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Les Renards pâles, Yannick Haenel

Editions Gallimard, collection L’Infini, 2013

dimanche 20 octobre 2013 par Alice Granger

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Lorsque le narrateur quitte le meublé qu’il n’arrive pas à payer parce qu’il a déjà décroché du monde du travail, ce moderne esclavage, et qu’il s’installe dans la voiture qu’un ami parti à l’étranger lui a laissée, une voiture qu’il ne fait jamais démarrer, il commence une révolution intérieure, dans la plus grande solitude. Il décroche de la société, soudain LA SOCIETE N’EXISTE PAS, cette phrase qu’il voit écrite dans la rue. Au fil des jours, tout un été, il va rencontrer des personnes qui sont aussi en décrochage, des exclus, des sans-papiers, des gens qui n’ont aucune valeur, qui ne servent à rien, et bientôt leur parole va devenir une seule parole, et une manifestation imprévue, sans organisateur, silencieuse, va rassembler chacune de ces solitudes pour remplir les rues de Paris, spécialement celles qui furent marquées par la Commune de Paris et celles qui appartiennent au luxe marchand. Ils ne revendiquent rien, ils sont simplement là, avec leurs masques, ils sont des masques, ils sont sortis de l’identité assignée et immobile, ils marchent dans un mouvement pacifique de décrochage hors de la société, et ils se font voir au CRS, à la police, les indésirables deviennent visibles, l’événement est transmis par les portables, par les caméras, les journaux télévisés : une révolution est en train de se faire, elle a un effet boule de neige puisque des gens arrivent de partout, mettent un masque, et grossissent le cortège imprévu, sans but, silencieux. La révolution, l’acte politique à un moment où il n’y en a plus vraiment, consiste simplement à décrocher, à ne plus être servile, et à en ressentir dans son corps une joie extrême, un feu.

Yannick Haenel est l’écrivain de ce décrochage, de cette chute dans le trou. Dans ce roman, son propre choix de décrocher, de ne plus être attaché au confort et donc à l’argent du travail pour se l’assurer, de se sevrer des marchandises, donc quelque chose qui ne peut s’accomplir que dans la solitude la plus absolue, comme une évidence, comme un désenvoûtement, il va s’apercevoir que d’autres êtres, rencontrés dans la rue, sont aussi en train de l’accomplir, mais souvent, eux, c’est parce qu’on les a exclus, et non pas par un choix personnel. Il rencontre en particulier des sans-papiers qui se sont donnés le nom de « Les Renards pâles » parce que c’est le dieu anarchiste des Dogons du Mali. Le Renard pâle va symboliser cet acte anarchiste de séparation, de chute dans le trou de la non appartenance, de la non identité. La révolution par la sortie hors de l’identité, en déchirant par exemple ses papiers pour être aussi sans-papiers, la révolution simplement en rendant visibles dans les rues ces vies que la société ne voulait pas voir mais qui n’est pas regardante pour les utiliser comme éboueurs, comme ramasseurs des déchets produits par la consommation, cette révolution-là prend du sens, comme nous le montre ce roman, à mettre ensemble ces solitudes, à s’unir sans jamais faire masse. C’est juste un non qui se voit. Lors de cette manifestation, qui est une étrange révolution, les gens portent des masques, ils n’ont pas d’identité, ces masques sont dogons mais aussi animaliers, etc. C’est une révolution sans moyens, juste la marche silencieuse, avec des masques, et dont la mis en acte a été la mort dans la Seine de deux sans-papiers poursuivis par la police. Une révolution qui parle aux milliers de gens qui, dans leur vie laborieuse et servile de chaque jour, bien dans le cadre assigné, rêvent de décrocher, de tomber dans le trou de la délivrance, de naître car le monde est soudain senti comme crime, comme étouffeur de vie, comme dépourvu de sens.

Un sans-papiers s’était endormi dans une benne à ordure, tel un déchet. Au matin, il est broyé dans le camion des éboueurs. Le narrateur ne peut oublier cette scène d’un corps humain qui n’avait aucune valeur parce qu’il n’avait pas de papiers, et qui finit comme les déchets que nous produisons.

