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LES BELLES-MERES Les beaux-pères, leurs brus et leurs gendres, Aldo Naouri

Editions Odile Jacob, 2011

lundi 3 octobre 2011 par Alice Granger

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Les belles-mères de brus disparaissent au profit des belles-mères de gendres, dans cette transformation de notre société commencée avec l’industrialisation, c’est ce que le célèbre pédiatre Aldo Naouri écrit dans son nouveau livre, non sans s’inquiéter des conséquences catastrophiques de cet état de fait et non sans craindre un état de non retour !

Aldo Naouri écrit : « … les belles-mères de brus, si tant est qu’elles existent encore, n’auront bientôt pas plus droit de cité que n’en ont les pères d’aujourd’hui réduits au simple rang de géniteurs. Nos sociétés paraissent avoir atteint un point de non-retour, de sorte que le discours que je tiens sera inaudible au plus grand nombre. »

Il poursuit : « La lutte contre le patriarcat a été menée tambour battant par tellement de groupe de pression dans toutes les sociétés industrialisées qu’on peut se demander si certains d’entre eux n’avaient pas quelque inavouable intérêt aux perspectives qu’elle ouvrait… Elle a été présentée et souvent vécue, en raison de l’ampleur apparente qu’elle a prise au cours de son déroulement, comme l’aboutissement et le triomphe de l’idéal démocratique… Nul, et pas même les psychanalystes… n’a pris la peine de dénoncer l’énorme, énorme, erreur qui a été commise quand on a prétendu pouvoir accélérer la lutte légitime contre les inégalités de droit en effaçant deux des différences qui sont indispensables au bon fonctionnement du psychisme : la différence générationnelle et la différence sexuelle… sourds aux cris de détresse de la masse s’interrogeant sur son devenir en multipliant les symptômes. Peut-être en phase avec la célérité du progrès technique, on a procédé à de vastes campagnes de communication, cette disciplines nouvelle qui se présente comme un procédé informatif pour mieux masquer son entreprise d’orientation de l’opinion… Je n’ai pas inventé l’aggravation des inégalités. Je n’ai pas inventé le déficit de prospectives. Je n’ai pas inventé la pensée unique… Je n’ai pas inventé les difficultés nouvelles des relations hommes-femmes. Je n’ai pas inventé les mesures qui ont abouti à la disparition de la fonction père. Je n’ai pas inventé la déliquescence de l’institution familiale. Je n’ai pas inventé le mal-être des enfants privés d’éducation. Je n’ai pas inventé les interrogations douloureuses de leurs parents. Je n’ai pas inventé les problèmes posés à l’école. »

« Ce que je relève, en revanche, c’est que la disparition en cours et programmée des belles-mères de brus semble avoir définitivement signé le triomphe des belles-mères de gendres. Le fait en lui-même n’aurait pas grande importance s’il n’entraînait pas une rupture de l’équilibre qui existait jusque-là entre la limite et la non-limite, ainsi que la consécration de cette dernière… Bousculés jusque dans leur identité, les hommes, ces fils de mère et ces soupirants de femme, ont cru en effet devoir et pouvoir adopter la non-limite. Ils s’y sont convertis avec un enthousiasme émouvant, encouragés qu’ils étaient par exemple à devenir des mères-bis auprès des enfants qu’ils avaient faits à leurs femmes. »

Aldo Naouri se demande : à qui profite le crime ? Il ne s’agit pas, affirme-t-il, de mettre en cause les femmes, même si elles ont ce bénéfice illusoire de l’exercice de la seule puissance féminine. Il souscrit à leur revendication d’être respectées dans leur dignité, et d’obtenir une égalité des droits des hommes et des femmes. L’ironie du sort est que ces revendications, derrière le rideau de fumée de l’exercice de la seule puissance féminine, n’ont nullement obtenu gain de cause. Alors, pour qui est le profit ? Aldo Naouri ne relève qu’une seule chose prise en considération : l’économie. Cette économie qui mène le jeu dans toutes nos sociétés industrialisées, qui a envahi tous les champs de la réflexion et qui se fait l’arbitre de la moindre décision, qui a écarté l’éthique et qui ne fait jamais la moindre concession. Au moment où la crise secoue la planète entière, l’auteur souligne combien, comme par hasard, l’économie et la finance ne sont soumis à aucune régulation, ceci entrant en résonance avec la non-limite, à l’image des femmes sexuellement accessibles tout le temps depuis que pour elles l’œstrus a disparu.

Aldo Naouri conclut : « La seule chose que je puisse encore faire, c’est d’imaginer une épitaphe aux belles-mères de brus : ‘Toutes vaillantes qu’elles aient été, elles sont tombées, comme les pères de leurs fils, sous les coups d’une économie gagnée à la démesure et indifférente au retour annoncée de notre espèce à la barbarie.’ »

Ce livre très précis, très combatif, mais désespéré, d’Aldo Naouri, m’a fait comprendre à quel point c’était réglé comme du papier à musique… Avec cette impression qu’on n’y pourrait rien, qu’il est inutile de résister, que ça ne changerait rien. Je me suis laissé dire, non sans éclater de rire, qu’on avait offert à cette belle-mère de bru un lot de consolation censé la faire taire à jamais. Si elle est devenue elle-même la mère de son mari… Et si elle a une fille, qui va l’occuper sur un autre front, en tant que belle-mère de gendre…

