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Rouge impératrice - Léonora Miano

Editions Grasset, 2019

lundi 18 janvier 2021 par Alice Granger

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Ce roman d’une femme, Léonora Miano, née au Cameroun, est d’une si grande intelligence, proposant une vraie vision pour le futur, qu’il nous donne des raisons d’espérer, la fiction et son histoire d’amour hors-norme capable de provoquer une mutation dans l’histoire politique du Continent africain arraché aux envahisseurs d’hier devançant la meilleure des visions politiques à long terme notamment le travail de la paix. Une vision qui peut bouleverser la géopolitique elle-même, avec le Continent africain devenu dans ce roman une puissance pionnière ! Je vais m’attacher longuement aux détails, à l’histoire, parce que c’est rare d’avoir entre les mains une œuvre ouvrant une telle perspective.
Le roman se projette dans plus d’un siècle, sur le continent africain, l’Afrique y étant nommée par un nom africain, Katiopa, qui est unifié depuis quatre ans, à part quelques régions, l’Alliance ayant pris le pouvoir. Cette unification avait été précédée par différentes étapes de la lutte de la libération, la chimurenga, la première étant imaginaire, où des combattants ont entrepris de reprendre la souveraineté du Continent africain, en commençant par abolir les frontières héritées de l’ère coloniale, sans d’abord s’intéresser à obtenir l’adhésion des masses, mais en continuant dans une conception belliciste de l’appartenance à un territoire. L’Alliance avait fait preuve de créativité en larguant les amarres d’avec l’idée d’un lien organique et charnel entre les peuples de Katiopa, qui pouvait aussi s’ancrer dans des blessures et humiliations communes infligées par la colonisation. Au contraire, l’Alliance avait imaginé un nouveau départ par une union de peuples assumant chacun sa différence, forgeant sur cette conscience de soi lentement retrouvée s’extirpant de la haine de soi et de la crainte de soi (sous la soumission des colonisateurs apportant la civilisation à de prétendus sauvages) une conscience nouvelle. La première lutte de libération, la première chimurenga, avait été imaginaire, une période trouble du monde, mais en même temps pour le Continent africain une reconquête des possibles de la pensée ! C’était aussi une ouverture des yeux sur l’autre face du progrès, de la prospérité, qui avait colonisé le monde - et dont la vérité du sacrifice de l’être à l’avoir était de plus en plus évidente, des dommages collatéraux effrayants, faisant s’approcher le mur des ténèbres de l’extinction de l’aventure humaine – l’autre face de l’hégémonie colonisatrice des gens de Pongo, c’est à dire des colonisateurs venus d’Europe. Car curieusement, dans ce roman, les Occidentaux d’Amérique ont été vaincus par une attaque nucléaire de la part de la Corée du Nord s’abattant sur l’Hudson river, et il n’en est plus question ! La première lutte de libération repart donc des premiers colonisateurs venus de Pongo, c’est-à-dire d’Europe, et va très vite distinguer la colonisation par les Français, comme s’ils s’étaient toujours vus être les civilisateurs par excellence, et comme s’il y avait une face cachée encore à découvrir avec eux au plus profond du « nous » africain, et dont l’indice est porté par la langue, la francophonie ! Très à contrecourant d’une vision guerrière comme inéluctable cadre du travail mondial de la paix, s’annonçait avec l’Alliance, faisant l’unité par la conscience commune des différences donc impliquant pour la première fois la la bigarrure complexe des peuples d’Afrique, une réconciliation avec la spécificité du Continent africain, cette division des identités qui l’avait rendu si vulnérable aux colonisateurs qui, eux, étaient si unis dans leur idée d’appartenir à une race supérieure, et à un territoire ancestral privilégié, où pourtant cataclysmes, pandémies, manque de ressources pour nourrir une démographie éventrant les capacités des terres de Cocagnes européennes du Pongo avaient poussés à la conquête des terres planétaires !
Ilunga, le chef du nouvel Etat Continent choisi par le Conseil des Anciens, des sages, pour ses qualités humaines encore plus que pour ses qualités supérieures de combattant, mesure le chemin parcouru par les premières chimurengas, luttes de libération, par le retour de la joie de vivre ! Même si de grandes nations de l’Etat, ou encore à unifier, restaient fidèles à l’organisation des nations coloniales ! Ilunga, le chef de l’Etat, aime beaucoup aller voir lui-même les gens, les écouter incognito, sans attendre les rapports de la Sécurité Intérieure sur l’état de l’opinion.
C’est lors d’une de ces sorties que, littéralement, il sent cette femme, dont il saisit qu’elle n’est pourtant pas du genre à être là, dans cet environnement de béton pas encore réhabilité ! Il l’aperçoit, au sommet d’un immeuble, les yeux rivés sur l’océan donc la question de la déportation transatlantique qui semble par toute sa personne ériger une résistance puissante invaincue, seule, comme pour d’emblée signifier la source différente d’où vient cette force que, immédiatement, Ilunga a senti venir d’elle ! Il ignore pourquoi il l’a suivie, attendue ! Peut-être parce qu’elle était incongrue dans cet environnement, et que sa sensibilité à lui, disponible à la bizarrerie, avait remarqué ! Il avait capté ce qu’elle disait à une passante, qu’elle serait à une fête, le San Kura, concernant les Sinistrés, c’est-à-dire les Français. Immédiatement, elle incarne pour lui la femme-flamme, qui relance des questions brûlantes en Afrique, comme sans s’en soucier ! Elle est proche des Gens de Benkos, autre communauté de Sinistrés, qui, elle, ne craint pas le métissage comme les Sinistrés qui refusent de perdre leur identité dans le mélange avec les gens de Katiopa, au risque de s’éteindre dans leur exil nostalgique d’un Vieux Pays qui depuis le Sinistre que fut l’envahissement par les migrants n’existe plus !
Léonora Miano distingue, parmi les différentes communautés rattachées à l’Europe par leurs ascendants, présentes sur le Continent africain devenu le Katiopa unifié, à côté par exemple des fermiers dépossédés d’Afrique du Sud qui ne cherchent pas à réimplanter la ségrégation raciale et se sont fondus dans les paysages et les cultures, ceux qu’elle nomme les Sinistrés, c’est-à-dire les Français, qui sont en détresse identitaire et remplis d’amertume, repliés sur eux-mêmes, et qui ont une nostalgie du pays perdu, la France, d’autant plus forte que beaucoup d’entre eux n’y sont jamais allés, refusant d’incorporer les mœurs locales, vivant une lente agonie de leur langue et de leur culture supérieure en marge de la société. Dans un contraste total avec ces Sinistrés, Léonora Miano nous présente la pensée du Katiopa unifié, qui ignore la race au sens des Sinistrés, car sur le Continent africain désormais on considère que l’individu est le produit de l’environnement et non pas de ses gènes ! Les Sinistrés, en se coupant de l’environnement katiopien en se repliant mélancoliquement sur leur entre-soi en peau de chagrin, leurs enfants ne fréquentant que leurs propres écoles, bien sûr refusent cette vision nouvelle de l’individu qui se métisse par son environnement humain bigarré. Le ressentiment à l’égard des colonisateurs d’hier restés si arrogants fait aussi que les écoles publiques ne sont pas ouvertes aux enfants des Sinistrés, faisant que la jeune génération de cette communauté est bloquée entre passé et futur. Ilunga, le Chef de l’Etat, est pour l’expulsion des Français, mais dans le respect des règles. Puisqu’ils vénèrent à ce point-là la souche, qu’ils aillent donc se reconstruire dans leur demeure ancestrale, car il est selon lui peu probable qu’ils soient capables, comme les Katiopiens, de s’extraire d’eux-mêmes du caveau de l’histoire, car le monstre de la globalisation les avait en quelque sorte décapités, les abandonnant à l’éternelle rumination d’une histoire qui ne se relèvera pas.
Ilunga, le Chef de l’Etat, se laisse aller à un rêve avec la femme-flamme dont il avait senti la présence comme une force, lorsqu’il était allé, en homme ordinaire, au contact direct de la réalité, et il se voit avec elle dans un interminable saut enjamber un ravin sans fond, comme si c’était une vision prémonitoire de ce qu’elle était en train de rendre possible comme jamais avant, par leur union commençant à s’esquisser. Comme si elle lui ouvrait aussi la porte de ses songes, tandis qu’il ne voit pourtant pas de raison qu’une femme inconnue le fasse, mais peut-être comme le désir improbable en lui qu’existe une femme capable de se joindre à lui pour sauter dans autre chose, dont il n’y a encore rien. Comme si, jusque-là, une telle femme, voire une femme existant comme être humain différent de l’être humain homme et non définie par lui n’existait pas. Elle a déjà eu le pouvoir de bouleverser l’organisation protocolaire de sa vie de Chef de l’Etat puisque, pour la revoir, il a laissé le diplomate chargé des Affaires diasporiques assumer à sa place un événement officiel. L’apercevant en train de donner à manger à des Sinistrés français, ayant une parole aimable pour chacun, il réalise que jamais il ne s’était soucié de comment ces gens vivaient la fête de début d’année, simplement ils étaient exclus des réjouissances. Alors que, selon le Conseil des Anciens, il fallait reconnaître la part d’humanité de chaque être humain, pour lui ces Sinistrés représentaient encore une gêne, car n’ayant pas avec le Continent ce lien d’amour, charnel, requis, d’où que cet humain vienne. Ilunga, très désireux de savoir le nom de cette inconnue, afin de pouvoir la retrouver, l’entend prononcer par quelqu’un, et c’est un nom très spécial, que nulle autre ne pouvait porter ! Une semaine plus tard, elle est enlevée sur le campus de l’Université où elle travaille, endormie par une substance, et se réveille dans la résidence du Chef de l’Etat, en présence de la gouvernante Zama, qui lui explique qu’elle est là parce que celui-ci l’invite à dîner. L’inconnue traite de manière très humaine la gouvernante en ne la voyant pas comme une domestique, qui n’a pas l’habitude, et observe l’appartement où elle est, s’aperçoit que des femmes y sont logées, se souvient que des rumeurs disent que l’épouse du Chef de l’Etat s’accommode de la présence de concubines. Mais pourtant, jamais aucune de ces concubines n’a été vue au bras d’Ilunga. La femme rouge, comme Léonora Miano nomme cette femme flamme inconnue, se croit quand même dans le quartier des concubines d’Ilunga !
C’est la première fois que la gouvernante Zama, qui a charge de la résidence du Chef d’Etat, voit une femme autre que son épouse Seshamani sur laquelle il lève les yeux ! Pour ses besoins charnels, il va toujours hors de la résidence, dans la plus grande discrétion. Il n’y avait jamais eu d’invitée ! Alors, pour la gouvernante, cette femme rouge prend tout de suite une dimension d’affaire d’Etat ! Zama la gouvernante avait été engagée quelques années plus tôt pour s’occuper du fils du chef d’Etat et de son épouse. Soudain, celui-ci appelle la femme rouge par son « communicateur », au téléphone, et, par-delà ses excuses à propos du rapt dont elle a fait l’objet, elle est très troublée par ce que lui dit la voix, si suave, à la coloration intime, surtout qu’elle prend conscience qu’elle se trouve dans l’une des chambres de la résidence. Que lui voulait-il ? Elle réalise qu’elle lui donne déjà trop de place ! L’énergie de cet homme l’a atteinte, elle ne sait comment. Pourquoi est-ce que ça lui tombait dessus ? D’accord, elle le rencontrerait, mais cette invitation à dîner, elle la décline d’abord, acceptant un rendez-vous ultérieur. Elle est à l’heure au rendez-vous, introduite dans l’appartement d’Ilunga par Kabeya, son majordome attitré et ami personnel Kabeya. En présence d’Ilunga, la femme rouge lui avoue qu’en fait, elle l’avait déjà senti, c’était une certitude ! Et maintenant, elle mettait un visage sur cette vibration bleue que la voix lui avait transmise. Alors, elle se présente : elle s’appelle Boyadishi, mais on dit Boya, un nom qui n’est pas du tout d’ici, qu’une aïeule avait inventé, en s’inspirant d’une reine étrangère, en le transformant afin de lui donner une puissance nouvelle, de sorte que l’identité de cette femme illustre soit transmise au sein de sa lignée, dans le but que, dans la génération désignée, celle qui le portera accomplira la mission de « mettre au monde l’Univers », comme le lui apprend Ilunga en entendant l’histoire. Boya, elle, élevée seule par sa mère qui s’était pliée au désir de l’aïeule, jusque-là ne s’était jamais interrogée sur son nom ! Tout de suite, en présence l’un de l’autre, Ilunga et Boya produisent une énergie très inhabituelle ! Le lendemain, se retrouvant pour un repas, il lui dit : « Tu sens cette force, n’est-ce pas ? Elle n’est pas entre nous, c’est nous » ! Elle sent la vibration de l’homme bleu !
Ilunga, avant d’être choisi comme Chef de l’Etat, avaient été l’un des combattants de l’Alliance les plus exceptionnels, afin de renverser les chefs d’Etat illégitimes, avec la confiance des populations. Il avait été nommé comme Chef de l’Etat, il n’avait pas été un conquérant de cette fonction suprême de pouvoir. Il avait investi une mission, celle de pacifier, de protéger, d’élever, d’honorer. Il n’était pas resté un guerrier, mais était devenu un travailleur et bâtisseur de la paix. Il avait commencé depuis cinq ans son œuvre de refondation, la capitale où il résidait étant à l’image d’un Continent fait de brassage de cultures, de mélange de caractères, ce qui constitue la bigarrure du Katiopa unifié. Et c’était aussi une vision de l’univers. Ilunga avait eu l’idée de ramener au cœur des villes un rapport concret à la terre par la création de potagers communaux, parce que pour lui la terre de Katiopa était vivante, ses habitants devant avoir avec elle un lien à la fois charnel et spirituel, redécouvrant la marche à pieds. Boya, qui jusque-là avait cru qu’il était un guerrier, un fin stratège qui avait été capable de remporter des victoires inespérées, découvre un homme différent, très sensible, dont la force lui a volé en pleine figure lorsqu’elle était entrée chez lui. Elle se sent immédiatement à la maison ! Ce n’est pas un rêve, mais une réalité très complexe !
