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Premier sang - Amélie Nothomb

Editions Albin Michel, 2021

mercredi 15 septembre 2021 par Alice Granger

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Pour dire adieu à son père, Amélie Nothomb choisit non pas d’évoquer des souvenirs, mais de le faire parler, comme si elle était lui, ayant intégré une incroyable et si singulière leçon de vie.
D’une certaine manière, c’est vrai qu’elle est lui, parce que, s’il n’avait pas réussi, par sa parole de diplomate rompue aux palabres, à sortir vivant de la prise d’otages qui avait eu lieu au Congo, qui venait d’obtenir son indépendance, où il avait été affecté comme Consul, où il était si enthousiaste de découvrir un pays libre, Amélie ne serait pas née ! Les Blancs furent pris en otages parce que le gouvernement belge n’avait pas reconnu la République populaire du Congo, que des rebelles marxistes voulaient étendre de l’Est à tout le pays. Le Consul avait entre les mains la vie de mille cinq cents otages, une vie qui dépendait non de son éloquence mais de son aptitude à participer avec les preneurs d’otages à de formidables palabres ! Ne laissant jamais le silence s’installer ! Devenant un moulin à paroles, imitant Shéhérazade ! Etant si incroyablement conscient que les rebelles l’écoutaient vraiment, les voyant donc comme des personnes, il savait qu’il ne pouvait pas leur raconter n’importe quoi ! Le chef de la rébellion de l’Est, qui devint vite le président de la République populaire du Congo, vint le voir, se joignit aux palabres, fut d’une éloquence peu ordinaire. Il n’est jamais tombé amoureux de ses preneurs d’otages, se défendant de ses élans de reconnaissance, lors des palabres. Observant que les exécutions se passaient en l’absence de chefs, il se débrouillait pour que ceux-ci restent, toujours par ses palabres, et il disait que c’était le président, chef de rebelles, qui l’avait nommé négociateur ! Il avait dit à ce président que les Belges choisissaient toujours la négociation plutôt que le parachutage de l’armée belge pour délivrer des otages ! L’enjeu, pour les preneurs d’otages, c’était que la Belgique reconnaisse le nouvel Etat ! Alors, le Consul, tenant compte de cela, disait à ce président que s’il le tuait, cela donnerait une mauvaise image de la jeune République ! Et que les preneurs d’otages perdraient un jeune négociateur qui avait plaisir à palabrer avec eux ! Donc, si on voulait l’exécuter, il y avait toujours un autre preneur d’otage qui arrêtait l’acte fatal en disant stop, celui-ci-là, le président aime parler avec lui ! En quelque sorte, cette horde sauvage d’enfants incarnait déjà l’étranger, dans des pays politiquement instables, miséreux ou en guerre, où il serait diplomate capable de négociations parfois très risquées, toujours en reconnaissant l’autre, pour un travail géopolitique de paix.
Le roman d’Amélie Nothomb commence par la scène du peloton d’exécution où le Consul, après quatre mois de négociations, de palabres, va être exécuté et se termine par la scène où le président de la République du Congo vient dire qu’on ne tue pas cet homme. Ceci semblant en phase avec la horde des enfants tortionnaires de l’enfance, et à la fin le baron qui reconnaît son petit-fils comme ayant brillamment réussi les épreuves et est devenu digne d’être celui qui reprendra le flambeau poétique des Nothomb par la qualité de sa parole et de son écoute des autres. Il vit les instants précédents une mort qu’il pense certaine tandis que douze hommes le mettent en joue comme la révolution extraordinaire de se sentir vivant, une sorte d’aleph, s’apercevant à quel point il est sensible à la beauté du monde, comme si le présent commençait à ce moment-là, dans cette joie insolite d’exister, telle une très paradoxale naissance, un seul instant de vie concentrant une éternité de vie. Comme si cette vulnérabilité extrême, cette vie suspendue aux coups de feu qui allaient la détruire, était ce qui donnait à la sensorialité, à l’incarnation de la vie au contact de la beauté du monde sensible, sa qualité inimaginable, son énergie infinie de vie concentrée en un seul point qui est aussi toutes les expériences poétiques à vivre, comme si, donc, ce point d’une intensité folle était aussi toute sa vie que pourtant il pensait ne pas vivre, et même… se projetant, plus grande qu’elle-même, dans la vie de sa fille, Amélie.
