, et que son utérus se vide pour célébrer une nouvelle vie qui commence, indépendante, où les parents ne sont qu’une partie des choses à l’infini qui éveillent, éduquent, suscitent l’éclosion des sens du nouvel être humain, le mettent en situation d’apprendre à vivre avec les autres et dans le respect d’un environnement complexe. L’unité de lieu de la caverne, puis de la grotte à ciel ouvert, concentre tous les pouvoirs dans les paroles de l’arbre, dans la lumière qui l’éclaire, dans les parois et les cristaux qui reflètent toutes les images ! Les hommes de cendre sont en position, ainsi prisonniers, de tout attendre de ce récit et du dispositif, même l’évolution de leur pensée et leur résistance. De même, l’arbre exceptionnel est prisonnier du rôle qu’il joue, là où on le promène mais avec un dispositif inchangé, celui de la caverne platonicienne. On dirait que la transmission dont il s’agit consiste à passer le flambeau, de génération en génération, du tapis volant placentaire dont chaque nouvel arbre d’un enchaînement généalogique doit apprendre du prédécesseur comment en tapisser la caverne pleine de ses occupants… Lorsque Dominique de Villepin évoque le combat perdu d’avance, est-ce une vision pessimiste quant à la sortie des humains hors de la caverne, pour se vivre vraiment comme nés, donc libres et égaux, donc sans plus de privilégiés comme métaphores de ceux qui ont gardé leur riche milieu matriciel regardant de haut ceux qui en sont sortis, qui les humilient pour qu’ils s’éternisent à ne rêver pour eux-mêmes que de ce statut matriciel qu’affichent les privilégiés dans une logique de serpent qui se mord la queue, Ouroboros qui ressemble tellement à un fœtus ?
En tout cas, ma lecture de cette fiction commence ainsi. A partir de ce point de vue, celui de la constatation de la si improbable inscription de la sortie hors de la caverne matricielle. Nous pouvons toujours espérer quelle révolution politique ce serait ! Une humanité sortie de l’infantilisme ! Qui ne croirait plus aux promesses politiciennes reflétées sur les parois de la caverne ! Je veux dire aussi combien l’auteur, cet homme politique de valeur, Dominique de Villepin, a su rendre de manière à la fois poétique et désespérée dans cette fiction la pression qui pèse sur les épaules d’un homme soumis à l’impératif d’être à la hauteur d’un destin écrit généalogiquement comme passage de flambeau et qui prend de face l’échec, la mortelle blessure narcissique. Combien il a su écrire l’impuissance d’être à la hauteur, en laissant entendre que quelque chose fait toujours que c’est perdu d’avance. Il perpétue quelque chose y compris le fait de l’échec pour une obscure raison. La question de la violence, qui naît toujours entre les humains du fait que certains voudraient être plus privilégiés que d’autres, ou que d’autres sont plus combatifs et violents parce que non privilégiés ils voudraient atteindre eux-aussi ce statut privilégié, est un retour du refoulé qui, peut-être, met en lumière cette vérité que le statut protégé, élitiste, fonctionne comme le dénominateur commun de la vie désirée. Et cet arbre parlant n’incarne-t-il pas, à son insu, ce dénominateur commun, avec cette aristocratie incarnée de chêne prestigieux ?
Lecture, donc. Lecture en écrivant. Lecture qui est aussi écriture. Puisqu’elle se fait à partir d’un point de vue autre que celui de l’écrivain, un point de vue improbable pour lui.
Dès le départ, cette allégorie de la caverne semble s’insérer dans un récit biblique de la création, lorsque en plein chaos, dans le paysage désolé et sombre des cendres ou de la désillusion générale des citoyens désespérant de ses politiques, la lumière et les couleurs reviennent par l’arbre illuminé, captif et destinataire de cette lumière, qui parle et qui projette les images parlées sur les parois que peuvent voir les figures grises, ces « réminiscences d’humains » qui s’efforcent « d’entendre une voix lointaine à l’intérieur d’eux-mêmes » ! Certes, cet arbre mort mais objet d’attentions incroyables de la part du peuple de cendre qui a creusé la caverne, est un dieu impuissant, bizarre. C’est de lui que reviennent les images et les couleurs d’un monde détruit, il a ce pouvoir-là qui semble aussi suscité par le fait que ce peuple d’esclaves garde à l’intérieur de lui une voix lointaine, peut-être celle d’une figure paternelle protectrice et initiatrice dans la caverne originaire. En même temps, l’arbre est à partir de ce moment-là l’objet de vicissitudes. Car si son cas est l’objet même de la transmission, comme l’ancêtre se donne à l’identification avant de disparaître, alors réussir enfin à laisser des traces sur terre a pour autre face sa mort en train de se vivre peu à peu… D’où ce quelque chose de très mélancolique qui traverse le texte.
Mais cette caverne n’est-elle pas, comme évoqué plus haut, d’abord une extraordinaire métaphore de la situation de l’enfant exilé comme symbolique fœtale, qui ne vit pas encore lui-même sur la terre patrie, et dont le milieu familial est l’intérieur d’une matrice où les lumières du père paré de réussite vont projeter sur les parois les images du pays lointain, les couleurs, l’histoire, les devoirs, les responsabilités qu’il exige des habitants auxquels il offre un qualité exceptionnelle de vie ? La caverne est la matrice familiale de l’enfant exilé, une matrice d’exception auréolée par la réputation de la France dans les pays hôtes et leurs menaces de déstabilisations politiques, matrice où il voit par les paroles son pays qu’il ne connaît pas encore, qui est défini comme une patrie à glorifier et à défendre, là où il ira vivre plus tard, là où à l’image de la lignée familiale prestigieuse, il devra accomplir une mission qui fera à son tour trace dont ses ancêtres tellement décorés témoignent. La catastrophe qui, dans le roman, a tout détruit du monde d’avant, comme par explosion nucléaire, ramène mais de manière désespérée à la situation de l’enfant exilé qui ne connaît rien d’une patrie que les paroles glorifient, idéalisent en mettant sur les épaules de l’héritier une responsabilité colossale et désespérée à assumer. Le monde inconnu c’est le monde d’avant, mais détruit. Parce qu’un élan a été brisé, parce que le champ de bataille l’a abattu comme l’arbre. Alors, le dernier témoin, l’arbre qui parle, peut le faire revivre sur les parois de la caverne parce que les hommes de cendre l’ont remis en scène, à partir du point de vue du garçon d’autrefois, qui écoutait le récit du père qui lui faisait entrevoir les images de la patrie ! Les hommes de cendre, qui ont tout perdu mais ont gardé une voix à l’intérieur d’eux-mêmes, qui sont des esclaves en train de nettoyer, creuser, chercher, répertorier tous les objets, flore, faune, du monde disparu, évidemment, comme l’enfant d’autrefois devant le père qui en racontant peut réaliser le prodige de faire vivre un pays invisible, remarquent l’arbre, seul élément vertical, et sont en demande par rapport à lui. Ils lui réservent un regard spécial, un traitement à part. L’arbre, chêne déraciné, chablis mort, retrouve une autre existence, une importance inattendue, juste par le regard des hommes de cendre.
D’abord, nous sommes vraiment très étonnés qu’un homme politique qui a occupé de telles fonctions, qui sait donc à quel point la politique recèle de violence, combien les ambitions de chacun ne font aucun cadeau aux autres, qui ne peut ignorer la guerre fratricide et la passion, mette en scène une défaite terrible, une destruction radicale, au lieu de manifester qu’il a le cuir dur. Presque une passion christique… On dirait que c’est la rencontre brutale avec la violence de la politique, plus encore que les jeux de rôles et les mises en scène, qui a suscité le désir d’aller comme se ressourcer dans l’extrême ailleurs, qui va peut-être s’avérer à nous être la situation de l’enfant exilé qu’il fut écoutant le récit paternel transposé dans le peuple de cendre écoutant l’arbre qui parle. Mais pourquoi ? Dominique de Villepin aime à se présenter comme un modéré : quelqu’un qui n’aime pas la violence. Mais peut-être est-ce une trace tenace du fait que, en étant exilé, il n’a pas connu cette violence d’un vivre ensemble aux prises avec les inégalités, les privilèges des uns et les injustices des autres, alors qu’en exil son statut d’étranger originaire d’un pays qui a une belle image le détache du lot comme autre irréfutable appartenant à une poignée d’élites ? En exil, les écoles privées, religieuses, d’excellence, de même que la matrice familiale privilégiée, ne l’auraient-elles pas protégé de cette violence, par ailleurs rodant pourtant sans cesse tout près et dans les menaces du monde que le père ne cessait d’osculter dans les articles qu’il lisait chaque jour ? Cette violence fratricide pour la place par-delà pour beaucoup une formation élitiste, cette guerre civile que, justement, la création de l’Etat fort interdit, empêche. Donc, imaginons le choc frontal avec cette violence, violence sociale aussi s’adressant aux gouvernants, en n’étant pas vraiment entraîné à y faire front, tandis qu’en face il y a un hyper-entraînement pour certains, et la victoire de l’un d’entre eux, au final, dont l’onde de choc sera… la catastrophe nucléaire, pour ne pas dire narcissique pour celui qui écrit. Mais, en face, celui qui n’a pas connu l’état protégé, privilégié, élitiste, ne vit-il pas comme une violence immense d’être confronté à une sorte d’aristocrate, au sens d’excellence, qui le surplombe paisiblement en faisant tellement sentir la petitesse ! Alors, d’être attaqué à l’arme nucléaire en tant que le plus majestueux arbre de la forêt, cela ne vaut-il pas reconnaissance ? Ne serait-ce pas dans cette fiction un masochisme masquant une violence bien plus grande, puisque une telle arme de destruction ne peut être utilisée que contre l’ennemi le plus fort, le plus brillant, le plus impossible à éliminer autrement ? La représentation du chaos de cendres, et de l’arbre mort, ne signe-t-elle pas la violence inouïe de la jalousie du petit devant le plus brillant ? Donc, mise en scène de l’élimination de l’ennemi, celui qui est tellement plus grand que le petit ? Explosion nucléaire dans le cas d’une guerre fratricide, qui pointe l’anéantissement des chances d’être nommé dans le gouvernement d’après, avec en plus l’attaque de l’image prestigieuse par des vicissitudes judiciaires étroitement liées à la guerre fratricide inhérente à la politique ? Plus personne pour protéger, pour nommer ? Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? Explosion nucléaire qui achève l’anéantissement de l’image narcissique par l’éclatement des affaires judiciaires, qui jettent de la boue sur quelqu’un qui s’est tellement senti être de ceux qui font un pays, en perpétuent et en renouvellent ses valeurs. La boue des affaires, la violence des affrontements entre ambitions politiques, la violence du jugement du peuple, tout cela ne constitue-t-il pas ce qui a déclenché la catastrophe, même si rien n’est dit, ni au début, ni plus tard lorsque dans son récit l’arbre en parlera, décrivant un ciel qui s’assombrit, une tempête de particules et de cendres vers le cœur de la ville, un ciel crachant sans cesse du venin, de la lumière partout, et aussi la mort, le vent qui le brûle dès le premier souffle, calcine ses branches, faisant crépiter dans les flammes deux amants.
En tout cas, elle est saisissante, l’image de l’arbre mort, dans laquelle « tout procure le sentiment d’un élan brisé ». Faut-il un immense masochisme pour concevoir cela ? Ou bien s’incliner devant une vérité qui vole au visage : nous imaginons qu’elle est cette question de comment se faire élire soi-même, comme a réussi à le faire le frère ennemi, alors que, contrairement à lui, n’ayant pas grandi dans ce pays, littéralement il ne sent pas le peuple de l’intérieur si l’enfance s’est faite ailleurs, si manquent ici ces nombreuse premières années où le seul fil reliant à la patrie étaient les paroles, le récit, les textes, les œuvres, les écrivains, non pas le tissu complexe de l’expérience commune ? Subsiste-t-il toujours une étrangeté, le sentiment kafkaïen de n’être jamais tout à fait des leurs comme seules peut-être les batailles de gamins, peut-être parfois transposées en politique, peuvent le faire sentir ? L’explosion nucléaire peut être aussi celle de la vérité… Peut-être la vérité qui jaillit est-elle en deçà du temps où l’on est nommé, où l’on nous accorde une place, un poste, une fonction, parce que l’on a été formé dans une sorte d’incubateur pour élites, ce qui n’exclut évidemment pas d’avoir eu à se battre pour devenir premier de classe. La violence qui a fini par exploser ne serait-elle pas celle qui est inhérente au fait de se battre pour avoir une place enfin privilégiée dans le tableau ? Cette victoire pour quelqu’un à qui ce n’était pas acquis mais dont le caractère batailleur vient sans doute de l’avoir appris très tôt, est violente pour celui qui, en face de lui dans la bataille fratricide, est arrivé là dans les hautes sphères de l’Etat par la voie royale élitiste, même s’il a dû se battre pour y avoir accès en recherchant les ressources en lui-même, mais une bataille qui n’était pas de nature fratricide, il s’agissait d’un réveil brutal devant l’impératif d’être à la hauteur d’une lignée par exemple. La haine fratricide que Dominique de Villepin a, imaginons-le, rencontré en politique, en lien direct avec la violence nucléaire qui traverse cette fiction, ne mettrait-elle pas en question l’image du modéré qu’il affectionne ? Parce que, en effet, n’est-ce pas facile de l’être lorsqu’on a soi-même été protégé dans une sorte de matrice élitiste ? Certes, tout autour autrefois il y avait cette violence, cette menace permanente d’un dérangement du monde, ces autres enfants battus et humiliés, certes l’enfant de la famille d’expatriés était très sensible à cette injustice et aurait voulu pouvoir changer l’ordre des choses, mais la chose qu’il ne pouvait pas changer c’est de ne pas vivre cela lui-même, en personne, et donc être mis devant l’impératif de se battre pour avoir une place. Dans ce roman, ce n’est pas par hasard si, au fil du récit que l’arbre fait de sa vie au peuple de cendre, ce sont toujours les folies des hommes et des saisons qui imposent leurs vicissitudes, comme une sorte de retour du refoulé de cette violence originaire. L’arbre, au fil du récit, est littéralement porté, véhiculé comme dans un ventre, d’abord par quelque chose de très protecteur, la silhouette très paternelle qui le surplombe et l’initie dans la caverne matricielle, puis par les vicissitudes elles-mêmes, qui l’entraînent, en errance, en exil puis dans la catastrophe jusqu’au jugement et au témoignage. Or, la violence ne naît-elle pas d’un choc asymétrique entre celui qui a une place naturelle, sans se battre hormis pour être à la hauteur afin de s’insérer dans une lignée familiale puis politique, et celui qui obtient cette place en se battant sur le terrain comme dans une cour d’école où l’on se mesure les uns les autres ? La surprise irrémédiablement traumatisante et mortifère de la violence de celui qui bataille sans merci pour sa place, qui n’est pas gagnée d’avance, est un dérangement incommensurable pour celui dont la place est gagnée d’avance, même s’il lui faut se battre pour être premier de classe afin d’être à la hauteur de ses ancêtres dans le service de la patrie. Mais, par ailleurs, certains de ses illustres ancêtres, ayant rencontré la violence, ont eu leur élan brisé sur des champs de batailles. Donc, l’image forte de l’arbre mort, du chablis déraciné, reste encore dans la lignée généalogique… Un sacrifice de la mort à la vie, comme l’écrit Dominique de Villepin en fin de roman.
Donc, l’élan brisé ! L’impuissance ! Celle de l’arbre mort dans le champs du chaos par lequel s’ouvre le roman.
