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Montherlant et Camus anticolonialistes, Maurice Mauviel

Editions L’Harmattan, 2012

jeudi 19 juillet 2012 par Alice Granger

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C’est une compréhension très différente de la colonisation, en particulier algérienne, que nous propose l’auteur, Maurice Mauviel, en se lançant dans la lecture des œuvres de ces deux précurseurs de l’anticolonialisme que furent Montherlant et Camus. La richesse de sa recherche, aussi bien dans les archives, par exemple les lettres, que dans les œuvres de Montherlant et Camus et dans les échos donnés par des écrivains comme Aragon par exemple ou bien Germaine Tillion, nous offre la possibilité inédite de commencer dans ce sillage notre propre réflexion sur les conditions du colonialisme ainsi que sur ce qui rendrait impossible sa mise en acte.

L’analyse de la colonisation doit se faire sur la longue durée, c’est-à-dire depuis son commencement, et ainsi, elle va tenter d’arracher à l’oubli les muets de l’histoire, ces pauvres qui étaient aussi bien du côté des colons que du côté des Arabes, et qui bien souvent nouèrent des liens de solidarité et d’amitié, vivant ensemble sur la même terre difficile, aride. La langue et la civilisation arabes intéressaient nombre de colons, et l’estime réciproque était encore possible, non sans doute sans les difficultés et les ambiguïtés propres au choc des cultures et des altérités. La sous-estimation, la logique de l’humiliation, sont venues peu à peu, tandis que les colons ont déserté l’intérieur aride et pauvre du pays pour venir dans les villes de bord de mer. L’oubli des conditions de vie dures, partagées aussi bien par les colons, certes propriétaires, que par les Arabes, à l’intérieur du pays, a aussi refoulé la solidarité soudant ces pauvres, par-delà leurs cultures. Nous commençons déjà à nous douter que la question de la pauvreté, de la dureté de la terre, donc une sorte de sevrage par rapport à une terre naturellement facile, est essentielle pour nouer des relations d’estime entre êtres d’origines différentes. Une sorte de perte originaire, d’exil, dont personne ne pourrait faire l’économie. Or, le préjugé colonialiste s’enracine au contraire toujours dans l’idée d’un pays à conquérir dont il serait possible de s’approprier les richesses en exploitant des autochtones considérés comme des êtres inférieurs, qui recevraient une aumône en échange de ce que les colons supérieurs leur apporteraient… Rien d’un sevrage originaire, qui rendraient les hommes égaux par cette sorte de castration primaire… Comme le démontre Maurice Mauviel, l’histoire sur la longue durée nous enseigne au contraire qu’il y eut des colons pauvres, qui furent exilés en Algérie comme d’autres à Cayenne pour des raisons politiques, et que cette pauvreté et cette blessure avaient été propices au tissage d’échange, de solidarité, d’amitié entre eux et les autochtones, en l’absence de logique de l’humiliation. Non aveuglés par le préjugé de la supériorité de la race, ces colons pauvres, en fait des prisonniers politiques exilés sur des terres ingrates, pouvaient être réceptifs à l’humanité et à la générosité des autochtones et être intéressés par leur langue, leur culture, leur civilisation. L’histoire sur la longue durée nous fait la surprise de découvrir qu’il y avait la possibilité, brutalement refoulée, d’une bonne entente avec la population arabe. Mais la logique de l’humiliation et de l’enrichissement ne peut être que désastreuse…

Cet essai est donc un minutieux travail de mémoire, qui exploite les écrits des deux écrivains précurseurs en matière d’anticolonialisme. Bien sûr, l’auteur a lui aussi vécu en Algérie, et il sait de quoi il parle.