C’est que, jusque-là, autour de lui régnait le chagrin. Il avait huit mois lorsque son père militaire était mort dans un accident de déminage, et il n’a plus vu sa mère heureuse, elle mit son masque de veuve pour toujours à vingt-cinq ans, son visage devint dur. Le roman s’écrit entre ce début et cette fin où il est question de la prise d’otages, des palabres par lesquelles pendant quatre mois le Consul réussit à limiter les exécutions d’otages, et mène à cette joie insolite d’exister que pendant vingt-huit ans le père d’Amélie Nothomb n’avait jamais pu sentir ! Qui avait jaillit devant le peloton d’exécution ! On imagine que cette joie d’exister, cette sensibilité exacerbée à la beauté découverte des choses sensibles, il a pu la transmettre à sa fille Amélie, la faisant se sentir comme lui se sentit à partir de la scène du peloton d’exécution ! Et même que le témoignage de son père fut vital pour elle pour se raccrocher à la joie d’exister, à la beauté des choses, lorsqu’une épreuve aussi terrible que celle vécue par son père lui arriva ! Comme si, à ce moment-là, elle fut sauvée parce qu’elle était vraiment lui ! Parce qu’il lui avait transmis cette expérience de l’aleph, ce point de joie intense d’exister au moment où on croit que vient la mort, comme un instant qui est une éternité de vie.
Cette mère veuve était indignée juste à l’idée que son fils pouvait remplacer son mari, son grand et unique amour ! La grand-mère maternelle emporta le petit garçon ! Son poupon ! Tandis que sa mère se lança dans les mondanités, promenant son deuil avec grande élégance, meublant son temps en se demandant ce qu’elle porterait aux réceptions ! Son sourire est à jamais figé ! Son fils aime sa mère d’un amour désespéré ! Mais elle évitait toujours les étreintes.
Un jour, son grand-père maternel s’aperçoit qu’il ne fréquente que des vieux. Alors, il est mis en école maternelle, et il découvre que d’autres enfants existent. Surtout que sa classe était une classe de filles ! Il joue à la poupée avec elles ! Le grand-père a un sursaut : l’école, dans ces conditions, ne va pas l’aguerrir ! Il a une idée : le confier aux Nothomb ! A la famille du père disparu ! Le garçon est très excité à l’idée de savoir de quelle tribu il porte le nom ! Sa grand-mère, il ne sait pourquoi, a très peur pour lui ! Elle remplit sa valise de friandises. Il part dans les Ardennes, au Pont-d’Oye, le château qu’habitent les Nothomb.
Au cours du voyage, le garçon de six ans ignore qu’il va vivre une initiation à la dure, impitoyable !
Le baron marche à leur rencontre, se fige devant le garçon, trouve qu’il est un enfant beau comme un astre. Il lui annonce d’emblée, alors qu’il n’a pas encore pénétré dans le château, qu’en tant que premier fils de son premier fils, c’est lui qui est appelé à être le chef de cette famille, un jour, et à régner sur ce château, il sera baron à son tour ! Le garçon est à la fois terrifié et séduit !
Tout de suite, le baron lui confie que rien n’importe autant que la poésie ! Le garçon ne comprend pas pourquoi sa grand-mère maternelle avait peur pour lui, il trouve le lieu où habitent les Nothomb magnifique, et que le baron est un homme superbe qui s’adresse à lui avec des égards formidables. Le baron écrit des poèmes, et veut que son petit-fils les lise, et lui dise son opinion. On dirait qu’immédiatement il l’éduque à devenir baron ! Lorsqu’il le guide à l’intérieur du château, le garçon se croit à Versailles ! Il ne voit pas la réalité du château du Pont d’Oye, la misère ! La Marquise, son épouse, qui est un second mariage, et semble épuisée, le conduit gentiment au troisième étage du château, et il découvre qu’il va dormir dans un dortoir qui est un vétuste grenier, encombré de hardes sales et d’oreillers défoncés.
Alors, la tornade d’enfants sauvages déboula, et la Marquise s’éclipsa : ces enfants, qui étaient les enfants et les petits-enfants du baron, étaient aussi ses oncles et tantes ! C’était une horde de Huns ! Ils se jetèrent sur lui comme une meute de chiens sur le gibier ! La première image de lui qu’ils lui renvoient, c’est qu’il est bien vêtu, et surtout bien nourri ! Craignant d’être dépecé, il s’en sort en leur disant que sa valise est bourrée de nourriture, qu’ils engloutissent immédiatement, sans que leur faim soit rassasiée !