Le récit de l’arbre se fait en miroir de l’écoute par le peuple de cendre de ses paroles et de la vision des images et des couleurs projetées d’abord sur la paroi de la caverne puis dans les cristaux d’une sorte de grotte à ciel ouvert. L’arbre est face au peuple ! Il prend le risque du jugement ! Curieusement, ce peuple ne se laisse pas si facilement éclairer, initier, par le témoignage que l’arbre veut lui faire d’un monde enseveli. De même qu’un fils certes accepte de reprendre le flambeau que le père lui tend avant de commencer lentement à disparaître mais ne veut pas être comme lui, il veut recommencer en s’inventant sa vie. Donc, il y a dans l’affaire aussi quelque chose de parricide…
Les hommes de cendre, figures grises, ont le visage hagard, c’est un peuple de la terre, un peuple d’esclaves qui doivent travailler dur, abandonnés qu’ils sont à la puissance d’un maître absent. Un maître absent ! Dont la puissance s’entend de manière négative ! Parce qu’il manque, ce peuple gris doit accomplir un travail de titans ou de fourmis pour nettoyer, sans jamais échapper à l’absurde, sans jamais trouver de couleurs à la vie. Dans ce paysage de cauchemar, tout crie le désir infantile de quelqu’un qui organise le chaos : la fiction n’envisage pas d’issue, pas d’ouverture sur une terre de naissance. La ville est ensevelie, c’est une ville à l’intérieur, une ville disparue qui voue à un exil infernal. Humanité en exil. Mais se produit la rencontre fortuite avec l’arbre, et les hommes de cendre s’aperçoivent de son relief, sans doute parce qu’en eux reste une trace de cette présence en relief qui, dans l’enfance, avait accompli la mission de la caverne platonique. D’une part, il y a ce dedans de la caverne, où est le peuple de cendre, et d’autre part il y a cet arbre, qui, lui-aussi, d’une manière ou d’une autre, est à l’intérieur de quelque chose, se laissant faire, donnant l’idée d’un contenant qui le transporte, lui le voyageur immobile. L’arbre était planté, donc ses racines étaient contenues dans la terre limousine berceau familial. Puis, avec la catastrophe, certes c’est un chablis, mais tout de suite le peuple de cendre s’empare de lui, l’arrache, et le fait s’enfoncer, comme par hasard, dans le ventre de la terre, cette caverne, où il est captif. Au fond de la caverne, comme dans une arche de Noé vitrifiée par l’atomisation, sont rangés tous les vestiges du monde disparu, rangés en insectes, mammifères, poissons, etc. L’arbre, que les hommes enduisent de blanc matriciel, puis ensuite d’un liquide visqueux rouge sombre, tel du sang placentaire, doit parler. Peu importe si le montage inventé par Dominique de Villepin, une tranche sciée du tronc où les cercles concentriques indiquant les années figurent la mémoire, pour faire surgir la parole est plausible ou pas. En tout cas, cette tranche de mémoire est reconstruite en pyramide, mise dans un caisson de verre, et est balayée par la lumière. Le caisson, dans lequel l’arbre restera toujours, est aussi un contenant, une figure creuse pour le voyageur immobile, comme une création de l’infantilisme du peuple. Bientôt, sur les murs de la caverne, les hommes bien entendus perdus, cette humanité en exil comme était en exil l’enfant expatrié, vont commencer à voir des images réfléchies sur les parois, puis des mots s’échapper de l’arbre. Puis un foisonnement verdoyant. Juste par la puissance d’une parole, comme on l’imagine dans l’enfance en exil la patrie foisonnait de manière idéale dans les récits paternels emplis d’amour de la patrie, l’humanité perdue de la caverne regarde avec émerveillement ces couleurs, paysages. D’une certaine manière, les paroles des promesses électorales pourraient faire de même, mais celles-ci surgissent de l’absolue désillusion, du chaos dans l’attente des citoyens en matière politique ! C’est alors que, sur les parois, apparaît une silhouette, telle celle de l’ancêtre supposé avoir eu un pouvoir comparable sur l’enfant pendant l’enfance, qui semble comme eux, mais tellement différent, tellement sorcier plein « du savoir de charmes ancestraux. » « Il est couvert d’étoffes lourdes qui entravent ses gestes. Il tourne sur lui-même, comme pour prendre possession d’un monde qui n’appartient qu’à lui… Tous le regardent avec émerveillement, tel un roi. C’est une rémission dans leur hiver perpétuel. Les sons s’organisent à leur tour… La silhouette s’immobilise soudain devant un jeune arbre de même taille, puis reprend sa course en virevoltant. Alors se détache une voix. » La silhouette apparaît telle un ancêtre majestueux et royal dans un tableau de famille qui impressionne pour toujours l’enfant dans la maison familiale. Elle s’arrête devant le jeune arbre comme devant le fils qui va poursuivre l’arbre généalogique, la lignée. Chaque homme de cendre est censé retrouver en lui-même cette impressionnante voix du passé, et dans son désir de sortir du chaos, il entend à nouveau cette voix comme faisant retour dans celle de l’arbre enfermé dans son caisson de verre, métaphore de l’homme politique qui s’est retiré mais qui ralentit cette sorte de mort en parlant, en témoignant, en transmettant, tout ceci en utilisant l’allégorie de la caverne de Platon, c’est-à-dire la mémoire que chacun aurait de l’impact émerveillé de la parole d’un ancêtre pendant l’enfance, ce qui était sûrement beaucoup plus vrai dans une famille exilée de sa patrie mais entendant en cultiver l’amour chez sa progéniture.
L’arbre qui parle retrouve son éveil à travers l’écoute dans laquelle il s’enracine. Il est la silhouette de l’ancêtre qui prend possession d’un monde qui n’appartient qu’à lui, c’est-à-dire la patrie lointaine, ou bien ensevelie. Et en même temps il est le jeune que cet ancêtre a émerveillé et aussi hissé jusqu’au sens des responsabilités. Il rajeunit par la mémoire de l’émerveillement que chacun d’eux eut. « Une longue coulée de vie remplit chaque cellule… Je suis là et je croîs. Je me déplie… La lumière s’instille en moi… Je m’apprends, je retrouve la mélodie qui me distingue de la grande musique qui m’entoure… Je me débats entre cette plongée souterraine et l’éclosion au contact des brûlures de l’air. » Le récit de l’arbre semble montrer sur les parois de la caverne un temps de jeunesse où il est protégé au sein de la forêt et par la silhouette elle-même qui le surplombe.
Cependant, le peuple de cendre se rend bien compte qu’il vit dans une tiédeur constante, comme c’est le cas dans un ventre. Et lorsque la voix reprend, chacun s’aperçoit que quelque chose a changé. Peut-être que les hommes de cendre prennent conscience d’être prisonniers d’une caverne, d’être dépendants, d’être passifs, d’être terriblement infantiles. Commencement de la maturation de ce peuple ! « La mécanique s’est grippée. » C’est cette articulation réalisée par cette fiction entre le récit de l’arbre et l’écoute de ces paroles par le peuple esclave qui joue le grippage progressif, et l’avancée de l’intrigue catastrophique. Parce que si la catastrophe est présente d’emblée, telle un chaos biblique, son explosion sera racontée presque à la fin par l’arbre, et ce sera autre chose. On aura avancé de manière inimaginable.
Dans son récit, l’arbre s’est aperçu du grippage, puisqu’il se dit : « C’est donc déjà la fin ? La terreur m’envahit, une peur venue du fond de mon être… Je meurs feuille à feuille. » Impressionnantes, ces paroles si fréquentes sous la plume de Dominique de Villepin dans cette fiction écrite après Matignon. « Moi, les autres, tous, nous nous enfonçons dans la nuit, avec la fierté d’avoir vécu et l’orgueil de nous tenir toujours là où le destin nous a placés, la joie d’avoir existé ensemble. Mais la mort est partout. Je ne suis plus nulle part. » Sensation de mort qui, dans la fiction, surgit peut-être du constat que quelque chose change entre le peuple de cendre et l’arbre. Mais aussi, pourquoi pas, réminiscences d’autres coupures, d’autres fins de séquences, d’autres temps de passage, comme si le contenant qui transportait le voyageur immobile pouvait manquer, ouvrant une faille, un abîme. Tous ces passages d’une vie, d’un pays à un autre, d’une école à une autre, d’une fonction à une autre. Dominique de Villepin a eu une enfance non seulement exilée mais il a dû quitter plusieurs pays, abandonner des choses pour en retrouver d’autres, inconnues. On imagine, à chaque fois, la tristesse, le deuil à faire, pour reconstruire ailleurs. Donc, son « Je meurs feuille à feuille » résonne de plusieurs déracinements, comme des morts. Et tout de suite, l’arbre reverdit, ailleurs. « Tout recommence. Chaque fois je nais à nouveau, plus fort, comme libéré par secousses des songes passés… J’ai appris à aimer, à chaque renouveau, la lenteur des matières tendres, le vert presque translucide des feuilles expulsées de leur bourgeon. » « La vie et la mort m’habite. » Bien sûr, comme l’arbre de la fiction dans son caisson, Dominique de Villepin enfant était voyagé, était déraciné et emmené, ce n’était pas lui qui décidait de le faire. Il faut bien voir une sorte de passivité, sa famille tout entière partait dans un autre pays, et lui, il était à l’intérieur de cette famille, comme l’arbre à l’intérieur du caisson, comme le diplomate à l’intérieur du Quai d’Orsay, comme le ministre à l’intérieur de sa fonction le faisant voyager ou de ses nominations. Voyageur immobile. Changements inquiétants et protection familiale ou de fonction inchangée.
En écoutant l’arbre, dont le récit aveugle désormais toute la caverne, les hommes de cendre apprennent à sentir dans leur corps le surgissement de la lumière. En quelque sorte, ils vivent de manière imaginaire par les paroles de quelqu’un d’autre, voire leurs écrits. Pouvoir des paroles, par exemple politiques ou littéraires, qui peuvent à ce point faire croire aux gens gris qu’ils vont retrouver une vie perdue, un monde détruit. « Ils redécouvrent un monde caché à l’intérieur même de celui qu’ils connaissent depuis toujours. » Nous avons, dans cette fiction, le soupçon que la parole politique, dans ses promesses, s’adresse aux enfants qui restent en chacun de nous, et leur fait croire à un retour du pays des merveilles qui « n’existe plus désormais », exploitant l’allégorie de la caverne de Platon c’est-à-dire la trace laissée en nous des paroles de proches qui dans notre enfance nous impressionnèrent, marquèrent, et comme si ceux-ci se résumaient en une figure familiale presque surmoïque.
Jusque-là, le récit de l’arbre aux hommes de la caverne concernait une sorte d’état protégé. Le jeune arbre dans la forêt, entouré d’autres arbres ayant le même statut protégé que lui, est sous la protection d’un grand, majestueux et vieux chêne. Nous sommes dans la métaphore aussi bien du temps d’enfance, scolaire, de formation, que celui de la diplomatie avec son travail d’équipe et toute la solidarité dans la Maison des Affaires Etrangères. Cela peut être aussi l’état d’avant la séparation d’avec la famille pour aller étudier. Jusque-là, ce n’est pas encore vraiment la politique. Mais, tout à coup, « Le Grand Arbre venait de tomber. Celui qui depuis toujours m’abritait, me guidait, me protégeait gisait désormais à terre… Et puis, après les grincements, les craquements, ce fut une apparition. Des flots de clarté vive. Le monde changeait et tournait devant moi. Je vis soudain ce que l’ombre du vieux chêne me cachait depuis toujours… J’étais désormais couvert de lumière… Hors de ce monde, il en existait un autre. C’en était fini désormais des hautes protections… Je devrais m’adapter. Ma croissance me pousserait maintenant vers ces espaces lumineux. » Il n’y a plus une figure de père, une silhouette, un vieux chêne, qui protège, le jeune doit prendre son envol seul, et déjà, lorsqu’il dit qu’il devra s’adapter, le soupçon de la violence, nouveau, effleure. Les sensations sont âpres, dans ce « nouvel âge » qui commençait. « …tout cela me heurtait à présent de plein fouet. Pendant cet hiver, je vécus dans le manque, dans l’absence de ce rempart formidable qui avait orienté toute ma vie. J’avais grandi au hasard de sa forme à lui. Vertige du destin… cette vie qui me tenaillait me dépassait. » Nous entendons dans ces paroles de Dominique de Villepin l’importance extrême de la figure paternelle pour le jeune arbre, pour le fils. Ensuite, la sensation de l’absence est abyssale. On s’aperçoit à quel point ce chêne condensait le monde, orientait, expliquait, mettait en fiches. Les autres, à côté… Oui, bien sûr, existant tellement pour cette famille ouverte et catholique pratiquante soucieuse du prochain, mais on imagine le regard de l’enfant sur ces autres modelé par les paroles familiales, cependant tolérantes et ouvertes. Mais en quelque sorte le monde, les autres, la patrie, tout passait par le grand chêne. Famille ou famille politique, etc. A son tour, le jeune arbre atteint l’âge des responsabilités. « J’étais désormais celui qui fournissait l’ombre… J’avais basculé hors de l’ordre immuable de la forêt. Ce jour-là, la forêt a commencé à mourir. » Deuil d’un dedans ombré, protégé, d’une solidarité à toute épreuve, d’une complicité élitiste peut-être. Alors, là aussi, déjà, les cendres ! Quelque chose a déjà explosé, détruisant un monde. « je me souviens des cendres. De l’ennui. Malheur à l’arbre seul. Il s’enivre de ses paroles… » Pourtant, peut-être fort de ces déménagements d’autrefois, l’arbre se dit : « Et si tout recommençait ? »
Alors, la cruauté des hommes entaille son tronc. Il n’y a plus de protection du Grand Arbre pour empêcher cela. Les hommes se battent pour des places jamais acquises. Les champs de bataille sont parsemés de bras, de jambes, de torses, les chairs sont évidées par le feu, des pères pleurent des fils morts dans les combats. Là, l’arbre nous montre donc des fils que des pères n’ont pas sauvés ! Une sorte d’en deçà de l’organisation de la communauté humaine, où les violences fratricides ne sont pas encore jugulées par une figure forte capable de prendre la responsabilité de construire et défendre un Etat. Pourtant, l’arbre dont l’horizon s’est ouvert est avide de tout, notamment de profiter de la lumière. Dans ce nouvel élan et épanouissement, un couple se forme, un homme, une femme, seuls au monde entre ses racines matricielles, se berçant d’histoire. Dans le berceau formé par une ambition en train de prendre sa liberté, voici qu’une sorte de couple biblique vient habiter le jardin du paradis. Bientôt, une urgence inquiète et sourcilleuse les saisit. Comme si l’arbre de vie oscillait avec l’arbre de la connaissance du bien et du mal ? En tout cas, le couple qui se forme n’est-il pas traversé par l’urgence inquiète de devoir à son tour se faire caverne platonicienne ?
Dans la caverne, écoutant l’arbre, les hommes de cendre découvrent donc les cruautés, les violences, les corps déchirés, mais aussi, bien sûr, les embrassades du couple. D’une certaine manière, le récit de l’arbre les fait fils du désastre. Les cruautés présentées dans le récit font entrer un réel impossible à refouler. Mais aussi, une certaine image de la femme pourrait garantir la pérennité de la caverne…
Sur cette base-là, l’arbre continue son récit en ancrant une amitié dans le réel même de la violence fratricide. Cruautés d’enfants, sous ses branches, s’attaquant à un enfant apeuré et impuissant à se défendre, mais un autre enfant, « à peine plus grand que le garçon apeuré, s’interposa en silence entre la victime et ses assaillants… le groupe se dispersa comme une nuée de moineaux, laissant les deux garçons seuls. Ils grandirent, inséparables, à mesure que passaient les printemps et leurs jeux. Ils s’accoutumèrent à ne se battre jamais seuls. Je revois ces jours heureux comme si c’était hier… Je suis le salut de leur enfance… Voilà ce qui fut le plus bel été au milieu du flot de bien d’autres passés… » Dominique de Villepin met en scène un enfant capable de refouler la violence fratricide, un enfant capable de sauver un enfant victime de ces cruautés, un enfant à la si belle image, celle qui se dégage du lien indéfectible d’amitié. L’enfant victime devant tout à l’enfant qui, lui, n’a pas été victime, en est protégé, n’a pas besoin de se faire une place dans le tableau puisqu’elle est aussi acquise que le statut privilégié de l’expatrié. L’enfant va sauver l’enfant victime, et imaginera avoir le pouvoir à lui tout seul de refouler la violence fratricide, sans jamais se poser la question du pourquoi lui, il n’est pas attaqué, pourquoi il n’a pas à craindre pour sa place, pour son image, pour son beau rôle. Très paradoxalement, il se rend encore plus inattaquable, et plus assuré dans son statut inatteignable par les jalousies, les rivalités, les jeux pour savoir qui est le plus fort par exemple en s’attaquant au plus faible, juste en protégeant la victime. Dans cette configuration-là, il est assuré de ne jamais rencontrer pour lui-même cette violence fratricide, qui pourtant se déploie sur cette vérité qu’aucune place n’est acquise naturellement, hormis lorsqu’on est encore fœtus dans le ventre de sa mère ou bien lorsque la famille en perpétue symboliquement le temps. Certes, la confrontation avec les cruautés fratricides lui indique que la protection de la forêt n’est plus là, mais il réussit à la refouler juste par le tour de passe passe de son prestige entendu. A peine plus grand certes que l’enfant victime, bouc émissaire, mais cependant grand, on l’imagine, par son sentiment d’appartenance, par l’image familiale, par l’arbre généalogique et le fait que selon la tradition familiale il se sente très tôt comme programmé à devenir à la hauteur de ses ancêtres, quitte à risquer de périr sur les champs de batailles comme certains d’entre eux. Donc, fort de ce pouvoir incroyable d’apaisement, l’arbre poursuit son récit en montrant le ciel encore bleu, la fraîcheur des hêtres, l’opacité des chênes, le travail des champs, « la musique rayonnante des souffles parmi les blés. La vie semblait s’être multipliée. Hommes, femmes, enfants chantaient souvent et, à l’heure la plus chaude… ils venaient s’abriter et se reposer auprès de moi. » Les blés sont fauchés. Il faut voir que c’est par une identification au chêne familial très puissant, très protecteur, au père qui garantit la paix à la famille sans jamais pourtant occulter la violence bien au contraire, que le fils défend l’enfant victime, l’ami en danger. Ce fils, cet arbre digne de sa généalogie héroïque et tellement décorée par la patrie française, a le pouvoir de protéger de la violence fratricide aussi un autre enfant, le plus fragile, le plus humilié. Il y a, mine de rien, cette idée que seul, celui-ci ne pourrait pas s’en sortir. S’établit quelque chose d’asymétrique, une dépendance, une très discrète blessure voire une humiliation silencieuse chez celui qui n’avait pas assez de ressources en lui-même pour se défendre tout seul. Mais là, c’est toujours une analogie entre l’enfant protecteur parce que lui-même est protégé, et l’enfant victime auquel l’enfant protégé apporte la protection qu’il n’a pas. D’où cette idée que, et pour l’un et pour l’autre, aucun n’a en lui-même les armes pour se défendre seul. Se défendre au sens d’acquérir sur terre une place et de participer à une organisation supérieure pour la garantir, au départ ce n’est pas acquis, pas naturel, en rien comparable avec la place en milieu matriciel. Par le récit de l’arbre, nous imaginons un été tranquille et joyeux de récoltes, de blés mûrs, de joie, juste parce que la protection scellant l’amitié entre deux amis fait le beau temps, refoule la violence. Tout le monde a l’impression que sa place… au soleil va de soi, et merci à l’arbre qui offre l’ombre de ses branchages. On se croirait au temps d’une aristocratie avec son ciel encore bleu bienveillante pour ses fermages… Ou d’un Etat fort paternaliste pour son bon peuple paysan.