On avait complètement oublié les prises de position de Montherlant en faveur des Algériens colonisés, entre 1935 et 1936. Certes ses textes et romans ne furent-ils pas publiés au bon moment (« La Rose de sable » en 1968 par exemple), et Montherlant lui-même brouilla les pistes. En tout cas, nous révèle Maurice Mauviel, l’enfance d’Albert Camus fut marquée par l’admiration qu’il avait pour Montherlant. Camus, jusque dans sa dernière œuvre, interrompue par la mort, « Le Premier Homme », montre « loin de toute rhétorique humanitaire, comment les hommes et les femmes des deux communautés présentes sur le sol algérien pourraient apprendre (et parfois réapprendre) patiemment à se connaître, à s’estimer et à construire des liens durables. » C’est en partant, tardivement, sur les traces de son père mort jeune au début de la Première Guerre mondiale que Camus a retrouvé la mémoire, et ces muets de l’histoire coloniale. Le besoin de retrouver les traces de son père fut, on l’imagine, suscité bien sûr par le silence qui régnait à la maison à propos de cet homme très tôt disparu, mais aussi par la question de la pauvreté. Peut-être le fils s’imagina-t-il que si le père n’était pas mort jeune, il aurait été capable de la faire disparaître… En avançant dans son investigation, il découvre une autre pauvreté, celle de sa famille qui arrive et celle des Arabes… Pour Montherlant, si la question de la pauvreté a peut-être aussi été centrale, c’est d’une manière très différente : le monde aristocratique tel qu’il brillait du temps de son grand-père maternel si mondain, du temps de sa mère jeune fille à la vie brillante, était en train de sombrer non seulement parce que les temps étaient en train de muter vers le monde bourgeois mais aussi parce que sa mère, après la mise au monde de son fils, ne se remit jamais de ses couches, et que son père n’était pas à la hauteur du père de sa femme. Lorsque Montherlant, riche Parisien, va en Afrique du Nord, n’est-il pas un aristocrate à la recherche de son pays perdu, une sorte de monde naturel dont il retrouverait des bribes auprès des Arabes résistant à l’envahissement colonisateur ?

C’est en lisant « La rose de sable » que Maurice Mauviel a été fasciné par les écrits anticolonialistes d’Henry de Montherlant. Ce roman anticolonialiste avait été rédigé au moment du triomphe apparent de la colonisation, entre 1930 et 1932, mais n’a été publié qu’après-guerre, en 1968. Pour Montherlant, il ne s’agissait pas de pourfendre les infidèles, mais de les défendre ! Position incroyable de la part d’un homme que l’on prenait pour un dandy égoïste qui était allé en Afrique du Nord pour son plaisir… Mauviel, qui a mené une vaste recherche parmi les archives et les textes français et étrangers sur la question, cite un intellectuel étranger, Anton Ridderstad : « Aucun chercheur n’a… analysé la prise de position anticolonialiste de Montherlant contre la politique française au Maghreb, contre le comportement des Français dans les colonies et contre le principe du colonialisme. » Aragon aussi reconnaît que Montherlant a « reçu en plein cœur le chant des opprimés… Il y a le racisme auquel Montherlant ne peut souscrire. » D’autres rares voix ont aussi salué les écrits anticolonialistes de Montherlant. Puis tout s’est tu par la suite.

La guerre d’Algérie a évidemment déchiré Montherlant. Pour lui, le désir de prendre, de conquérir, ne naît pas spontanément, mais est né chez quelques hommes d’affaires, qui en profiteront beaucoup plus que les autres.

L’anticolonialisme de Montherlant, écrit Mauviel, est indissociable de son antifascisme de la première heure. Un antifascisme qu’il partageait avec Aragon. Il a honte pour la France à cause de sa démission à Munich en septembre 1938. La France n’a rien dit quand Hitler a envahi l’Autriche. Un peuple qui n’a plus de réaction de défense est prêt à faire un peuple d’esclaves. Pour Montherlant, les Français sont un peuple de lâches. Cela vaut pour l’anticolonialisme : qui se révolte ?

Montherlant l’aristocrate méprise le monde bourgeois qui l’entoure, un monde « où végètent les pitoyables débris d’une aristocratie déchue. » Voilà le détail le plus important, à mon avis : il est extrêmement sensible à ce que vivent les pauvres colonisés, les envahis, les vaincus, les méprisés, ceux qui vivent dans un monde brutal et dur, parce que c’est, d’une certaine manière, son monde à lui aussi. Il est l’un des leurs : son monde à lui, celui de l’aristocratie, a été colonisé par le monde bourgeois, celui des affaires, et celui de la lâcheté. Lâcheté qui s’est déclarée avec le nazisme, le peuple français qui a laissé faire, et la situation est allée de mal en pis jusqu’à la catastrophe. La colonisation prend une brutalité inouïe avec l’invasion hitlérienne, et la sensation de destruction du pays décuple, le désastre est irrémédiable, et le malheur des vaincus comme des colonisés est inexprimable. Je crois que Montherlant y est sensible aux tripes parce que cela lui dit quelque chose, à lui. Ce monde dévasté, éventré : celui de l’enfance, avec cette mère très proche, mais malade. On imagine la très grande inquiétude, la sensation de menace, l’ombre de la mort, et autre chose qui va envahir, qui va coloniser, qui va éventrer. Le garçon qui ne va rien pouvoir faire. Lâcheté du peuple français, mais aussi, impuissance du garçon à guérir la maladie maternelle, impuissance du père à retenir son épouse, voire à être à la hauteur du père de celle-ci, un aristocrate très brillant, mondain. On peut en effet se demander pourquoi Montherlant est si sensible au malheur des colonisés, des envahis, alors qu’il va dans leur pays, en Afrique du Nord, un peu comme s’il remontait le temps, comme s’il retrouvait auprès de la population arabe une chaleur humaine perdue, une terre qui garde la trace d’un paradis. Il y a encore des paradis… Si la lâcheté des Français l’irrite à ce point, ne serait-ce pas parce qu’elle fait écho à sa propre culpabilité inconsciente : lui, comme son père, n’a pas pu retenir le paradis, l’invasion par un temps nouveau a été brutale ? Pourquoi Henry de Montherlant a-t-il besoin d’aller en Afrique du Nord, comme pour remonter le temps ? « … nous sommes descendu bien souvent au fond. »