Dans toute cette histoire qui aboutit à… une épitaphe sur une tombe, il est frappant de constater la disparition sans résistance de la fille dans la mère, entraînant avec elle la disparition du garçon dans le père qui n’est que mère-bis, tout cela centré sur l’enfant comme si la vie se résumait à ses besoins bien circonvenus par l’économie de marché. Comme si l’enfant était devenu le seul paradigme, et qu’en fin de compte on devait tous vivre en s’identifiant à l’enfant générique traçant tous nos comportements et intérêts. La belle-mère de gendre, en symbiose avec sa fille, précipite toute l’organisation de la vie dans le maternage sans limite, seule son initiation compte, et sa fille s’y conforme les yeux fermés, copie parfaite. Nous constatons aussi la disparition de la personne singulière, au profit de personnages pour ainsi dire génériques appartenant au registre de la reproduction humaine, à l’impératif de son renouvellement. On est frappé de voir que plus aucun personnage singulier n’existe hors du territoire et du temps, forcément sans limite puisque toujours en train de se poursuivre, de cette reproduction, avec ce que cela profite à l’économie, ces enfants dont on est assuré de la reproduction ne devant manquer de rien, ces enfants tout-puissants mettant en mouvement perpétuel la grande machinerie marchande et ses profits. L’humanité rabattue sur le temps et le territoire de la reproduction ne se compose plus que d’enfants, et donc à leur service, de mères, de pères, de brus et de leurs belles-mères et beaux-pères, de gendres et de leurs belles-mères et beaux-pères. Avec ce que cela implique de terribles batailles, difficultés, rapports de forces, sur fond de guerre des sexes, du caractère limité de la sexualité des hommes et du caractère illimité de la sexualité des femmes (elles sont toujours accessibles, de même que la mère l’est pour ses enfants, alors que pour les hommes l’érection implique des intervalles où elle n’est pas possible) que nous rappelle Aldo Naouri. On a vraiment cette impression ahurissante que chacun ne nous s’est perdu en tant qu’être singulier, tant on se trouve happé par le personnage qui nous incombe sur le territoire de la reproduction où l’enfant, forcément, est mis au centre avec des besoins dictateurs. Cet enfant toujours en train de se multiplier, avec ce caractère sans limite que doit prendre l’impératif du renouvellement de l’espèce humaine, et dont l’économie, jamais soumise à régulation, profite de manière folle. En fin de compte, en lisant ce livre édifiant, on prend conscience qu’on vit dans un monde où plus aucun de nous ne serait sorti du statut d’enfant, et, donc, forcément, de sa mère. On est tous sommés de s’identifier à l’enfant et ses besoins à satisfaire, dont heureusement la société marchande s’occupe. On n’est plus jamais une personne unique, singulière, avec d’autres personnes uniques, singulières, on n’est plus que mère, père mère-bis, bru et gendre, belle-mère et beau-père de bru, belle-mère et beau-père de gendre, fille de sa mère, fils de sa mère, tout cela autour de l’enfant, au centre, que chacun de ces personnages reste et dont ils défendent les prérogatives toutes-puissantes dans leurs rôles respectifs. On semble avoir totalement forclos que ce devoir de reproduction dont chaque humain doit s’acquitter a pour but d’assurer un ensemble d’êtres humains en train de vivre sa vie unique, irremplaçable. Tout se passe comme si plus aucun être humain ne pouvait se sentir quitte de ce devoir, ne pouvait une fois la mission accomplie se dégager de la machinerie reproductive pour vivre sa vie autre, sa vie unique. Quelle folie ! Ne plus être qu’enfant éternel consommateur formaté produit de manière générique !

Le point de vue, l’angle d’observation, le terrain de l’expérience et de la réflexion d’Aldo Naouri sont très intéressants ! Il est pédiatre. Le point de départ est donc toujours, au fil des années, l’enfant. L’enfant qui, à son cabinet, est donc au centre, là-aussi. L’enfant, du nourrisson à l’adolescent, qui vient là avec ses symptômes, ses maladies, son corps, son mal-être, et aussi… avec les personnages familiaux. On peut dire que son activité de pédiatre étant un dispositif qui place l’enfant – bien-portant ou mal-portant – au centre, les personnages qu’Aldo Naouri va voir apparaître autour de cet enfant (que ce soit ceux qui le lui amènent en consultation ou ceux que les paroles prononcées vont présenter) seront tous circonscrits à leurs rôles attribués par le temps de la reproduction qui passe par cet enfant-là. Comme s’il n’y avait pas d’autre temps que celui-là, une sorte d’enchaînement sans limite. Le pédiatre se trouve par la force des choses là où la reproduction humaine n’a pas de limite, pas de fin, sinon c’est son extinction. Donc, il se trouve à cette place où il voit arriver un nouvel enfant, puis un autre, encore un autre, ainsi de suite, dans la non limite. Avec ce tremblement de terre incroyable que cela provoque dans l’équilibre des couples, et ce que cela fait revenir pour la mère et le père du temps où eux-mêmes étaient enfants, d’où l’importance des belles-mères, des beaux-pères (aux rôles très en retrait par rapport aux belles-mères…). A cette place-là de pédiatre, Aldo Naouri, nous décrivant, à coups d’exemples très bien choisis, la vraie guerre qui se déclenche dans les familles à partir du moment où l’enfant paraît et où la femme devient mère, ne nous mettrait-il pas face à une sorte de prodigieuse remise de pendule à l’heure, où les personnages se mettent soudain à s’agiter, à jouer des coudes, comme automatisés, jusqu’à rejoindre chacun sa place, sa case, et que tout se calme. Bref, je me demande si toutes ces tensions intra-familiales mises en acte avec la formation des couples, la sexualité, les mariages mais surtout avec l’arrivée des enfants n’avaient pas pour unique but de ramener chacun des protagonistes à son statut d’enfant, dans le temps sans limite de la reproduction. Comme si l’idée délirante était de revenir à ce statut-là d’enfant tout-puissant auquel l’économie puissante non régulée beaucoup plus que la mère puissante ne ferait manquer de rien. On serait tous revenus à notre mère l’économie, offrant toujours une ouverture (c’est très à la mode en ce moment, un homme croit qu’il y a une ouverture, en présence d’une femme…) on serait une masse d’enfants génériques dans un monde ouvert avec plein de choses dont jouir, qui éduquent, formatent… La mère métaphorisée en économie de marché non régulée garde en sa vie assimilée à un ventre l’enfant dont des cellules souches continuent à circuler dans son sang pour toujours, et le nom du père réduit au statut de mère-bis ne serait-ce pas une métaphore de ce placenta et ce cordon ombilical dont Aldo Naouri nous rappelle qu’il est désormais prouvé qu’ils sont d’origine paternelle ? Le fameux nom du père, ce serait ça ? Ce placenta cordon ombilical se tissant en elle, la faisant ouverte pour que les petits reviennent toujours dedans ?