Or, le récit de l’arbre, qui se poursuit, fait apparaître que cette protection qui offre un ciel bleu ensoleillé pour les moissons va exiger un prix exorbitant ! Et finie la saison des justes récoltes, puisque les percepteurs et représentants du prince vont venir en prélever une part de plus en plus grande, au rythme d’une avidité galopante, jusqu’à faire disparaître les gerbes vers des greniers lointains. Humiliation des fermiers, des métayers, par la violence spoliatrice venue d’en haut, des palais, des princes. Evidemment, l’arbre met en exergue les deux amis inséparables, couple formé par la victime et son sauveur, qui sont parmi ceux qui se révoltent contre l’injustice d’Etat. Le noble geste qui scella l’amitié reste dans le récit symbolique d’une possibilité de juguler la violence même lorsqu’elle vient d’en haut, armée par l’avidité toujours plus grande de ceux qui sont en place, qui réclament le prix inouï de la protection et de l’organisation étatique qu’ils assurent. Comme si c’était bien normal ! Bien sûr, pour finir, « L’armée des pauvres se débandait. » Et reste toujours le goût âcre du sang, de la mort. La violence refoulée par l’ami, au sein des enfants cruels entre eux s’entraînant à la guerre civile, était revenue par en haut, sous la forme de l’avidité féroce des protecteurs d’Etat.
Dans la caverne enténébrée, le récit de l’arbre n’est pas sans effet sur le peuple de cendre de plus en plus désillusionnés. « Un murmure triste parcourt les yeux des hommes perdus… Angoisse d’esclaves à qui le destin révèle sa puissance. Terreur d’un peuple doutant de son despote… Les hommes gris regardent tomber les leurs dans la boue… Ils attendent le surgissement d’hommes nouveaux. » Comme lors des élections ? Ou bien comme à l’image des deux amis inséparables où l’un a secouru l’autre, victime ? Une attente toujours dans une analogie avec le père dans le sillage d’une lignée décorée par la patrie pour sa prise de responsabilité qui assure la protection et entend que le flambeau sera repris ? Toujours ce fantasme d’être protégé par quelqu’un d’autre, plus fort, et non pas de trouver en soi les forces, dans un Etat rendant cela possible ? Donc, les hommes de cendre… attendent ! Devant l’arbre qui parle.
Le récit de l’arbre reprend alors dans ce climat de terreur d’un peuple doutant de son despote et dépouillé d’en haut, l’armée étant là pour anéantir… la violence, celle de la révolte. Les habitants en sont réduits à vivre des dernières baies de la forêt… L’arbre sous lequel ils venaient après la moisson lorsque le ciel était encore bleu aristocratique ou monarchique est maintenant l’objet de doute. Est-ce que cela existe, ce noble sentiment fraternel, ou bien cache-t-il, en effet, une violence invisible ? Est-ce que celui des deux amis pour lequel la place va de soi n’est pas, à son insu, habité aussi de violence au regard de l’autre face à lui, auquel rien n’est garanti ? L’armée mate la révolte. Les deux amis, inséparables comme s’ils étaient pareils, abattent beaucoup de soudards. Persistance d’un engagement en quelque sorte politique tendu dans l’élan de sauver la victime de la cruauté, dans un environnement où les citoyens sont dépouillés par des impôts injustes, par une absence de décisions gouvernementales pour garantir leur vivre ensemble, tandis que l’argent fuit dans les poches avides des paradis fiscaux et des gens puissants qui n’en ont jamais assez. Vision de bêtes sauvages. Or, sous l’arbre qui vit s’enlacer entre ses racines un couple, la situation politique tragique, où l’armée jugule dans le sang la révolte, a une répercussion directe sur la solidité de leur histoire. La famille de la jeune fille est à l’abri dans la forêt, et elle vient seule sous l’arbre. Elle a perdu tout élan, comme si c’était lié à la mise en danger de la caverne elle-même comme métaphore d’un lieu protégé pour elle et la famille, un cocon, un ventre. Comme si l’engagement politique tressant d’un côté le noble geste de protéger son prochain sous l’aura de l’amitié indéfectible de deux amis et de l’autre la violence d’Etat faisant tirer l’armée comportait quelque chose de très ambigu, et que la jeune fille le sentait. En tout cas, l’arbre raconte que l’impact des événements a noirci son être tout entier, car il y a mise en danger de sa famille, du statut matriciel comme structure indépassable de la vie humaine. C’est-à-dire que l’homme, juste par son engagement politique, et le climat de guerre civile qui a explosé, a dérangé la tranquillité de la famille, voire son image, une lézarde étant en train de s’agrandir par le doute quant à son pouvoir d’assurer la paix. Ce n’est pas si simple de faire de la politique, en croyant que c’est en somme la même chose que de se porter au secours de l’enfant victime en refoulant juste en s’interposant les ennemis violents. Donc, la jeune fille, évidemment, choisit la sauvegarde de sa famille, sa survie, le cocon coûte que coûte. Et c’est là que la fiction, organisée autour de l’allégorie de la caverne de Platon, jette un très bref jet de lumière sur ce que symbolise la caverne ! C’est une matrice, une matrice remplie de ses enfants ! Une matrice encore et toujours fonctionnelle, comme dans une grossesse éternisée. Et c’est une femme qui croit que la réussite de sa vie est non seulement de devenir mère mais de le rester toute sa vie, concevant que ses enfants restent toujours en elle, et qu’elle n’a plus une vie de femme singulière, femme ne doit jamais signifier autre chose que mère. D’où cette femme sous l’arbre qui sacrifie son amour à la vie de sa famille. L’homme, « tendu vers un seul but, l’esprit empli de mille projets appelant des lendemains de victoire », la fixe sans la voir, c’est-à-dire ne voit pas la paix qu’elle veut incarner et qui est attaquée. Comme rattrapé par la violence de la guerre civile mélangée à l’intervention de l’armée, l’homme fait siens les usages des bêtes. Déjà, il se sent chablis, « tronc mort pétrifié par la foudre » de la violence dans son retour de refoulé. La femme lui jette des regards fuyants, « Ils se reconnaissent à peine » même s’ils s’aiment encore. Un soir, elle ne vient pas seule sous l’arbre, cinq soldats emmènent l’homme. Elle avait fait le sacrifice ! Tandis que les hommes du roi reviennent, coupent les bois, attaquent la forteresse de la forêt, cette métaphore d’un vivre ensemble sécurisé. L’arbre qui parle est seul au milieu d’un désert, personne ne croit plus au geste politique salvateur à l’image du garçon qui en sauve un autre des cruautés de ses camarades. « tout ce qui devait être caché apparaissait au grand jour. » Ce qui devait être caché est que les hommes ne sont pas naturellement les hommes bons de Rousseau, c’est qu’ils sont habités de violence dès que deux êtres sont en relation. Parce que vivre dehors sur terre, hors de la caverne matricielle, en vérité n’offre aucune place acquise naturellement, qu’il faut donc à la fois une organisation de la communauté humaine pour garantir la sécurité de tous, c’est l’Etat avec sa violence légitime qui fait renoncer chaque citoyen à sa propre violence en échange d’une place parmi les autres, et une capacité de mettre en acte ses propres ressources intérieures, ses propres dons. Il est donc important de reconnaître cette violence originaire ! Non pas croire que l’on peut être sans violence, car cela, c’est parce que quelque chose nous maintient placé, comme si notre caverne matricielle se continuait avec le statut privilégié d’une famille, avec la stature puissante du père. L’arbre, prenant de plein fouet cette vérité de la violence, et constatant les dégâts, se voit « seul vivant, au milieu des mourants. » Ce qu’il voit, c’est que l’armée, violence d’Etat, protège plus les puissants avides de postes et de richesses que les citoyens dépouillés qui se révoltent. Violence légitime qui est aveugle au fait que l’Etat, s’il laisse l’armée agir, cependant il n’accomplit pas ce qui est son devoir, assurer une place viable à chacun de ses habitants. Quelque chose de vital est scotomisé. D’où ce tableau de mourants que nous peint Dominique de Villepin. Des rebelles sont pendus aux branches de l’arbre, on leur avait fait des procès. « Des hommes en habits de laine se rassemblaient ici pour entendre le jeu funèbre des puissants. » Bien entendu, c’est la base de l’engagement politique, cette amitié des deux amis, ce symbole de l’amour du prochain qui le sauve lorsqu’il est victime, qui vole en éclats. Les deux amis sont pendus ensemble, côte à côte. « Le premier à être jeté d’un coup de botte de l’échelle fut mon ami trahi. » Image forte et dévastatrice de l’ami trahi, qui revient si souvent dans l’écriture de Dominique de Villepin. Comme la blessure restée béante à cause de l’échec, parce qu’il n’a pas eu vraiment, en vérité, le pouvoir de le sauver. Car la seule chose efficace, n’est-ce pas de lui ouvrir les conditions rendant possible qu’il se sauve lui-même, par ses ressources, ses armes, son intelligence, sa capacité à travailler pour la paix, libéré de l’humiliation. A ce stade du récit de l’arbre, il n’y a pas encore de conscience de cette forme très spéciale, très invisible, de violence, masquée par la non violence et la sollicitude extrême, qui s’incarne dans celui qui donne son aide, qui a ce pouvoir surplombant celui qui est sans pouvoir. La blessure de l’arbre est narcissique, castratrice, elle attaque la certitude d’être à la hauteur des ancêtres glorieux décorés de multiples médailles. « Il me semblait qu’on m’arrachait mes branchages, qu’un mal féroce pourrissait d’un coup l’intérieur de mon être… Le mal m’habitait tout entier. » L’image de l’ami trahi est mortifère !
Alors, ce récit de l’arbre suscite l’indignation parmi ses auditeurs, les hommes de cendre dans la caverne, comme si d’eux s’élevait le jugement ! « L’assistance tourne au procès… leur colère se met à gronder. La première des colères, celle qui ne se paye pas de mots, celle qui ne connaît qu’ici et maintenant. » On pourrait dire, la colère du peuple, qui se sent trahi par son représentant d’en haut, parce que ici et maintenant c’est si dur de vivre ! Emeutes de banlieues, interventions de l’armée, procès de la population à l’encontre du chef du gouvernement ? Le peuple de la caverne pointe du doigt en direction du caisson où l’arbre qui parle est dans son contenant, son berceau, son ventre, voyageur immobile. « Tu les as laissés mourir ? » Grave accusation ! L’arbre, s’il n’est victime, est donc forcément coupable ! C’est là qu’entre les lignes de la fiction affleure cette étrange culpabilité, cette ignorance de sa propre violence tapie dans sa non violence et sa bienveillance salvatrice. Les mains, comme dans les manifestations les voix, semblent vouloir déchiqueter le pouvoir impuissant, injuste et à la botte des puissants, veulent déchirer l’écorce, saccager le caisson de verre en vérité protecteur d’un chablis… « On ne voit plus le défenseur de l’arbre. » L’arbre généalogique.
Le récit de l’arbre reprend aux deux amis pendus. L’un est mort, l’autre non, mais, comme l’arbre, il faiblit, fait plier la branche, et tombe. C’est la rupture du lien indéfectible entre celui qui a sauvé et la victime sauvée. Comme si la victime avait maintenant assez d’énergie propre pour ne plus attendre tout d’un sauveur extérieur, et prendre ses jambes à son cou. Alors, dit l’arbre, « Ce fut comme un printemps au milieu de l’hiver. Le jeune homme partit ce soir-là et disparut du village. » L’arbre reste, le plus vieux et le plus triste des fantômes, « cyprès d’un grand cimetière. » Il faut entendre ces images mortifères si fortes sous la plume de Dominique de Villepin. Comme une chute mortelle à la hauteur de la glorieuse mission qu’il imaginait pouvoir assumer afin d’être digne de sa lignée, et dont l’échec lui arrive en pleine figure. L’arbre ne peut plus que contempler l’étendue de son désastre, « seul survivant sur un territoire de brûlis, de souches et de pierres amassées, un veilleur au milieu des ruines. » Paysage de l’échec. Les armées continuent de manger les forêts comme des ogres, la jeune fille a d’abord disparu, mais elle revient avec un enfant dans les bras, qu’elle lui confie comme dans le geste symbolique de l’enlever, enfin, de son propre ventre, afin qu’il ne soit plus qu’enfant de la patrie, protégé et éduqué par ses institutions. Elle dit à l’arbre que cet enfant ne peut rester avec un mère folle et un père mort : n’est-ce pas une manière imagée de dire que la matrice a achevé sa fonction, sa gestation, que le placenta d’origine paternelle est tombée en apoptose et que l’enveloppe caverneuse de l’utérus n’est plus qu’une folie hystérique ? « Son crime la poursuivait. » Quel crime ? Celui d’avoir imaginé, dans sa folie, garder en elle l’enfant, refusant de l’abandonner au dehors, de le jeter sur terre ? Là, l’allégorie de la caverne est directement attaquée, précipitant vers la sortie, ceci parce que le récit de l’arbre sur la violence des hommes a en quelque sorte fait prendre conscience qu’attendre la protection de l’autre revient à sous-estimer nos propres ressources, ne jamais commencer à les mettre en acte, ne jamais sortir. Alors, ceux qui portent le poids de tant de massacres et de malheurs viennent se confier à l’arbre, ils gravent le nom des pendus sur l’écorce. « Je devins un psautier vivant. »
Dans la caverne, à la suite du récit, se met en acte le rejet de l’arbre. Tout est saccagé comme pour mettre en image la fin de la fonction pleine, matricielle, de ce ventre. Le caisson de verre est cassé, tel un placenta qui se déchire, et l’arbre est traîné, comme une épave, hors de la caverne, traumatisante naissance. Il est vomi, aussi, pour dire que ses paroles ne nourrissent plus les illusions comme les citoyens peuvent vomir les promesses politiques mensongères qui les laissent mourir de faim. L’arbre se retrouve là où on l’avait trouvé, dans la ville cristalline, tandis que les hommes de cendre redescendent en bas, dans le ventre de la terre. Ils restent dans cette tiédeur grise car dehors, rien n’est encore vraiment construit pour eux. Dehors, on verra encore la folie des hommes. Mais l’arbre sera sorti de son engagement politique, c’est-à-dire de cette phase en analogie avec l’amitié entre deux amis scellée par l’acte de sauvetage mêlé au refoulement de la violence, celle qui est revenue avec une énergie décuplée exploser parmi les hommes en provoquant une mortelle blessure narcissique.
L’arbre, maintenant, est errant. Pourtant, rien n’a changé dans son statut, puisqu’il est encore véhiculé, on le tire par des cordages, on le soutient par deux tourelles, on l’imagine dans une charrette, on le promène en chemin. Le voyageur immobile. Il reste quelqu’un d’important, dont on prend soin, sa vie se poursuit loin du « lieu que j’avais occupé tant d’années, avec lequel je n’étais qu’un, celui qui m’avait fait ce que j’étais » et qui n’était plus « qu’une plaie béante.. un amas de mottes de terre retournée, un grouillement de vermine exposée ». Le convoi l’emmène sur les routes, l’arbre est « une fête en marche, un carnaval maigre, une roulotte où dansaient et s’amusaient garçons et filles en même temps… » Mais certains hommes, certaines femmes, sur le bord des routes, le voient comme « un monstre méprisable et à demi mourant. » Image terrible de celui qui s’est retiré de la politique, qui a retrouvé le contact avec la vie ordinaire, qui est encore montré du doigt pour ce qu’il a échoué, mais qui reste totalement véhiculé dans la roulotte de sa notoriété, il est tiré de-ci de-là au gré des interventions sollicitées, on l’imagine, sur son passage c’est le tumulte. L’arbre errant, lui, est en deuil. La blessure narcissique, le fait de n’avoir pas pu s’inscrire comme à la hauteur de sa lignée alors qu’il avait été en situation de le démontrer, est mortelle, c’est impossible de se relever pareil. D’où ces phrases saisissantes de douleur, de désespoir, de plainte infinie : « la vie me quittait dans mon sillage… Mes feuilles vertes en laissaient des traces partout où nous passions. Je perdais un peu de lumière à chaque pas, je sentais moins le frémissement des vents dans cette Egypte sans repos… J’étais un cadavre sur pied, comme un hiver au cœur de l’été. » Seul Dominique de Villepin peut écrire une telle douleur, en s’éloignant des fonctions occupées au sommet de l’Etat.
Pourtant, autour de l’arbre qui erre, les hommes reviennent, car sans doute s’aperçoivent-ils qu’il a quelque chose de spécial, qu’il lui reste quelque chose de spécial. C’est ce retour des hommes autour de lui qui, sans doute, va amorcer une sorte de deuxième verdissement, la possibilité que son récit se poursuive puisqu’il est toujours écouté. Autour de lui, de sa notoriété on imagine, se construit « une suite d’anneaux concentriques. Comme un tronc humain qui protège de sa peau épaisse le cœur vulnérable de son récit. » Désormais, la caverne protectrice est faite par l’écoute des humains, par un ventre humain autour de lui. « Le spectacle reprend, plus grandiose et plus terrible que dans la caverne, dans cette grotte à ciel ouvert. » L’allégorie de la caverne se poursuit autrement, dans une grotte à ciel ouvert. L’arbre est protégé par son aura, sa notoriété, sa dimension internationale on l’imagine. Plus que jamais, il reste ignorant de cette violence qui refuse une place viable sur terre, tandis que, bien sûr, une blessure reste béante en lui. Cependant, elle est en apparence soignée par le pharmakon de la notoriété, par le fait qu’il soit demandé, attendu, écouté, donc précipité dans une sorte de fête perpétuelle, tel un enfant plus roi que jamais dans une nouvelle famille humaine beaucoup plus élargie, ouverte. Il est dans une immense grotte à ciel ouvert.