Boya habite un quartier excentré de la capitale, qui a été réhabilité, et qui a gardé son nom originel : Vieux Pays ! Y réside une communauté d’initiées, gardiennes de l’esprit spécial qui avait enfanté ce village urbain. Boya vit dans une maison rénovée. Elle s’occupe plusieurs fois par semaine de petites orphelines. Et son intérêt pour la communauté des Sinistrés, installée uniquement sur cette partie du Continent et s’y maintenant en croyant au retour de l’âge d’or en dépit des secousses de l’histoire et en ayant perdu toute autorité, a quelque chose d’inexplicable. C’est en tant qu’universitaire qu’elle a commencé des recherches, effectué des enregistrements. Elle a tout de suite été étrangement émue par leur façon de se cramponner à des temps révolus que la plupart du temps ils n’avaient pas connus. Elle perçoit de la beauté dans leur mélancolie, dans leur nostalgie incurable, dans leur deuil impossible d’une puissance qui les avait faits les ordonnateurs du monde ! Elle voulait faire comprendre leur douleur, même si les Sinistrés, les Français, avaient la douleur si arrogante ! Cela avait été difficile pour elle de les approcher, mais sans doute sa peau cuivrée, forme incomplète d’albinisme, avait-elle pu leur faire croire que son phénotype était un métissage avec le leur, eux qui accordaient au leur une importance immodérée le mettant au sommet de l’espèce humaine ! Tandis que ces Sinistrés se plaignaient du peu de considération à leur égard des autochtones, ils ne parlaient pas leurs idiomes, ni ne partageaient rien avec eux. Mais, par contre, elle avait noté la volonté des jeunes Sinistrés de vivre en harmonie avec leur environnement, et qu’il fallait donc leur tendre la main, entendre ce qui, en eux, se réclamait de cette terre et voulait l’aimer. Ces jeunes Sinistrés incarnaient la preuve que l’être humain est le produit de son environnement, ce qui est parfaitement en accord avec le Katiopa unifié ! Ces jeunes Sinistrés ne sont pas comme les plus anciens de cette communauté des revanchards pleins d’amertume et croyant au retour de l’âge d’or d’un Vieux Pays perdu ! Pourtant, ces parents Français continuaient d’instiller dans le cœur de leurs enfants des sentiments contradictoires, c’est-à-dire de se sentir être de quelque part tout en le ne supportant pas, de guerroyer sans fin avec une part de soi dont il est impossible de se défaire. Ces Sinistrés étaient dans une impasse terrible, puisqu’ils ne pouvaient ni assimiler les usages du Katiopa unifié qu’ils méprisaient, ni se faire accepter des habitants, mais en même temps le pays de leurs ancêtres s’était transformé à cause des migrants qui l’avaient colonisé, précipitant ce Sinistre, cette mutation à laquelle ils ont voulu échapper en venant se réfugier ici, dans un temps où les vestiges de la puissance coloniale leur permettaient encore de s’épanouir. Imbus d’eux-mêmes, ils n’avaient rien compris de la lutte de la libération qui avait commencé sur le Continent africain, la chimurenga, n’y percevant jamais la remontée à la surface, telle une houle trop longtemps assujettie, du Katiopa des profondeurs ! Surpris par la chimurenga de la reprise des terres, ils n’avaient jamais réfléchi à ce que deviendrait leur descendance née de cette nuit infinie qui avait commencé ! Et c’est cette question-là que Boya a reprise à son compte ! Le devenir des jeunes Sinistrés ! Qui n’avaient pas accès à l’école ni à l’université, apprenant à la maison, vivant hors du temps, coupés de tout ! Ces enfants avaient pourtant encore un cerveau sensible à l’environnement, donc aux valeurs du Katiopa unifié ! Selon elle, les inclure dans l’apprentissage qui devait être donné à tous les enfants de Katiopa, c’était le meilleur moyen de dompter de l’intérieur cette communauté restée si suicidairement arrogante, et elle s’étonnait que les autorités ne se soient pas aperçues de cela, sans doute parce qu’il y avait trop de guerriers dans l’Alliance et pas assez de travailleurs de la paix ! Boya avait interviewé la matriarche de la communauté des Sinistrés, Charlotte Du Pluvinage, qui évoqua les grandes réalisations que devait aux Français le genre humain et l’Afrique en particulier, trop hâtivement tirée de la sauvagerie, auxquels on avait appris l’hygiène, l’amour du prochain, la valeur des ressources de leurs terres, la langue ! Ne s’arrêtant pas au mépris qu’il y avait dans ces propos pleins du sentiment de supériorité de la race, Boya avait au contraire voulu s’intéresser à l’économie de la perte qui éternisait ce discours devenu risible. Ce groupe humain, selon elle, allait droit dans la psychose, se plaçant par leur douleur et leur fixation dans leur identité hors de la famille humaine, résidant dans un univers parallèle, obsédés de pureté raciale !
Mais, dans le quartier de Vieux Pays qu’elle habite, en tant qu’elle-même initiée, Boya va avoir la joie d’initier à son tour une jeune fille, dans la Maison des femmes. A partir de cette initiation, une jeune fille a le privilège de pouvoir avoir des relations sexuelles. Le rituel de l’initiation est un voyage dans la mémoire ancestrale, dans l’expérience et la bienveillance des ainées, offrant justement cet environnement féminin où quelque chose s’est transmis d’aïeules en aïeules dans ce Katiopa où l’individu est le produit de son environnement. Ce voyage que nous présente Léonora Miano est vraiment autre chose que le fait de devenir femme par un homme, qui prend l’hymen, comme si c’était un homme qui donnait à une jeune fille la forme de femme, au mépris justement du rôle de l’environnement sur la construction de l’être humain femme, un environnement féminin qui a une mémoire, une complexité, et des question restées en suspens dans l’histoire mais dont le flambeau se transmet comme une mission restant à accomplir ! Dans cette Maison des femmes, ce sont des ainées qui introduisent, en transmettant leur expérience, une jeune fille dans son corps de femme ! La femme existe en tant que telle ! Vieux Pays est donc connu pour sa transmission des savoirs féminins, qui dans ce roman n’est donc pas un savoir sur elles-mêmes que les hommes transmettraient aux jeunes filles en les faisant devenir femmes éternellement surplombées par du masculin ! Boya accueille dans la Maison des femmes Funeka, dans une bienveillance sororale fondée sur le devoir d’entraide et une claire conscience de la responsabilité de cette communauté de femmes. Elle la fait traverser les âges et les contrées afin qu’elle accède à la mémoire antique des femmes, jusqu’à la première, Mère des divinités, Mère des humains. Alors, la jeune fille découvre par cette initiation que la puissance féminine est une, qu’elle n’est pas un sexe mais une force sans équivalent. Lors de cette initiation dans la Maison des femmes, l’hymen de la jeune fille est percé, ouvrant le sexe, qui permet au monde d’émerger des ténèbres. Chaque jeune fille initiée se reconnaît dans la figure d’une force féminine, sa maternité spirituelle. Funeka est aussi intéressée par des reines de Méroé, capitale de l’antique Nubie, qui étaient à la fois des guerrières, des bâtisseuses, des épouses et des mères, car sans doute avaient-elles été initiées à ne pas avoir à choisir entre un aspect féminin ou un autre. Dans ce roman de Léonora Miano, nous en entendons plus encore lorsque le Chef de l’Etat dit à Boya que « cette force, c’est nous », comme si le sexe était la voie (d’où cet hymen percé lors de l’initiation) vers la possibilité du métissage de l’ADN pour faire l’unité et la singularité d’un être humain nouveau. Alors, ils se demandent si le germe prendra ! Avant la rencontre d’Ilunga, Boya avait une liaison avec Kabongo, leurs corps s’entendaient parfaitement, mais elle ne se donna jamais à lui, le sexe même le plus réussi ne menant pas à la communion.
Ilunga, et l’ami qui est comme un frère pour lui, Kabeya, ont aussi eu une initiation dans un environnement masculin fait d’aînés ayant une mémoire, où c’était la terre qui était leur première amante, simulant avec elle la copulation après la circoncision, qui est en miroir de l’hymen fendu des jeunes filles lors de leur initiation dans la Maison des femmes. Aucune femme, ensuite, ne pouvait les ravir à cette étreinte première. Des aînés, là aussi, les avaient introduits au sein de l’Alliance, leur apprenant à préférer l’ombre à la lumière. Des initiateurs qui avaient pour but, par leurs assauts verbaux, de distinguer qui seraient dignes de confiance, capables de ne pas éveiller de soupçons, capables de sacrifice, de se servir d’armes, de lire, écouter, comprendre, étudier, au lieu de se divertir. Qui comprendraient quelle était la terre du Katiopa unifié, et constitueraient la plus belle forme de génération. Cela devait être pensé ensemble, afin de consolider les forces, et faire exister le Continent comme une puissance souveraine, alors que les envahisseurs coloniaux l’avaient démembré. Ilunga et kabeya avaient été initiés ainsi, puis un Ancien les avait conviés à l’assemblée de l’Alliance composée d’hommes et de femmes qui s’étaient activement engagés dans la lutte de libération, la Chimurenga imaginaire qui préparait la reprise des terres. Ilunga avait la réputation d’être un combattant, mais maintenant que le Katiopa unifié est une réalité, il sait que les régions non encore unifiées ne peuvent pas être acquises de manière frontale. Il accepte de ne pas pouvoir réaliser cela lui-même. Certaines de ces régions avaient pour caractéristique de ne pas avoir connu de blessures coloniales, et donc avaient du mal à envisager de se dissoudre dans un grand ensemble, mais elles pouvaient accepter peut-être des partenariats. Elles avaient été pillées comme les autres, et aussi méprisées ! D’une certaine manière, pour Ilunga le Chef de l’Etat, sa vie comme Combattant est terminée, et désormais sa vie est ailleurs ! La mission qui l’habite est de faire murir dans l’esprit des populations si différentes les unes des autres une dimension spirituelle qui devait prendre le dessus ! Il s’agissait pour lui de renforcer les liens entre les populations que la colonisation avait détruits. Les rapports humains devaient devenir charnels ! Or, jusqu’à présent, ce qui avait été mis en place, c’était un certain confort, pas encore une dimension spirituelle qui aurait pris le dessus ! Pour Ilunga, il fallait orienter les efforts vers l’intérieur, vers une édification intellectuelle, en donnant une âme et une esthétique à l’œuvre politique. L’entrée de la femme rouge dans sa vie, Boya, il le sent, le mène dans cette direction. Pour Ilunga, seule la femme est habilitée à recevoir certains secrets de l’homme, elle est la demeure dans laquelle il se réfugie, elle est la terre et il est la semence. Son initiation avait été l’accouplement avec la terre.