Ce qui est très intéressant dans ce livre d’Aldo Naouri orientant le projecteur sur ces belles-mères de gendre triomphantes tandis que les belles-mères de bru disparaissent, c’est que l’enfant amené à la consultation, donc mis au centre de l’intérêt du pédiatre, on pourrait dire mis ostensiblement au centre, l’auteur semble presque le laisser étrangement en question, pour porter son attention aux autres personnages familiaux, à partir de cette femme devenue mère pour toujours dit-il. Elle est d’ailleurs très saisissante, son assertion selon laquelle une femme devenue mère l’est pour toujours. Parce que si elle est mère pour toujours, son enfant l’est aussi pour toujours… Elle ne le lâche plus… Sauf si une mère-bis se substitue à elle, alors elle se limite, puisque c’est pour le bien de son fils, qui a trouvé une autre… ouverture ! Mère qui est érigée en gardienne du temps exclusif de la reproduction. Je veux dire qu’Aldo Naouri, très étrangement, me semble beaucoup plus diriger son écoute du côté des personnages familiaux dans leurs rapports de force, comme s’éternisant à faire cela, retenu par eux, bien sûr avec le noble alibi de proposer alors des paroles ayant souvent le pouvoir de délier des situations bloquées pour le plus grand profit de l’enfant (et nous n’avons plus à prouver le très grand talent d’Aldo Naouri), que du côté de l’enfant en train de batailler lui-même pour devenir un être singulier qui a à vivre sa vie unique. Au centre, à son cabinet, n’y aurait-il pas la toute-puissance de l’enfant demandant d’être bien-portant, hors de sa mère, c’est-à-dire aussi hors du placenta cordon ombilical d’origine paternelle ? C’est difficile, spécial, ambigu, la médecine, y compris celle concernant l’enfant. Ne s’exercerait-elle pas en résonance avec la logique maternelle ? Alors, un médecin, par la force des choses, ne serait-il pas persuadé qu’une femme devenue mère est mère pour toujours, sacrifiant sans jamais résister sa vie unique et singulière d’être humain venu renouveler l’espèce humaine ? Sans que subsiste en elle quelque chose du temps où l’oestrus rythmait sa vie en accessible/non accessible ?

La grande et terrifiante question qui se pose est : peut-on être autre chose que ces noms génériques, enfant, mère, père mère-bis, bru, gendre, belle-mère de bru, belle-mère de gendre, beau-père de bru, beau-père de gendre ? Y a-t-il une autre vie en dehors de celle dominée par l’impératif reproductif ? Pouvons-nous être quittes de cet impératif ? Comment l’enfant peut-il se sevrer de sa toute-puissance capable d’ordonner tout son monde à sa propre vie s’il ne voit pas des adultes en train de vivre leur autre vie, unique, en train de s’inventer, s’il n’y a aucun autre qui puisse incarner à ses yeux un paradigme de singularité. Si l’enfant tout puissant est le centre de la famille, le centre des regards, des paroles, de l’organisation familiale, s’il est l’enjeu des rapports de forces, comment peut-il réussir à être intéressé par quelqu’un d’autre que lui qui le désaliénerait de lui-même enfant-roi ? Sur les cartes postales de vacances que les petites familles envoient aux grands-parents, papa et maman ne mettent même plus leurs prénoms, ceux de leurs petits suffisent. Des adultes qui ne mettent plus leurs prénoms à côté de celui de leurs enfants ! De jeunes prénoms qui en ont déjà fait disparaître d’autres…

A propos de ces parents : « … leur entreprise de maintien de leur progéniture à un stade infantile les rend singulièrement plus nocifs que les beaux-parents » à une époque où l’évacuation du problème des relations tendues avec les beaux-parents a remis en selle les parents. En effet, de plus en plus, les couples, avec leurs enfants, croient pouvoir se délier de ces relations complexes aux beaux-parents. Tout cela serait dépassé ! Pourtant, Aldo Naouri n’a pas baissé les bras, il a écrit. « Pour aider simplement à découvrir que, tout dépassé qu’il paraisse, ce sujet apporte un éclairage très singulier sur ce qui nous a conduit à la morosité qui nous accable. »