Dans ses « Carnets », Montherlant écrit : « … je me surprends à regarder ces derniers Mores avec la curiosité des premiers jours. Elle me fait de la peine, cette poignée de gens qui, sur leur sol, de père en fils, et sans la possibilité d’un espoir, végètent au milieu de l’envahisseur… » Sans la possibilité d’un espoir ! De père en fils… ! C’est fou comme Montherlant porte au paroxysme cette déchirure, cette éventration, cette arrivée d’envahisseurs, cette perte d’une vie entre soi, cette intrusion d’un dehors conquérant contre lequel il est impossible de lutter, on ne peut pas les refouler, on peut juste dire, écrire la plainte, la douleur, la colère. Il y a l’écriture d’une passivité révoltée, d’une impuissance en colère. Montherlant semble être allé dans ces terres coloniales où la plainte était encore d’actualité, l’atrocité était à la fois révoltante et impossible à refouler. On était bien sur notre terre, entre soi, on avait notre civilisation, notre culture, nos valeurs, notre cuisine, et puis tout s’est déchiré, les envahisseurs sont venus, ainsi que la sous-estimation, l’humiliation, l’expropriation. Dans « La Rose de sable », il écrit : « Le pouvoir de ressentir la tragédie plus intensément que ceux qui vous entourent. Terrible faiblesse. Sombre pouvoir. » Montherlant se dit seul, en France, à souffrir de la question indigène. Sans doute parce que lui aussi, aristocrate, se sent un indigène non seulement dans le monde bourgeois, mais aussi, peut-être, à cause d’un attachement à un monde ancien qu’il a senti être éventré par l’état souffrant de sa mère. Dans « Solitude algérienne », il écrit : « Notre part la plus intime est d’ailleurs toujours ‘indicible’. » En Algérie, il est frappé par ces hommes qui aiment l’argent et n’aiment ni les Arabes ni la France. Sans doute est-il particulièrement sensible à la mutation du monde, à cette colonisation par l’argent, qui fait que l’invasion par les objets détruit l’art de vivre en imposant des distractions artificielles, du formatage, un traitement de masse. On aime l’argent qui permet d’acheter tout ça, on n’aime plus la France, on n’aime pas les Arabes, ni les gens des terroirs, etc. Montherlant est un hypersensible du monde colonisé, envahi, détruit, et peut-être se sent-il coupable d’être impuissant. Et peut-être sous-estime-t-il, par la force des choses, la capacité de résurrection de la France, comme cette femme, sa mère, s’était laissée mourir ? Ces jeunes filles… Ces mineures… Et puis, ces Français lâches… Et puis ces colonisés qui tentent de résister, mais sont vaincus par la maladie de la colonisation…

La célébration du centenaire de la conquête de l’Algérie, en 1930, est pour Montherlant un aveuglement collectif ! « … un homme de qualité est toujours d’accord avec les indigènes, par-dessus ses compatriotes. » Et oui… Montherlant condamne le bavardage inutile des Européens, et la capacité de silence des Arabes. Lenteur, contre les assoiffés des solutions rapides.

Montherlant s’est peu exprimé pendant la guerre d’Algérie. Mais, comme il l’a confié à Roger Martin du Gard, elle a été un couteau dans le cœur. Mais le dernier écrit de Montherlant, « Un assassin est mon maître », est un essai post colonial. Il y fait revivre, une dernière fois, un monde perdu. Une ultime recherche du monde perdu.