Il y a dans la capitale du Katiopa unifié une autre communauté de Sinistrés, de Français, les Gens de Benkos ! Très différente de l’autre ! La déportation transatlantique des Subsahariens avait imposé au monde le mercantilisme (et nous pensons aux travaux de Toni Morrison disant que les Afro-Américains avaient permis à l’Amérique en une décennie de développer l’industrialisation et donc leur hégémonie mondiale). Les Gens de Benkos renoncent au pouvoir et à ce mercantilisme, s’affranchissent des logiques financières, et Ilunga à ce propos les comprend très bien ! Mais lui, il sait que pour le faire, il faut avoir le pouvoir, afin de se soustraire à l’action des prédateurs. Mais les Gens de Benkos, s’établissant à la campagne, vivant proches de la nature, selon une idéologie non dépourvue de poésie, étaient aveugles au fait qu’on pouvait venir de partout tenter de s’emparer des ressources. Leur mépris de la réalité s’ancrait dans le fait qu’ils n’avaient jamais eu à conquérir les choses, ils désiraient seulement se défaire de ce qui leur avait été donné dans l’enfance, le confort matériel, leur pouvoir grâce à leur érudition et leur culture de faire leur marché dans les cultures du monde et y composer l’assemblage leur convenant ! La plénitude recherchée par les Gens de Benkos, ces esprits bohèmes, n’était pas celle des bâtisseurs ! Boya a remarqué que parmi eux, les femmes étaient invisibles. Et que cette communauté retournée à la nature, et ayant suscité l’intérêt des médias mondiaux, était issue de la classe supérieure, leur choix de vie de se défaire des biens, de se rapprocher des populations rurales, avait une allure de caprice ! Le Katiopa unifié étant une vision avant d’être un territoire, donc encore fragile, nécessitant un apprentissage, forcément lent, pour consolider les synergies internes, il ne fallait pas laisser d’autres apporter des solutions toutes faites faciles, comme celle des Gens de Benkos ! L’Alliance, faisant un travail de terrain, avait voulu faire entrer dans les esprits une autre idée de soi. Il avait fallu se réinventer en se gardant de tout ascendant étranger, sans que Katiopa soit en conflit avec personne, les dirigeants (au début un triumvirat) ne visant qu’à récupérer les biens des populations pour qu’elles en aient la pleine jouissance. Face à la communauté internationale, Ilunga ne voulait que s’assurer d’avoir la paix. Et pour construire le Katiopa unifié, on avait parié sur l’union entre des populations très différentes s’engageant dans une politique de puissance, le Continent étant assez vaste et peuplé pour constituer un marché autonome et ayant des ressources abondantes, des terres agricoles, des mines. Pour ces fils et ces filles de la Terre-Mère, de restaurer la souveraineté était un enjeu important, renversant la sensation d’iniquité ancestrale provoquée par la colonisation. Ilunga avait alors donné le signal à la diaspora de rentrer ! Mais même en restant à l’étranger, elle serait utile. Maintenant, il s’agissait de bâtir, de faire du Katiopa unifié un joyau qui, dans un troisième temps, pourrait rayonner dans le monde, tissant des liens avec les pays étrangers, en se disant au monde, en lui apportant sa contribution si singulière. Bien sûr, l’idéal d’une grande fraternité qu’avaient les Gens de Benkos n’était pas négative, mais à coup sûr, certains frères voudraient être plus égaux que d’autres…
Le travail de la paix dans lequel maintenant le Chef de l’Etat Ilunga est engagé requiert qu’il aille dans une autre dimension, celle de l’éthique traditionnelle, lors d’une Assemblée nocturne du Conseil constitué par les Anciens, que préside une femme sans âge. Là tous les membres quittent leur enveloppe charnelle, comme pour accéder à un problème qui a voyagé à travers les âges, et l’Ancienne qui préside, évoquant la terre première et longtemps unique, dit que même si les enfants du Katiopa unifié qu’ils sont ont repris les terres aux colonisateurs de Pongo (Europe) et du pays Fulasi (France), ils sont encore là, l’unité étant le bouclier pour empêcher qu’ils reviennent se glisser dans les failles. Les membres du Conseil doivent décider de l’un des aspects de leur cohésion spirituelle, et justement, cette nuit la lune est rousse, comme la femme rouge, la force féminine entrée dans la vie du Chef de l’Etat dont curieusement la vie croise si souvent les Fulasis, les Français, et sa préoccupation se condensant sur le sort de la jeune génération de Fulasis, qui désire devenir Katopiens. L’Ancienne, la femme présidant le Conseil, qui est dans la vie une sangoma, une guérisseuse réputée, évoque leur responsabilité pour des choix féconds pour l’avenir, qui n’est pas une prérogative de professionnels de la politique mais des grands esprits ! Elle propose la création d’un Collège ancestral, les communautés formant le Katiopa unifié ayant gardé un lien puissant avec leurs aïeux, vivant avec eux. Elle introduit ainsi le Katiopa unifié non seulement comme le territoire le plus vaste du monde, mais surtout un maillage humain à travers le temps, un environnement humain, qui se joue des appartenances administratives ! L’imminence grise de l’Alliance, pour son éthique, avait toujours été le Conseil des Anciens, dont le choix politique a toujours été guidé par l’intérêt des populations et plus encore par leur vision du monde ! Cette assistance par le Conseil a mis un terme à la phase de la lutte armée des Combattants, afin de commencer un travail de la paix sur la base de la création d’une plus forte adhésion des populations à leurs propositions. Pour façonner cette nouvelle civilisation, il fallait tenir compte des séismes du corps vivant de Katiopa éparpillé partout sur la terre, des drames, ce qui n’avait jamais été fait, et impliquait de plonger tout au fond de soi. Mais non pas dans la recherche d’une pureté identitaire, au contraire pour une reconnexion à la vérité profonde de Katiopa perdue avec la colonisation, une manière de voir que l’éthique traditionnelle fait retrouver, comme le sens derrière des pratiques ancestrales. Il fallait donc aussi prendre en compte l’Autre Bord (Antilles, Amériques), ces territoires de la déportation transatlantique, ils faisaient partie du Katiopa, cela élevait la Terre Mère, afin de conquérir leur place dans le monde, puisque le Katiopa ayant achevé son unité sera devenu une puissance dans l’environnement géopolitique ! Ilunga rend hommage aux mères et pères de l’Alliance, qui les ont introduits dans des demeures aux fondations très solides. Les enfants du Katiopa établis en Europe et en France doivent aussi être pris en compte. La première Chimurenga, la lutte pour la libération, comme Ilunga en parle avec Boya, avait été le refus de se laisser enterrer vivants par les colonisateurs. Ilunga refuse ce passif qui a causé tant de souffrance sur le Continent. Mais, dans leur conversation, Boya apporte sa vision, différente, et c’est déjà un métissage pour la poursuite du travail de la paix. C’est même comme l’introduction du pas de la spirale qui met fin au cercle de la domination et de l’humiliation. Elle dit que la faute n’incombe jamais à l’autre, qui n’est qu’un instrument du fatum, figure donnée au châtiment, et qu’il s’agit de lutter contre les ombres en soi qui lui avaient permis de sévir ! Ils sont tous les deux d’accord, il fallait comprendre les fêlures en soi, ce qui les avaient formées, et ne pas douter de la force. Il faut idéaliser les humains, pour croire qu’ils peuvent être capables de regarder en face leurs faiblesses. Même si peu d’humains en sont capables, tels les membres de l’Alliance, ils donnent de la force aux masses, et des outils pour plonger dans la fosse et en sortir indemnes. Pour Boya, l’ennemi est à l’intérieur ! Et elle envisage l’humain comme un corps unique. Avec le Conseil, le Chef de l’Etat pense qu’en effet, d’avoir été colonisé avait logé dans certains d’entre eux un attachement tragique à la matière, et que c’était pour cela qu’il était urgent d’agir dans le sens de la tradition. Mais tandis qu’il pense, c’est Boya qui l’entraîne dans quelque chose de nouveau, et l’Ancienne s’en rend compte, et elle lui dit qu’elle a remarqué une présence rouge au cœur du bleu !
La meilleure amie de Boya est une femme qui représente un absolu. Une femme qui n’a renoncé à rien, à qui rien n’a été imposé même si elle a payé cher chaque parcelle de sa liberté. Abahuza est une artiste excentrique, une sorte de forteresse imprenable, qui avait été une amie de lycée de la mère de Boya, et est une Ancienne, membre du Conseil. Boya vient chercher auprès d’elle la vision qu’elle a de cette nouvelle relation qui commence entre elle et le Chef de l’Etat. Car ce qui lui arrivait avec cet homme était inédit ! Tout était hors normes dans cette affaire qui convergeait vers un but précis encore non nommable. Cet homme était sa destinée au sens de l’accomplissement ! Elle trouve cette amie en compagnie d’un Français nommé Du Pluvinage, un Sinistré, qui veut être introduit par elle chez les Gens de Benkos, où son fils unique Amaury s’est réfugié pour y rejoindre Mawena, dont il est amoureux. Il a besoin d’elle parce qu’il ne parle que le français, pas la langue régionale, et il veut faire entendre raison à son héritier, l’arracher à la mésalliance que serait un mariage avec cette fille pas du même milieu supérieur ! La question de l’héritage travaillant si fort cette communauté Sinistrée ! Boya, ne passant pas inaperçue avec sa peau cuivrée de femme rouge, ignore qu’Igazi, le kalala, le responsable de la Sécurité Intérieure, l’a vue en compagnie d’une autre femme et surtout d’un Sinistré, ce qui commence à faire d’elle une ennemie de l’Etat, surtout si elle est la nouvelle amie du Chef de l’Etat ! Igazi reste envahi par la rage froide de défaire le monde créé par les envahisseurs, les colons venus d’Europe, pour en recréer un autre. Il n’a qu’une idée en tête, mettre le Continent africain dont terminer l’unification à l’abri une fois pour toutes. Il reste un guerrier, et en cela en désaccord avec Ilunga, devenu maintenant un bâtisseur et un pacificateur, qui avait été préféré à lui dans le choix du Conseil des Anciens pour le Chef d’Etat, non seulement parce qu’il avait une épouse, marque d’équilibre, mais surtout pour ses qualités humaines et spirituelles, pour l’amour qu’il portait aux peuples vivant sur la Terre Mère et sur l’Autre Bord ! Pour Igazi, il y a différentes races humaines, qui n’ont rien à voir les unes avec les autres, qui ne se devaient rien, pas de rencontres et métissages souhaitables, et il était encore hanté par la domination européenne et ses extensions, qui avait amené le règne de l’argent et des empoisonnements de toutes sortes ! Bien sûr, ils avaient apporté la technologie avec leur envahissement brutal, mais selon lui, leur déficience spirituelle et leur piètre qualité intellectuelle les empêchaient de mettre un frein à leurs conquêtes et leur domination, leur désir d’anéantir les autres n’étant refréné que par le risque que la disparition des hommes mis au travail fasse aussi disparaître les matières premières. Igazi voyait le renversement de la supériorité dans le fait que les ressources étaient en abondance sur le Continent africain, cette Terre Mère, qu’on pouvait y vivre en autarcie totale pendant des millénaires, qu’il y avait une diversité culturelle et génétique ! Bien sûr, Igazi est favorable à l’avis d’Ilunga d’expulser les Sinistrés, mais les Anciens s’y étaient opposés, car le rejet d’êtres humains était contre les valeurs du Katiopa unifié, dont le devoir d’hospitalité avait d’ailleurs ouvert la porte aux colonisateurs ! Donc, voilà Igazi en train d’espionner chez les Gens de Benkos, avec l’idée de toujours de devoir assainir la source qu’était Katiopa, surtout que ces Sinistrés-là reprenaient de la vigueur et étaient en train de s’adapter à la mutation par l’intégration aux Katiopiens, même en étant des fondamentalistes verts ! Igazi voit donc la femme rouge ! En compagnie d’un Sinistré surveillé par ses services ! Le chef de la Sécurité Intérieure avait bien sûr déjà tout un dossier sur la femme rouge qui semblait s’être emparé de la tête du Chef de l’Etat ! Pour lui, elle était en train d’ébranler la légendaire force intérieure d’Ilunga, qui avait été le Combattant le plus valeureux au sein de l’Alliance. Se met secrètement en branle la lutte entre deux hommes rivaux depuis le début, la femme rouge mettant le feu aux poudres ! Voyant la femme rouge avec son amie Abahuza, l’Ancienne connue de tous, Igazi se dit que, décidément, le Chef de l’Etat est environné d’une constellation d’énergies féminines trop puissantes, qui vont invalider son autorité ! Pour lui, la force des femmes doit être maîtrisée, la volonté des hommes devant diriger. Sinon, la force féminine allait renverser l’Univers ! On sent la peur terrifiante d’une castration du masculin par le féminin, et donc un gel terrible pour le futur de l’humanité par rapport à une vision s’ancrant dans leur métissage, qui commence déjà par cet amour unissant Ilunga et Boya, mettant en acte un intellect d’amour.
Ilunga attend Boya. Envahi par une douce euphorie, il songe que jamais il n’avait désiré ce qui lui arrivait, cette relation si profonde, car la vie avec son épouse très présentable lui convenait, c’était une belle vitrine pour les sorties officielles, elle était engagée dans les œuvres sociales, élégante, éduquée, chez elle partout, artiste par son excentricité faiseuse de mode pour les femmes, remarquée par les peuples. Et par ailleurs, les besoins sexuels de l’homme d’Etat étaient discrètement assurés, non avec elle, mais en ville. Certes, la vie intime de cette épouse, qui aimait les femmes, était très mouvementée, mais l’organisation d’Etat était très efficace pour que rien ne transperce, tout le monde croyant que l’aile de la résidence du Chef de l’Etat réservée aux femmes abritait son harem, alors que celles-ci étaient les maîtresses de l’épouse ! Avec Boya, ils s’envolent vers un au-delà, voyagent vers les aïeux qu’Ilunga veut lui présenter, cet environnement d’humains au cours du temps dont il est le produit. Elle a l’impression d’être le noyau d’une comète dont il est la tête. Ils arrivent dans une région inconnue, qui est pour Boya comme la face cachée de la lune. Ilunga lui présente les siens. Une femme ressemble beaucoup à Ilunga : c’est sa mère ! Elle dit à Boya qu’elle est la bienvenue et qu’elle est chez elle ici. Puis c’est le père qui apparaît. Les aïeux d’Ilunga, notamment le père et la mère qui sont tous deux décédés, semblent habiter un campement, pour dire à Boya qu’ils voyagent constamment avec lui, qu’ils accompagnent partout leur fils. Où qu’il soit, il y a un passage qui lui permet de regagner le campement. Boya a le sentiment qu’il y a l’éternité, dans cet endroit, et que les esprits cheminent toujours avec l’esprit d’Ilunga, pouvant prendre d’autres apparences chez les vivants. Pour Ilunga, ce sont des âmes-sœurs à apprendre à reconnaître. Lui a appris à l’âge de 22 ans, dans un stage d’arts martiaux en Inde. Il avait été appelé en ce lieu. Personne avant Boya ne l’y avait accompagné ! Il avait compris qu’elle n’aurait pas peur ! Elle était déjà assez instruite de ces choses. Elle savait qu’une partie de lui habitait cette communauté dès avant sa naissance, comme s’il était à la fois plus jeune et plus vieux que beaucoup d’entre eux, et même ses parents. Il était investi d’une mission dont le flambeau remontait à avant eux. Parce qu’avant la chair, il y a l’esprit, l’énergie de chacun, il est important d’associer ceux de l’au-delà, les ancêtres qui en avaient été habités. Boya comprenait que vivre avec le Chef de l’Etat, c’était aussi vivre en compagnie de tous ceux qui l’habitaient ! Connaître leurs forces mêlées. Avant d’aller plus loin, il avait tenu à s’assurer qu’elle avait compris ! C’était le cas, même si pour elle, les siens se manifestaient plutôt par les rêves. Ilunga lui révèle enfin que son épouse, Seshamani, est là parmi les siens comme si c’était parce qu’ils étaient du même milieu d’origine donc d’environnement, c’est pour cela qu’il ne veut pas rompre. Mais ils ne partagent plus la même couche, et il n’y aura pas de hiérarchie ni de comparaison entre elles deux. Boya sait qu’en vérité, même appartenant à une catégorie supérieure, Ilunga ne connaît pas bien les femmes. Elle veut rencontrer l’épouse ! Ilunga est d’accord, et il comprend qu’elle a donc décidé de rester ! La part fragile de Boya est apaisée, par un long travail sur elle-même, et son désir de rencontrer l’épouse manifeste l’exigence qui s’impose à toute relation vraie. Il ne s’agit pas d’un marché ! Plus une complexité à apprivoiser ! Boya n’est pas une femme se sentant incomplète sans un homme en permanence près d’elle, ni elle n’avait jamais été obsédée de trouver un compagnon, s’épanouissant dans une aisance intérieure. Elle avait senti le souffle bleu d’Ilunga l’envelopper comme un cadeau de la vie, une porte ouverte sur une nouvelle expérience de la vie. L’histoire était à la fois donnée et à faire, un grand saut pour enjamber un précipice dont il faudrait connaître la nature ! Cela ne serait pas simple. Aux mots d’Ilunga, « Donc tu restes », elle a répondu : « Donc, je vis ! »
Ilunga tient plus que tout à ce qu’elle aussi lui présente les esprits dont elle procède ! Est-ce qu’elle avait une relation soutenue avec eux ? Savait-elle se mettre en leur présence ? La spiritualité avait-elle une place importante dans sa vie, comme c’était le cas pour lui ? Oui. Mais, dans sa vie solitaire, elle n’avait jamais partagé cela avec personne ! Il ne lui était possible de toucher cette part d’elle-même qui fusionnait depuis toujours avec l’ensemble des vivants que dans la Maison des femmes. Boya et Ilunga sont faits de la même graine, mais lorsqu’elle souhaite s’adresser à ses défunts, elle va sur les rives de l’océan, et certaines aïeules lui apparaissaient, dans une conversation d’une conscience à l’autre. Ilunga se promet de lui apprendre comment rejoindre les femmes de sa lignée ! Si l’Atlantique est si important pour elle, pour l’histoire familiale des femmes surtout, dont elle se sent dépositaire, c’est qu’elle a entendu l’histoire de deux sœurs jumelles capturées alors qu’elles étaient allées puiser de l’eau, laissant leurs enfants au village. Ce rapt avait pour but la déportation transatlantique. Mais elles étaient mortes pendant la traversée. Leur disparition était restée un mystère. Peut-être comme leur résistance par sacrifice de leur vie aux colonisateurs. Jamais, ainsi, elles n’avaient mis le pied sur la terre de l’esclavage, jamais elles n’avaient travaillé pour les dominants sur la terre de la déportation ! Ensuite, elles s’étaient manifestées par une fillette de leur descendance, qui les nommait. L’esprit de Boya avait été frappé par ce qu’on disait d’elles, le puissant amour qui les unissait, et que leurs corps reposaient au fond de l’océan. Les jumelles avaient retrouvé leur place au sein de la lignée familiale et de l’environnement villageois, par la transmission de leurs noms. A leur suite, toutes les femmes de la lignée avaient voulu être enterrées près de l’océan, en signe sans doute de résistance vivante ! Lorsque la mer avait rongé la côte, ces sépultures avaient été noyées ! Ilunga apprend donc qu’il y a un village sous les flots ! Il le fera découvrir à Boya ! Et sans doute, comme les siens, les aïeules de Boya la suivront partout ! En tout cas, pour Ilunga, pour rétablir ce contact avec les esprits, il fallait développer des facettes dont en vérité tout le monde disposait ! Il suffisait d’admettre que chaque humain est le produit de l’environnement, donc celui d’abord composé par les ascendants, pendant les premières années.