Le pédiatre témoigne : Roxane, une femme très belle, énergique, à la tête d’un florissant cabinet de coach. Mais elle déprime, sans savoir pourquoi. Pourtant, son mari l’aime comme au premier jour, ils ont deux magnifiques enfants, ils habitent un confortable et très vaste appartement. Mais : « L’ombre, c’est ma belle-mère ! », dit-elle. Lorsque leur garçon est né, cette gentille et brillante belle-mère s’est mise à dépasser les limites… Exigeant même de son fils les clefs de leur appartement… Cette belle-mère ne fait pas pareil avec sa fille. Elle a confiance en sa fille. Mais pas en sa belle-fille. Au point qu’elle s’écrie que son petit-fils, puis aussi sa petite-fille, sont à elle comme son fils est à elle, et que sa belle-fille est une pauvre fille qui ne sait pas tenir sa maison. Jusqu’à ce que cette belle-fille la foute à la porte de sa maison. La belle-mère, intelligente, a compris qu’il fallait qu’elle renonce à la non limite, qu’elle accepte la limite. Elle a présenté ses excuses à sa belle-fille. Une belle-mère de bru s’incline. Elle le fait pour son fils. Aldo Naouri démontre que les fils se marient toujours avec leur mère. Avec une femme capable, dirons-nous, de se substituer à la mère, de pousser celle-ci, la mettre à la porte de la maison, et apparaître à sa place dans une séduisante ouverture. C’est pour cela que, lorsque Aldo Naouri écrit que les pères actuels ne sont que des mères-bis, je voudrais proposer un préambule indispensable à cet état de fait. Avant de devenir une mère-bis, avant de materner l’enfant au centre comme le fait la mère, suivant à la lettre cette initiatrice qui ne se trompe jamais, c’est cet homme qui a repéré et couronné sa mère-bis, en la femme qui a réussi à mettre à la porte sa belle-mère comme si la sexualité la faisait bien plus ouverte qu’elle. Alors, il redevient l’enfant de sa mère-bis sans plus se heurter à ce rival qu’était son père auprès de sa mère. Et s’il materne à son tour les enfants qui naissent, ne serait-ce pas parce qu’il est enfant lui-même, fils de sa mère-bis ? On imagine aussi que la mère de ce fils, mise à la porte par la mère-bis qu’est sa bru, a son lot de consolation : elle a un fils pour elle toute seule, puisqu’elle est mère-bis de son mari, le seul enfant qui ne la quittera pas pour une autre, en principe… Quand je dis que chacun est prié de rester dans sa case…

Il y a un conflit entre belle-mère et bru parce que cette bru est du côté de la non-limite, et que la belle-mère, au contraire, bute sur la limite et la loi d’interdit de l’inceste. Mais pourquoi, désormais, les couples accepteraient-ils l’épreuve de ces rapports de force qui ont toujours existé ? Naouri écrit : « Quelle importance tout cela a-t-il… De quel prix pourrait en effet se payer la moindre contrainte, le moindre obstacle à la satisfaction du désir de chacun !… Et pourquoi y aurait-il quoi que ce soit à redire au désir de cette masse qui, installée dans l’adulescence, souhaite rester longtemps, sinon indéfiniment, en étroite jonction avec maman ? »

Mais Aldo Naouri s’obstine à revenir sur les liens éculés. « Et si c’était seulement pour prendre la plus juste mesure de ce fameux chamboulement qui risque de nous entraîner vers le pire ? »

Alors, il commence par s’intéresser aux mots que les différentes langues utilisent pour désigner les relations d’alliance, pour désigner la belle-mère de bru, la belle-mère de gendre, la bru, le gendre, etc. Par exemple, pourquoi la dire « belle », la belle-mère ? Pourquoi « belle-fille » a supplanté « bru » ? Il interroge de nombreuses langues, indo-européennes ou pas, et note que les différents mots, même s’ils racontent des situations et rapports de force différents, notamment en fonction des systèmes de parenté, laissent entendre « l’implacable lutte des sexes qui est de plus en plus ouverte et qui a fait de plus en plus d’adeptes », et a toujours existé. On dirait maintenant que les femmes, des mères en puissance, se font payer en pouvoir l’ouverture qu’elles offrent… Une ouverture si fermée…

Pourquoi des tensions aussi intenses, se demande Aldo Naouri, alors que le matériel linguistique qu’il a recueilli lui a permis de vérifier que les relations entre belles-mères et brus, éclairées par celles aussi problématiques entre belles-mères et gendres, ont existé de tout temps. « On y retrouve cependant partout et toujours le patriarcat et la contestation qu’il engendre. » La contestation de la part des mères… de la part des femmes devenant mères, et rétablissant la non-limite. Le patriarcat, lui, au contraire, inscrivant une frustration originaire, un interdit frappant l’accès à la mère, coupure du cordon ombilical pour aller vivre sa vie unique et singulière. Patriarcat qui met fin au règne du sans limite. Voilà la première limite : cette coupure du lien ombilical avec la mère, réitérée par la frustration qui s’oppose à ce que ce soit l’enfant-roi qui impose sa tyrannie. Or, désormais l’économie marchande est du côté de la mère et de l’enfant au centre de tous les soins forcément indispensables, dont les besoins sont inventés sans limites.