Jamais comme dans ce roman on ne s’aperçoit que l’écriture, pour Yannick Haenel, vaut acte politique, dans une société où rares sont ceux dont la voix compte. Les sans-papiers, les sans-abris, les clandestins, les indésirables, il y en a de plus en plus, mais personne ne semble se demander comment eux, ils sont tombés, comme on dit, si bas, on ne peut plus bas, comment ils n’ont pas pu éviter le trou. Face à eux, et allant vers eux, il y a ce narrateur qui, lui, en a eu assez d’une vie bien organisée, bien cadrée, et en vérité très servile, inféodée à la finance, un narrateur qui s’est laissé tomber dans ce trou en se sentant incroyablement délivré, vivant. Cette pulsion anarchique qui l’a poussé dehors, jusqu’à l’abri précaire de la voiture, vient faire écho au dieu anarchique dogon, symbolisé par le Renard pâle. Une chute choisie, certes, mais dont le sens anarchique et d’ouverture reste lié au monde dont il se sépare, dans lequel un pouvoir total le mit, on l’imagine, au pas comme d’une manière militaire. Cette chute vaut certes désaliénation, acte de liberté et d’ouverture, mais elle n’est jamais suscitée par des exemples de vies, dans ce monde, qui seraient exceptionnellement restées libres, et qui auraient joué comme paradigme. Cette chute, cet acte anarchique de séparation, nous présente quand même un monde à quitter dans lequel il n’y aurait rien d’autre, dans lequel un pousse-à-jouïr et à travailler serait la seule possibilité. Alors, lorsque le narrateur décroche et vit dans la rue et dans une voiture à l’arrêt, c’est étrange comme ce qui lui reste c’est la jouissance sans le travail, l’alcool, le sexe, la marche sans but, les rencontres, le bar, la bibliothèque, et le cimetière du Père Lachaise avec ses arbres, ses fougères, sa tranquillité et ses morts.

La rencontre entre le narrateur qui s’est laissé tomber dans la précarité parce que, au chômage, il a négligé de se présenter à Pôle-Emploi, et les sans-papiers ne peut pourtant se faire que parce qu’il y a une société de consommation, qui asservit pour produire toujours plus mais qui assigne à chacun sa place et son identité dans la chaîne de la production comme si personne ne pouvait y résister. Si le narrateur, lui, suit la pente douce et irrémédiable de la sortie hors du circuit, s’il échappe à la société dans lequel la vie était devenue absurde, une vie d’esclave, les sans-papiers, eux, ont fait le trajet inverse, ils sont venus dans cette société-là attirés par son abondance, par sa richesse, et parce qu’ils pensaient qu’on leur ferait une place. Or, dans cette société de l’abondance, si on n’a pas besoin de vous, on s’en fout de votre vie, vous n’existez pas, vous n’êtes pas visibles, pas identifiables, vous êtes un déchet. Dans ce monde, il n’y a que la valeur travail qui compte, que l’identité travail, ce que vous pouvez produire, comment on peut vous utiliser. La vie singulière, elle, ne compte pas, il n’y a pas de visage pour elle, mais un masque. Mais lorsque les masques descendent dans la rue, manifestent en silence et à l’improviste, pour rien d’autre que marcher, c’est très surprenant, on voit ce qui n’était pas visible, et en même temps on ne voit pas les visages, comme s’il n’y avait personne pour les regarder, comme si la terre où chaque vie compte ne s’était pas encore ouverte. On en est encore au temps anarchique de la révolution. On décroche d’une vie ancienne vécue jusque-là comme si on avait dû passivement s’y soumettre, on signifie à cette ancienne société qu’on est en vie, on défie cette France-là, mais on n’en est pas à l’organisation d’une terre nouvelle, on est comme les nouveaux-nés qui voient mal, et ne se tiennent pas encore debout.