La caractéristique de Katiopa était justement d’admettre la dimension irrationnelle de la vie, les messages de l’invisible, entrer en relation avec lui, donc cet environnement premier, natal, qui est une transmission de la mémoire, des expériences, des questions, d’une mission. Dès la première lutte de libération, il fallait travailler à mettre fin à cette dislocation intime qui avait écartelé l’âme de la population aux quatre vents ! Et aimer être soi à nouveau, en confiance avec ces pratiques ancestrales. Alors que les cultes étrangers avaient longtemps imposé leur prestige. L’acte de découpage par les colonisateurs des terres du Continent avait été ratifié par Dieu, il fallu élever l’intellect plus que l’esprit, suivre le modèle fourni ! Désormais, il fallait réapprendre à saisir les êtres de l’intérieur !
Ilunga est très curieux de la vision de Boya sur les Gens de Benkos, de son regard empathique et bienveillant sur leur tentative de fonder une société nouvelle. Sa curiosité a saisi qu’elle avait découvert un autre plan, sans le savoir. Que les Gens de Benkos cherchaient déjà, en vérité, le moyen de restituer au monde une énergie féminine longtemps dévaluée ! Il entend qu’à ses yeux, leur quête d’une horizontalité, passant par leur refus du pouvoir, est une opposition à son expression masculine ! Les Gens de Benkos aspiraient à une circulation différente des forces, dans l’espoir de les rendre fructueuses. En ce sens, leur quartier, Matuna, était un laboratoire, un lieu d’expérimentation, en phase avec les besoins actuels de l’humanité. C’était en phase avec Katiopa qui est une terre féminine par ses valeurs d’hospitalité, d’accueil, de sensibilité aux différences des populations. Ilunga commence à penser, grâce à Boya, au fait qu’il faut réfléchir autrement face aux Gens de Benkos, alors que jusque-là, ils étaient une nuisance pour l’Etat ! Il avait omis de s’intéresser au sens profond de leurs actions ! Décidément, Boya n’avait pas anticipé les bouleversements qu’allaient provoquer son entrée dans la vie du Chef de l’Etat ! Pour l’instant, il ne modifie pas sa position, il veut voir. S’il y a des femmes dans les hautes institutions de l’Etat, la puissance, le regard des femmes, étaient souvent absents de leurs décisions ! Elle comprend qu’il reste encore en lui le guerrier, le Combattant, et que cela déterminait sa pensée. Il devait, après la reprise des terres, consolider les forces, présenter l’harmonie entre les peuples, et c’était de la sensibilité du Combattant. Après la reprise des terres, leur labourage serait alors une tâche dévolue au féminin ! Le rêve où enlacés ils avaient enjambé un immense précipice lui revient. Fallait-il qu’elle le convainque encore de quelque chose ? Etait-ce l’image de ce qu’ils vivaient ? Enjamber le précipice entre le temps guerrier et le temps de paix ? La question est déjà là, celle de la divinité conçue comme mâle et femelle, poussant depuis l’aube des temps à se rejoindre, divinité au sens de force, d’énergie, de puissance, mais il fallait encore concevoir ensemble ce que l’entité formée par deux individualités produirait au sein de leur environnement immédiat. Qu’aurait-elle, Boya, à donner aux autres ? La totalité de l’Etre suprême résidait déjà en chacun, comme l’union de deux ADN peut-être formant un être humain nouveau unique par ce métissage ! Leur attachement engendrait donc quelque chose, c’était son objectif ! Boya et Ilunga se coulaient l’un dans l’autre avant toute chose ! Ils inventaient leur façon d’être deux. Ilunga décide de prendre le temps, 3 ans, avant les noces, mais elle vivra à la résidence du Chef de l’Etat.
Evidemment, la décision d’Ilunga reste au travers de la gorge d’Igazi le chef de la Sécurité Intérieure ! Ilunga n’est pas inquiet à cause des relations de Boya avec les Gens de Benkos et les Sinistrés, qu’elle ne lui a pas cachées ! Il dit à Igazi qu’il s’oppose à ce qu’elle soit espionnée ! Igazi pense que la femme rouge a vraiment aveuglé le Chef de l’Etat, alors que celui-ci est un Bien de l’Etat ! Il a le sentiment de tout devoir refaire lui-même ! En faisant de l’attachement à Katiopa la Terre-Mère une religion ! Il doit commencer par s’occuper de la femme rouge, et il charge Kabongo de la coller, et cela le met dans l’embarras, puisqu’elle a été sa maîtresse. Mais il fait silence sur ce détail, car ne pouvant espérer la ravir au Chef de l’Etat, un scandale sera suffisant pour les séparer ! Kabongo a du mal à comprendre ce qui se passe de différent entre Ilunga et Boya, alors que l’entente sexuelle était parfaite entre Boya et lui, et qu’il n’est pas habitué à l’indifférence des femmes en matière de sexe ! Lui qui n’a jamais été circoncis, ce qui est rare sur cette partie du Continent, a l’habitude de venir au sein d’une fraternité d’un genre nouveau, se réunissant dans une arrière-cour, où l’écoute est bienveillante et où il s’agit de retrouver la relation que les ancêtres entretenaient avec leur corps. Comme pour les ancêtres, la peau est le premier vêtement. Kabongo vient là se réapproprier ce regard sur soi et sur les autres. Et rendre hommage aussi aux ancêtres de l’Autre Bord, ces déportés de l’esclavage transatlantique, qui étaient comme lui là nus et incirconcis. Ici, c’était le domaine de la virginité et de l’innocence. Contrairement à lui, Ilunga avait eu la chance de naître plus tôt, et donc d’appartenir à la génération qui allait unifier Katiopa, entrant dans la légende. Lui aussi veut entrer dans la légende, et s’il réussit à défier le Chef de l’Etat, il réussira peut-être !
Boya va déjeuner avec l’épouse, dans un restaurant chic de la ville qui fait partie d’une chaîne appartenant à ses frères, au clan familial puissant. Elle arrive étincelante. Elle appartient à une famille de dignitaires ayant fourni au Continent un grand nombre de hauts commis de l’Etat depuis un siècle. Son excentricité, qu’elle réserve surtout à ses sorties très privées, vient de ce pouvoir sans arrêt reconduit dans la famille. Le restaurant est une extension du domicile, un entre-soi où le personnel est aux petits-soins. L’audace de sa toilette surpasse celle de toutes les femmes présentes. Les puissants protègent leurs privilèges sans bienveillance les uns pour les autres dans cet entre-soi du pouvoir. Boya sent tout de suite qu’elle n’a rien à faire là, Seshamani est chez elle sans avoir besoin de marquer son territoire, si différente de Ilunga son époux, aux goûts simples et élégants. Mais face à Boya, sa difficulté à entamer la conversation est sensible. Boya s’avance la première en disant qu’Ilunga l’avait mise au courant qu’il n’y avait plus d’intimité entre eux, même s’il ne veut pas divorcer. Boya admire l’élégance avec laquelle l’épouse ne se laisse pas déstabiliser. Lorsque la femme rouge évoque le fait que le mariage permet de la protéger alors que sa vie amoureuse mouvementée avec des femmes était très mal vue dans la société, ses maîtresses semblant dans le harem de la résidence du Chef de l’Etat être les concubines de son époux, elle rétorque qu’au contraire, c’est elle qui tient à rester mariée, pour des raisons humanitaires, pour qu’Ilunga ne soit pas blessé. Boya demande si ce ne serait pas mieux d’assainir la situation. Elle refuse de toute ses forces l’amitié pour cette femme si superficielle, ne se donnant pas dans l’amour mais prenant, n’aimant à travers ses maîtresses qu’elle-même ! Boya sent qu’elle ne peut lui faire confiance, parce que la situation matrimoniale lui convient, elle peut marquer son territoire par ses œuvres sociales, être par l’éducation donnée dans son milieu la vitrine du Chef de l’Etat face aux populations. Ilunga est son bien, sa possession. Pendant qu’elle vivait comme bon lui semblait, il sauvait les apparences. A table, Boya la regarde, belle, tournée vers elle-même tel un soleil gardant pour lui son éclat, la chaleur de ses rayons. Boya la laisse parler d’elle jusqu’à l’ivresse. Elle raconte que son époux aimait son érudition, la stimulation intellectuelle qu’elle lui offrait, et l’on sent par cette supériorité d’éducation qu’elle a plaisir à mettre en avant qu’au départ ce mariage fut une mésalliance et que maintenant elle se paie en retour sur la situation élevée qu’a son mari, qui lui ouvre la plus belle scène publique où elle peut faire tourner la tête à tant de femmes devenant folles d’elle, et qui a les moyens officiels de tenir sa vie amoureuse scandaleuse secrète. A Katioka unifié, l’abolition de la propriété terrienne n’avait pas aboli les privilèges de classes, mais depuis toujours dans ces sociétés, la caste nantie avait des devoirs envers la masse, qui étaient assumés, d’où pas de reproche de mener grand train de vie du moment qu’on assumait ses responsabilités. Et chacun restait à sa place. Seshamani et sa compagne attitrée font partie de cette caste supérieure dans laquelle on ne pénétrait pas seulement par le patrimoine mais par l’ascendance, la grandeur se transmettant par le sang. Boya se rend compte que l’épouse ne manifeste aucune curiosité à son égard, comme si cela ne l’intéressait pas, voire comme une forme de mépris, un silence qui regarde du haut du pouvoir de sa famille ! Boya la quitte en sentant une aversion incontrôlable pour l’épouse, et le malaise est en elle. Mais elle a passé l’âge de la compétition, du besoin qu’on la choisisse. Mais juste à l’idée que cette épouse puisse revendiquer à nouveau la satisfaction sexuelle avec son époux, ce qui est une obligation, l’exercice de la légitimité, elle est bouleversée au-delà des mots ! Il fallait régler d’urgence avec Ilunga l’affaire Seshamani ! Mais il ne veut pas la rassurer. Et Boya voit le précipice qui était apparu dans son rêve, qu’elle enjambait avec Ilunga ! Il lui semble impossible à enjamber ! Mais soudain Ilunga lui dit : prends ta place, c’est vers toi qu’il faut aller, à présent ! Du point de vue d’Ilunga, avant Boya, il n’y avait pas vraiment eu de femme ! Et c’était à Boya de savoir cela, d’en être certaine ! Savoir qu’il ne s’agissait pas de savoir ce qu’ils étaient l’un pour l’autre, mais de savoir ce qu’était l’un avec l’autre, et qu’ils devaient projeter dans la société et le monde ! L’âge des amours narcissiques était passé, l’amour n’était pas une association de malfaiteurs contraints de se salir mutuellement. Ils avaient entre les mains de la matière brute à façonner, à polir. Boya comprend qu’au lieu de se servir de sa force, de son énergie, pour s’opposer à ce qui lui semblait, avec cette épouse, une énergie extérieure cherchant à la dominer, elle doit embrasser cette force, s’en faire une alliée, en occupant vraiment sa place et devenant la compagne à part entière de cet homme ! Elle allait habiter pleinement sa nouvelle demeure ! Après coup, elle n’est pas fière d’elle d’avoir voulu d’abord que l’épouse soit éloignée. Jusque-là, comme pour se garder des peines de l’amour, comme face à cette épouse dominant de toute la puissance de son milieu social faisant étinceler son éducation en la faisant passer pour la vitrine du pouvoir du Chef de l’Etat, elle avait voulu croire au bien-fondé de sa solitude, scindant sa vie entre ses recherches universitaires et ses besoins spirituels, les hommes n’étant que des passants, toute menace émotionnelle étant tenue à distance. Ilunga avait pénétré très profondément en elle, s’y était installé, et avait déréglé son système de protection. Boya n’est pas pressée pour dévoiler la gamine sans père en elle, qui avait été très tôt approchée par des hommes puis avait recherché leur compagnie, et qui avait avancé dans la vie sans être guidée par l’image d’un couple uni. Elle s’était cependant défendue en projetant son malaise sur une autre femme, l’épouse ! Alors que ce couple uni, il était là, si elle prenait sa place, l’homme était déjà entré au plus profond d’elle, s’était installé, voire métissé à elle pour faire l’unité ! Alors, Boya informe Ilunga qu’elle quitte Vieux Pays, pour s’installer dans la résidence du Chef de l’Etat, où elle veut pouvoir s’organiser afin de continuer à recevoir les orphelines et tenir les assemblées d’initiées ! Ilunga est d’accord, et elle sent que désormais, ce serait à elle de ne pas se laisser être ébranlée par l’épouse qui voulait la réduire au statut rabaissé de concubine ! A Ilunga, elle dit qu’il y avait longtemps qu’elle n’avait pas senti en elle cette petite fille, cette ombre frêle affamée d’amour si tenace au plus profond de sa mémoire, qui, adolescente, aurait voulu entendre de la bouche de sa mère les raisons de l’absence du père. Cette mère n’avait jamais parlé de la vie des femmes, la manière dont on en devenait vraiment une, mais heureusement Boya avait pu le savoir par l’initiation dans la Maison des femmes ! Alors qu’elle voyait souvent ses aïeules en rêve ou près de l’océan, l’esprit de sa mère ne l’avait jamais visitée. Elle était restée de l’autre côté. Mais Boya avait appris à écouter les silences. Sa mère la menaçait de la jeter à la rue, si elle ramenait à la maison une grossesse, mais Boya a fini par comprendre que c’était à elle-même, qui avait ramené à la maison la grossesse qui avait donné à la vie Boya, qu’elle adressait ces mots violents ! Cette mère se reprochait d’avoir été enceinte trop tôt, d’avoir dû interrompre ses études. Boya avait eu une longue période d’aménorrhée, vivant son corps comme une abjection, et ainsi elle ne risquait pas d’être enceinte ! Ilunga lui dit qu’elle a besoin de parler à sa mère, qui est de l’autre côté. Lorsque Boya demande à son tour à Ilunga quelles sont ses blessures d’homme, il dit que rien dans son parcours ne justifie qu’il en ait honte. L’Alliance l’avait happé si tôt !
