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Justine et autres romans - Sade
jeudi 2 octobre 2014 par Jean-Paul Gavard-Perret

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SADE : ROMAN THEÂTRE

« Justine et autres romans », éditions établies par Michel Delon et Jean Deprun, coll. La Pléiade, Gallimard, Paris, 2014

Le Divin Marquis fascinant, révoltant, révolté, polémiste propose dans les trois romans réunis dans la Pléiade une quintessence du fonctionnement de sa fiction. A savoir un théâtre dressé sur la face cachée du monde. Dans Sade, Fourier, Loyola Barthes fut le premier à souligner la théâtralisation que le Marquis a opérée dans l’écriture afin d’illimiter le langage. Le roman considéré jusque là comme frivole et secondaire prend, dans sa version théâtralisée, une manière de désobéir à une organisation rigide et étroite. Et si la liberté d’écriture de l’auteur ne provient pas directement d’une volonté de renier les codes littéraires, elle constitue un choix délibéré pour transmettre des idées subversives. En optant pour une écriture laissant la part belle au théâtral, Sade cherche donc non pas une marge mais à donner une compréhension plus profonde des rapports qui "unissent" et régentent les êtres entre eux.

D’autant que le théâtre a été pour Sade une réelle passion. Elle est même si déterminante qu’elle finit par s’imposer comme la constante de sa vie tourmentée. Non seulement l’auteur a fait de ses romans selon la formule d’Annie Lebrun "un théâtre dressé sur notre abîme" (Magazine littéraire, n° 284, Janvier 1991 p. 36) mais il a été lui-même sans cesse mêlé à l’univers théâtral. Son père déjà était fasciné par cet univers et chez les Jésuites – qui contribuèrent à son éducation - le genre se situait au centre de la pédagogie. Il n’abandonnera donc jamais le théâtre et à la mort de son père il fit édifier une superbe scène à l’intérieur du château reçu en héritage. Par ailleurs - comme le rappelle le film superbe Marat-Sade de Peter Weiss- le divin Marquis a choisi bon nombre de ses maîtresses parmi les comédiennes et il joua le maître d’œuvre de ses pièces pour les représentations jouées par les résidents de l’hôpital de Charenton où il mourut. Il est donc possible de concevoir l’imbrication du théâtre et du romanesque comme une sorte de répercussion de son statut de prisonnier. Reclus et réduit au rang de spectateur passif des remugles du monde, Sade le perçut de loin tel un vaste théâtre, un jeu dont il ne faisait plus partie mais qu’il pouvait observer avec un œil de « voyeur ». Le roman théâtralisé peut dès lors être vu comme le moyen de traduire une vision particulière à celui qui a fait l’expérience de la réclusion.

Mais il y a plus. Le "volume" donné par l’auteur à l’écriture par la théâtralité permet d’aller à la rencontre du lecteur en éveillant son plaisir. Révéler l’homme en le poussant sur la scène revient à le transformer en un personnage de théâtre doté des caractéristiques propre à ce genre. Les personnages sadiens se présentent en effet sous forme de rôles types, de silhouettes caricaturées aisément identifiables pour le lecteur-spectateur. Bourreaux et victimes représentent les deux grands types de l’univers de l’auteur. Chez lui on est (on naît ?) dominant ou dominé, sujet ou objet - rien d’autre. Les corps comme les atomes obéissent à l’attraction. Ils se partagent entre matière vive, active (les dominants) et brute, attractive (les victimes) qui ne cessent de se frotter, presser, heurter au sein d’une activité toute charnelle propre aussi à la pratique théâtrale..

Mais Sade théâtralise aussi l’espace où les personnages se “ découvrent ”. Il donne formes à des décors suggestifs, provocateurs, sursaturés qu’il matérialise à l’aide de mots stimuli dont il parsème sa prose. Clôture et invitation sensorielle - spécificités d’essence théâtrale - constituent les caractéristiques des lieux sadiens révélateurs des profondeurs de l’homme et de l’hypocrisie sociale ainsi que des façades du pouvoir. Ils matérialisent aussi les régions de l’inconscient. Et c’est pourquoi Michel Camus note avec raison que chaque décor devient “ un nouveau lieu mental ” “( La question de Sade ”, in revue Obliques-Sade) par lequel le lecteur peu à peu se laisse investir.