Puis il découvre la salle à manger : le baron et son épouse sont à un bout, avec ceux des enfants qui sont adultes de leur côté. Les autres sont à l’autre bout de la table, la partie déshéritée. Chaque plat arrivait d’abord au baron, qui raflait la moitié de la nourriture, et à son épouse, puis aux grands à côté d’eux, qui se servaient copieusement, et avec ce qui restait, c’est-à-dire pas grand-chose, la partie déshéritée de la table devait espérer manger. Lorsque les plats arrivaient au garçon, ils étaient presque vides ! Il fallait atteindre seize ans pour être nourri… ! Après, on ne s’étonne pas qu’Amélie Nothomb a écrit « Biographie de la faim » ! Cette « Biographie de la faim » par les séjours du jeune garçon chez le baron pourrait résumer cette éducation qui non seulement aguerrissait, mais c’est la faim qui faisait littéralement boire autre chose, la beauté du lieu, des paysages humains qui, comme Donate la fille anormale, paraissaient tous anormaux et dignes d’intérêt, comme le cadeau inattendu d’une joie intense, poétique, des choses sans prix. Les mal nourris tentaient de tromper leur faim avec du pain sec ! Et la Marquise, poussée par la misère où le fantasque baron jetait sa famille, avait eu l’idée de cultiver de la rhubarbe dans le jardin, pour faire de la compote, et il l’a dégustée avec délices ! La faim avait rendu délicieuse cette compote ! Déjà le même mécanisme que devant le peloton d’exécution ! Le baron avait énoncé cette vérité : « La rhubarbe est le rafraîchissement de l’âme » ! Sa femme a dit au garçon que son grand-père ne savait même pas s’il était pauvre, puisqu’il était poète, et vivait dans une sorte de conte ! Mais il a l’art de savoir écouter, et de parler aux gens avec considération ! Transmission, donc, au petit-fils qui deviendra baron, mais surtout diplomate, pouvant se trouver dans des situations très risquées dans des pays dangereux !
Au dortoir, lorsque la horde se déshabille, le garçon, Patrick Nothomb, apparaît dodu ! Il a du mal à s’endormir, et il pense que là, comme le souhaitait son grand-père maternel, il allait vraiment s’aguerrir, s’il voulait survivre à ses deux mois de vacances chez les Nothomb ! Il allait devoir transformer sa douce constitution en armure ! D’abord lutter contre sa peur, la nuit, et qu’il y a une chouette qui hulule ! Aussitôt, ce chant pourtant le met en extase, car il est en phase avec son envie de crier au secours, la chouette crie au secours pour lui, elle le comprend ! Donc, il s’éduque poétiquement en étant sensible à la fois à ce qu’il sent et aux choses sensibles de l’extérieur qui semblent lui donner les mots pour dire ce qui lui arrive. Alors, le matin, il est ivre de s’éveiller au cœur de la forêt bruissant de vie ! Ce dehors fabuleux le fait oublier qu’il ne reste plus rien pour le petit-déjeuner, et, l’estomac vide, il goûte à l’oxymorique situation puisque ses tortionnaires ne sont pas là !
Parlant avec l’un des membres de cette horde d’affamés, Jean, qui a seize ans et vient d’intégrer le bon bout de la table de la salle à manger, et qui est un petit frère de son père, il peut lui demander comment était ce père. Le petit Patrick apprend que le baron l’adorait, c’était le bon fils, qui obéissait, qui ne remettait pas son autorité en question. De même, le garçon sent que lui-même ne remet pas en question cette autorité, puisqu’elle lui donne accès, en ne donnant rien tout de suite, aux choses sans prix. Donate la petite fille anormale, en étant toujours contente, était parfaitement adaptée à la vie des enfants de Pont d’Oye, qui semblaient toujours l’oublier, et pourtant souvent elle éclatait de joie ! Alors, le petit Patrick décide d’être comme elle, de n’avoir plus peur, et de se réjouir constamment de cette réalité cruellement oxymorique, ne se plaignant jamais de ses tortionnaires ! Parfois, la rhubarbe est l’unique nourriture ! Le jeune Patrick adore ce château inconfortable et miséreux, la forêt, et cette bande d’enfants sauvages ! En quittant le baron, à la fin des deux mois de vacances, des mots de lui viennent comme de la reconnaissance : « Je t’ai observé, tu es un esprit distingué. Tu es très apprécié ici. Nous espérons ton retour ». Nous comprenons pourquoi, plus tard, il sera aussi apprécié par ses tortionnaires preneurs d’otages, et leur président, pour son art des palabres, ce qui sauvera sa vie ! Par les mots du baron, il comprend que lui aussi commence à avoir le même talent du contact singulier avec les gens, « il s’adressait à chacun comme s’il était la personne la plus importante de sa vie », et pris en otage, en effet chacun des preneurs d’otage avec lesquels il parlait chaque jour était littéralement la personne la plus importante de sa vie, puisqu’il avait le pouvoir de la lui laisser ou de la lui ôter ! La transmission est réussie !