On ne s’interroge pas beaucoup sur la genèse des liens et relations intra-familiales. Même si, par exemple lors de réunions et repas de famille, tant de passion souvent explose, révélant les rapports de force. Si on suit cette logique selon laquelle la mère-bis qu’est l’épouse évince la mère de son mari pour prendre sa place, pour devenir mère de son mari avant même d’avoir ses propres enfants, il est évident que cette bru va brusquement se rapprocher de sa propre mère, son modèle, dans un emboîtement de poupées russes. La belle-mère de gendre, dès lors que sa fille est mère-bis de son mari, est autrement plus puissante que la belle-mère de bru mise à la porte mais gardant intelligence et sourire. La belle-mère de gendre garde toute son ascendance sur sa fille, entre elles-deux il n’y a pas de coupure de cordon ombilical, la fille va éternellement à sa mère qui est son modèle désormais pour materner, de ce côté-là sera le paradigme de l’abri où on ira toujours. Ainsi, la belle-mère de gendre l’aura à l’œil, le mari de sa fille, il sera toujours soupçonné de ne pas être assez bien, d’avoir des défauts… C’est sûr, c’est le premier enfant de cette mère-bis, à éduquer, donc…

En remontant dans le passé, Aldo Naouri note que les cultures et les civilisations dans lesquelles nous baignons ont été profondément imprégnées et travaillées par le religieux. Par exemple la Bible, texte religieux le plus ancien de nos régions, dit qu’Adam forma avec Eve le premier couple. Cela reste très intéressant par un détail toujours d’actualité. Le texte dit : « Il n’est pas bon que l’homme vive seul. Je ferai pour lui une aide contre lui. » Très curieuse, cette notion d’opposition, souligne Aldo Naouri. Guerre des sexes, sexualité différente, la limite du côté des hommes et le sans-limite du côté des femmes ? Pour Naouri, « c’est l’existence toute simple et sans nuance de ce couple premier qui tapisse le fond de notre entendement commun et qui nous semble à l’origine de tout ce que nous en faisons découler. » Ni le christianisme, ni l’islam ne remettront en cause ce récit biblique. Dans les autres civilisations, égyptiennes, extrême-orientales, etc. il y a toujours un couple primordial qui a donné naissance à l’humanité. Les différentes théories n’ont pas eu d’autre but que de chercher à pénétrer les mystères angoissants que pose à chacun sa présence sur terre, dit Naouri. Les textes fondateurs du monothéisme, écrit-il, seront toujours indispensables « à une humanité tellement aveuglée par ses progrès technologiques qu’elle ne comprend pas que ceux qu’elle croit avoir accomplis du côté de sa condition restent d’une consternante indigence. » L’humanité reste travaillée par ses pulsions, qui sont toujours de la même violence. Ces grands textes, dit-il, ont constitué une tentative intelligente « d’impulser un progrès en profondeur dans le magma pulsionnel. »

A l’échelle de l’évolution, la famille est en sursis. Hommes et femmes, jaloux de leur liberté, tout en témoignant de la force de leur amour, refusent de le soumettre à la moindre obligation. L’indigence du vocabulaire utilisé pour présenter leur partenaire est flagrante : copain/copine, amie/ami, mais rarement fiancé/fiancée ou compagnon/compagne, en évitant concubin/concubine, maîtresse/amant, et jamais homme/femme. Absence d’inventivité. Or, le mariage existe depuis les sociétés les plus primitives, comme moyen de nouer des alliances, entraînant des changements de référentiels et de statut. Désormais, on ne se définit plus, dans le couple, comme enfants de parents respectifs, mais comme le conjoint de cet autre auquel on s’unit. Chacun, dans le couple, récuse les parents de l’autre.

« Le mariage est donc censé pouvoir introduire un profond changement dans la hiérarchie des liens. » Aldo Naouri rappelle un adage de son folklore d’origine : « j’ai le droit d’accorder à qui partage ma couche plus de valeur qu’à mon père et ma mère réunis. » L’éviction d’un conflit de loyauté se fait en interposant son partenaire entre sa famille et lui. Or, par-delà le fait qu’il y a relation sexuelle, on reste, dit Aldo Naouri, l’enfant de ses parents. On ne peut pas être métamorphosé par le partenaire qui aurait ce pouvoir… Peut-on passer son temps de vie avec ce partenaire sans avoir à s’adapter à lui, bref à l’épouser ? La notion de mère-bis avec laquelle l’homme se marierait ne fait-elle pas entrevoir une terrible capacité de celle-ci de carrément refaire son conjoint afin qu’il soit comme elle le veut, par exemple à l’image de son père devenu fils de sa mère ? Importance de cette dimension « contre » ! Qui indique aussi qu’un conjoint ne peut réussir à enlever à l’autre sa singularité, même s’il y a entre eux relations sexuelles d’où naissent des enfants… Cette dimension « contre » déjà dans le texte biblique à propos du premier couple n’est-elle pas l’indice de la singularité à préserver, sacrée ? Chacun des membres du couple est conditionné par une histoire dont son inconscient s’est fait le scribe. Mais aussi, chacun tisse d’autres liens « contre » les liens familiaux qui l’infantilisent s’ils sont éternisés avec passion. La sexualité, jusqu’au couple et aux enfants, ne serait-elle pas le terrain de ce « contre » dont l’issue est la vie singulière, qui s’invente au gré des rencontres, des influences, dans le rythme de chaque jour, et au hasard, pas chapeautées ni formatées par une logique maternelle. Donc, ce « contre » souligné par Aldo Naouri est le pivot de cette réflexion dans laquelle le renouvellement de l’espèce humaine vise à partir des enfants à ce que chacun d’eux devienne une personne unique, non pas une masse d’enfants bien traités par l’économie marchande qui sait tout à leur place et prétend couper court aux autres influences, à la manière de parents omniprésents qui voudraient faire croire qu’en dehors d’eux les autres personnes sont le mal. Chacun de nous, dès notre enfance, dès l’école, avons eu d’autres influences que celles de notre famille et nos parents, dans cette dimension du « contre » très libératrice, donnant la sensation d’être aux commandes de notre vie, qu’on n’est pas des éternels tous petits et heureusement que maman a la bonne direction. Cette dimension du « contre » dans le couple, depuis Adam et Eve, est capitale dans cette mise en branle de la reproduction qu’il implique, où l’enfant qui arrive remet aussi d’actualité l’impératif de se séparer alors que l’extrême vulnérabilité soumet totalement ce nouvel être au maternel. « Contre », c’est naître en tant que personne unique. Ce n’est pas parce qu’il est bon pour Adam d’avoir Eve qu’il perd sa singularité, il reste Adam, et Eve aussi reste Eve, avec toute la dimension de « contre » qui dit la résistance du caractère unique de la personne, qui se construit et s’invente au rythme des influences, liens, relations, intérêts de chaque jour, et n’est pas une personne figée dans le temps et les influences restrictives familiales de son enfance. Dans le cabinet d’un pédiatre, c’est sûr que n’entrent en scène que les personnages familiaux, c’est logique, les autres liens ne seront pas d’actualité. C’est peut-être aussi parce que les parents font une concurrence déloyale aux autres liens par peur que leur enfant leur échappe, qu’il ne puisse pas être leur pure œuvre, que cet enfant va mal. Or, dans les conflits, les rapports de force, tout semble se passer comme si l’issue ne pouvait être que l’abandon de la bataille au profit de la mère et de la mère bis qu’est le père aujourd’hui. C’est très étrange comme les conflits familiaux d’alliance, remis en acte autour du couple et des enfants, ne pousse jamais aucun des personnages en jeu à réfléchir à propos de sa passion, à se demander s’il n’est pas temps de se sevrer lui-même de l’enfant qu’il s’éternise à être. Lorsqu’une bru promeut sa mère autour des berceaux, retrouvant l’âge d’or de la symbiose mère-fille, tirant de ce côté-là son conjoint qui l’a couronnée mère-bis, lorsque cette bru met dehors logiquement sa belle-mère destituée du rôle de mère auprès de son fils, le tableau qui en résulte n’est-il pas d’un stupéfiant infantilisme, où les protagonistes reviennent étrangement dans les jupes maternelles ? Comment à cette occasion au contraire ceux-ci ne se souviennent-ils pas du temps où ils ont conquis leur liberté par un « contre » ? Qu’on ait ou non constitué un couple, qu’on ait des enfants ou pas, rester une personne unique, qui ne ressemble à aucune autre parce que les expériences de chaque jour qui forgent quelqu’un ne peuvent être identiques pour deux personnes, n’est-ce pas un impératif vital ? Or, désormais, on voit des gens sombrer dans des rôles répétitifs, très téléguidés par l’économie de marché, comment être de bons parents sera très formaté par la publicité, de sorte qu’ils obéiront au doigt et à l’œil, ne laissant rien au hasard…