La doyenne du Conseil avait conseillé à Ilunga de prendre une seconde femme, parce que son épouse avait une force masculine trop forte en elle, qui les éloigne l’un de l’autre. C’est logique, puisque cette épouse reste attachée à son milieu, comme à son père par rapport auquel d’abord son époux est inférieur d’où la mésalliance, celle-ci n’étant réparée que lorsqu’il devient Chef d’Etat, donc s’est érigé à la hauteur du père comme son tuteur dans cette famille de classe supérieure.
Kabongo a réussi à mettre un mouchard dans le fourre-tout de l’épouse. C’est comme cela qu’il apprend que Boya s’installe à la résidence du Chef de l’Etat, et que cela dérange non seulement les équilibres anciens, mais très fortement l’épouse elle-même, puisque Boya avait exigé que soit libérée pour elle une partie de l’aile des femmes ! Il apprend aussi qu’Ilunga a donné un rendez-vous à son épouse en plein air, meilleur moyen d’échapper aux écoutes !
Ilunga voit l’épouse arriver sur sa moto électrique, survoltée de rage, en robe de cuir courte et rose lui donnant un air de plante vénéneuse ! Mais l’époux n’éprouve plus l’émotion de jadis en la voyant ! Jadis, ils avaient joué ensemble aux jeux interdits, à la transgression, sans jamais vraiment se trouver, ils étaient très jeunes, elle avait été vite enceinte, et malgré la mésalliance et la déchéance parce qu’il n’avait pas encore une position de pouvoir à la hauteur du pouvoir viril dans sa famille privilégiée à elle, le mariage avait été célébré. Une fois le fils né, elle l’avait mis dans ses bras en disant c’est à toi qu’il ressemble, et s’était éloignée vers son amour des femmes. Le fils avait été élevé par Zama, la gouvernante si dévouée au Chef de l’Etat, son fils, et son épouse scandaleuse ! Ilunga devint Chef d’Etat, et le clan de l’épouse a pu récupérer son dû, par les sorties officielles, la rencontre des journalistes, les véhicules avec chauffeur, la protection constante ! L’atteinte à l’image et la réputation de la fille de bonne famille avait été réparée ! Tout de suite, l’épouse lui demande s’il veut divorcer, il dit non. Elle a depuis trop longtemps l’habitude que le monde se plie à ses caprices, y compris lui ! Ils n’avaient pu avoir de vie sociale convenable pour elle qu’à partir du moment où il était devenu Chef d’Etat ! Il lui dit que rien de substantiel ne lui sera retiré ! Cette épouse, dans ce monde de représentation privilégié, est devenue, grâce à cet époux qui a été élevé au sommet et a donc effacé son infériorité de pouvoir par rapport aux hommes de sa lignée à elle, son propre enfant comme la petite fille qu’elle était dans son milieu nanti, s’aimant elle-même à travers ses amantes, infidèle en ce sens à l’époux puisqu’elle referme le cercle sur son monde nanti où à nouveau tout obéit à ses caprices. La femme rouge, très différente, en entrant dans la vie du Chef de l’Etat, au contraire de refermer un cercle sur le passé où le nouvel environnement du pouvoir est pour l’épouse comme un retour à son environnement d’enfance, apporte à cet homme une vision très nouvelle. Ce « nous » qu’ils incarnent est vraiment bâtisseur d’abord pour le Continent africain, et puis pour le monde, par l’apport du métissage masculin féminin, deux êtres humains différents s’étant chacun construit dans un environnement humain singulier qu’ils font se rencontrer par des voyages vers leurs ancêtres. Ce roman de Léonora Miano confronte deux types de femmes ! La femme rouge, Boya, est désormais décidée à prendre sa place ! Sa nouvelle demeure est la résidence du Chef de l’Etat, pour signifier la portée de la mutation spirituelle et politique qu’elle apporte dans le jeu de l’aventure humaine ! Igazi, le Chef de la Sécurité Intérieure et secret rival politique d’Ilunga qui attend son heure pour tout reprendre en mains justement en éliminant cette femme remettant en jeu les forces féminines, est fou de rage en constatant que la tête de cette femme ne lui a pas encore été remise ! Puisqu’elle est désormais une ennemie de l’intérieur de l’Etat, le menaçant en mettant le Chef de l’Etat sous son influence, il faut à Igazi une alliée de l’intérieur, et elle est toute trouvée en la personne de la gouvernante Zama, totalement dévouée à Ilunga, à son fils, à son épouse et maintenant à Boya !
Igazi, qui a un système d’espionnage bien rôdé, afin par exemple de tout savoir de ces Fulasis si attachés à leur nationalité ancestrale et qui doivent aller en France renouveler leurs papiers d’identité, obtient de la part d’une femme le film d’une conversation entre un père français, Du Pluvinage, et son fils Amaury revenant chercher ses affaires pour suivre son amoureuse chez elle c’est-à-dire chez les Gens de Benkos, le père n’acceptant pas cette déchéance d’un héritier qui ne doit à aucun prix ternir l’éclat de son patronyme ! Mais ce fils, pour que son père et sa famille française si suicidairement recroquevillée sur sa nostalgie de l’âge d’or et du vieux pays perdu acceptent son histoire d’amour et son choix d’une jeune femme qui signifie la mésalliance, invente qu’il s’agit en fait d’un choix pragmatique ! Non, il ne veut pas aller se compromettre avec ces Gens de Benkos dégénérés, mais, puisque ce vieux pays qu’est la France est tombé aux mains des migrants de toutes sortes qui ont détruit son identité par métissage culturel, il n’y a pas d’autre choix que d’acquérir à Katiopa unifié le plus d’avantages possibles, et c’est ça leur talon d’Achille à eux les Sinistrés, malgré le Sinistre qui les a chassés de leur pays d’origine en les plongeant dans une inguérissable mélancolie, ils n’ont rien fait pour retrouver un âge d’or ici ! C’est son projet à lui ! Il n’est pas amoureux de Mawena, il se sert d’elle, parce que les Gens de Benkos font la preuve qu’ils se sont à leur manière intégrés au paysage katiopien, proches des ruraux, de la nature, et ils accueillent dans leur village tous ceux qui tournent le dos aux normes établies ! Grâce à Mawena, il pourrait développer sa carrière musicale, et se faire sa place dans le Katiopa unifié ! Il savait que ses alliées étaient les populations actuelles, qui n’avaient pas connu les Fulasis, les Français, au temps de leur splendeur et qu’elles n’avaient donc pas de craintes que les ancêtres conquérants reviennent ! En faisant des enfants avec Mawena, ceux-ci auraient facilement la nationalité katiopienne ! Il fallait exploiter le vide juridique permettant d’obtenir cette nationalité, alors que jusque-là les Fulasis sont obligés d’aller renouveler leurs papiers d’identité de Français dans leur vieux pays perdu ! Le père Du Pluvinage croit donc que son fils veut faire avec Mawena un mariage gris ! Amaury veut jouer sur le fait que les Katiopiens accordent comme les Français une valeur inestimable au sang, donc aux descendants, et qu’ils reconnaissent leurs frères non pas en fonction du phénotype mais par leur appartenance à la communauté. Donc, le but d’Amaury, selon le projet qu’il présente à son père comme si c’était le seul moyen de retrouver leur âge d’or mais sur le Continent africain, c’est que la nouvelle génération de Fulasis descendant du couple qu’il forme avec Mawena sera née ici, aura grandi parmi la communauté katiopienne, sera adoptée par elle, elle sera selon les valeurs mêmes du Katiopa unifié définie par son environnement ! Autrefois, les Descendants étaient des étrangers pour les Katiopiens, et maintenant, Amaury, en fin politique, avait la vision qu’il allait donner le jour à une génération fulasie que ces mêmes Katiopiens accueilleraient comme des frères ! Il fallait exploiter le fait que les peuples du Katiopa unifié ignoraient la fraternité de couleur ! Amaury ne veut que réussir à tromper son père, en jouant sur son rêve nostalgique de retour à l’âge d’or de la domination française sur le Continent africain, en réussissant à s’infiltrer dans ce monde encore en train de s’ouvrir ! L’heure était venue de sortir de leur trou de Sinistrés ! Il deviendrait une vedette musicale, Mawena aussi serait influente, et connu dans le monde entier, il pourrait, admiré de partout, faire savoir que les opprimés d’hier, ces Katiopiens, en fait n’avaient fait qu’inverser les rôles, devenir dominants à leur tour, sans donc changer le monde ! Le père Du Pluvinage pense que le plan de son fils est tiré par les cheveux, car la démographie du Continent jouait contre eux. Mais le fils lui répond qu’il suffira que, par son succès, il acquiert une région, grande comme la France, que même son gouverneur soit d’ascendance sinistrée ! Ce projet n’est pour Amaury qu’un moyen pour convaincre son père d’accepter la mésalliance avec Mawena, ce n’est pas du tout sa vision de l’intégration dans Katiopa unifié. Mais pour Igazi, qui regarde ce film, c’est du premier degré, et c’est l’horreur, cette perspective de sangs mêlés, qui entrerait partout, dans la fonction publique, l’armée, puisque l’accès à l’école serait enfin ouvert aux Sinistrés ! Puis dans ce film, Amaury évoque à son père cette femme universitaire, Boya, qui a rencontré sa grand-tante, Charlotte Du Pluvinage, et qui s’est émue que les enfants fulasis n’aient pas accès à l’école de Katiopa. Amaury dit qu’on pourra compter sur son soutien ! Le père reste dans son délire, le français se perdrait devant les langues régionales, le phénotype blanc disparaîtrait, idem la culture supérieure, ils deviendraient des habitants ordinaires de Katiopa unifié alors qu’ils avaient été les civilisateurs du monde ! Les Fulasis Sinistrés ne pouvaient se résoudre à ça ! Mais le fils, Amaury, n’a pas ces états d’âme mélancoliques et nostalgiques ! Il se sent chez lui sur le Continent africain, et pour lui, la métamorphose par métissage est inéluctable ! C’étaient eux, les Français pour toujours expatriés de leur vieux pays, qui s’étaient extirpés de leur terreau naturel ! Tandis qu’Igazi pense tenir la preuve que la femme rouge, dont la puissance est si grande qu’elle influence le Chef d’Etat, est une ennemie de l’Etat, Amaury dans le film essaie de ramener à la mémoire de son père les raisons de leur exil définitif ! La douleur que ce fut de s’arracher à une terre natale qui n’était plus la puissance qu’elle avait été, qui était colonisée par les migrants, envahie de minarets. Ils avaient fui, devenant des êtres sans attaches, des citoyens du monde, se sentant comme privés d’eau, déshumanisés, et même dégénérés. Le choix du Continent africain s’était fait sur le fait que le français y était parlé, qu’ils pouvaient construire des écoles pour leurs enfants, et que les populations n’avaient pas de regard de mépris sur eux. D’où leur espoir de rencontrer encore une humanité conforme à ce qu’elle avait été.