L’arbre errant reprend donc son récit. Il vit dans tellement de lieux que « Il fut un moment où je crus que se déplacer, c’était être partout. » Il est fêté partout, en quelque sorte. Comme retrouvant partout la reconnaissance d’être à la hauteur d’une lignée qu’il n’a pu inscrire vraiment dans sa patrie. « j’étais sorti de mon engourdissement à l’instant même où j’avais senti l’éclat du soleil sur mes feuilles. Il y eut un bruit gigantesque en moi. La sève tourbillonnait dans toutes les interstices du bois… Je retrouvais mes sensations d’autrefois. » Bien sûr, tout est différent, car la foule d’arbres autour de lui n’est pas une forêt. On imagine qu’au temps de la diplomatie, l’appartenance à la prestigieuse Maison du quai d’Orsay donnait l’impression que tous les diplomates comme des fils appartenant à l’élite formaient une forêt protectrice et solidaire, et ainsi de suite dans les relations entre ambassades, à l’intérieur d’une sorte d’entre soi. Maintenant, le spectacle est déroutant. « Je reconnaissais le monde, je retrouvais les forces de la nature qui m’avaient toujours entouré. Mais l’espace devant moi était d’une espèce différente. C’était une nature sanglée et domptée, au foisonnement aboli. La ligne droite imposait sa loi. » Peut-être le sentiment de ne plus être dans le temps où en tant qu’ambassadeur d’un Etat il pouvait jouer sur les lignes de forces internationales, avec la sensation d’un foisonnement de singularités. Désormais, vu d’en dehors du pouvoir, l’impression est que c’est joué ailleurs ? D’où cette impression de « fête perpétuelle. Les arbres rivalisaient d’élégance et de magnificence. » Tous les arbres du jardin du paradis, chêne rouvre qui explose en milliers de feuilles dentelées, peuplier argenté, ormes croissant un peu partout, frênes se lançant à l’assaut du ciel, cèdre, lauriers-roses, citronniers. Bref, tous ces arbres prestigieux sont des miroirs singuliers pour notre arbre errant, qui trouvent partout où il est accueilli arrivant dans sa roulotte des notoriétés à l’image de la sienne. L’entre soi dans tant de lieux différents donne peut-être l’impression que la errance est aussi une immobilisation. Et la métaphore de Versailles, avec son jardin parfaitement tracé et organisé, son palais incroyable, où « Tout trahissait la main de l’homme, son goût des symétries », convient parfaitement pour rendre compte de cette impression qu’a l’arbre que tous devenaient « les personnages d’un théâtre pour l’éternité ». Une main experte non seulement domine la forme mais maîtrise l’être, greffe les arbres, les repique, les marcotte, rien ne lui résiste. Bien sûr, la greffe ne prend pas toujours, et dans cette cour règne la peur. Mais l’arbre, lui, est rassuré car il a « retrouvé son aplomb. » Cependant, ce théâtre des puissants est une prison, où l’on suit toujours un seul et même personnage, à qui il faut faire la cour, on ne sait pas si c’est le pouvoir, l’argent, bref il faut paraître dans ses plus beaux atours, rire sur commande, et retourner au néant une fois la promenade terminée. Finalement, le glorieux personnage protecteur et initiateur de la lignée prestigieuse apparaît ici sous un tout autre aspect, il faut lui faire la cour si on veut jouir sinon gare, et il désire pour lui un jardin et un palais où plus rien n’a résisté aux hommes, où la nature est domptée pour que le roi des lieux vive dans la perfection des lignes, de la géométrie à l’image de son pouvoir inégalé. Alors, non dupe, l’arbre a une douloureuse conscience de ces bals sans plaisir, de ces fêtes sans joie. « J’aurais voulu danser comme eux, mais j’étais enfermé dans l’épaisseur de mon bois. Et pourtant, j’étais plus libre qu’eux. » Enfermé dans son bois, c’est-à-dire, peut-être, dans cet impératif de laisser, comme les ancêtres, la trace qu’on a valu quelle chose, et la douleur de ne pas pouvoir jouir d’y être arrivé. A la différence de ces arbres somptueux bien enracinés dans leurs jardins très maîtrisés, l’arbre errant est dans sa pauvre roulotte, en voyage. Ce qui le tire, c’est ce qui fait avancer son récit, c’est l’écoute des hommes qui sont revenus vers lui. Leur insatisfaction elle-même met en route.
Il sent qu’on le déplace à nouveau dans la charrette. Dans son récit, il dit qu’il voit « surgir une puissance » qui dépasse les hommes, les broie, les exalte, qu’il rencontre la grande et glorieuse histoire. Peut-être en effet la prison du théâtre et de ces bals sans joie fait-elle apparaître le désir d’un personnage héroïque, napoléonien, qui saurait apparaître comme un libérateur ? Voici alors que, ses branches couvertes de guirlandes et de rubans rouges et bleus par la foule, il s’avance sous les vivats « comme un triomphateur sur son char. » Et « Je déambulais en héros libérateur. J’étais alors la Liberté. Les cahots me grisaient. Rien ne me semblait impossible. » Travailleur de la paix de par le monde, passerelle entre les pays, et installé dans la charrette de sa renommée, il suit une destinée déjà lancée, qui s’impose à lui « à travers les versatiles volontés des hommes » c’est-à-dire là où par le jeu de la médiation et des paroles il pense avoir le pouvoir immense d’étendre le territoire de la liberté, en quelque sorte tout seul, héros mégalomane. Mais la moitié du feuillage a terni en quelques jours : « Je mourus à moitié… En une semaine, tout ce qui était tourné vers l’ouest était tombé, tandis que sur ma face orientale, je vivais, je prospérais, je regorgeais de vie. » Les affaires de l’arbre errant se sont arrêtées à l’ouest, désormais il reste la face orientale, chère à son cœur… Partout, de puissants orateurs, des charlatans enivrés, des hommes en armes, des excommunications lancées contre les murs du palais. Entièrement solidaire, et convaincu d’incarner la liberté, toujours dans un ancien et profond désir d’aider son prochain comme l’ami victime, il se fait « temple révolutionnaire », devient « arbre de papier » parce qu’on cloue sur son tronc des annonces, des lois, des décrets. Sa confiance est mégalomane. Or, vite, la liberté cède à la peur, l’humanité qui se croit libérée, comme si la violence des puissants pouvait si facilement être refoulée, voit apparaître l’échafaud, qui élague les hommes. Ce n’est donc pas si facile ! « Un long automne de convulsions dans lequel le sang coulait pour la naissance d’un monde nouveau. » Pas d’occultation de cette violence, elle est bien là, posant encore et toujours la question de comment vraiment la repousser efficacement. L’arbre qui croit être la liberté doit en rabattre. Il lit son impuissance dans le miroir des victimes de l’échafaud.
Dans leur grotte désormais à ciel ouvert, le peuple d’esclaves qui écoute le récit de l’arbre sort de sa torpeur, en entendant qu’une humanité s’est unie pour conquérir la liberté. Voici que, prenant conscience d’avoir en soi le désir de se libérer, de prendre sa part des responsabilités pour vivre ensemble en paix, le regard de chaque homme rencontre un autre regard. « Chacun fixe l’autre. L’étonnement emplit peu à peu ces visages. Les bouchent s’entrouvrent ; les yeux s’arrondissent et s’écarquillent ; les pupilles se dilatent. Ils se reconnaissent. » Pour la première fois dans la fiction, le lien social, un lien digne de ce nom, n’est plus asymétrique, tel celui de l’ami sauveur avec l’ami victime, les deux personnes en relation, en présence, ont le même statut mais surtout prennent conscience d’une altérité, du fait que ce peuple fait nombre, qu’ils sont là avec chacun un désir propre d’indépendance et de liberté. Leur obéissance aux ordres, comme un seul homme, ne va plus de soi. Le processus de libération doit être intérieur à soi, c’est une conquête, qui commence par la conscience d’avoir des ressources propres, et de n’être pas seul à en avoir, le nombre fait force. « Perdus dans la contemplation de leurs semblables, envoûtés par leur découverte, pas un ne bouge » lorsque fusent les ordres. « Ils refusent… toutes les bouches s’ouvrent pour un grognement rauque et bref, un ‘non’ primitif. » Pour la première fois dans cette fiction, un « non » identifie en quelque sorte la violence, celle qui soumet, celle qui partage l’humanité en puissants et en faibles. Ce qui transforme le statut de la victime, ce n’est plus le garçon victime qu’un garçon plus fort peut sauver, c’est une victime qui commence à ne plus avoir peur, et grogne un « non » primitif. La question de la violence reste cependant entière, l’arbre n’y peut rien. « D’où vient la force qui cherche à les abattre ? C’est impossible à dire. » En tout cas, elle reste la plus forte. « La chasse aux révoltés commence. La voix se concentre sur les zones les plus turbulentes et tue au hasard, comme un éclair mortel. Le peuple d’esclaves prend conscience que devenir libre n’est pas facile. Pourtant, ils ont déjà gagné quelque chose : le commencement d’une solidarité humaine. En effet, un esclave indemne vient au secours d’un autre « pour lui soutenir la tête ou prendre son visage entre ses mains, ils échangent un regard. La gangue d’indifférence qui recouvrait leur visage disparaît sous les larmes. Un éclair d’humanité. » Mais la « révolte est anéantie. »
L’arbre errant, qui s’est cru arbre de la liberté, reprend son récit. Dans la foule, alors que l’échafaud élague les hommes, un homme se détache, et l’arbre croit voir l’ami, celui qui a disparu, ou bien un sosie. Avec quelques amis, l’homme emporte l’arbre. Cet arbre, encore et toujours, est donc véhiculé. Il est le voyageur immobile. On prend soin de lui, parce que sa valeur, parfaitement entendue, exclue qu’il pourrisse là, il y a une renommée qui fait que lui, on veut l’emmener ailleurs, on veut l’exploiter, le faire danser dans la lumière. Ainsi, la violence ne l’atteint pas, hormis celle qui le confronte à son impuissance, qui est une blessure inguérissable. Mais le pharmakon, c’est le fait de mettre en scène sa valeur, donc un supplément narcissique à la clef. « Le monde n’était-il pas farce ou songe ? Autant se faire bouffons pour de bon, pensaient-ils. Ils m’enrôlèrent. Je m’improvisais chapiteau de fortune, couvert de bâches rouges… mais j’étais aussi la scène… Tout cela se passait sans rime ni raison… » Les saltimbanques s’élancent depuis la couronne de l’arbre, ils sont couverts de rubans de couleurs. L’arbre lui-même, évidemment, est mis en scène ! C’est même le clou du spectacle, renommée oblige ! Voici « l’inégalable Chêne qui danse. » Ironique et dérisoire image du Chêne qui devait devenir à la hauteur de sa lignée ! « … la lumière bien dirigée m’enveloppait de toutes parts, un système de cordes cachées, attaché à mes branches, me faisait tournoyer aux yeux des spectateurs selon une séquence minutieusement réglée. » Scène où la fiction semble tourner en dérision l’arbre qui pensait avoir un destin si exceptionnel, rien moins que le sauveur de l’humanité, l’arbre de la liberté ! L’ami qui l’a sauvé de la pourriture en l’emmenant est chef « d’orchestre, marionnettiste, instrumentiste ou tout cela à la fois, mon ami de toujours se donnait totalement au spectacle. A ces moments, il se confondait avec moi… » C’est un « Prométhée par lui-même enchaîné », qui a pris un peu pour lui du feu narcissique de l’ami héroïque. En le mettant en scène, après l’avoir tiré de la pourriture, lui aussi est héroïque, mais en pure illusion et beauté. « Comme un sonneur de cloche, il rythmait son mouvement pour augmenter sa puissance… Tout ce que voyaient les spectateurs, c’était son énergie appliquée à mon corps immense, un être légendaire. J’étais une chimère. » Evidemment, les trompettes de la renommée sont efficaces ! « En quelques semaines, je fus connu dans toute la ville. C’est moi qu’on venait voir, j’étais le point où se concentraient tous les regards. » Bien sûr, les critiques acerbes ne manquaient pas, pointant la farce grotesque ! Quoi, un arbre politique de cette valeur, qui défendait la liberté partout dans le monde, se prêter à ça ! « … on sacrifiait un arbre vénérable, l’arbre de la liberté, à des jeux de saltimbanques. » Comme d’autres noient leur deuil dans l’alcool, pour l’arbre de la liberté errant « La vie était une fête, résonnant de chants d’ivresse… La vie entière n’était qu’un jeu », de ce bon côté des choses. « Les hommes étaient heureux, moi aussi. Ce fut le temps de ma splendeur… Nous avons traversé des frontières. Le monde seul était à notre mesure. Chaque pas était un émerveillement, chaque rencontre, une aventure… J’ai rencontré plus d’hommes que je n’avais de feuilles. Partout, le spectacle attirait à lui des foules… On venait s’extasier devant la nature vaincue. » L’homme s’était affranchi des lois de la création, partout, dans ce monde-là, la beauté, les constructions vertigineuses, les miracles se jouant du climat, le confort, le spectacle, la fête jaillissaient du pouvoir des puissants et de leur argent jusque dans le désert. On pouvait faire un paradis verdoyant sur du sable, construire des villes sur la mer.