« Mon désœuvrement était une expérience. Je me préparais. J’étais, je suis, je serai toujours absent ; quelque chose manque à la consistance du monde et, à cette chose, je m’identifie. » Drôle de phrase, « je serai toujours absent… » Comme s’il n’y avait pas à être présent et à avoir une part active et responsable sur la terre où nous vivons, comme si cette terre était préparée. Le désœuvrement aussi est curieux. Lorsque quelqu’un dit qu’il n’a jamais eu à travailler de sa vie, cherchez, et vous verrez que, d’une manière ou d’une autre, il n’a jamais quitté sa mère… Bref, c’est incroyablement ambigu. Il faut être né en Occident, là où il y a l’illusion que la terre est déjà toute prête, pour croire qu’il est possible de ne pas travailler. La ligne de risque, sur une terre pas déjà prête, qui donne fleurs et fruits au rythme des saisons qui sont au moins à cueillir sinon à ensemencer et cultiver, c’est celle de la mort. Sur notre terre occidentale, on a oublié cela, et nos enfances dans l’opulence nous ont fait croire que, magiquement, tout était là en notre absence de participation. L’écriture et le roman de Yannick Haenel ont pour matière cette logique occidentale où effectivement on peut même s’offrir le luxe de sortir du système et de connaître paradoxalement le feu de la liberté dans une ouverture anarchique car il reste quelque chose qui rend encore possible de jouir. Même les sans-papiers sont produits par les pays riches, où les miettes qui tombent des assiettes sont un reste qu’ils n’ont même pas dans leur pays d’origine. Les sans-papiers que le narrateur rencontre dans la rue sont là parce que c’est l’Occident marchand, celui qui pousse à l’œuvre plutôt qu’au désœuvrement, qui les attire. Le roman développe, par cette révolution silencieuse et sans revendication qui se fait par cette marche de gens masqués dans Paris, une mise en accusation de la société marchande occidentale, c’est sa faute si les sans-papiers n’ont pas de travail, n’y ont pas une place, mais la logique qui est à l’œuvre dans une telle société, elle, n’est jamais vraiment l’objet de l’acte révolutionnaire. Sinon, le narrateur ne présenterait pas le désœuvrement comme l’expérience inaugurale de sa libération. C’est une chose de décrocher d’un travail comme forme d’esclavage moderne, c’en est une autre d’envisager tout autrement le travail, en étant pour la première fois présent et responsable, créateur et poète.

« ça vous prend à peine quelque jour pour dégringoler. » « … les passants vous frôlent, ils ne vous voient pas, vous êtes devenu invisible. » L’intervalle : pas facile à décrire, bouffée de joie et en même temps déchirure. Pas facile à supporter, c’est comme un énorme souffle, « c’est comme si vous tombiez dans un trou et que ce trou vous portait. » Voilà : ce trou vous porte ! Est-ce encore un trou ? « tout en vous se détache ». Un nouveau président de la république est élu, qui parle du travail, de travailler plus : le narrateur, lui, s’est soustrait à cet esclavage, sans en réalité proposer une autre organisation de la vie, « je préférais vivre à l’écart, avec peu d’argent, sans rien devoir à personne. » En fait, il vit avec un reste… Le travail comme seule façon d’exister ? Au contraire il ruine les existences qui s’y soumettent, il s’agit pour le narrateur d’y survivre. « Expulsé de ma propre vie, n’était-ce pas plutôt moi, l’élu ? » Ouvrir les oreilles à ce qui arrive. Une combinaison de détails s’ouvre à soi. Dans la voiture comme enfant une cabane dans les arbres, ou bien, encore, dans un ventre. Yeux qui s’ouvrent comme jamais au crépuscule, et l’ivresse des étoiles arrache à la pesanteur du globe. La ville, autour de soi, se consume dans son inertie. Le renoncement s’est emparé d’elle, les gens se sont repliés sur leur compromis. Le regard du narrateur lui-même est orienté.

La vie dans l’intervalle est possible par ce petit reste d’argent, par cette voiture prêtée par un ami, par la piscine gratuite où il est possible de se laver et de nager, par la bibliothèque ouverte aux lecteurs, par le repas offert chaque jour par un restaurateur chinois contre des cours à sa fille. L’essentiel étant assuré sans qu’il y soit pour quelque chose, le narrateur n’est plus que promenade dans les rues du 20e arrondissement de Paris. Joie impersonnelle, loin de tout.

« J’avais fui l’univers étouffant du salariat, mais sur quelle fuite ouvrait-elle ? » Suicide ? En tout cas qui débouche sur une soif immense.

Alice Granger Guitard



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