Il existe aussi chez le Marquis un souci extrême de la mise en scène si bien que son lecteur semble assister à une représentation théâtrale du monde tel qu’il est mais que le pouvoir cache afin de mieux l’asservir. Tel un dramaturge Sade veille, crée un langage visuel qui favorise et éveille l’émotivité. Les “ indications scéniques ” abondent dans tous les chapitres dont certains se nomment d’ailleurs “ dialogues ” où sont listés les personnages présents. On pourrait multiplier les exemples de cette écriture didascalique. Mais on n’en retiendra qu’un exemple tiré de La Philosophie dans le Boudoir : “ Elle le baise, touche son vit au travers de sa culotte et le jeune homme sort avec précipitation ”. Une telle écriture se règle de manière obsessionnelle et correspond à la philosophie globale qu’il défend : le matérialisme qui a l’époque est la pensée la plus subversive qui soit. Plus encore même puisque dans Les 120 journées de Sodome l’écriture va du corps à l’esprit, du conscient à l’inconscient pour dire l’explosion des sens. Sade pollue le dialogue philosophique par des procédés théâtraux afin de conduire à une réflexion majeure. Lorsqu’il présente ce qu’il nomme une “ séance ”, c’est-à-dire une scène de débauche, l’auteur veille toujours à ce qu’un ordre scrupuleusement précis et respecté s’instaure afin de "détruire" par la bande l’ordre établi : : “ L’autel est préparé, la victime s’y place, le sacrificateur la suit ” Sade associe d’ailleurs toujours une parole à un corps dans un langage proche de l’oral. Ce n’est donc pas celui d’un récit porté vers un destinataire incertain mais bien plus celui conçu sous le sceau de la confidence. Sade ne réduit jamais l’écriture au récit pur. Si des espaces lui sont impartis, on ne parle que si l’on a quelqu’un à qui s’adresser pour lui délivrer une leçon (anti-morale, anti-sociale).

Les embrayeurs, les interjections et la ponctuation forte qui saturent les textes en sont le signe : “ Branle ta soeur en attendant le chevalier ! Nous sommes à toi dans la minute ! Allons préparez-vous ! il faut que ça soit la main qui le conduise ” est-il écrit dans « Sodome » au moments où les dominants convertissent leur parole en leçon. Ils raisonnent, argumentent pour finir de force plus que de gré par convaincre (et con vaincre). A l’inverse les proies écoutent, implorent avant de se soumettre. Vain par essence leur discours est anodin, sans caractère, ni effet et leurs interventions pauvres ne deviennent que des prétextes pour leurs bourreaux à mettre en exergue leurs théories. Leur langage de vaincus demeure nul et ne sert qu’à relancer le monologue de leur maître. Au “je fis retenir l’air de mes gémissements et j’arrosais l’air de mes larmes ” croisé dans Justine ou les Infortunes de la vertu suit une belle leçon de celui qui jouit de sa force.Le choix esthétique du roman théâtralisé permet par ailleurs d’unifier philosophie et écriture du corps en refusant de mettre l’une au service de l’autre. Le romancier trouve en conséquence le moyen de s’opposer au dualisme âme/corps - substrat du pouvoir politico-religieux - en penchant pour une entité indivisible où tout fonctionne de manière interactive. Présence charnelle immédiate induite par la théâtralisation, prise de recul par la souplesse du cadre romanesque créent une relation d’interdépendance. L’écriture sadienne s’accorde donc parfaitement avec une conception matérialiste de l’être selon laquelle le principe actif de la pensée se confond avec l’expérience corporelle et par voie de conséquence la connaissance s’imbrique à l’expérience.

Enfin, transformant ses acteurs en personnages, les conviant à travers les mots dans le registre plus intime du roman Sade interpelle son lecteur avant de l’introduire dans les coulisses du spectacle. Il peut le voir sans être vu afin d’en recevoir plus directement leurs sensations. Le lecteur passe d’une attitude réflexive à l’exaltation de ses sens. Théâtral et romanesque sont donc mobilisés par une écriture qui secoue esprit et corps individuel et social au moment où le lecteur est conduit - idée subversive s’il en est - à sentir le caractère indivisible de sa personne. Le roman devient un révélateur d’une nature que masquent les conventions et les préjugés religieux et sociaux. Se produit une jonction entre besoin de l’esprit et logique du corps, entre énergie de pensée et activité charnelle.

Sade créa par ce subterfuge une littérature de l’outrance en ce “ tout dire ” que l’auteur ne cessa de revendiquer. Elle ne correspond à aucune règle, à aucun modèle clos et défini pour aller au tréfonds de l’homme et explorer ses limites. Sade lorsqu’il se fait critique le précise lui-même : le romancier doit peintre l’homme dépossédé de son masque social, libre de s’abandonner au vice qu’il est forcé de contenir ou de travestir en vue du “ contrat social ” sur lequel repose la possibilité de vivre ensemble. Dès lors, pour finir, laissons la parole au Marquis : “ L’étude profonde du coeur de l’homme, véritable dédale de la nature doit nous faire voir l’homme non pas seulement tel qu’il est ou qu’il se montre , c’est le devoir de l’historien, mais tel qu’il peut être, tel que doivent le rendre les modifications du vice et les secousses des passions ”. Et Sade d’ajouter plus loin combien la vertu est nullement essentielle en art. C’est même le contraire qui la “justifie ”. L’auteur a grand soin de nous le rappeler  : “ Ce n’est pas toujours en faisant triompher la vertu qu’on intéresse.  ». Non seulement le Marquis l’a affirmé, mais il l’a montré en ce théâtre de l’existence que “ représente ” chacun de ses trois romans brûlots qui reparaissent et qu’il faut lire ou relire non pas comme un mal nécessaire mais un bien.

Jean-Paul Gavard-Perret

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