Du côté de la grotte à ciel ouvert, dans le récit de l’arbre un couple s’extirpe de ses racines, et, côte à côte, ils regardent « le monde devant eux, un monde qui renaît. Au-dessus d’eux, la frondaison de l’arbre brille d’une infinité de couleurs et de nuances, réfléchies par les prismes de cristal alentour. » Le regard sur les splendeurs de l’arbre mis en scène par son ami saltimbanque, dans le milieu artificiel des créateurs on pourrait dire, a un effet immédiat ! La vie du couple peut reprendre sous les rayons du soleil, puisque l’arbre qui danse ne déstabilise plus la vie paisible par sa passion politique. Adam et Eve dans un nouveau paradis s’extirpent des cendres. L’homme trace des sillons dans la couche de cendres, et la femme sème les graines dans cette saignée. Homme et femme sont tous deux lovés dans le reverdissement de l’arbre, dans la poche matricielle de son succès. L’arbre phallique revit ! Les images projetées sur les cristaux montrent un couple rassuré par le succès du spectacle mis en scène par l’ami saltimbanque. A nouveau tout est beau sous le soleil. L’homme laboure et la femme sème, dans l’illusoire meilleur des mondes, qui est un autre monde par rapport à celui du peuple de cendre. C’est tellement romantique ! Comme par hasard, et sûrement parce que c’est elle qui a la si forte certitude d’être pourvue d’un utérus éternellement fonctionnel, plein de la vie semée, la « femme secoue les branches de l’arbre. Des milliers d’éclats étincelants tombent sur le sol, semence lumineuse. Elle les ramasse et les sème les uns après les autres dans la saignée tracée par l’homme. Le labeur progresse lentement, en silence. » Cela devrait-il être contagieux pour le peuple de cendre regardant la projection sur les cristaux de la grotte à ciel ouvert cette image idyllique d’un couple au paradis de la création, lové en lui comme dans une poche redevenue éternelle où ils sont leurs propres enfants ? « Bientôt, de jeunes pousses, des tiges de toutes sortes, pointent hors de la poussière. La terre semble avide de vie. L’espace travaillé se couvre d’herbes, de buissons, d’arbrisseaux. Les plantes mangent la cendre qui les entoure. » Métaphore d’intérieur placentaire, avec sa création d’un jardin du paradis ? Autre monde, où tout va bien à nouveau pour eux. « Sous les rayons du soleil, l’arbre revit. Il se pare, une fois de plus, de feuilles. » Cette fois, c’est grâce à l’ami saltimbanque. Un matin, l’homme et la femme se réveillent aux creux des racines de l’arbre majestueusement remis en scène. « L’homme prend un morceau de cristal qui gît là et sur lequel résonnent ces sons. Il l’approche de son oreille et écoute, plus faible, plus lointain, le son prononcé… » Comme on écoute la mer dans un coquillage ? « Tous deux explorent les alentours et contemplent les images offertes à leurs yeux, écoutent les mots dont l’arbre fleurit. » Les images sont… offertes ! Un autre éclat de cristal, qui dans la grotte à ciel ouvert figure les parois sur lesquelles se reflètent les images de la caverne de Platon, dit « rossignol » « et laisse deviner un oiseau. La femme en ramasse un nouveau et le heurte au premier. Leur surface se brise. Des copeaux s’en détachent. Après de longues heures, il ne reste plus entre ses mains que l’ébauche sculptée d’un rossignol qui enferme le mot et l’image de l’oiseau. Fascinée, elle l’emporte et le cache dans les racines qui la virent naître. » Alors, bien évidemment… « un oiseau frémissant s’en échappe… » ! Mais il ne faut pas perdre de vue que le couple est sorti ensemble du creux des racines de l’arbre que l’ami saltimbanque a mis en spectacle ! « Un à un, les mots enfermés sont libérés… Tant que les rayons frappent le feuillage. » Et oui, les rayons de la renommée dans la mise en scène de l’arbre qui danse ! Il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’un arbre qui vaut le coup qu’on l’emmène en roulotte, et qu’on le mette en scène, et ce succès fait renaître le couple comme des enfants au paradis, où tout baigne, provisoirement ! Alors, voici le déploiement d’un nouveau paradis, avec Adam et Eve qui jaillissent de la création et la femme est créatrice de vie, elle fait frémir l’oiseau qui s’échappe… A nouveau, « double commencement du monde au sortir du chaos primitif. Chaque jour, de nouveaux animaux surgissent du ventre de l’arbre et se dispersent à travers le monde. L’homme et la femme se réjouissent, s’amusent à attraper l’un ou l’autre. » Comme des enfants ! A noter que c’est ici l’arbre qui danse qui est ventre, d’où ils naissent comme redevenus enfants ! C’est-à-dire sa valeur, sa notoriété, exploitée par le metteur en scène saltimbanque, fait ventre matriciel à la fois pour l’homme et la femme, pour le couple matriciel dans leur autre monde parfaitement imaginé, créé, et écouté comme le bruit de la mer dans le coquillage féminin, image si romantique. L’imagination semble facilement donner l’illusion qu’il suffit d’être créatif pour que cet autre monde s’ouvre, se couvre de verdure et d’animaux. La fiction montre à quel point la réussite de l’arbre, son statut reconnu et au cœur de l’errance exploitée par le créateur qu’est le saltimbanque, crée littéralement l’abri matriciel dans lequel comme aux premiers temps idylliques le couple peut à nouveau émerger du chaos pour vivre romantiquement au paradis. « Ils parlent. Des souvenirs de l’arbre surgissent aussi les amis du passé. » Les hommes et les femmes de cendre, qui écoutent cette partie si romantique du récit, entourent les racines de l’arbre à partir duquel a pu naître par l’imagination et la création le jardin de l’arbre… de la vie ou bien de la connaissance du bien et du mal ? En tout cas, ce peuple n’est qu’un peuple de drageons ! Qui est incapable de sortir « de la limite des champs tracée par le premier homme… Ils écoutent, impatients d’affronter les énigmes de leur humanité. »
L’arbre errant, sans doute, ne manque pas d’observer que ce peuple qui écoute un couple romantique au paradis de la création qui se réjouit et s’amuse à attraper les animaux n’est qu’un peuple de drageons, pas un peuple vraiment libéré, et qui pourrait lui aussi profiter de ses dons en matière de création. Eux, ils restent dans leur paysage de cendre, ils n’habitent pas l’autre monde où la création est si belle, la contagion ne prend pas vraiment ! Ce peuple semble insensible à la magie du récit, des paroles, des images, de la création. Son rapport au langage, aux paroles, à la beauté s’avère différent, et cela se dit par cette étrange insensibilité. L’arbre, qui n’a pas abdiqué son pari d’arriver, à l’infini de ses pérégrinations, au temps où ce peuple réussira à se libérer, à sortir de la caverne ou de la grotte à ciel ouvert, dans une re-fondation de la politique qui est une passion qui lui colle à la peau, a conscience que dans « ce tourbillon d’images, je n’ai conservé que l’empreinte de moments épars, quelques notes dans une longue fugue. » La roulotte poursuit son chemin, la « poussière couvrait tout », et « moi, enduit de baumes et d’emplâtres, soigné et apprêté comme une marquise en chaise à porteurs, j’étais un colosse verdoyant… » ! Cette image ridicule nous fait éclater de rire ! Ils se sont arrêtés sur une colline pelée de l’Italie du sud. Là, même si l’arbre est « comme un vivant jardin d’Eden au milieu de cette géhenne », les « hommes d’ici n’étaient guère accoutumés aux prodiges. » L’arbre, mortellement atteint dans son narcissisme mais n’ayant jamais renoncé à réussir, est hypersensible aux réactions du peuple, des gens, comme si cela seul comptait au regard de la vérité, c’est-à-dire le jugement sur ce qu’il réussit vraiment ou pas de ce qu’il s’était promis de faire afin qu’ils soient libres de l’humiliation. Ces « hommes silencieux étaient durs à la peine. Ils dédaignaient les joies faciles de nos spectacles. » Evidemment, être capables d’apprécier les créations sublimes de l’imagination requiert d’avoir réussi à compter sur terre… Or, ces hommes sont silencieux, personne ne les entend, ils ont un rapport au langage, aux créations, à la pensée, aux écrits, sans doute très différent et pas encore réellement pris en considération, seul s’entend leur silence, qui vaut résistance ! Mais ce peuple des collines pelées n’est pas dupe, et c’est déjà énorme ! En quelque sorte, il se structure en vérité autrement qu’en étant relié par ombilic aux paroles d’en haut et autres distractions d’une culture de masse, au contraire jeté dehors, sur terre, il se construit par une infinité d’influences et par les règles d’un vivre ensemble même si elles sont rudimentaires sur la terre inhospitalière. …« certains maudissaient, en nous voyant, ces diables qui occupaient le pays. » Peu à peu, l’arbre a conscience que lui et les saltimbanques s’enlisent dans une terre inhospitalière. Comme une sensation que la terre sur laquelle vivent ces gens est de nature différente de la terre matricielle où ces artistes en roulotte vivent comme en Eden ? Un soir de fin juillet, une bande de paysans vient saccager « une troupe de saltimbanques grimés. » Un homme jeune se hisse sur les racines de l’arbre et crie à la foule : « Regardez ces impies qui singent la création. Là où ils viennent, le blé cesse de croître, le bétail s’éteint et s’épuise. Voyez cet arbre, créature déchue, défi aux volontés divines, monstre orgueilleux… Renoncez à ses tentations ! » Et ils répondent en italien : « Rinunciamo ». Ils ne sont pas dupes de l’illusion d’un monde de la création parfaitement élitiste dans son entre soi, faisant croire que par la seule imagination on peut accéder au paradis ! L’arbre va être enflammé. « Ils prenaient leur revanche de toutes les humiliations subies, de toutes les avarices de la terre, de toutes les inquiétudes de lendemains désenchantés. » En effet, eux, devant toutes ces merveilles que les géniaux créateurs savent faire surgir du chaos, se posent juste la question d’une terre qui serait un jour non avare, partageant entre tous les humains ses richesses, une terre de l’écologie, non dégradée par les activités d’apprentis sorciers et par d’aveugles consommateurs. Alors, l’arbre s’embrase tout entier. Mais, dans une longue plainte, l’ami et maître saltimbanque réussit à sortir de la floraison de l’arbre, et jubile, triomphant, « goûtant cette revanche de l’imagination. » Peut-être que cette imagination est d’une nature différente : celle d’un peuple non dupe qui, en effet, commence à imaginer un monde différent, juste en s’appropriant une capacité de créer à partir de soi un monde encore invisible, et en s’abstrayant de ce monde créé tout fait que l’arbre et ses saltimbanques montrent dans le récit de la grotte platonique à ciel ouvert. L’imagination et la création, c’est aussi leur affaire, donc les hommes de cendre doivent sortir de la fascination, de la culture et de l’art que l’on voudrait rendre accessibles à la masse ignorante. Peut-être cette création élitiste peut-elle prendre un autre sens dans cette confrontation entre deux mondes ? Entre récit de l’arbre montrant cet autre monde où il a vécu, et le peuple de cendre qui l’écoute et se libère peu à peu, par une résistance qui va chercher loin en soi la force, les ressources, les dons, pour enfin commencer à créer eux-mêmes quelque chose ? Mais sur terre, dans le monde d’une humanité sur le point de quitter sa grotte où à ciel ouvert on voulait encore les cultiver, d’en haut, par le spectacle, par la création jetée à eux par les élites, alors que décidément on ne les cultive pas, mais ils cultiveront.
Ce peuple de cendre, non dupe, à la suite du récit, est maintenant capable de chercher. « Il ne s’agit plus de ce labeur de mouroir, de cet esclavage de la matière. Ils sont les maîtres à présent. Ils creusent pour trouver des vestiges. Ce que leur raconte l’arbre, tout doit être là, à portée de leurs mains. Il suffit de creuser. » Mais non. Et « l’inquiétude les gagne. » Il ne s’agit pas simplement de se cultiver, de s’initier à l’art, de s’éveiller en ayant accès aux prestigieux vestiges, comme on se nourrit à un biberon richement rempli, ou à des paroles créant une terre lointaine inconnue. « Il n’est pas simple de ressusciter un monde. La tombe est glacée. » Et l’on voit bien que la dite démocratisation de l’art et de la culture ne libère pas si facilement les gens… C’est plus compliqué que cela ! Peut-être faut-il retrouver le temps et le pourquoi des ancêtres lointains qui ont peint sur, justement, des parois de cavernes, des animaux préhistoriques, des scènes. Des créations, mais pourquoi ?
Alors, il faut encore écouter le récit de l’arbre errant ! Il n’y avait « face à la malédiction des hommes » que « l’errance », en « hissant péniblement l’interminable caravane en haut des cols. Nous allions là où le monde changeait, là où se déversaient les armées, assister à la naissance d’un monde, à l’élan de la liberté jetant à bas des siècles d’esclavage. Les peuples se mettaient en mouvement… Nous fuyions nos propres ombres. » Aucune armée ne peut quelque chose contre ces peuples en mouvement, trouvant les ressources en eux, n’attendant plus tout d’en haut, donc déstabilisant irrémédiablement les élites, en particulier qui a encore en lui l’idée d’être le sauveur de l’ami victime, ou des prochains incultes. « j’accompagnai des armées en haillons à travers une Europe à feu et à sang. » Le héros napoléonien s’en va vers sa Bérézina. Mais héroïque dans cette chute vertigineuse. « Je me tenais au cœur de la bataille. » Celle de l’armée en haillons, celle des peuples, mais aussi celle des bataillons d’infanterie. « La terre s’ouvrait. La terre se retournait, lacérée et mutilée de toutes parts, suspendue au ciel. Une odeur de salpêtre et de soufre s’insinue de partout. Je me croyais seul dans la tourmente. Soudain, je sentis accourir mon vieil ami, devenu furieux devant le danger imminent. » Cet ami saltimbanque s’efforce encore de sauver l’arbre, de le protéger de cette violence spéciale par laquelle les peuples entendent désormais compter, conquérir leur place, faire valoir leur voix. Mais une « salve déportée par les vents et l’aveuglement des lignes me heurta de plein fouet. Les balles lacéraient mes feuilles rousses. » Deux boulets de canon brisent une large branche qui ne semble plus maintenant que « la béquille d’un vieil estropié ». Castration magistrale ! Un estropié ! L’arbre de liberté, dont la notoriété installée sur une roulotte avait été utilisée pour organiser un spectacle ambulant, perd son sauveur, son metteur en scène. « Le destin et les armes m’arrachaient à mon ami. » Désormais, l’arbre ne peut plus refouler pour lui-même la réalité de la violence, même s’il tient tellement à son image de modéré. « La mort partout. Les bêtes qui me tiraient disparaissaient une à une. » Voici que la matrice ambulante dans laquelle l’arbre glorieux reste, voyageur immobile, est en bien mauvaise posture. D’autant plus que les cosaques ne sont pas loin… « Je grimaçais, en monstre grimé, fétiche déchu. » Il se demande pourtant pourquoi les hommes ne l’abandonnent pas, mais même le tirent, remplaçant les bêtes mortes. Cette Bérézina de l’arbre dure un siècle de glace. « Je n’étais qu’un débris laissé en chemin par le Général Hiver. » Plus personne pour lui offrir de chaleureuses fêtes, invitations, il ne lui reste qu’à écouter « la mélodie des voix éteintes. Je découvris qu’il y a parfois plus de force dans le souvenir que dans le temps qui passe. » Surtout en temps de glaciation. L’errance reprend, histoire de vérifier cette glaciation. Peut-être aussi une glaciation intérieure, une perte étrange de feu, de pulsion battante, pour cette mise en spectacle de lui-même de par le monde. « Tout s’obscurcissait. Je ne saisissais plus que des bribes de ce qui m’entourait. Cerné par les glaces, je glissais le long des travées de neige. » C’est alors qu’un fleuve l’emporte. Peut-être une métaphore du liquide amniotique qui coule dehors. A moins que ce soit encore un mouvement à l’envers de ce liquide, au rythme de la résistance forcenée à la violence commune, comme dans le maelström d’Edgar Poe le pêcheur s’agrippe à son tonneau pour ne pas finir déchiqueté en bas de l’entonnoir fou. Et ça marche ! L’arbre, même sans ami, même sans roulotte, juste tronc flottant, peut rester à l’abri dans la flottaison elle-même, faisant confiance au principe d’Archimède ! « Puis j’arrivai dans un port gai et coloré, couvert de bateaux de commerce qui attendaient le printemps pour regagner la haute mer. Temps du commerce. « Je naviguais, sans gouvernail ni équipage… Comme aspiré par la terre, je vins m’échouer à l’embouchure d’un canal, au milieu des épaves. » Sur la berge, il y a des maisons ouvrières à perte de vue, des hangars, des terrils « qui faisaient surgir du sol la terre qu’elle cachait depuis des millénaires. » Dans les fabriques, « se pressait au petit matin la foule des travailleurs pour tisser et tisser encore un immense cocon à ce monde en train de naître. » La foule laborieuse se tisse un cocon, afin de se créer, enfin, un monde de confort qui, avant, n’était que l’autre monde des puissants. Maintenant, par leurs propres forces, la foule a l’illusion de pouvoir en avoir un bout pour elle, un ersatz. Cependant, il n’y a pas « un seul arbre dans ces paysages. » Evidemment, les travailleurs, avec leurs machines à vapeur, n’ont plus besoin d’une colonne pour les soutenir et les sauver. « Dans ce monde, je n’étais qu’un étranger voué à l’oubli. » Les silhouettes « creusées par le labeur s’enflammèrent brusquement comme des fétus de paille, déchaînant aveuglément leurs forces contre les vexations accumulées. Une grève. » La fureur des insurgés détruit toute trace de l’invention ! Les hommes sont désormais capables de déceler les illusions.
Ils se mettent à écrire d’une écriture jamais apprise. Et ils transcrivent la mémoire accumulée, dans de grandes salles souterraines se constitue l’immense bibliothèque écrite à partir du récit, dans ces pages « coexistent la vérité et l’illusion, l’imagination et la raison… Des centaines de points de vue sur un même objet. Ils apprennent que les choses ont moins d’importance que le regard qui les anime… Ils entrent dans la complexité, sous les augures de l’arbre. Ensemble, ils s’organisent pour protéger les recueils de leur grande bibliothèque. » Nous voyons que leur culture est d’une tout autre nature ! « Un peuple prend corps à travers la complexité des désirs et des volontés des individus. »
Pourtant, l’un des hommes est pris d’un doute. Et si le récit de l’arbre les avait égarés ? Car pour lui, il y a une différence, il le sent au quart de tour, entre les paroles de l’arbre et la réalité du monde. L’arbre est un voyageur immobile, toujours. Il est voyagé, d’une manière ou d’une autre, encore. L’homme sent qu’il y a « un fossé infranchissable » qui « subsiste entre leur monde et le sien. » Le monde de l’arbre reste étrangement un autre monde. Il n’est pas tout à fait des leurs, même s’il est là, parmi eux. « Comment imaginer reconstruire un monde, si l’on ne sait pas ce que signifie le perdre ? » En effet, les hommes s’évertuent à recréer, pour eux-mêmes, un monde disparu, celui entrevu dans les images projetées par l’arbre sur les parois. Mais, dans le récit de l’arbre, il n’y a pas encore de perte. L’arbre, en quelque sorte, emmène avec lui cet autre monde, et en projette les images dans le récit. Même s’il est mort, n’est-ce pas comme s’il ralentissait cette mort, cette perte, ce dépouillement, par le récit lui-même ? Le doute précipite l’arbre dans l’exil.