Igazi, lui, veut exploiter non pas le désir d’intégration de ces étrangers, mais le fait que les Sinistrés persistent à se réclamer d’ailleurs, faisant l’école à la maison pour leurs enfants, se nourrissant désormais de la terre, tapis dans des quartiers jadis huppés ! Cet Amaury, il l’arrêterait et l’expulserait ! Il suffira de lui voler ses papiers, et de l’arrêter alors qu’il n’en aura plus ! Igazi ne peut supporter l’idée d’un métissage avec les Sinistrés ! Son refus est parfaitement en miroir de la pureté raciale et identitaire des Sinistrés qu’incarnent bien les Du Pluvinage ! C’est là que Léonora Miano nous fait entendre d’où vient cette résistance si forte d’Igazi au métissage. C’est qu’il est originaire de la partie sud du Continent africain, celle de la ségrégation raciale. L’Afrique du Sud. Pour lui, tout individu ayant à voir avec Pongo, l’Europe, est associé au crime de cette ségrégation raciale ! Il est donc pour une ségrégation en miroir ! Il s’agit pour lui, toujours, que le Continent d’aujourd’hui reprenne les terres perdues ! C’est pourquoi il lui faut neutraliser la femme rouge, qui a tant d’empathie pour les Sinistrés qu’elle veut que leurs enfants aillent dans les écoles de Katiopa ! Amaury est le prétexte trouvé par Igazi pour la faire tomber ! Sa logique est primaire : il faut être maître chez soi et veiller sur les siens, prouvant sa virilité d’homme puissant défendant le territoire auto-suffisant !
De son côté, Boya, désormais installée à la résidence d’Ilunga, continue à recevoir trois fois par semaine les petites orphelines ! Sans remplacer leurs mères absentes, ce qui raconte sa propre relation conflictuelle avec sa mère qui ne lui a jamais dit ce qu’est une femme ! Sans doute sent-elle que c’est maintenant, à partir de sa rencontre si improbable avec Ilunga l’homme d’Etat qui l’a sentie comme la force et la puissance féminine et qu’à deux ils seront la force qui mènera à terme la mission d’apaisement sur le Continent africain colonisé puis partout sur la planète, qu’elle commence à savoir ce qu’est une femme, et pourra enfin le dire à chaque petite fille orpheline. Même si elle habite désormais loin du quartier Vieux Pays (ce qui, à la lecture, entre en résonnance avec « Notre vieux pays », pour le lecteur français, ce qui met l’esprit en alerte, dans un roman où la femme rouge est empathique à la jeune génération des Français habitant Katiopa tout en étant hors-monde !), Boya continue aussi à venir à la Maison des femmes faire sa part de l’organisation, des travaux spirituels. Le besoin de recueillement l’amène là, aussi, au moment où elle doit réfléchir à l’aménagement de l’aile des femmes dans la résidence. La question était que l’épouse ne vivait pas là, mais, mère du fils du Chef de l’Etat, et attachée aux privilèges dus à son statut d’épouse qu’elle vit comme réparation de la mésalliance, fermeture du cercle la ramenant au statut de petite fille de bonne famille capricieuse retrouvant ses biens, elle sera le problème. A propos de déchéance comme le fut d’abord pour l’épouse ce mariage, parce qu’elle était enceinte, avec celui qui n’était pas encore Chef d’Etat, dans l’histoire de Boya il y en a aussi une, qui concerne sa propre mère, et qu’elle a sue par sa seule vraie amie, membre du Conseil, Abahuza. Dans sa parole, elle a vu apparaître la femme qu’aurait dû être sa mère : elle était érudite, c’était la plus brillante des filles, mais parce que la maison du père était trop froide, elle arrêta les études pour vivre trop tôt, courant après la lumière manquante en famille sans rien avoir près de soi ! Jusqu’à devenir enceinte, être lâchée par le géniteur, ce qui était couru puisqu’elle aimait des hommes dont elle ne percevait pas le vide et de plus en plus des hommes appartenant à d’autres femmes ! Abahuza lui dit de ne pas commettre les mêmes erreurs que sa mère, et surtout des filles en général, qui oublient leur propre identité pourvu qu’un homme les regarde, les nomme mwasi (femme), les faisant advenir. En quelque sorte, c’est encore ce qui arrive à l’épouse : devenu Chef d’Etat, son époux est celui qui a le pouvoir de lui donner la jouissance capricieuse d’un monde privilégié semblable à celui de la petite fille de bonne famille, c’est le pouvoir de l’homme de refermer pour elle la vie dans son cercle de classe supérieure où les nantis n’en font qu’à leur tête. Boya veut que désormais il n’y ait dans son esprit qu’une demeure, n’être que dans la matrice de toutes choses, la grotte d’avant la marche des humains sous la lumière du soleil. Elle semble avoir l’intuition que c’est l’union de l’homme et de la femme, faisant l’unité par la singularité d’un métissage d’ADN unissant deux différences, qui ouvre le devenir d’une humanité toujours renouvelée à la lumière de la vie, et non pas l’enfermement sur le cercle consanguin représenté par la pureté familiale dans son monde privilégié dont la fille de bonne famille est la maitresse de cérémonie et l’homme celui qui a le pouvoir de l’assurer, base des inégalités et de l’injustice ! En même temps, elle se voit traversant une étendue de terre rouge sous un ciel d’eau, avançant nue chargée de fleurs, telle une offrande. Elle pense qu’Ilunga a commencé à la mener vers celles qui l’appelaient depuis le fond de l’Atlantique, ces femmes dont l’esprit venaient la visiter, des ascendantes. Cet endroit se distinguait par la couleur rouge propre à la force vitale et à la capacité de transcender toutes peines, tandis que la couleur bleue d’Ilunga figurait la part inviolée de l’âme humaine, ceux qui la possédaient pouvant incarner la vérité et la paix ! Boya savait qu’elle avait une mission, celle de ramener à leur vérité les peuples de Katiopa qui avaient été colonisés, et de faire advenir la paix sur le Continent, sans avoir de haine au cœur, ni le goût du sang, ni de désir de revanche sur les agresseurs du passé. Mais, selon Ilunga, si elle a l’intuition de sa mission, elle n’en a pas encore l’entière connaissance. Lorsque ce serait le cas, elle habitera en permanence sa puissance et saura comment exercer son pouvoir ! Il a le sentiment d’avoir été créé par elle. Dans ses recherches universitaires, avec ses élèves, elle a mis à jour que dans la région du Fako par exemple, les personnes serviles ne l’étaient pas dans une logique de l’esclavage colonial pratiqué dans les territoires de la déportation, mais que l’origine était liée aux clans, à la configuration familiale, où chacun est maintenu à sa place, tenu de savoir qui était qui, ceci se transmettant. Et avec l’épouse, on comprend bien. De sorte que le futur de Katiopa unifié, ce n’est pas les autres, des étrangers, qui peuvent le donner… Mais pour Ilunga, pour Boya, quelque chose d’autre est en train de s’écrire, et le monde reste à inventer, qui n’est ni celui des ancêtres, ni celui des colons d’autrefois ! Pour Boya, d’une manière ou d’une autre, on s’était laissé acheter. Ce qui gelait la suspicion sur les Sinistrés était lié au pari que les Katiopiens faisaient sur soi, au fait que l’on ne savait pas que faire de leur présence, tandis qu’eux, comme en miroir, emmurés dans la nostalgie du vieux pays perdu, ne s’intéressaient aux autres que pour réclamer, curieusement, de la reconnaissance, que tout leur était dû. Pourtant, c’était étrange que ces Français se soient réfugiés dans le seul endroit au monde où ils seraient reconnus, où la langue française n’est pas encore étrangère, là où survivait la zone monétaire qu’ils avaient conçue pour maintenir leur emprise après la décolonisation ! Un lieu unique au monde ! Maintenant, les populations refusent que l’on brutalise les étrangers.
Boya ignore que la gouvernante Zama, qui l’a si bien accueillie à la résidence, qui est si dévouée, est secrètement dérangée par son intérêt pour les Gens de Benkos et les Sinistrés. Elle est originaire d’Afrique du Sud, pays de la ségrégation raciale, comme Igazi qui est sur le point de faire d’elle une alliée de l’intérieur, et ne peut, dans l’ombre, qu’avoir la vision d’une ségrégation en miroir, pour le Continent africain ! Que faire de ces larves, pensait-elle en silence ! Ils auraient dû rester chez eux, elle est choquée qu’ils n’y soient pas restés, à défendre leur civilisation ! Zama s’est en tant que femme laissée être emmurée, pour veiller sur les amours interdits de l’épouse, ce qui questionne Boya, qui se demande ce qui en elle l’a poussée à ce sacrifice. Ayant de l’amitié pour elle, elle l’entraîne en ville, pleine d’énergie retrouvée, et elles arrivent près d’une stèle où les populations peuvent lire la liste de la déportation transatlantique, et où un jardin suspendu fleurit le tombeau des suppliciés, un bassin figurant l’océan. Pour Boya, il y a là paradoxalement la vie triomphant de l’horreur. Soudain, elle aperçoit un Sinistré agressé par deux hommes qui tentent de lui prendre son sac de sport. Lorsqu’elle s’approche, les agresseurs la reconnaissent, et s’enfuient. En même temps, Boya entend la voix, qu’elle connaît si bien, de Kabongo, son ancien amant, et se demande la raison de cette coïncidence, un signal d’alarme sonnant en elle. Boya prend dans la berline officielle le jeune Sinistré agressé et son sac, il lui dit qu’il s’appelle Amaury, dont la grand-tante est Charlotte Du Pluvinage, et elle se demande pourquoi encore une fois sa route croise les Sinistrés. Amaury a entendu parler d’elle par sa grand-tante ! Boya se dit que c’est peut-être à travers cette famille si complexe qu’elle peut faire avancer la cause de la jeunesse Sinistrée ! Elle connaît son histoire d’amour contrariée par sa famille Sinistrée, la mésalliance que doit éviter l’héritier de cette grande famille ! Elle sent que pour ce jeune homme, les choses se passent dans la tête et dans le cœur, c’est-à-dire là seulement où les humains peuvent se rejoindre, s’ils le voulaient bien, et se métisser ! Kabongo a été fou de rage, en la voyant surgir telle une justicière ailée, alors qu’il avait organisé l’agression afin de voler les papiers d’identité à Amaury, dont l’absence au contrôle des papiers qui s’ensuivrait lui vaudrait l’expulsion ! Il n’a pas d’autre choix que de suivre la berline officielle de Boya, qui va à la gare déposer Amaury. Boya est vraiment devenue l’ennemie de l’Etat, le mettant en danger ! Tout de suite après, alors qu’elle est repartie, Kabongo est libre d’envoyer sur le jeune homme une tape contenant de la toxine, et tout de suite inconscient il l’emmène, l’abandonne très loin dans un fourré, en emportant ses papiers d’identité. Ensuite, aucunes nouvelles, et il s’étonne que personne ne l’ait retrouvé, sans papier évidemment ! Il ignore qu’une amie de Boya passant près de l’endroit où il a été abandonné l’a retrouvé, et l’a prévenue. Amaury a été transporté à l’hôpital mais a perdu la mémoire. Il est sans papiers. Elle soupçonne Kabongo.
Igazi et Zama étaient donc nés dans la même nation coloniale qui se désagrégeait, l’Afrique du Sud, où les Anciens, au lieu d’être des guides, s’étaient compromis avec les oppresseurs. L’ombre était implosive, pleine de haine et de violence. Igazi était en train de sombrer dans la délinquance lorsque l’Alliance l’a sauvé, lui a donné une famille, un idéal. Zama est aussi une femme de l’ombre, plus âgée que lui, comme une eau endormie qui retenait sa force parce qu’elle ne savait à quoi l’employer. En l’épiant pour savoir si elle pouvait être l’alliée de l’intérieur pour se débarrasser de Boya, se voyant avec cette femme comme en abime par rapport au couple Boya-Ilunga, il se sent un adolescent face à l’initiatrice, à la femme majuscule. Celui qui l’espionne se révèle à elle dans leur langue natale, et elle lui dit, « Bonsoir, guerrier » ! Aussitôt, l’affaire personnelle entre eux fusionne avec l’affaire d’Etat qu’est cette femme rouge dont la force d’influence est si puissante sur le Chef de l’Etat qu’il est en train de transformer sa vision pour bâtir Katiopa et pour le travail de la paix. La différence est frappante entre les deux couples. Zama et Igazi partagent une endogamie d’origine et sont d’accord sur tout pour, dans l’ombre exactement comme lors de la ségrégation raciale, se préparer à tout reprendre en mains dans le sens de redevenir maîtres chez soi en faisant une ségrégation à l’envers vis à vis des étrangers. Igazi peut fantasmer s’enfoncer dans sa croupe généreuse comme l’enracinement d’un arbre ancien, même si elle est la moins avenante des femmes, tandis que Boya et Ilunga sont au départ différents, leur rencontre étant improbable, tout en ayant senti au quart de tour qu’à deux ils faisaient une même force bâtisseuse venant des puissances féminines, Boya devant le convaincre à propos de la jeune génération de Fulasis à accueillir, et se battre pour prendre sa place. La torpeur avait envahi la vie de Zama, Igazi venait lui donner du sens, mais en même temps en ayant comme un curieux mépris de soi, elle se dit qu’elle restera toujours dans l’ombre pour ne pas faire du tort à son guerrier. En quelque sorte, sa puissance à elle est celle de l’ombre, elle n’en a que parce qu’avec Igazi, ils ont une guerre à gagner contre Ilunga, mais en même temps il faut que cette guerre soit interminable, comme le duel de deux hommes pour le pouvoir dans lequel celui qui a perdu ne l’accepte pas parce qu’il ne sait pas exactement pourquoi il a perdu. Parce que, sans doute, la femme rouge incarne la raison pour laquelle Igazi a perdu ! Zama l’attire follement comme l’ombre majestueuse du pouvoir qu’il hallucine à portée de mains, maintenant qu’il peut sauver l’Etat en éliminant l’ennemie par excellence, cette femme rouge ! Zama est pour Igazi a femme endogamique qui lui donne accès au pouvoir impossible voire interdit, tandis que Boya la femme rouge apporte quelque chose de très nouveau à l’homme de pouvoir Ilunga de sorte que ce métissage féminin masculin invente une vision neuve pour construire le Continent hors du ressentiment et de la vengeance par rapport à la colonisation, en acceptant l’apport de l’autre, le métissage qui était déjà la face cachée de la colonisation par les Français. Igazi, face à cette Zama si endogamique, pense que non seulement Ilunga avait déjà une épouse inappropriée à cause de ses amours interdites mais, pire, il était en train de récidiver avec Boya ! Bien sûr, Ilunga et lui sont deux frères d’armes qui se doivent fidélité, et lorsqu’il aura été sauvé du péril de la femme rouge, il n’y aura plus de problème entre eux, sauf qu’Igazi se voit avoir mérité d’être nommé Chef de l’Etat par les instances officielles et tout reprendre en mains, afin que les Katiopiens restent entre soi, débarrassés des étrangers, ségrégation à l’envers nettoyant de toute influence de l’autre ! Igazi aime ce travail souterrain qui lui rappelle les attentats du temps où il fallait reprendre les terres ! Zama lui promet de pouvoir entrer dans la vie qui doit être la sienne et qui, à cause de la présence d’Ilunga qui avait été choisi, n’avait pas été possible. Une question duelle et fratricide se joue aussi ! Zama, avec son corps massif, son bassin large, plus grande qu’Igazi, comme le dominant, semble être la mère, l’ombre qui tire en arrière dans le mirage de refaire l’histoire ! Paradoxalement, elle avait pu avoir une place indispensable à la résidence du Chef de l’Etat grâce à cette épouse dont il fallait cacher la déviation afin que sur la scène de la représentation publique, les apparences restent inchangées, comme la structure des classes sociales où les nantis ne sont pas remis en question, et qui n’a aucun lien avec la colonisation.