Retournant au château du Pont d’Oye pour les vacances d’hiver, voyageant seul, avec une lourde valise bourrée de friandises, il est bouleversé par la beauté de ce château sous la neige ! Il découvre que pour se réchauffer, tous les êtres vivants habitant là, humains et animaux, s’entassent dans une seule pièce, et bien sûr c’est le baron qui a la place près du feu ! La tribu est engloutie sous les plaids. Ils dorment habillés. Patrick n’a jamais eu aussi froid ! Il se préparait à mourir de froid ! Et il sentait une révolte en lui ! Heureusement, Donate vient le sauver, en lui disant de mettre la tête sous les couvertures : c’est son souffle qui va être le chauffage ! Par-delà ce conseil, il a été touché que quelqu’un se souciait de son sort ! Ces vacances d’hiver aussi furent le comble du bonheur ! Il s’entraînait à s’adapter à la réalité très oxymorique ! La neige des chemins l’éblouissait chaque jour ! Et il est de plus en plus enthousiasmé par les Nothomb ! Il faisait, comme chaque enfant du baron Pierre Nothomb, l’expérience darwinienne de survivre à leur enfance !
Rentrant chez ses grands-parents maternels, il s’adonne à l’ivresse des bains fumants ! Avant de partir, sa Grand-Mère épouse du baron lui avait offert un exemplaire usagé des poèmes de Rimbaud ! Pendant des années, c’est son livre préféré ! Surtout le Poème « Le Bateau ivre » ! Il a l’impression qu’en le lisant, il rejoint son père, imaginant que sur le ruisseau « la flache / Noire et froide vers le crépuscule embaumé / Un enfant accroupi de tristesse, lâche / Un bateau frêle comme un papillon de mai » !
Un père manque à Patrick. Surtout à l’adolescence. Il n’a que deux grands-pères. La vie du sang suffit à le faire s’évanouir, et sans doute est-ce lié à son père mort en sautant sur une mine ! Le sang fut pour la horde sauvage du château un excellent moyen de torture !
Patrick passe outre l’avis du baron pour épouser Danièle, alors que le baron pense que c’est une mésalliance. Et il décida de s’expatrier, passa le concours de la diplomatie, pour échapper à l’arriération du monde des Nothomb auquel il appartenait. Et le père de son épouse représenta pour lui le père idéal !
C’est comme cela que sa première affectation fut le Congo ! Et que là, lors de la prise d’otages, lui le Consul, par son art des palabres appris avec le baron, par son aguerrissement chez les Nothomb, avec la horde sauvage de ses tortionnaires, et par l’expérience de la faim qui lui fit boire tant d’instants éternels de joie et de poésie, à chaque fois sans prix, il sut combien il était vital pour lui de s’adresser à chaque humain et là à chacun de ses preneurs d’otages, lors des palabres, comme la personne la plus importante de sa vie !
On comprend par ce roman si singulier pour dire au revoir à son père comment Amélie Nothomb peut être son père racontant sa biographie de la faim, qui enseigne comment cet aguerrissement à la faim permet de boire des coupes pleines d’inattendues manifestation de la beauté qui à chaque fois condense une éternelle vie de délices, et d’être capable d’une telle attention aux autres que ceux-ci acceptent de ne pas l’exécuter, de le reconnaître. Parce que, sans doute, elle est comme lui.

Alice Granger Guitard



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