L’arbre, entendant cette inquiétude et cette interrogation des hommes, reprend son récit. Alors, la perte ? Bien sûr, il avais « perdu cette terre si longuement parcourue. » Mais, on « m’avait appelé depuis l’autre rive de la mer. Ma notoriété l’aurait-elle franchie avant moi ? S’agissait-il de reprendre la tournée, sur un continent neuf, plein de promesse ? » La notoriété fonctionne toujours comme une efficace matrice dans laquelle rester indemne de la violence. Elle n’est pas perdue ! Il y a un commanditaire pour la traversée, même si ce n’est plus la figure d’un ami… L’arbre embarqué sur le bateau se laisse aller au roulis, au tangage. « Le bateau craquait. J’étais l’arbre, à l’abri d’un arbre plus vaste et chacune des planches agencées les unes aux autres reprenait sa vie de jadis. » C’est reparti de plus belle. L’arbre est protégé non plus par une silhouette, non plus par l’ami saltimbanque, mais dans le ventre d’un bateau et par la volonté d’un commanditaire. « Comme jamais auparavant, je me sentais à l’unisson du monde. Les étoiles me perçaient de leur lumière, aussi nombreuses que mes feuilles au temps de ma splendeur. Elles m’offraient l’image de ma vie. Il y a toujours un point fixe, même chez les plus désespérés, il y a toujours une marge changeante, même dans la sécheresse du désert. Voilà le seul mystère de la vie et de la mort qui m’a habité, la lutte incessante de l’immobilité et de l’errance. » Bon, la notoriété est toujours fonctionnelle… « Je reposais à l’ombre des toiles gonflées de vent. » Quelle tendre image d’un beau fœtus bercé ! Pourtant, l’arbre se sent « depuis longtemps silencieux, mutilé. Je ne plongeais plus mes racines dans aucune eau… » Oh ! « … j’étais réduit à l’état d’objet sans forme, égaré au milieu des souvenirs et des rêveries. A vrai dire, je ne valais guère mieux qu’une épave… C’était le printemps de mon anéantissement. » L’arbre, prenant conscience que le capitaine du bateau est un vantard et un avare par dessus le marché, se rend compte qu’il est mené en bateau. Il croyait que c’était sa notoriété qui justifiait la longue traversée vers l’autre rive. Certes, au mois d’avril, avec le printemps, « le bateau largua les amarres à l’embouchure d’un grand fleuve. Je sentais, à peu de distance, les effluves d’une végétation luxuriante. » Pourtant, la « région n’était guère hospitalière, infestée d’insectes virevoltant le long des côtes. » Insectes avides de sang… Et en effet, au « bout d’une semaine, une colonne d’hommes et de femmes à la peau noire fut menée à bord. » Ils sont jetés à la cale, comme de la marchandise humaine, et l’arbre obstrue l’écoutille, cachant la seule source de lumière. Dans cette cale, voici à nouveau un homme et une femme ! Bien évidemment, l’homme vient d’être initié par ses ancêtres, et la femme est la fille d’un riche seigneur, demandée en mariage par les meilleurs d’entre les prétendants ! Mais là, ils sont prisonniers dans la cale, marchandise humaine, ne sachant pas « où les menait leur voyage. » Bien sûr, évidemment, notre arbre fonctionne bien, il est leur unique source de lumière. Et « ceux qui montaient vers la lumière retrouvaient en même temps la parole. » L’arbre donnant la lumière retrouve donc une fonction valorisante, et alors, même si ce « qui naissait entre eux, je le sentais, n’était pas de l’amour, plutôt les soubresauts de la vie, un frôlement désespéré », l’homme peut promettre la liberté à la femme, et elle « l’aurait suivi n’importe où, pour peu que ce soit loin du ventre de ce bateau maudit. » Et, évidemment, l’arbre est fait d’un bois qui peut être creusé, et l’homme ne manque pas de briser « les dernières résistances de mon bois. » Il taille un « orifice presque rond, de la largeur d’un corps d’homme. Avec la jeune femme, ils s’aventurèrent entre mes racines. A travers le trou, les esclaves noirs peuvent s’échapper, et tuer tout l’équipage. « Au petit matin, ils étaient libres. » Grâce à l’arbre, au trou dans son bois. Mais, désormais, ils sont « prisonniers d’un cercueil flottant. » C’est comme un cauchemar ! Après la fin d’un cauchemar, il y en a toujours un autre… Le cauchemar, c’est ce contenant ! C’est le bateau, c’est une matrice pleine de ses prisonniers, c’est la notoriété qui est confortable et qui ballotte à l’infini, c’est une femme qui est toujours prête à suivre un homme à condition qu’il soit un bon bateau pour deux… De cachots en cachots…
L’homme qui avait été pris de doute en écoutant l’arbre est de plus en plus déterminé maintenant. « partons, tant qu’il est encore temps. Fuyons l’arbre. Il le haïssait. Il rêvait souvent qu’il déchiquetait ses branches, qu’il l’abattait d’un seul coup, dans un face-à-face de titans. » Quelle mise en scène d’une forme de martyr de saint Sébastien sous la plume de Dominique de Villepin ! Comme nous imaginons la jouissance masochiste d’un arbre dont l’importance ambiguë est telle que des mains s’acharnent sur son corps ! En effet, si l’homme en a assez de sa « funeste litanie », de « cette vie despotique qu’il leur imposait parce que l’arbre était le seul à savoir ainsi parler », il ne peut cependant oublier « qu’il lui avait tout enseigné. » Impossible de ne pas reconnaître qu’il sait tellement bien parler, qu’il incarne l’élite mais venant enseigner ceux qui n’ont pas eu le privilège de sa formation, de son expérience, de sa notoriété. L’homme est désespéré de voir « ses frères boire ce poison… Il les voyait envoûtés, vivre par procuration à travers les paroles obscures de l’arbre. Ils avaient certes échappé au monde de cendres, mais pourquoi ?… L’arbre parlait et, lui, il se jurait de ne plus l’écouter. » En brillant par ses paroles, par son savoir, il exerce forcément une hégémonie, il domine de toute son immense hauteur, il est écrasant, désespérant, les hommes qui l’écoutent sont petits en bas, ils n’ont absolument aucune chance de l’égaler ! La parole elle-même peut être très violente ! L’arbre semble l’ignorer ! L’homme perçoit cette violence infinie et pourtant s’exerçant apparemment pour la bonne cause, et l’arbre, lui, n’en a toujours pas conscience. Exactement comme autrefois un garçon a le pouvoir de sauver un autre garçon qui est une victime, et ne se pose aucune question sur l’asymétrie totale entre eux !
L’arbre raconte qu’alors, personne « ne vint me réclamer ». Ses jours sont sans suite, son exil est une maladie. « On ouvre l’œil, péniblement, avant de retomber dans l’inconscience. » L’arbre sent que, bizarrement, on ne le voyage plus. On a ravi le monde du voyageur immobile ! « Qu’est-ce donc qui est vrai, pour celui à qui on a ravi le monde ? A quoi peut croire le banni ? » En quelque sorte, l’arbre était resté immobile avec autour de lui, projeté sur les parois de sa matrice de notoriété, les images foisonnantes du monde planétaire qu’il a connu. Lui, il est resté enraciné dans l’image d’un garçon en train de devenir à la hauteur des ancêtres de sa lignée, puis dans la renommée qui l’a conforté dans son haut destin, quitte à mourir aussi sur les champs de bataille pour la liberté de l’humanité et l’amour d’une patrie protectrice de son peuple. Tout à coup, les images du monde, changeantes, cessent. Le contenant matriciel fait du tissu de la notoriété ne projette plus son film infini pour son illustre habitant. Il est banni. « J’étais là, simplement. Chicot rongé par les vers, épave au milieu d’un jardin verdoyant… Je devinais que les années passaient… Je ne savais plus qui j’étais. » Des siècles avaient passé depuis l’éloignement d’avec la politique. Et ce n’était peut-être plus le temps de songer à y revenir. Il aurait tant voulu que ça continue. Comme une sorte de bercement ? « J’aurais voulu que cela continue. Plus d’images. Plus de lumière. Un autre continent… Mais non, je m’étais réduit à n’être plus qu’un exilé d’entre les morts… J’avais connu l’hiver russe et la chaleur tropicale… A quoi avait donc servi mon errance ?… J’étais de nouveau debout, tout au moins ce qui restait de moi… la cime avait été en partie arrachée lors de ma traversée de l’océan… » Il est un « mendiant troué d’infortunes. » Il ne lui reste plus qu’à « renouer avec le rythme des feuillaisons. » Vivant « au milieu des vents et des tremblements », nous l’imaginons écrire des pages et des pages, ces feuillaisons ! S’y étendant démesurément, il écoute ce que lui disent les vents, il n’est plus un arbre, « mais la colonne qui soutient le monde. J’étais le monde. » Il reste en effet l’écriture, comme dernier recours pour retenir, tel un ventre, la notoriété. « A mesure que les vents me parlaient, je devenais un monde à moi tout seul, j’étreignais l’horizon, ivre de toutes les histoires qu’ils me rapportaient, des paysages qu’ils avaient rongés, de la liberté qu’ils avaient bue. » Comme l’arbre qui parlait dominait de toute l’excellence incontestée de l’exercice de l’art élitiste de la parole, maintenant il peut continuer aussi par le raffinement foisonnant et poétique de son écriture !
Mais l’homme qui a dit de fuir l’arbre « ne se satisfait pas de cette vie en trompe l’œil. Il regarde au loin, inquiet. Il aime marcher aux lisières des déserts de cendres. » Au loin, il y a l’horizon défendu ! Serait-ce là-bas, le lieu où il pourrait égaler l’arbre de l’excellence ? Avec une trentaine d’hommes, il vont vers le pays maudit, droit vers le soleil de l’ambition. « Des silhouettes se dressent, fantômes menaçants. » Mais ils réussissent à passer, même en sang ! Ils ont en même temps perdu leur arbre. Qui, pourtant, avait encore à dire des choses…
L’arbre, lui, est dans les souvenirs, voire dans la lecture. Ce square, par exemple, au milieu d’une grande ville. Lui, l’arbre, était encerclé de tours d’acier et de verre. Sous ses branches, des migrants venaient parler, tandis qu’ils reconstruisaient une histoire, « le fantôme d’une autre vie les hantait encore. » Ces migrants lui parlent comme à un compagnon de voyage, il y a Lea Rubinstein, Nguyen Thô, Manoel, Carlos, Nassim. « Ils étaient attachés à moi, parce qu’ils imaginaient que je leur rendais un peu de leur terre natale. » A travers cet arbre, ils touchent un autre arbre, celui de leur enfance. Au moins, il sauve encore les migrants. Il se fait comme eux, comme leur compagnon, il se réfugie dans l’identification à eux. « Nous étions alors, eux comme moi, au-delà de la douleur, dans les paysages sereins que nous portions en nous. Le monde pouvait bien tourner. En harmonie avec nous-mêmes, nous savions tout à coup d’où nous venions, riches désormais de ce que nous avions perdu, comme les anciens savent mieux que les jeunes la grandeur simple de la vie. » Alors, « cette vie à chaque instant pleine d’elle-même » est « indifférente à la mort qui guette. » C’est fou comme l’arbre résiste en se réfugiant dans le monde d’avant, où les récits familiaux sont remplacés par ceux des migrants illustres, comme si le temps qui avait passé, le pas d’une génération, avait supplanté le temps de la vie en train de se vivre, la vie des humains ensemble sur terre ! L’arbre, et c’est logique, ne raconte jamais une vie d’humains ensemble sur un plan d’égalité, il est en vérité vécu par l’impératif d’une destinée à la hauteur de celle des ancêtres ou des personnages célèbres par exemple par l’écriture ! Il évoque beaucoup l’humanité, la liberté, mais c’est difficile dans ce récit de le voir en faire vraiment partie. Il est resté dans l’enchaînement des destinées généalogiques ou illustres, veillant avec amour sur la patrie mais peut-être n’y vivant pas tout à fait vraiment lui-même. L’arbre, dans son square, vit des murmures des langues de migrants autour de lui, il est lové dans les paroles de personnages eux aussi célèbres ! « C’était le même témoignage, celui de l’humanité. Ils voulaient vivre, survivre… Avec le temps, je les oubliais, je les confondais. A force de se répéter, leurs récits se brouillaient. Le message s’épuisait. L’héritage se dilapidait. Pourquoi écouter encore ? » Sensation d’incomplétude ? « A quoi bon la nostalgie ? »
Dans son récit, l’arbre est arrivé enfin au cœur de ce qui est catastrophique : le fait d’être toujours dans la lumière, dans l’élection, dans la matrice de la renommée, dans l’impératif d’un destin glorieux, d’être voyagé par cela, invité, mis en scène, instrumentalisé, prisonnier de la certitude d’avoir une place acquise, même dans l’exil. Voyageur immobile. Pas mis dehors. Election élitiste. Mais pas vraiment appelé. Désespérément pas du même monde que le peuple. Blessure. « Le ciel se mit à s’obscurcir. Les vents rabattaient sans cesse des tempêtes de particules et de cendres vers le cœur de la grande ville. Les hommes et les femmes levaient le visage, inquiets. Le ciel crachait un venin continuel. » L’arbre qui s’aime ne peut pas s’aimer vraiment, parce que les hommes et les femmes qui regardent le ciel n’arrivent jamais à trouver quelqu’un qui pourrait vraiment les représenter. Le venin des batailles des ambitions politiques est sans cesse craché, guerre pour la place, pas vraiment pour l’humanité. Les affaires cernent aussi l’arbre, mais, plus encore, c’est en lui-même, au choc de sa propre image aux yeux du peuple d’où aucun appel ne monte en sa direction, que la catastrophe se joue, explose. Elle explose au choc d’un si grand désir d’avoir un destin politique exceptionnel avec aucune vraie inscription de cette réussite, un étrange ratage par-delà le voyage à l’infini à l’intérieur du carrosse de sa notoriété. « Sur les feuilles, les gouttes de pluie laissaient des marques brunes. Peu à peu, elles en dévoraient la chair… Le monde n’était plus qu’une gigantesque ville cernée de vide. Ici ou ailleurs, c’était la même chose. » Sensation de dépersonnalisation. Et de déréalisation tout autour. D’être dans la certitude de la lumière, d’une réputation, d’une notoriété, d’être au milieu du soleil, d’être véhiculé par ça, cela s’avère catastrophique, une violence nucléaire, intrinsèque. « Lumière. Lumière. Lumière. La mort partout. Nous étions au milieu du soleil, dans son éclat aveuglant. Un immense nuage survint, comme une voûte qui enveloppait tout. » Un nuage, une voûte, la vérité sur une réalité de nature éternellement matricielle, donc cet oxymore d’une lumière noire, puisque l’arbre de la notoriété n’a pas réellement été donné à la lumière comme le dit l’expression italienne « dare alla luce » pour « mettre au monde ». L’arbre, au cœur d’une catastrophe intérieure, prend conscience qu’il ne fait pas vraiment partie du peuple, alors même qu’il a ce si grand désir de le représenter, contradiction insoluble ! Bien plus que toute explosion extérieure d’une affaire judiciaire qui porterait atteinte à sa réputation et ruinerait ses ambitions à tout jamais, cette explosion est intérieure, c’est un effet de vérité sans appel. Il ne s’agit plus du choc avec le frère ennemi pour savoir qui sera le plus fort pour une place convoitée par les deux, mais de devoir faire le deuil d’un destin d’exception qui, d’une certaine manière, semblait aller de soi, acquis depuis l’enfance juste par le fait que les ancêtres glorieux avaient tendu le flambeau et que l’arbre avait cru qu’il s’agissait simplement de le saisir et de s’installer dans la place, le ventre, la matrice aristocratique, comme si le peuple allait le voir comme le messie, le sauveur des prochains qu’ils étaient, quitte à traverser la passion. La catastrophe que vit l’arbre, c’est que la place prestigieuse est en réalité vide ! Personne ne l’y voit placé, installé ! Sa réputation le voyage partout dans le monde, mais personne ne le voit habiter la place, la fonction, celle qui le berce depuis toujours dans la perspective généalogique de prendre le flambeau à lui destiné ! « Le vent me brûla dès le premier souffle… Il calcina mes branches qui n’étaient plus que des moignons… l’incendie se propagea partout sous une pluie de feu et de cendres. » Cette catastrophe, c’est celle-là même par laquelle commence cette fiction. Mais, en cette fin de roman, elle est vécue de l’intérieur de l’arbre, comme l’explosion de la vérité sur le fait que celui qui était sûr d’avoir le prestigieux destin de représenter aux plus hautes fonctions de l’Etat le peuple s’aperçoit qu’il n’habite pas vraiment la fonction, parce qu’il ne vient pas de ce peuple, alors comment pourrait-il le représenter ? Violence explosive de cette fonction vue comme vide, parce que personne n’a appelé cet élu suprême qu’il croit avoir par impératif familial eu le destin d’incarner. Catastrophe personnelle, car soudain, il ne sait plus comment cela pourrait réussir ! Aucune chance, plutôt ! Et alors la suite est logique pour le couple ! « Près de moi, je voyais deux amants en flammes… A l’image des feuilles, ils se consumaient, laissant sur le sol l’empreinte de leurs corps anéantis. » Tout tenait jusque-là par la stature du chêne généalogique, aristocratique, élitiste, d’excellence. Dans le temps de gestation, le placenta, qui est poche et tissu nutritif, est d’origine paternelle ! « Puis vinrent les pluies noires… Je sentis le poison qui envahissait mes racines, la sève mortelle qui s’insinuait en moi, mais il n’y avait rien à faire. » Et oui, ce sont ses racines généalogiques qui son atteintes, le fait que la certitude d’être dans la lignée comme d’une place acquise soudain explose, part en feu nucléaire ! Ce n’est pas si simple ! C’est la catastrophe nucléaire dernière ! Le dernier témoin en témoigne de l’intérieur ! Au début de la fiction, la catastrophe est présentée du point de vue du peuple. Personne pour vraiment le représenter, venant d’entre eux ! Donc, la catastrophe du point de vue de ce peuple, c’était leur infantilisme. Ils attendaient tout d’en haut, d’une puissance qui les prendrait en charge, qui les sauverait, telle une matrice. Or, cette matrice s’avéra être une caverne de cendre, et la sollicitude maternante des ordres pour faire travailler les esclaves ! La fiction a été un long voyage pour que l’arbre s’approche peu à peu de la vérité catastrophique, de cette violence nucléaire qu’il ignorait porter en lui ! Alors, une douleur incommensurable, mortifère, l’atteint. Il ne sait plus du tout maintenant comment devenir celui qu’il voulait tant être, cette image de lui qu’il aima tant ! « Le silence se faisait peu à peu, à mesure que la vie, même la plus infime, s’éteignait. »
Du côté du peuple, notamment du côté de l’homme qui est allé « au-delà des frontières » en entraînant avec lui une poignée d’autres, « ils se construisent un monde libéré des souvenirs. Un monde sans mémoire, ne devant rien qu’à lui-même. » En vérité, ils font le deuil de l’arbre, sans s’apercevoir que ce n’est pas sans conséquence. Cet arbre, de son côté, est attentif aux conséquences, qui peuvent lui ouvrir des perspectives inattendues. « Le jeune homme et ses suivants célèbrent leur triomphe. » On dirait le triomphe de l’ennemi politique, qui voulut le pendre à un croc de boucher… « La cendre, à eux donc de la répandre et d’en semer la terre. Elle a le goût des vérités absolues. » Mais : « Et si en brûlant leur passé, ils brûlaient une part d’eux-mêmes ?… La tristesse de la beauté abolie. La frayeur d’une part d’eux-mêmes qui meurt. Une vie sans les choses, sans le despotisme de la mémoire, sans la liberté du souvenir. Désormais, c’est l’homme qui parle. » L’arbre qui parle, par exemple de sa faillite, et aussi du monde qui a échoué, il faut le refouler ! Il s’agit de montrer le pouvoir de l’homme. Lui, il pourra faire ce qu’on n’a pas réussi jusqu’à présent. Fanfaronnades ! Les hommes ont été jetés hors de leur ventre protecteur ? Lui, l’homme fanfaron, va recréer ce cocon pour eux ! Les hommes doivent croire cette illusion, à l’homme providentiel, au petit qui dit qu’il est grand ! Alors, bien sûr, il faut faire table rase des paroles de l’arbre sur le monde enseveli, sur la disparition du temps matriciel, de cette beauté sans retour. L’homme fanfaron, qui prétend avoir refait ce monde-là, empêche que les hommes voient la réalité de la terre, celle de la naissance, celle qui n’est plus l’intérieur d’un ventre. La terre, le dehors, fut par l’arbre désignée par l’exil, tellement était grande la nostalgie. L’homme et l’arbre sont deux frères ennemis en politique. L’homme, qui s’est présenté comme l’homme providentiel, comme celui qui allait recréer un monde qui ferait oublier le monde disparu tellement il serait, enfin, protecteur, a été élu. Et les hommes ont été mis dans un monde mensonger ! Au contraire, l’arbre, par son récit, a certes fait revivre sur les parois de la caverne ou les cristaux le monde disparu, et tourna en dérision son pouvoir à lui qui devait être à la hauteur des ancêtres glorieux ou morts pour leur patrie, mais surtout il a œuvré à sevrer les hommes de leur attente de l’homme providentiel, afin qu’ils ouvrent leurs yeux sur la terre de naissance, sur cet environnement humain et de la nature. Et qu’ils comprennent qu’il ne s’agit plus de recréer un ventre sur terre, comme s’ils n’étaient jamais nés, comme si la politique consistait à redonner papa et maman réunis en une patrie matrice, où papa tapisse de tissu nutritif le dedans patriotique de maman plein de ses enfants. L’homme fanfaron parle, croit qu’il réussit cela, défigurant dangereusement l’environnement terrestre, l’altérant par les activités humaines sous les ordres mécaniques de celui qui prétend créer le meilleur des mondes. Mais les hommes auront bientôt conscience que tout cela détruit dangereusement la nature, l’environnement, qu’il ne s’agit pas de recréer de toute pièce le monde disparu, mais d’apprendre le nouvel environnement, son climat, ses saisons, sa flore, sa faune, les modes de vie ensemble, les équilibres créés au fil des millénaires, et comment y travailler pour vivre en ayant sa propre place dans le tableau vivant. L’arbre, le dernier témoin du monde matriciel, qui par son récit a conduit les hommes jusqu’à la vérité de leur statut terrestre, environnemental, peut-il être durablement refoulé ? Ou bien va-t-il devenir un vrai arbre de la terre patrie, enfin enraciné dans celle-ci et non plus dans le terreau généalogique ?