« … la récente défaite du masculin n’est pas sans être préoccupante. » Dans l’histoire biblique d’Adam et Eve, ce « contre » est du côté d’Adam. Le patriarcat résiste à la non limite matriarcale, au fait que tôt dans la vie la vulnérabilité de l’être naissant a accordé un pouvoir sans limite à la mère. Pour devenir unique, il faut se détacher, non pas exploiter l’état de vulnérabilité pour tout avoir sans limites.

La Bible dit aussi la tristesse d’avoir des garçons, qui quitteront père et mère pour une femme. Mais la consolation vient des filles qui, elles, ne quitteront jamais leur mère… Tout est dit !

Aldo Naouri est allé cherché du côté de la science, notamment la paléontologie et l’anthropologie. Il est frappé par l’extrême lenteur avec laquelle les liens familiaux se sont construits. Il y a eu beaucoup de temps avant l’apparition de la reproduction sexuée (depuis l’apparition de la vie sur terre sous forme de molécules organiques jusqu’aux cellules, etc.) qui fut un progrès immense, dont le prix payé fut l’apparition de la mort. La reproduction sexuée, notons-le, produit non pas des êtres à l’identique comme avant, mais des êtres… uniques ! Ces êtres uniques ont une mort programmée, l’apoptose, jamais ils ne se reproduiront à l’identique, telle une production de masse. C’est drôle comme de nos jours on voudrait revenir à une reproduction de masse, à des individus formatés par les mêmes principes d’éducation, d’éveil, de nutrition… « Cette incise autour de la mort me paraît indispensable pour faire entrevoir ce que sera la dynamique de la vie à partir de la reproduction sexuée. » C’est l’équilibre vie/mort qui préside à l’éternité de la vie. L’homéostasie, l’équilibre des forces opposées « au sein du processus de vie et jusque dans ses mécanismes les plus intimes, dépasse le biologique en affectant de la même façon les processus comportementaux individuels comme les processus sociaux. » « On la retrouve à l’œuvre dans tous les processus où se dessine une opposition, depuis celle qui a toujours opposé les femmes aux hommes… à celle qui continue à opposer les belles-mères entre elles par l’entremise de leurs brus et de leurs gendres respectifs. Même pour ce qui est de l’organisation sociale, on sait combien le bon exercice de la démocratie n’est possible que dans la mesure où il existe une opposition suffisamment forte au pouvoir en place. » Pas de contre-pouvoir : place au totalitarismes et à ses crimes. Or, cette question de l’ouverture, cette certitude (masculine ?) qu’elle existe pour toujours, n’est-ce pas un pouvoir unique, une séduction fascinante attirant au trou ? C’est très curieux, ce discours masculin qui ne prend jamais en compte que, pour exister en tant que personne unique, la femme peut elle-même se rythmer en ouverture/fermeture, qu’elle pourrait-être ce rythme ! C’est très facile de ne voir que ce qui va dans le sens de l’ouverture… N’y a-t-il pas la stratégie, depuis la nuit des temps ? Quand on est physiquement plus faible, et qu’on ne peut pas gagner la bataille par la simple confrontation des corps, l’intelligence ne consiste-t-elle pas de dire oui pour mieux dire non, avançant ainsi dans l’ombre, comme dans l’art de la guerre à la chinoise ? Les hommes sont bien naïfs de croire qu’à chaque fois qu’ils ont eu une ouverture, ils sont vraiment entrés… Dans le temps qui reste à leur « ouverture », celle-ci vit peut-être une autre vie, quitte…Les hommes qui, repus comme de gros bébés, ne s’y intéressent pas, croient que cette autre vie n’existe pas. Mais le temps des filles et des garçons, c’est prodigieusement plus drôle que le temps de papa maman les petits et l’ouverture que papa a toujours avec maman et que l’ouverture que maman est toujours pour papa…