Boya doit à nouveau défendre la jeune génération des Sinistrés à accueillir, lorsque Ilunga lui montre le film, que lui a donné Igazi, où le père Du Pluvinage écoute son fils Amaury lui dire son projet. Elle sent que cette histoire ne tient pas debout, même si dans un premier temps sa déception est immense. Mais elle ne change pas d’opinion : Il faut faire de la nouvelle génération de Sinistrés des enfants de Katiopa ! Ilunga semble rester aussi sur son opinion d’expulser les Sinistrés même s’il n’a pas de haine pour eux, mais il veut parler de tout cela avec le Conseil des Anciens. Plus tard, Boya va comprendre par Mawena, l’amie d’Amaury, qui s’inquiète de sa disparition et vient la voir parce qu’elle connaît son intérêt pour les Sinistrés, qu’Amaury a inventé de toutes pièces le projet du mariage gris raconté à son père, pour qu’il donne son accord à leur amour par-delà la mésalliance puisque son fils l’assurait que la mémoire des colons serait sauvegardée ainsi que l’orgueil des civilisateurs. Il l’avait rejointe chez les Gens de Benkos et, en train de devenir un artiste de la musique, ils pensaient même quitter le Continent. Sauf qu’il a disparu ! Amaury, dit Mawena, a toujours été pour le mélange, et il souffrait de la distance le séparant de la population locale, dont il parle depuis longtemps la langue. Il était pour la justice, ne croyait pas à la race, et ne se définissait que comme être humain. Mawena croit qu’Amaury est séquestré par son père !
Ilunga pense que Boya réussira son objectif de faire de la jeune génération de Sinistrés des enfants de Katiopa sans que les forces du Continent ne soient affaiblies par leur présence si elle trouve comment faire pour qu’ils soient tous les deux satisfaits, agissant dans l’intérêt de l’Etat. Tout cela semble lié à l’étrange convergence de sa vie vers les Sinistrés ! Ilunga est très curieux de ce qui l’a poussée à les approcher. Elle lui raconte que, dans son travail d’approche, long, de cette communauté pour ses recherches universitaires, c’est dans une église fréquentée par les Sinistrés qu’elle a été attirée par l’allure distinguée de Charlotte Du Pluvinage, la plus âgée. Une force émanait d’elle, que tous les autres avaient perdue. C’était avec elle qu’elle devait parler ! C’est en se faisant remarquer en portant secours à une petite fille fulasie qui était tombée qu’elle a pu approcher la matriarche, et parler en français avec elle ! Ainsi, les conversations pouvaient passer pour un intérêt pour la civilisation supérieure ! La matriarche cite des vers de Racine avec une vive émotion, alors qu’elle n’est jamais allée en France. Sans parler d’amitié, la relation a d’emblée été courtoise, même si du silence s’immiscait entre elles lorsqu’il était furtivement question d’anéantissement identitaire et de renversement des valeurs, ces deux visages du Sinistre lorsque les migrants de tous les horizons avaient « colonisé » la France sans que les Français n’acceptent le métissage, comme si une invasion très ancienne, telle celle des Romains comme par hasard civilisateurs, subsistait comme traumatisme interdisant d’accepter le métissage comme un renouvellement miraculeux de l’environnement humain dont chaque humain tout au long de sa vie est le produit, l’œuvre charnelle et spirituelle ! Boya, à travers ces conversations, prend conscience que ce qui était encore plus douloureux pour Charlotte Du Pluvinage était le sacrifice de l’œuvre des pères sur l’autel du capitalisme, ce qui commençait à déplacer la cause du Sinistre et même à faire toucher quelque chose qui pouvait devenir un Sinistre pour l’humanité entière ! Les ascendants de Charlotte Du Pluvinage émigrèrent en Afrique du Sud, l’endroit d’abord le plus hospitalier, où ils pouvaient fonder un Eden immaculé, où les gens savaient qui étaient ces étrangers supérieurs, voulaient leur être agréables parce qu’ils savaient que leurs actions avaient été positives. Les années furent fastes, les enfants allaient dans des écoles fulasies, ils habitaient les beaux quartiers, le peuple d’où venaient les domestiques était dévoué. On ne les appelait pas encore les Sinistrés ! Boya se demandait pourquoi, face à elle, elle avait un sentiment de responsabilité comme elle n’en avait jamais eu face à d’autres communautés marginales du Katiopa unifié.
La relation de Boya avec Ilunga la reconnecte au domaine de la force féminine, et donc la fait rencontrer sa mère. Il l’emmène dans l’au-delà spirituel, avec autour d’eux l’océan, où il y a ses aïeules, la lignée des femmes. Une femme est là, fredonnant des comptines, et lançant au loin des graines, tandis qu’une autre femme arrive, qui est la réplique parfaite de la première, deux jumelles dont on parlait dans la famille de Boya. Comme si la première, la lanceuse de graine, était de la force et de l’énergie pour que la deuxième s’identifie parfaitement à cette force féminine. Elles ont le teint cuivré de Boya. Elles lui disent, tu es chez toi, dans la maison que tu nous as rendue (et on pense à la demeure qui est désormais la sienne, à la résidence du Chef d’Etat). La première que Boya a aperçue a dit en les voyant arriver, elle et Ilunga : « j’ai vu notre fille. Elle ne m’a pas encore saluée. Peut-être parce qu’elle est aussi notre mère et qu’il nous revient de lui rendre hommage ». En effet, Boya s’invente en mère d’un genre nouveau, non biologique, en entrant dans la demeure et la vie d’Ilunga le Chef d’Etat, dans une spiritualité qui surplombe la vision politique qui prend un chemin très nouveau. Elle s’incarne en mère parce qu’elle a une vision du métissage, ce renouvellement incessant de la vie, dont le premier motif fractal est le métissage qu’est cette union entre Ilunga et elle pour ne faire de ce « nous » qu’une force, une puissance qui se présentera au monde. Dans cette rencontre avec les aïeules de Boya, Ilunga sent que tout est très vivant, peut-être comme l’énergie de résistance des femmes, toute cette éternité pour ne pas disparaître totalement sous la domination masculine, tels ces Romains conquérants pater familias comme on le verra ensuite et peut-être restant dans l’inconscient fulasi au point que leur fixation à la pureté raciale pourrait être, dans ma lecture bien sûr, une résistance de Gaulois à leur anéantissement par cette invasion. L’une des jumelles, l’aînée, fait signe à Ilunga, et ils arrivent à un village de cases. Là, Ilunga a le sentiment qu’il aurait dû se présenter pour demander la main de Boya, plusieurs années avant, au lieu de Seshamani. Il imagine que, un peu plus tard, leurs deux familles chemineront l’une vers l’autre, pour se donner leurs enfants. Ce n’est que maintenant, avec Boya, qu’il sent qu’il franchit cette étape, qu’il y a un profond métissage qui se projette dans la construction politique en la transformant. Avant, il n’aurait pas vu Boya ! Sur une place où il y a beaucoup d’hommes, de femmes e d’enfants, une petite fille albinos vient prendre la main gauche de Boya tandis qu’une femme d’âge mûr lui tient la main droite. Dans cette lignée de Boya, il y a toutes les nuances de couleur de peau, comme l’écriture du métissage peut-être, et les couleurs mêmes de Katiopa, donc ! La femme qui tient la main de Boya est cette mère qui, jamais, n’était venue dans ses rêves. Et là, lors de cette rencontre avec les âmes de sa lignée dans la demeure spirituelle, Boya comprend son silence, l’épreuve qu’avait été leur compagnonnage. Le ressentiment était aboli. Les jumelles disent à Ilunga qu’il est le bienvenu, et elles saluent aussi celle qui lui a donné le jour. Boya note que là, dans la demeure des aïeules, les hommes ont une attitude modeste, les femmes ici ayant l’autorité, puisque cette demeure était sous les auspices du féminin. Lorsque les salutations sont achevées, la femme la plus importante de la communauté met autour du cou de Boya un grand collier qui symbolise la fécondité, et qui l’enveloppe du buste jusqu’aux pieds. Elle fait ce geste en scrutant le visage d’Ilunga. Elle lui dit, je te salue, homme, comme si en effet il l’était vraiment devenu. Alors, elle lui dit que la femme qu’il désire devra être élevée au rang qui lui convient. Boya a reçu des informations nécessaires à son épanouissement, des réponses à des questions, par exemple pourquoi l’aïeule l’avait baptisée de ce nom pas commun des générations avant sa naissance. Maintenant elle sait l’origine de son nom, qui est une mission à accomplir, et il lui impose des devoirs pour remettre au monde l’Univers ! L’aïeule lui a dit que ce nom avait été forgé à partir de Boadicée, le nom d’une reine des Icènes, une tribu oubliée d’Europe, une guerrière rousse qui avait combattu les Romains, comme s’ils étaient aussi symbole de la virilité conquérante en soumettant le féminin au pater familias en même temps qu’ils envahissaient le territoire. Il ne s’agissait pas, en lui donnant ce nom, Boya, de faire revivre sur le sol de Katiopa la mémoire d’une femme que les siens, en France et en Europe, ne célébraient pas, mais que, le temps venu, Boya pourrait transformer Katiopa avec cette part d’Europe très oubliée dont l’histoire l’avait dotée par ce nom recréé.
Boya dit à Ilunga que ce n’est pas leur faute s’ils se sont d’abord trompés d’histoire, elle avec Kabongo, lui avec Seshamani, et qu’elle ne veut pas qu’il arrive malheur à son ancien amant. Comme Ilunga ne le veut pas pour cette épouse dont il doit se séparer. Elle dit que le gouffre à enjamber est là, il faut trouver la bonne distance avec ces personnes. Boya, seule avec son aïeule, avait eu une vision étrange : elle pénétrait dans une pièce inconnue de la résidence du Chef de l’Etat, et soudain le sol s’est dérobé sous ses pieds, et heureusement, une main puissante l’a tirée en arrière. La main d’une femme, l’aïeule. C’était l’annonce d’un danger imminent, et c’était pour cela qu’elle avait mis en garde Ilunga, lui disant que Boya devait être élevée à la place qui lui convenait. Ilunga comprend ces paroles comme la décision qu’il doit prendre par rapport aux Sinistrés ! Il ne pouvait tous les expulser, ce serait l’erreur de refouler ce qu’apporte à l’aventure de la vie le métissage plutôt que l’endogamie ! Il doit aller s’adresser à eux. Personne ne l’avait jamais fait ! Or, n’étaient-ils pas les mieux placés pour comprendre que l’on refuse d’accueillir chez soi une population si réfractaire à l’assimilation, puisque c’était en miroir de leur refus de perdre leur identité supérieure par le métissage ? Boya dit que le défi, c’est de faire la paix avec la part en eux-mêmes que représentent les Français, ce qu’ils ont pris de ces autres dans cette rencontre certes forcée que fut la colonisation. Le chef d’Etat doit les mettre face à leurs responsabilités, leur donner le choix, en leur disant : « Katiopa, tu l’aimes ou tu le quittes ! » Les Sinistrés devront prendre position ! Ilunga n’a pas besoin de consulter les différentes instances pour faire cette proposition, et les Anciens du Conseil sont déjà ralliés ! Il sent se renouveler l’intérêt qu’il porte pour son travail à la tête de l’Etat ! Il se sent pénétrer enfin dans une nouvelle phase ! Qu’il doit à Boya, qui lui apporte ce qui manquait à son entourage, cette force féminine, cette autre manière de régler les problèmes, de combattre, de vaincre. Telle Boadicée, qui repoussa les Romains, les envahisseurs, les guerriers, les dominants masculins ? Ilunga demande alors à Boya l’identité de la fillette albinos. Elle lui annonce qu’elle a dit qu’elle les avait choisis pour parents ! On dirait que cette petite fille albinos incarne le retour à la vie vivante de la femme, après une éternité d’un monde aux mains de ce que symbolisent les Romains c’est-à-dire la domination masculine non sans bénéfices secondaires bien sûr pour les femmes, qui l’avaient refoulée dans le grand froid hyperboréen ! Une première femme, albinos de n’avoir si longtemps pas eu de place au soleil, et qui maintenant revient, puisque Boya a sa place dans la demeure du Chef de l’Etat, unissant sa force féminine à la force masculine en une seule force, de métissage entre masculin et féminin dans les conditions nouvelles de cette Terre Mère d’Afrique où l’être humain est le produit de son environnement, forcément bigarré, d’où la diversité des populations du Katiopa unifié. Comme si, jusque-là, la question raciale et identitaire, c’était une peur masculine du métissage avec le féminin, le premier métissage, mais la femme s’étant satisfaite des bénéfices secondaires de sa domination, telle l’épouse dans la vie privilégiée assurée par le clan familial du père et des frères puis par l’homme de pouvoir. Tranchant d’avec Boya, Zama, dont Igazi ne peut plus se passer, est pour lui une femme idéale en ce sens qu’elle sait parfaitement glisser ses pas dans ceux de l’homme, celui-ci étant rêvé avoir le pouvoir de l’emmener dans un autre Univers, où aucun étranger ne viendrait déranger, où le Chef de la Sécurité Intérieure se voit déjà à la tête d’un gouvernement fantôme ! Zama semble se voir telle qu’elle est à l’intérieur, c’est-à-dire une petite fille qu’un puissant homme père rêvé et guerrier emmènerait dans un Univers pur, un territoire sans cesse arraché virilement aux autres. Igazi et Zama conçoivent un monde qui s’organise sur la peur des autres, ceux-ci étant identifiés à des colonisateurs et non pas comme la chance du métissage dans un environnement humain se renouvelant, non endogamique. Zama incarne la femme originelle à la fois matrice et gouffre, terres généreuses où puiser à loisir, à ensemencer, corps plein archétypal comme celle de l’initiatrice avec laquelle c’est toujours la première fois de l’initiation qui s’éternise, comme Igazi voit le Continent africain unifié n’ayant plus besoin de personne, auto-suffisant, sur le point d’arraché aux colonisateurs si les Fulasis sont expulsés. Igazi et Zama, dans ce roman, incarnent le couple qui refoule totalement la face jusque-là cachée, refoulée, de la colonisation, ce que l’autre envahisseur a apporté, un métissage, ce que les colonisés ont su leur prendre à leur insu tout en semblant si longtemps se soumettre. C’est cette face cachée, cet apport que l’ennemi ignore qu’il offre, qui nourrit la vision, le regard neuf, de Boya. Zama est la femme peu courtisée, comme si elle était la femme matrice se réservant à celui qui la réintégrerait comme un retour au ventre, à l’ombre, lorsqu’il sera vainqueur tel Igazi se voit l’être, par l’arrachage du pouvoir au frère rival qui a une force égale à la sienne. Jusque-là, le duel s’équilibrait dans la perpétuelle indécision sur celui qui gagnera, puisque Igazi ne peut faire la preuve qu’il est le meilleur à la place du Chef d’Etat que s’il fait la preuve que son amie Boya est une ennemie de l’Etat !