Alors, l’arbre raconte que pour les hommes de cendre, qui ne peuvent croire l’homme fanfaron qui a voulu emmener certains d’entre eux vers le pays maudit, au-delà des frontières, dans le pays matriciel faussement recréé, vient « le temps des cendres froides. » Le temps de la désillusion. « Peu à peu, comme si le monde sortait de sa torpeur, des petits groupes d’hommes, de femmes et d’enfants apparurent… Ils allaient et venaient le long de ce qui restait des rues et avenues. Leurs errances n’étaient commandées que par la faim et la peur. » Encore, ils cherchent entre les racines de l’arbre, mais il n’y a rien. « Les radiations les brûlaient de l’intérieur. » Les humains disparaissent. Les derniers, ce sont un père et son fils. C’est là qu’ils s’arrêtent, dans le brouillard fuligineux. Tandis que l’enfant s’endort, la silhouette fantomatique du père s’en va dans le monde des spectres, happé par la cendre, tel un placenta protecteur dans la matrice familiale disparue. Lorsque le fils se réveille, il est seul, et peu à peu son visage s’éteint. Le fils du temps matriciel disparaît lui aussi. Le temps terrestre sera différent.
L’arbre qui parle est le seul survivant. C’est sa parole qui témoigne de la disparition du temps matriciel, de l’échec de l’arbre généalogique à en être la colonne capable de le perpétuer. En survivant, par sa parole ce qu’il transmet, c’est le passage de l’autre côté, l’abandon à la vie sur terre, c’est le statut d’une humanité qui a enfin conscience que l’environnement terrestre n’est pas une métaphore utérine, qu’il faut l’apprendre et le respecter, qu’il a une histoire, des équilibres précieux, et tellement de beauté, de poésie. L’arbre se demande : « Qui témoignera pour le témoin ? » Mais celui qui va voir l’arbre planté dans une terre réelle, vraie, la terre patrie ici et maintenant, non pas celle idéalisée de loin, de l’exil spécial qu’est le statut matriciel dont le statut d’expatrié est la métaphore ! C’est le temps écologique qui témoignera pour le dernier témoin. C’est le fils de son récit, le destinataire, qui verra que l’arbre, c’est dans la vraie terre de la patrie qu’il est enraciné, qui témoignera par une sensibilité enfin réellement écologique. Mais, d’abord, l’arbre lui-même doit aussi mourir à ses propres fantasmes de grandeur, de puissance, de capacité à sauver ses prochains même du traumatisme de la naissance sur terre ! En effet, le « châtiment précédait le jugement. Je l’appelais dans ma fièvre. Tout serait ainsi dans l’ordre des choses. Brûlez-moi ! Brûlez-moi ! Que disparaisse avec moi ce monde que je n’aurais pas dû voir. Que s’efface avec moi son souvenir même. » Le monde qu’il n’aurait pas dû voir ! Image si forte, et explosant la vérité ! Ce qu’il n’aurait pas dû voir, c’est le monde d’avant, celui qui est organisé comme si on était encore dans un monde matrice, un monde encore expatrié, et où la terre patrie du dehors de la naissance est seulement projetée comme des images sur les parois de la caverne par les paroles du père placentaire et aussi par les promesses illusoires des hommes politiques ! Voir ce monde-là, c’est la transgression par excellence ! L’humanité ne peut pas vraiment grandir, devenir adulte, si elle est dupe des paroles qui projettent sur les parois des images d’un monde qui ne peut vraiment revenir ! « Les juges punissaient sans joie. J’étais l’un d’eux et ils le savaient. » L’arbre en effet juge aussi qu’il est temps qu’il fasse le deuil de son impuissance à sauver ses prochains du risque de naître, de couper le cordon ombilical d’avec une politique infantilisante. Le désespoir et la dépression mélancolique de l’arbre généalogique sont sans remède. Il doit mourir en tant qu’arbre héroïque à la hauteur d’ancêtres qu’il avaient glorifiés et idéalisés dans leur puissance. En vérité, ceux-ci peut-être n’étaient-ils simplement que plantés dans la terre patrie ?
Et c’est ce lâcher-prise définitif que l’arbre laisse entendre dans son récit qui fait que les hommes reviennent vers lui. En particulier l’homme fanfaron. « Une silhouette approche, lentement, depuis l’horizon… Un revenant. Le jeune homme est de retour, vieilli par les tourments et la fatigue… Il avance sans se hâter, solitaire. » Oui, solitaire. Confiant dans ses propres forces, et dans son environnement terrestre. « De ses pas, il mesure le monde. » Et maintenant, c’est lui qui parle, et l’arbre écoute. Il raconte la violence qui règne dans le pays maudit, au-delà des frontières. « La haine mortelle que des hommes se portent réciproquement. Leurs erreurs, leurs malheurs… dans une terre sans passé. » Le passé, c’est celui du récit, du témoignage transmis par ceux d’avant, notamment ce deuil qu’il s’agit de vivre pour accepter de ne pas croire à une place acquise comme naturellement, où s’ancrent les violences fratricides. L’homme demande conseil à l’arbre, comme à celui qui a déjà fait cette expérience et y a échappé en acceptant lui-même de faire, dans la douleur et l’épreuve mélancolique, le deuil d’une place élitiste qui entretenait l’illusion de pouvoir sauver l’ami victime. « Comment échapper à la spirale de ces cycles infernaux ? »
Alors, enfin l’arène est vide de violences fratricides, de guerre civile. N’en reste que la puissance de la boue. « La boue qui enterre tout ce qu’elle effleure et fait de sa souillure le linceul du monde. » Couleurs sacrifiées, ni ombre, ni lumière. Nous sommes revenus au décor du début du roman. « J’étais plongé dans l’indifférence, surnageant dans un monde de ruines, vomi par la bête, surgi de sa dévoration. Comment étais-je arrivé là ? Par quelle force ? Je l’ignorais. Et puis l’oubli. » Passage à vide. Saut logique ? Puis des bribes reviennent. Les entrailles de la terre l’ont digéré, « plongé dans leurs eaux sulfureuses… » Maintenant, les souvenirs reviennent, car jaillit le désir de comprendre ! Pourquoi cet échec ? Pourquoi ce long et douloureux travail de deuil, de perte ? Il est là pour raconter ! Mais quoi ? Et il trouve ! « J’étais le scandale. » Parce qu’il représentait, par son excellence, sa prestance, son aristocratie crevant la scène politique, le monde perdu que tous, peuple et politiciens, voulaient croire possible à éterniser, faire revenir, à se partager entre une poignée d’élites ? Ou bien parce qu’il osait faire le récit de son échec, ce qui met tellement en lumière la supercherie des promesses de politiciens cherchant coûte que coûte à conquérir la place convoitée d’un roi ? Et voilà : « J’étais le témoignage. J’étais le réquisitoire. » Et, puisqu’il n’a pas eu peur de la vérité, et donc de la chute, « J’attendais le jugement qui, tous, nous justifierait. »
Les juges arrivent. Comme dans le tribunal caverne où l’arbre à présent écoute, voit les images sur les parois. Trois géants obscurs dressés de toute leur hauteur, des ogres caverneux qui « incarnaient le supplice même. » Ils semblent tout droit sortis de cauchemars d’enfants ayant une peur panique de ne pas être à la hauteur, d’être rabaissés, punis, rejetés, jugés. « Les jurés se tenaient côte à côte. On aurait dit les barreaux d’une cage… on était regardé, scruté, fouillé, sondé, comme la pièce à conviction d’un désastre. » Scène d’un procès, mais aussi bien d’une terreur d’enfant, jugé en échec, avec les regards des adultes sur lui, comme les barreaux d’une cage emprisonnant dans un avenir désastreux. « Mais qui jugeaient-ils ? Moi ou le monde ? Déjà, une lueur d’espoir, un intérêt qui germe, s’oriente vers l’ouverture improbable. « Les paroles me tourmentaient. Elles se pressaient pour m’échapper… Je ne craignais pas les juges qui étaient devant moi. Néanmoins, je redoutais le démon en moi qui me disait : A quoi bon ? » Comme si s’affrontaient en lui deux pulsions contradictoires : recommencer à croire pouvoir incarner celui qui peut sauver la victime qui n’a pas en elle les ressources pour s’en sortir, ou bien advenir à un autre mode du vivre l’autre. « Je cherchais en moi les visages aimés, la présence d’un ami. Les traits se disloquaient à peine les avais-je évoqués. » Nous voyons l’arbre tenter les derniers sursauts pour résister, en vain. Mais « Le cercle se resserrait. Le sol se dérobait. Je nageais dans le crime… Tout n’était qu’une souillure immense, une fosse d’aisances où se mêlaient indistinctement le supplice du criminel, le cri du témoin et l’agonie de la victime. » C’est comme cela parce que ce que vit l’arbre et qu’il raconte est l’effet de la sortie de l’illusion politique des hommes, qui font alors le procès des mensonges, des magouilles, des violences des ambitions personnelles, des guerres fratricides pour le pouvoir, des avantages insolents, des humiliations infligées. Voilà le crime à ciel ouvert, au tribunal. Et l’arbre, qui a été partie prenante, et ensuite a été le scandale d’une parole en trait de faire l’expérience de l’épreuve de vérité, est soumis au supplice à la fois du criminel, du témoin et de la victime, car il est tout cela à la fois. « Le théâtre d’ombres s’ouvrait. Les parois de la caverne s’animaient… Je m’abandonnais. M’interrogeaient-ils. Etaient-ce des idoles mensongères qui m’arrachaient ces images ? » L’arbre lui-même, qui dans cette caverne, depuis le début de la fiction, est celui d’où partent les images projetées sur les parois, se demande à la fin si, à travers lui tel un pantin manipulé, ce ne sont pas des idoles qui produisent en vérité ces illusions ? Quelles idoles ? Les personnages qui impressionnent dans l’enfance, et même ensuite, dont on s’approprie, par identification, les idées, les actes ? Soudain, alors, l’arbre devient petit devant des figures puissantes actives jusqu’à maintenant… Mais qui alors perdent de leur puissance. « le chaos de ma vie défilait sur les aspérités de la pierre. Des visages, aussitôt retombés dans l’obscurité. La litanie des cruautés vues et vécues. Ils écoutent, ils n’entendent pas. »
Cependant, l’arbre doit vivre encore l’épreuve de l’homme. Celui-ci a un mal fou à accepter que l’arbre raconte. Comme s’il allait lui faire de l’ombre ! Comme s’il craignait la puissance de l’écriture ! Comme si, encore, l’aristocratie de l’excellence allait lui faire courir le risque de la mise à l’épreuve de la qualité de son engagement ! L’arbre ne se laisse pas intimider. Désormais, sa parole ose la vérité : « Pourquoi vivre s’il n’y a rien à raconter. Je vous vois, à l’aube d’une nouvelle histoire, des enfants barbares, des tablettes de cire vierge où tout encore peut s’inscrire. Je raconte pour vous montrer le chemin de vos prédécesseurs. » Un chemin qui enseigne, par exemple, que l’homme providentiel, même de stature napoléonienne, ne gagne jamais, qu’il traverse une castration comme une sorte de traumatisme de naissance, de chute vertigineuse et douloureuse pour arriver sur terre. Récit passerelle. Mais l’homme ne voit que le côté négatif des paroles de l’arbre majestueux qu’il fut aux affaires : « Tu nous as pervertis par tes paroles. » L’arbre répond : « Qu’y puis-je ? Je parle et vous agissez. Je ne peux m’empêcher de raconter et vous n’avez pu vous empêcher d’écouter. Vous avez trouvé en moi les germes d’un espoir, d’un changement, le miroir de votre nature… Mon témoignage vous ouvre le chemin de votre humanité. » L’arbre se présente comme l’un des leurs, leur simple prédécesseur, et leur met la puce à l’oreille sur leurs passions, leurs folies, leurs ambitions, leurs croyances, leurs fantasmes, leur violence parfois fratricide, leurs aveuglements, leurs épreuves, les deuils à faire, la chute inévitable qui est aussi passage, passerelle vers la lumière de la patrie non idéalisée mais enfin vraie, vivante, intelligente, précise, fragile. L’homme ne veut pas en démordre, tellement il veut avoir raison, et surtout le dernier mot : « Mais sommes-nous alors condamnés aux mêmes erreurs, aux mêmes méfaits qu’hier ? Dans ce cas, le jeu n’en vaut pas la peine. » L’arbre rabat la prétention puriste de l’homme, que plus personne ne se trompe, n’ait de passion, sinon ce n’est pas la peine. L’arbre de la sagesse transmet à l’homme son regard sur la complexité humaine. Et lui-même s’abstrait de toute prétention d’ordonner ce monde imparfait. Il lui dit : « Affrontez par vous-mêmes ce monde qui est le vôtre, pas le mien. Je raconte comme j’ai toujours raconté, parce que la vérité de l’humanité, ce n’est pas vos ombres, vos gestes répétitifs, vos combats, c’est le visage toujours changeant à l’image du ciel. » Et c’est là que l’ami, celui de toujours, celui peut-être qu’il ne sut pas voir vraiment, revient. « Ce visage c’est celui de l’ami, du frère qui me hante encore aujourd’hui. » Peut-être celui qu’il a raté parce qu’il n’a vu que la victime, à sauver, mettant en relief son pouvoir à lui, sa place sociale peut-être, son aristocratie qu’il crut pleine de compassion.