Voilà le mot important : contre-pouvoir ! La belle-mère de bru est un contre-pouvoir, mais dans la forclusion d’un contre-pouvoir autrement plus fort, celui constitué par une femme s’écartant elle-même de la mère-ouverture. En allant plus loin, lorsque l’enfant-roi, aux désirs tout-puissants, tyran dont les besoins formatés par l’économie sont satisfaits sur le champs dans l’esprit d’une mère parfaite à laquelle rien n’échappe de ce qui est bien pour celui-ci, le contre-pouvoir s’incarne avec les adultes qui continuent à vivre une vie unique, singulières, des personnes qui sont quelqu’un, que les petits tyrans ne peuvent pas pousser virtuellement dans la tombe prématurément.

L’équilibre des pouvoirs n’est atteint qu’en présence de forces de même grandeur. L’enfant ne peut pas peser plus lourd que quelqu’un, qu’une personne singulière. L’enfant ne peut peser qu’en tant que lui-même quelqu’un, tandis que l’humilité le saisit devant l’expérience de la vie d’un autre, plus ancien. Indispensable est cette différence générationnelle. Chaque vie vaut quelque chose d’unique. On ne peut faire croire à l’enfant que c’est lui qui vaut plus, et qu’en tant que tel il est donc homicide à l’endroit des générations avant lui. L’enfant ne peut être tueur en puissance, juste en étant regardé comme celui qui vaut tout lorsqu’il paraît. Le miracle époustouflant du renouvellement de la vie doit être équilibré par le contre-pouvoir de la valeur unique d’une vie déjà là, qui a bataillé pour sa singularité, pour se séparer, pour dire « je ».

La disparition de l’œstrus chez la femme, au cours de l’évolution (le passage à la station verticale avait déjà déformé le bassin de ces femmes, et n’ont survécu que celles accouchant, à cause d’une anomalie génétique, prématurément), a fait qu’elle devint accessible tout au long de l’année, installant le sans limite dans leur disponibilité sexuelle, pouvant répondre a tout moment au désir des hommes. Le seuil d’excitabilité des hommes est bien plus bas que celui des femmes. Après l’acte, s’ensuit pour les hommes une période réfractaire, voilà la limite. Mais aucune trace ne reste d’avant, quand l’œstrus faisait que la femme n’était une ouverture qu’à des moments déterminés ?

Au cours de l’évolution, pendant des millions d’années, Aldo Naouri rappelle que, veillant à nourrir ses enfants et elle-même, après s’être soumise au mâle plus fort qu’elle, la femme devait craindre qu’une autre mère, aussi pourvue d’enfants, déboule sur son territoire et l’en déloge. Ce qui expliquerait au moins en partie la défiance que les femmes entretiennent vis-à-vis des femmes de nos jours encore. « Si bien qu’on peut dire du lien mère-enfant et du lien enfant-mère qu’ils ont été les tout premiers à se créer dans l’espèce humaine et qu’ils sont demeurés les seuls pendant le plus clair de l’histoire de l’espèce. » La prématurité du petit humain a dû beaucoup contribuer à la consistance de ces liens des premières années. « Mais des ‘premières années’ dans le sillage et à l’ombre d’une mère puissante et si protectrice qu’on ne voulait sans doute jamais la quitter ! » Mais la sensation de la si grande dépendance ne faisait-elle et ne fait-elle pas surgir le désir de s’écarter, de couper le lien, de le refouler ? D’inventer un contre-pouvoir à ce pouvoir se nourrissant de prématurité et de vulnérabilité ? De rêver un temps de non dépendance ? Sans doute, comme le dit Naouri, les liens entre mère et enfant aujourd’hui ne diffèrent pas de ceux d’il y a des millions d’années, même lorsqu’ils se prolongent désormais durant toute la vie. La fonction maternelle demeure, selon Naouri, déterminante toute la vie pour chaque individu, tirant sa force et sa puissance du fait qu’elle se situe du côté de la nature. Je me demande pourtant si ce puissant paradigme est si à l’abri que ça d’être renversé par un nouveau paradigme… D’une part parce qu’une femme, même devenue mère, reste un être unique vivant sa vie singulière et non pas juste sa vie générique. D’autre part parce que cet enfant dépendant et prématuré sent grossir en lui l’être unique et singulier qui doit s’abstraire du naturel, du maternel, pour trouver dehors, hors d’elle, de quoi s’inventer, s’incarner, se voyager, devenant un être nouveau non générique. On n’est pas que mère, ce terme générique, on est quelqu’un. On n’est pas qu’enfant, ce terme générique, on est quelqu’un. Quelqu’un, à côté de quelqu’un, et de quelqu’un, et de quelqu’un, ainsi de suite à l’infini. Le surgissement de quelqu’un ne pourrait-il pas être un puissant contre-pouvoir au temps où on est des êtres génériques par lesquels se fait la reproduction humaine ?