Albert Camus, depuis 1939, ne cesse de décrire la misère de la population, et d’en analyser les causes. Notamment en Kabylie : si on avait desserré l’étau de la situation coloniale, si on s’était orienté vers une société démocratique où les décisions auraient été prises par les autochtones eux-mêmes, cette pauvreté aurait pu disparaître. Les Kabyles meurent de faim, et en plus, les autorités ont interdit aux émigrés de leur envoyer de l’argent. Famine, à cause de l’iniquité du système colonial. Les kabyles ne sont pas autorisés à prendre du bois dans les forêts des domaines, et ils doivent payer un arriéré d’impôt, qui est pris sur leur salaire. Ils sont donc impuissants à améliorer leur vie ! Et puis, il y a la barrière scolaire : les enfants indigènes ne vont pas dans les mêmes écoles que les enfants de colons. Sous-estimation. Logique de l’humiliation. Camus est obsédé par la sortie de la misère. Il suffirait de réformer en profondeur les conditions de la vie économique et sociale façonnées par le système colonial. Et oui… Le processus de massification des êtres humains ne commence-t-il pas par là ? Par la destruction d’un art de vivre, afin de coloniser les cerveaux, afin d’asservir aux modes de vie planétarisées. Les Kabyles, si on les avait formés et éduqués, auraient été capables de coloniser leur propre sol. Chez Camus, il y a comme une plainte à propos de l’absence d’une figure paternelle qui aurait formé, guidé, initié. Puis une absence politique, qui se serait construite sur cette absence de père, aurait pallié sa mort…

Camus écrit que si la conquête coloniale pouvait avoir un sens, c’est celui d’aider les peuple conquis à garder leur personnalité. Mais, hélas, la fièvre du pouvoir nie le peuple arabe, le réduit à n’être qu’une foule anonyme et misérable « où l’Occidental ne voit rien à respecter ou à défendre… » Il y a quand même chez Camus cette sensation d’une impuissance à résister à ces Autres, autrement que par les mots. Il y a une sorte de masochisme primaire, cette blessure au corps et au cerveau, par l’arme de la pauvreté, ce qui le fait « communier » avec les colonisés. Il a une étrange position passive. Il éprouve l’épreuve. Il est colonisé par la pauvreté, et par l’écriture de l’absence de son père dans les conditions rudes de la vie, avant d’être l’ami des colonisés.

La Kabylie de 1939 avait faim, ainsi que l’Algérie. En temps de guerre, la ration qu’on donnait aux colonisés était inférieure à celle que l’on donnait aux colons…

En 1955, Camus est frappé, au moment où les autres peuples arabes prennent la parole, par l’absence d’avenir et d’espoir pour les Algériens, « le sentiment aigu d’une humiliation particulière… » Une humiliation particulière… Alors que, rappelle-t-il, « l’honneur a toujours été une vertu traditionnelle du monde arabe. » Camus dénonce l’aveuglement des dirigeants de l’Algérie, le sabotage des statuts, les élections truquées (1948). La colonisation aurait pu favoriser la personnalité du peuple algérien, réaliser une assimilation sans humiliation, mais cela ne s’est jamais fait, il n’y a pas eu de répartition agraire, d’où constitution d’un sous-prolétariat (la pauvreté…). L’attitude méprisante des Français a provoqué chez les Arabes le développement d’un complexe de l’humiliation responsable du drame actuel. Et oui ! Le mépris, la non distribution des terres, le maintien des terres de l’intérieur dans l’aridité sous le soleil de plomb tandis que sont privilégiées les villes du bord de mer, tout cela prépare la guerre fratricide, le terrorisme.

Dans « l’Exil et le Royaume », Albert Camus insiste, comme si des choses lui revenaient en mémoire, sur la présence lancinante de la steppe, sur la sécheresse, l’univers minéral, mais aussi sur la capacité de silence des Arabes. Sécheresse, famine. Alors que des mesures agraires auraient pu pallier ces conditions climatiques, l’irrigation ne peut-elle pas faire des miracles ? On sent une volonté d’abandon. On sent chez Camus l’impact de plomb provoqué par l’abandon, par la mort, par l’absence. La disparition de son père n’entre-t-elle pas en résonance avec le fait que ni les colons ni les dirigeants de l’Algérie ne font quelque chose pour leur population pauvre ? Heureusement, au cœur de la sécheresse et de la pauvreté, il y a encore la solidarité, des liens humains. Sur une terre de l’égalité et de la justice, une terre qu’on ne laisserait pas à l’abandon politiquement, et qui rendrait possible que deux communautés apprennent à se connaître, à se respecter, à s’estimer. Toujours la même chose : cet abandon, cette pauvreté, et les riches, les affairistes, les truquages politiques, tout cela c’est ailleurs, dans les villes du bord de mer par exemple.