La terre s’ouvre, comme mettant au monde l’arbre. Au firmament, les étoiles sont toujours là, riant « du scandale éternellement renouvelé. » Les astres sont pareils aux hommes, ils peuvent aussi se dévorer entre eux. Enfin l’arbre admet que la violence habite les hommes, qu’elle a été aussi en lui le modéré. Et il vit. « La fureur devenait lueur. J’étincelais… » Il reprend du poil de la bête. Fini le deuil, la drôle de passion masochiste, le traumatique et douloureux passage étroit, maintenant la « lutte était engagée… J’accusais. » On dirait qu’en admettant cette violence comme habitant chaque humain, il l’exploite en lui comme pulsion de vie, comme cette force qui le pousse à batailler à conquérir une place enfin non acquise. Pour ainsi dire, il comprend le sens de cette violence. « Les forces du destin ne peuvent condamner qu’elles-mêmes. Tribunal suicidaire de la nécessité. » Il se bat de manière positive pour la première fois. Car avant, bizarrement, tout se passait comme s’il était placé, par l’excellence bien sûr, mais aussi depuis toujours, depuis quelque chose de privilégié et qui était si loin d’être partagé par tous les humains. Maintenant, il peut accuser, il peut donner des coups légitimes. Il conquiert sa place. L’ami, lui, ce frère, au nom de bonnes intentions, avait été stigmatisé victime. L’humiliation n’avait pas vraiment été entendue en lui, et repoussée. « Qui est coupable, sinon celui qui demande, alors qu’il est trop tard : Où est mon frère ? » Il est trop tard, en effet, lorsqu’on méconnaît l’humiliation qui fait la victime, et qu’on se pose en sauveur de cette victime ! « Qui est coupable, sinon la bouche qui, séparant le bien et le mal, a créé le mal ? » Grandiose ! Séparer le bien et le mal, c’est en effet méconnaître que la violence est aussi en soi, et que si on a la possibilité de vivre dans son ignorance, c’est qu’on est privilégié, c’est-à-dire maintenu dans une matrice, et que c’est la violence elle-même qui surplombe les défavorisés, ceux qui sont jetés dehors, exclus ! « Qui est coupable, sinon le juge lui-même ? » Le juge du bien et du mal. L’arbre de la connaissance du bien et du mal ! « Je suis la victime, le témoin de la chute et des renaissances. Je suis le sacrifice de la mort à la vie. » Grandiose aussi ! La victime, c’est paradoxalement celui qui ne peut en sortir, de son cocon électif, et le choc frontal est une catastrophe narcissique qui fait chuter de toute sa hauteur, révélant l’immensité d’un ratage. Mais cette blessure narcissique incommensurable ouvre les yeux sur une humanité en souffrance qui alors peut se lever de son état soumis, humilié, et ce sont des renaissances. Le peuple peut atteindre son âge adulte, sortir de l’état infantile, mineur. Donc, l’arbre sacrifie la mort, c’est-à-dire son statut de voyageur immobile dans son cocon de notoriété élitiste, à la vie. La vie terrestre, dans l’environnement réel, la patrie. Il devient lui-même arbre de vie, tandis que l’arbre du bien et du mal est mort ! « Une lumière irréelle irradiait la caverne. Les idoles m’entouraient toujours… L’intensité s’accroît encore. Clarté nue. Un à un, les yeux se ferment. Ils disparaissent, comme avalés par la matière… Je triomphais d’un enfer aveugle. Désormais seul voyant. Je parlerai pour tous. » Magnifique ! L’arbre parlera pour que son cas soit paradigmatique, par son épreuve de passage de l’arbre du bien et du mal vers l’arbre de vie, par son abandon de la passion d’incarner le héros sauveur dans la lignée généalogique et des idoles, pour advenir comme l’un des humains vivant sur terre, dans l’environnement écologique de cette belle patrie, d’où il fut si longtemps un expatrié qui s’ignorait. « Je prends la parole pour celui qui a été mon fils et qui ne peut rien dire. Je prends la parole pour celui qui a été mon père et qui a failli. » Voici que, désormais, l’arbre a une toute autre idée de la véritable transmission de père à fils, d’une génération à une autre : c’est chaque vie, dans sa beauté singulière, ses contradictions, ses passions, ses réussites et ses échecs, bref sa complexité, qui vaut la peine d’être vécue jusqu’au bout. C’est cette vie à chaque fois singulière qu’il faut raconter ! « Je prends la parole pour chacun des visages rencontrés afin que l’ombre ne l’emporte pas. » Donc, pour chaque ami qui n’est plus vu comme la victime à sauver. Chaque visage « compte plus que les crimes commis les yeux clos. » Très fort ! Se poser en sauveur de la victime du bien et du mal, serait-ce un crime commis les yeux clos, c’est-à-dire dans l’ignorance de la violence intrinsèque à chaque humain et dans le refoulement de la bombe à retardement de l’humiliation, en particulier cette humiliation originaire qui établit le bien et le mal c’est-à-dire l’asymétrie entre celui qui reste placé dans sa matrice et celui qui a été chassé dans le dehors invivable. « Tandis que je parle, ils existent. Un simple fil les relie encore à l’existence. Un fil que veut rompre un destin à bout de souffle. » Ainsi se décrit un arbre du bien et du mal qui s’imaginait de manière narcissique pouvoir apporter le bien, et qui voit le désastre d’un échec ! « Un seul être, pour moi, rachète tous les autres. »
Comme pour la première fois, l’arbre sent en lui naître le désir de se battre. Quelque chose de naissant. « Je sentis naître en moi un instinct de vie. » Force vitale. « Et s’il me revenait de sauver ce qui restait à sauver de la destruction ? » Cela peut sembler mégalomane, rester dans la ligne du sauveur. Mais c’est autre chose. Son témoignage, ce qu’il appelle aussi son testament pour bien mettre en relief qu’il a traversé une expérience de mort, de bannissement, où ce qui est mort en lui est l’homme providentiel qui croyait réussir, politiquement, à venir en aide aux prochains, aux victimes, arrive jusqu’à cet instinct de vie, jusqu’à cette bataille que chaque humain doit mener en croyant à ses propres forces et en cessant d’attendre tout d’en haut. Ce testament évoque un processus de maturation humaine comme jamais, comme le raconte cette fiction mettant face à face, simultanément, le lent processus des hommes se détachant des illusions, et le lent travail de deuil de l’arbre quant à son pouvoir et à son prestige pour leur sauver ce monde. « Plus grande l’horreur, plus nécessaire la parole. » L’horreur d’une part pour l’arbre d’avoir une vie dépourvue de sens puisqu’elle n’a servi à rien, l’horreur pour les hommes puisque personne ne leur ouvre de perspective pour une nouvelle vie. C’est à partir de cet instinct de vie qui naît en lui qu’en parlant, l’arbre peut faire sentir en chacun des hommes le même instinct de vie, et amorcer un processus d’identification et de transmission. « Il me fallait témoigner. Pour que la vie puisse se perpétuer. » L’arbre de vie fait suite à l’arbre de la connaissance du bien et du mal s’appuyant sur la dépendance. « Je suis de nouveau devant le monde. Comme lavé par la pluie d’un orage soudain. Je ne dois pas me retourner. » Bien sûr, rien n’est encore gagné, et le paysage qu’il a devant les yeux n’est pas encore l’écologique. Il est pris de tristesse. Il se pose cette question étrange : « Pourquoi ne m’ont-ils pas gardé près d’eux ? » Et l’on se demande : eux les politiques au pouvoir ? Lui, le peuple ? Alors qu’il a fait la preuve que lui aussi était juge, comme juge de lui-même, et juge sauveur juste en faisant le deuil d’une ambition de sauver ceux qui ne pourraient rien par eux-mêmes. « Que veulent-ils ? » Qu’il soit ce prédécesseur et ce paradigme qui est capable de faire naître l’instinct batailleur de vie en chacun d’eux juste en parlant de celui qui, finalement, naît en lui ? « Ils m’appellent encore, je le sens. Je me retourne vers eux : je n’ai pas tout dit encore. »
Alors enfin l’arbre en passe de devenir arbre de vie peut mettre en question l’allégorie de la caverne de Platon, cette métaphore matricielle de la vie sur terre comme si les hommes ne la quittaient jamais par le pouvoir de leurs puissants politiques. L’instinct de vie ne peut naître que si les hommes en sont sortis ! Cette citation, à nouveau, résonne de manière différente désormais ! « Les hommes reçoivent l’empreinte de la vie, au milieu d’une caverne obscure. Ils crient vers la lumière, le bruit, les parfums, mais ils n’en reçoivent que les miettes, des bribes insignifiantes. Un rayon chargé d’ombres et de couleurs ici, un son étouffé là. Je mesure maintenant leur aveuglement. Ils errent en eux-mêmes comme au dehors… Quelle folie que l’homme ! Le combat n’est-il pas perdu d’avance ? » Difficile en effet de mesurer l’instinct de vie en chacun des hommes, puisqu’il n’est pas eux ! Il n’a pas le pouvoir d’animer à partir de lui-même cette pulsion individuelle de vie. C’est alors que l’arbre s’aperçoit qu’il doit d’abord s’occuper de son propre instinct de vie. Et, entre ses racines, il sent une présence, ce sera bientôt un arbre, une partie de lui. « Nous sommes liés par la fortune de ce fruit tombé. » Le fruit tombé : le bannissement de l’homme qui croyait tellement en son destin inoubliable ? C’est un autre moi. « Je ne le comprends pas encore. C’est moi, sans l’être tout à fait, et je ne parviens pas à saisir cette différence. Je n’ai jamais pensé que je pouvais continuer, qu’il y aurait quelque chose de moi, après moi. Et pourtant le voilà, tout près. » Plus qu’un enfant, n’est-ce pas un autre soi-même ? Quelque chose après le retrait de la politique, un retour très différent ? Evidemment, le petit arbre est encore fragile, c’est un souffle à peine audible, « mais il me secoue plus que le fracas d’un éboulement. » L’arbre qui parle est donc à cette partie naissante de lui-même un protecteur, comme s’il était son propre enfant, cette part fragile en lui-même qui commence à respirer et à ouvrir les yeux sur la vraie terre patrie. « N’aie crainte, je veille. Je suis celui qui t’abrite de la lumière violente. Je suis celui qui apprend et qui montre, ton protecteur, celui qu’un jour tu seras. C’est la force de l’été qui s’agite dans tes branches. Le jeune arbre qui est une partie de l’arbre qui parle « tire, il gonfle, il bourgeonne. Nous grandissons et nous vivons. Passage du « il » au « nous ». Car les deux arbres n’en font qu’un, même si la scène a l’air d’un vieux qui protège un jeune, et lui transmet le flambeau. Ce passage de flambeau, cette transmission est avant tout intérieure. En devenant quelqu’un d’autre, qui peut alors revenir autrement vers les hommes. Alors que le bannissement semblait définitif, l’avenir sombre. « Je vois à présent comme j’ai vécu enfermé dans la roue cahotante du temps, toujours renouvelé… Ce tremblement de mon être me rappelle ce jour où le vieux chêne était tombé, ce jour où il avait ouvert devant moi les grands espaces de l’inconnu et de la liberté. J’ai, sans le savoir, trouvé mon lieu. » Son lieu sur la terre patrie. « Je témoigne enfin, dans un long chant clair que rien ne viendra interrompre. » Les épreuves lui ont fait découvrir « un autre souffle que celui des vents, une respiration intérieure, féconde. Creuser en soi, c’est vivre plus profondément. » Le tremblement de son être est celui de l’autre en lui, en train de naître. Au moment du changement radical, l’arbre se souvient qu’il a « cru rester intact dans le défilé des heures » mais qu’il sait maintenant qu’il n’habite pas deux fois le même corps. En quelque sorte, voici un nouveau corps, celui qui est jeté sur terre, celui qui sent naître en lui l’instinct de vie, le tremblement de l’être. Rien à voir avec le corps d’un état matriciel de l’être, où les choses sont acquises même pour celui qui se veut sauveur de ceux pour lesquels rien n’est acquis. Il déclare que « s’arrêter de changer, c’est déjà abandonner le long chemin qui permet de rester fidèle à soi-même. » Fidèle à soi-même dans la promesse faite à l’ami que lui aussi puisse vivre librement, réussisse sa vie. En ce sens, il reste le voyageur qui reste immobile sur le point de son engagement, là où il s’agit de s’attaquer à la logique de l’humiliation. Changer, alors ! Mais aussi transmettre. La continuation de la vie, c’est la réussite d’une vie qui n’en finit pas de réussir à nouveau dans une autre vie, à l’infini, que ce soit dans le temps ou dans l’espace. Certes, il reste dans l’arbre qui parle une immense mélancolie, tandis qu’il se dit une dernière fois qu’il a échoué en ce monde, ce monde qui n’a en vérité pas besoin de colonne pour le porter. La blessure reste là. Devant l’impossibilité d’anticiper quelle sera sa place et sa part de responsabilité, d’imagination, dans la nouvelle vie, il ne peut que voir s’éloigner le temps où sa vie avait un sens. Dans le monde terrestre qui s’ouvre, rien n’est acquis ! A chaque homme de manifester de sa manière singulière et différente son instinct de vie ! L’arbre qui parle ne peut s’attribuer le mérite de cet éveil et de cette prise de liberté, d’indépendance et de responsabilité des hommes. C’est pour cela qu’il ne peut que sentir dans la douleur et une mélancolie sans remède qu’il se « vide comme un vase brisé. » Et qu’il se rattrape encore à quelque chose de plus connu, de plus familier, comme la transmission de père à enfants. Alors que, peut-être, il s’agit aussi d’une transmission entre ce que l’on a été et ce que l’on devient, avec l’épreuve d’un deuil de soi-même comme passage, comme passerelle. Mais la vie sur terre est une continuité de vies singulières et complexes, qui est solide et belle parce que chacune des vie témoigne qu’elle vaut le coup, que c’est une incomparable aventure, même fragile. En regard de cette continuité battante, chaque vie prend un relief unique, elle est le sens de sa continuation. En se voyant lui-même naître autrement, avec cet instinct de vie en lui, l’arbre se met à égalité avec chaque autre vie, dans une continuité non seulement dans le temps mais aussi dans l’espace de la terre patrie. Dans l’humaine condition, il voit ses semblables.
Et les hommes, qui toujours écoutent le récit de l’arbre, « se regardent les uns les autres… Ils voient des yeux de chairs, humides, toujours mobiles, aux nuances et aux reflets fragiles. Ils voient des frères, des amis, des amantes. Des hommes et des femmes. » Ces hommes qui se regardent les uns les autres ont un don, mais ne s’en aperçoivent peut-être pas encore. L’homme n’existe, dit l’arbre, que si d’autres comme lui peuvent le regarder faire, différent, complexe. Alors, ils peuvent de même garder la mémoire des gestes révolus des hommes d’avant la catastrophe, ces autres différents, et faire fructifier cet héritage en apprenant à être soi-mêmes. Mais, pour l’instant, ils « ont succombé à la mémoire des choses, vivant à l’étroit, dans le cercueil du vieux monde. Ils se sont soumis, plus tard, à la tyrannie de l’oubli dans un présent perpétuel. » Mais, propose l’arbre aux hommes, le « temps est venu de la réconciliation de la mémoire avec l’oubli ». En ayant confiance « en l’idéal ardu de leur humanité retrouvée. » Bien sûr il « faut tout reconstruire… Ils ne rêvent plus de pures créations, ils devinent le cheminement des choses. Le cycle des générations, de leurs ratures, de leurs corrections, de leurs empilements, qui se confondront un jour avec les cendres du sol. »
La fiction, dans le récit de l’arbre, s’achève pourtant avec un peu de pessimisme, dont on ne sait l’origine. « J’ai vu le monde des hommes. Je connais maintenant vos forces et vos faiblesses. » L’arbre poursuit : « L’impuissance de tous vos efforts et le néant qui vous aspire toujours. Je sais le goût de cette mort que vous portez en vous comme des vergers maladifs. Le goût de la mort que vous donnez, aussi, de ce sang dont vous gorgez le monde pour assouvir vos rêves. Le tumulte des temps est inscrit en chacun de vous, malédiction mais aussi promesse. » Mais l’arbre, c’est parce que les hommes lui demandent de rester parmi eux, qu’il choisit de leur dire oui. Comme résistant lui-même au goût de la mort ? Il répond à l’appel de la continuité de la vie ! L’appel à incarner vraiment, ici et maintenant, sur la terre patrie, la vie qui se continue, le maillon vivant qu’il est s’enchaînant non seulement aux prédécesseurs mais aussi aux continuateurs et aux vies qui lui sont contemporaines. C’est par cet appel qu’il a encore une place parmi les hommes, et là l’élu d’entre les élus grâce à son excellence et non pas par les urnes se sent enfin appelé ! « Le miracle se produit. Un arbre revit, en silence, tandis qu’un autre s’étiole et tombe en poussière. Au pied de l’ancêtre mort, un arbuste, chargé de rameaux tendres… » En vérité, la fiction raconte une sorte d’épreuve au terme de laquelle le flambeau de la vie passe du vieux au jeune, mais comme si l’arbre qui parle avait enfin à l’intérieur de lui-même joué ce passage de relais de lui à lui. « Il n’y a pas de ténèbres, mais seulement l’attente de l’étincelle. » L’impression de bannissement, si mélancolique, s’avère alors non pas ténèbres douloureuses, blessure, mais attente de l’étincelle. « La joie est là, l’espoir d’une rémission, la promesse d’épouser la forme du monde et de s’y fondre… Tout recommencer, toujours. Recommencer. »
Cette fiction, « Le dernier témoin », est vraiment une œuvre très riche, complexe, passionnante, qui raconte non seulement un long et douloureux travail intérieur de deuil, vécu par l’arbre, où l’on imagine qu’il s’agit de mort politique, ou plus exactement de la mort d’une certaine idée de la politique avec en haut un grand homme et en bas un peuple qui attend tout de ses paroles, mais aussi de la lente maturation de ce peuple qui, finalement, arrive à s’abstraire de ces paroles, et à se voir, les uns les autres, tous comme des êtres humains, singuliers, différents, complexes, y compris les politiques, qui ne sont pas des idoles. Le roman nous a emmenés tout près d’une re-fondation de la politique, au sortir de l’infantilisme, lorsque les hommes capables de se voir les uns les autres peuvent commencer à se sentir responsables de l’organisation de la vie commune sur la terre patrie, et donc à être capables de bien choisir, dans les urnes, celui qui peut les représenter au sommet de l’Etat. Cette maturation s’effectue aussi bien du côté de l’arbre que du côté du peuple, travail de deuil d’un côté et de sevrage de l’autre. Nous avons senti quelle catastrophe c’est de faire le deuil du chêne majestueux pour n’être plus que le petit arbre qui vit sa vie terrestre au milieu des hommes capables de se voir les uns les autres, en leur parlant de la beauté singulière de chaque vie, de la continuité de cette vie par-delà la mort. Le récit, qu’on imagine recommencer de manière autre, en parlant la beauté de chacune des vies très différentes les unes des autres, refoule l’humiliation qui voulait faire croire que certaines vies valaient plus que d’autres ! C’est un grand combat de Dominique de Villepin, cette lutte contre l’humiliation, bombe à retardement éparpillée sur notre planète !
Alice Granger Guitard
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