L’étape en effet marquante comme le souligne Aldo Naouri, mais très tardive, fut le très lent développement de la pensée humaine. Construite par une démarche de type erreurs-essais, on imagine un peu comme des êtres s’aventurant sur un territoire inconnu hors de l’abri maternel, elle est parvenue « à faire naître chez ces hommes… l’idée de l’utilité de la solidarité. » Formation de groupes, de hordes. Second type de liens : le groupe. Bien sûr, ce lien fut et reste source de conflits, et le problème de l’altérité reste gigantesque. De nos jours, c’est sûr que l’enfant-roi chez lui, sous les regards maternants, va très mal supporter que dehors il y ait des personnes si talentueuses que juste par juxtaposition il ne fera pas le poids… La loi du plus fort, se réservant par exemple l’usage exclusif des femmes, tout pour lui le premier, en prendra un coup…

« Ce fut une initiative exclusive des hommes », dit Aldo Naouri. Les femmes demeurèrent passives et non consultées. Lassés de s’entretuer pour des femmes, les hommes se seraient restreint l’accès au femmes, se les échangeant selon la loi exogamique de l’interdit de l’inceste. La culture s’oppose à la nature. Au sein de l’anarchie de la nature a surgie cette première initiative. Des individus soumis à la tyrannie de leurs pulsions sont sortis de la passivité, ont tracé une limite, qui intervient dans et sur l’absence de limite. Cette limite dessine et impose une géographie nouvelle, avec l’exogamie. Naouri avance que cette loi de l’interdit de l’inceste n’a été initiée que par les hommes, pas par les femmes, faisant émerger le patriarcat. Loi qui n’aurait pas tenu compte de la physiologie des femmes, de leur accessibilité permanente. Enfin, c’est un homme qui écrit ça… Et si le véritable progrès se faisait à l’intérieur même des femmes, en faisant tomber une limite entre mère pour toujours et quelqu’un d’autre qui aurait la force du contre-pouvoir ? D’une certaine manière, c’est plus facile de rester mère pour toujours, cet être générique tellement sous le joug de l’économie aujourd’hui, que de batailler pour avoir droit elle-aussi à devenir un être unique en s’aventurant elle-aussi dans des liens non génériques. Une femme, vraiment, ne s’autorise plus rien d’autre en dehors des intérêts tournants autour des enfants ? Le renouvellement de la vie est-il si miraculeux que ça si la femme sacrifie la sienne non interchangeable, sa vie non déjà formatée par une fonction naturelle, tombant dans des actes très téléguidés par le monde des marchés ? L’enfant, à côté de la satisfaction de ses besoins, n’aurait-il pas besoin encore plus de voir à côté, déjà dans sa famille avant de les voir dehors, des personnes singulières, tenant à vivre LEUR vie ? L’enfant prenant de la graine pour partir dans sa vie à lui ?

Les femmes ne pourraient-elles pas culturellement faire tomber la limite sur leur accessibilité sexuelle permanente, alors même que les hommes, eux, persistent à les voir non limitées ? La fameuse castration pourrait se produire bien en amont. Femmes se défaisant de leur non limite, se désolidarisant de la mère ouverte toujours, devenant non puissante. Castration plus originaire. Or, la prévalence du mâle très fort devant la femelle contribue à perpétuer le fait qu’elle serait toujours accessible, alors que sa soumission apparente cacherait son pas de côté intérieur. La force du mâle, physique et pulsionnelle, peut-elle réduire la femme à une mère ouverte dans laquelle on peut entrer comme on veut, pour le sexe ou bien pour le maternage ?

Le passage à la sédentarité a bien sûr comme rétréci les choses. Formation de couples plus stables. L’enfant voit que c’est papa qui possède maman, il a peur de l’homme puissant, qui ouvre le temps, en même temps cet homme puissant ferait croire que la femme, on peut entrer comme on veut, là, à la maison, c’est juste que c’est papa qui peut et pas nous, mais le problème reste entier, c’est ouvert en permanence… Du père géniteur au père qui engendre, allez voir ailleurs c’est aussi ouvert… Elle est bizarre, cette loi de l’interdit de l’inceste qui n’en est pas une… La seule loi efficace, faisant que jamais plus on ne peut retourner en arrière, ne serait-ce pas ce pas de côté intérieur qu’accomplirait une femme, faisant tomber en apoptose ce placenta et ce cordon ombilical que les hommes mettent en elle ? Quelle chimère, cette histoire de mère pour toujours ! Femme qui se sent mis en elle par l’homme le placenta et le cordon ombilical pour toujours. Homme qui met au sein de la femme le placenta et le cordon ombilical, cordon de la bourse… Mais ça, c’est évacué avec la naissance ! Au sein de la femme, contrairement à la mère de la gestation, il n’a rien pour accueillir, pas de matrice en fonction, c’est juste pour le temps de la grossesse que le placenta et le cordon ombilical d’origine paternelle tapissent le lieu. Il faudrait prendre acte de cette disparition de manière culturelle. Et si « mère pour toujours » était une création des hommes ?

Voilà… Allez lire cet excellent livre d’Aldo Naouri, pour découvrir encore plein d’autres champs de réflexions, recherches, analyses linguistiques, exemples cliniques ! Il est si riche et ouvre tellement de questions sur le monde d’aujourd’hui, pointant l’urgence du développement d’un esprit critique au sein des couples, des liens familiaux, des relations d’alliance, et à propos de ce que c’est, un homme, une femme, un garçon, une fille ! Un contre-pouvoir est vraiment à inventer !

Alice Granger Guitard



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