Albert Camus, évidemment, ne partage pas les idées dominantes de sa communauté… « Il sentait la faiblesse fondamentale qui l’empêcherait toujours d’exercer lui-même cette force… » Notation très importante ! Camus est peut-être resté dans un temps où un petit garçon désespère d’un père qui lui ferait un monde juste, fraternel, humain. Il est toujours dans la position de celui qui attend de ceux qui peuvent, de celui qui aurait pu. Alors, il est du côté de ceux qui subissent. Il y a ça à la base de son engagement anticolonialiste, dans ses œuvres et ses paroles. Le verbe « coloniser » a peut-être pour lui un sens premier, inconscient, lié à une colonisation positive, à une initiation par le père et la jouissance d’une terre que ce père lui aurait ouverte. Au lieu de cette colonisation primaire, tout son corps et son cerveau sont forcés d’une part de subir les affres d’une épreuve par l’inconfort humiliant de l’extérieur non préparé pour lui et d’autre part dans ce monde extérieur il est aussi mis en demeure de faire quelque chose, et là, n’y a-t-il pas le constat d’une impuissance, que l’écriture va chercher à refouler : il ose résister, dénoncer, et proposer des idées !

Dans son dernier roman, le « Premier Homme », Albert Camus ne perd donc jamais de vue « le peuplement européen originel, largement constitué de déshérités et de misérables ». En 1848, des ouvriers et des ouvrières des faubourgs de Paris s’installèrent en Algérie après un voyage éprouvant, ces misérables conquérants étaient au fond des cales, malades, certains mouraient… Des ancêtres pauvres et illettrés : pas supérieurs aux pauvres Arabes ou Kabyles… Les Maltais, Siciliens, Espagnols, qui s’installèrent en Algérie étaient aussi pauvres et illettrés… Tout le monde a oublié ces muets, cette communauté de pauvreté entre les colons et les colonisés ! Les Français avaient fui la persécution, les massacres de 1848, ou en 1851 après le coup d’Etat de Louis-Napoléon Bonaparte, tous poussés par la misère et l’échec de la Révolution, ou bien déportés… Camus ne s’intéresse pas à ces riches Européens , « des privilégiés s’abritant derrière les bouquets de jasmin de leurs belles propriétés… ». Il veut tirer de l’oubli les sinistrés d’Algérie ! Et, surtout, il est important pour lui d’inscrire cette pauvreté comme sensation originaire du premier contact rude avec le monde extérieur, qui n’est pas tout prêt, mais qu’il faut travailler, qu’il faut structurer et organiser par des décisions politiques ! Les images de ces riches privilégiés voudraient faire croire qu’à l’extérieur, on n’aurait pas besoin de travailler, de construire, ce serait comme dans un giron agrémenté de jasmin, il y aurait des esclaves pour tout faire…

« L’orphelin Camus plonge dans ce néant dont personne ne parle plus… » N’y aurait-il pas dans ce dernier roman de Camus l’idée d’un autre statut du père, que lui aurait fait inconsciemment découvrir l’absence du sien : un père qui ne perpétuerait pas un abri, un cocon, à l’image du monde des privilégiés, mais, en abandonnant à un monde de l’extérieur avec lequel les premiers contacts sont rudes, il transmettrait l’impératif de participer à la construction de cette terre où vivre avec les autres, et l’impératif politique d’une structuration du pays pour une vie juste. L’exil colonisateur, ce serait la même chose que naître, et trouver d’autres êtres « soumis » aux mêmes difficultés, et espérant une organisation politique du vivre ensemble. Bien sûr, la mutation bourgeoise du monde, celui des progrès, de l’argent, de la massification du style de vie, refoule tout cela ! Le monde, on doit le trouver confortable, et chaque colon que nous sommes doit être aussi le colonisé qui trime…

Voilà, un riche essai qui stimule notre mémoire, notre résistance, et fait sortir de l’oubli les muets de l’histoire coloniale ! Et nous suggère que nous aussi sommes les muets d’une colonisation de masse de notre cerveau, avides de conforts nous refoulons le contact avec la terre difficile de l’extérieur, celle qui exige une structure politique pour organiser le vivre ensemble, loin de la logique de l’humiliation !

Alice Granger Guitard



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