Donc, Igazi, lorsqu’il apprend qu’Ilunga, son rival secret, va s’adresser aux Sinistrés Français pour leur proposer le choix, « Katiopa ou tu l’aimes ou tu t’en va » - puisque pour le Katiopa unifié l’être humain appartient à la terre où il est né, à son environnement natal, donc une proposition s’adressant surtout à la jeune génération de Sinistrés - ressent cela comme une déclaration d’hostilités du Chef de l’Etat qui met ses frères devant le fait accompli d’une sorte de pollution humaine de la Terre-Mère ! Cette jeune génération de Sinistrés qui, selon lui, ne tardera pas à mettre en acte son intelligence destructrice. Igazi croit que sa résistance au projet d’Ilunga sous influence de Boya est un geste d’amour envers son pays, pour que ce territoire arraché aux envahisseurs redevienne pur et endogamique, comme une matrice auto-suffisante colonisée par les siens, l’humain n’étant à la lettre un colon qu’au temps de sa gestation, d’où la colonisation prenant ce sens d’une fixation à ce stade de la vie, l’ombre, dont l’autre face est l’impossibilité que la femme existe à la lumière en tant que telle, avec sa vision indépendante, c’est pour cela que dans le roman, elle apparaît comme une petite fille albinos, mais aussi en résonance avec la guerrière Beodicée, du côté de l’Hyperborée, qui repoussa les guerriers virils Romains, et qui maintenant trouve un temps meilleur où elle peut ouvrir le temps du métissage, de la relation avec les autres, qui, évidemment, n’existent pas pendant la gestation. Deux jumelles apparaissant dans la lignée de Boya parce que si une femme différente réussit à prendre sa place de femme unissant sa part de travail d’apaisement des ressentiments et des blessures de l’histoire à la part de l’homme, pour inventer à deux la vision très nouvelle d’une autre organisation de l’humanité, ceci s’inaugurant sur le Continent africain et dans une nouvelle lecture du temps brutal et tragique de la colonisation, alors elle incarne une l’énergie et la force d’une prise de liberté inouïe pour chaque autre femme, ouvrant la voie de l’identification parfaite par cet écartement qui dessine la prise de liberté des femmes par rapport à la domination masculine, l’homme ne perdant pas sa force, puisqu’à deux, ils sont la force. Boya, pour Igazi, l’homme guerrier qui veut enlever à la femme rouge son pouvoir qu’il imagine qu’elle a sur l’homme de pouvoir Ilunga, pour enfin prendre ce pouvoir, l’ayant aussi pris à Ilunga son rival, est une femme qui n’est pas à sa place, tandis que Zama, femme de l’ombre, est pour lui une femme qui est à sa place, avec sa croupe immense dans laquelle il peut pénétrer tel un envahissement, une colonisation originaire éternelle, et comme il conçoit aussi le Katiopa unifié, un territoire matriciel dans lequel les populations autochtones qui grâce à son Chef de la Sécurité Intérieure n’auront plus à craindre de contact avec les étrangers, pourront se sentir comme dans un entre-soi endogamique pur.
Les Sinistrés étaient désemparés après le discours du Chef de l’Etat. Parce qu’ils constataient que les Katiopiens n’avaient pas besoin d’eux comme civilisateurs ! Ils ne pouvaient pas s’imposer, la seule possibilité était l’assimilation. Les Sinistrés ne sentaient encore que la perte de leur identité supérieure, ils n’entendaient pas l’autre face, celle du métissage, où personne n’est perdant, ce qui est perdu dans la rencontre est remplacé par de la nouveauté, ouvrant le cercle endogamique répétitif où chacun reste à sa place par le pas d’une spirale ! Mais paradoxalement, ce sont ces Sinistrés qui, en s’étant lancés jadis à l’assaut des pays les plus lointains, avaient permis qu’à leur tour beaucoup plus tard lorsque la roue tournait pour les dominants, les colonisés du passé s’invitent dans leur pays ancestral, venant tel le retour du refoulé de l’invasion impossible maintenant à repousser, mais qui, dans ma lecture, pouvaient ramener le spectre de l’invasion civilisatrice, masculine, droite comme les voies romaines chez les sauvages Hyperboréens qu’étaient les Gaulois, ceux-ci étant féminisés en se sentant petits, passifs, non reconnus, s’en sortant en se civilisant, en devenant race supérieure civilisant le monde.
L’atout de ces régions conquises du monde que les colonisateurs n’avaient pas pris en compte était qu’elles étaient peuplées ! Et l’opiniâtreté avec laquelle ces populations avaient engendré de nouvelles générations malgré la souffrance, l’humiliation et la mort liées à la présence des envahisseurs se sentait à Katiopa, telle la force de vie. Le corps de cette nouvelle et incessante nouvelle génération était la meilleure arme contre l’hégémonie de la puissance civilisatrice, non seulement parce qu’elle a été indispensable pour effectuer les travaux, mais surtout comme force de vie plus forte que la mort ! Le talent de cette nouvelle génération toujours en train de naître était justement de naître inlassablement ! Et une multitude, parmi cette jeunesse renouvelée, avait quitté la Terre-Mère pour aller apporter une coloration plus soutenue au phénotype des anciennes puissances coloniales, transformant l’univers des puissants. Or, cela n’avait été possible que parce que les ascendants de ces jeunes générations migrantes allant apporter le métissage dans le monde des puissants en provoquant une mutation sans précédent avaient vécu la colonisation, c’est-à-dire la rencontre brutale de l’autre Blanc, du différent. Autant les Sinistrés devaient admettre que les jeunes générations descendantes des colonisés avaient pris de la graine d’eux en allant à leur tour apporter de la coloration dans leurs pays d’anciens puissants, autant différentes populations du Katiopa unifié devaient aussi reconnaître l’apport de l’altérité radicale par les colons, le fait d’avoir pu intérioriser, sans que les envahisseurs civilisateurs s’en rendent compte, une part d’eux-mêmes, celle qui ensuite part à la conquête du métissage, qui est aussi la conscience de la diversité de populations qui cohabitent depuis toujours sur le Continent africain, ce qui pourrait être un nouveau paradigme pour la cohabitation apaisée des peuples de la planète.
Alors, Boya se demande ce que sera la réaction de Charlotte Du Pluvinage à la déclaration d’Ilunga aux Sinistrés, qui est une promesse d’épanouissement à la jeune génération de Sinistrés en la reconnaissant enfant à part entière de Katiopa unifié. Ces jeunes oseront-ils affronter leurs aînés si tragiquement nostalgiques de leur identité supérieure, pour choisir la mixité sociale ? Dans le cadre de ses recherches universitaires, Boya veut en savoir plus sur la question hyperboréenne. Chez les Fulasis, les Français, on avait observé un étrange désir de retour aux sources, de renouer avec les ancêtres païens, bref peut-être de recommencer à cet avant, où la reine Boadicée avait combattu contre les Romains envahisseurs de territoire (peut-être en ayant le masque d’un souci des humains qu’apportait le christianisme). Boya ne réinventait-elle pas cette lutte, ayant par ce que symbolise son nom repris à son compte le flambeau d’une mission si ancienne et lointaine puisqu’à l’origine concernant le pays des colonisateurs, dans les conditions nouvelles d’aujourd’hui et sur le Continent africain ? Là où, justement, la demande de reconnaissance des puissants conquérants guerriers et civilisateurs d’hier ont besoin de son regard neuf de femme sur le métissage où personne ne reste vaincu en se sentant castré et faible comme une femme, le métissage originaire étant celui entre masculin et féminin ? Peut-être que la question hyperboréenne à la base de la pathologie identitaire des Fulasis est-elle liée au refoulement par le masculin du métissage avec le féminin à cause d’un traumatisme très ancien où un peuple civilisateur avait semblé réduire à de la passivité féminine le peuple gaulois, ou celte, conquis ? D’où l’humiliation tombée sur le féminin, et donc la petite fille hyperboréenne reste albinos, oubliée dans le Nord extrême, tellement il faut être presque plus civilisateur que ceux qui ont civilisé pour oublier que le masculin avait été passif, féminisé, par le pater familias ? Cela, c’est ma lecture qui le suggère, à cause de l’origine du nom Boya choisi par Léonora Miano ! La femme rouge Boya, en provoquant une telle mutation dans la vision du Continent africain puis de la planète à bâtir juste en réussissant à convaincre le Chef de l’Etat à accepter la jeune génération fulasie comme enfant de Katiopa c’est-à-dire en inaugurant le métissage des humains, rend possible d’entendre les raisons de la débâcle des Sinistrés ! Le retour d’un refoulé terrifiant et très ancien, rappelant que leur Vieux Pays avait subi l’invasion, était terre par excellence suscitant la convoitise !
Boya, en allant visiter Amaury à l’hôpital, est agréablement frappée de l’entendre parler, sans accent, uniquement l’idiome officielle de la région, et qu’il a non seulement oublié qui il était, mais aussi la langue française. Il est parfaitement métissé, ceci en résonance avec le lien, voire la communion, d’amour avec Mawena qui, en tant qu’appartenant à la communauté des Gens de Benkos, est déjà métissée avec les Katiopiens juste par le fait que cette communauté qui a voulu retourner à la nature, fuir le capitalisme, la société de consommation, le pouvoir, la verticalité, s’est liée aux ruraux, aux fermiers. Amaury s’est même donné un nouveau nom, local. Ainsi, l’amour était le meilleur remède pour le métissage, chacun apportant sa part au « nous ». Boya veut aller voir Charlotte Du Pluvinage afin de l’informer de l’état d’Amaury, pour prendre de court le Chef de la Sécurité Intérieure et son agent Kabongo, qu’elle voit traîner autour de l’hôpital ! Zama, de son côté, fouillant l’appartement de Boya, part avec des enregistrements et des copies de documents concernant les Français, tout en songeant qu’on ne pouvait garder à Katiopa de tels parasites empoisonnant leurs hôtes, toxiques par leur arrogance et leur absence de considération pour les populations, certains de posséder la vérité. Elle et Igazi ne connaissent pas très bien les Français, et notamment la langue française à travers laquelle les colonisés ont eu accès à la poésie, comme à la barbe de leurs envahisseurs qui ne s’aperçurent pas qu’ils pouvaient encore, dominés, se nourrir d’une culture autre, de se métisser, ce qui était une très paradoxale résistance, une façon d’avancer dans l’ombre sans se faire remarquer, comme l’enseigne Sun Zi dans l’art de la guerre, l’art de la stratégie défensive. Ils les assimilent aux Européens qui ont colonisé l’Afrique du Sud et imposé la ségrégation raciale, c’est-à-dire effectivement une séparation refoulant le métissage. Selon elle, ne pouvaient être acceptés à Katiopa que des individus détenant des savoirs introuvables sur le Continent, c’est-à-dire le principe de la sélection positive.
Ilunga revient prendre conseil auprès de l’Aînée membre du Conseil, comme pour se baigner dans les valeurs d’accueil des humains qui sont au fondement du Katiopa unifié, donc une union des différences s’ensemençant les unes les autres dans cet environnement humain sans cesse changeant. Il sent une menace sur l’Alliance, et que sa demeure n’est pas sûre. Bien qu’ayant su le rôle de Zama pour prouver que Boya était une ennemie de l’Etat, il ne peut se résoudre à lui en vouloir. Mais la vielle femme du Conseil lui rappelle que ce n’est pas lui qui rompt l’Alliance. Elle est au contraire furieuse qu’Igazi, le frère rival d’Ilunga, ait aussi remis en question son autorité à elle, qui au nom du Conseil avait donné son accord au Chef de l’Etat pour qu’il fasse sa proposition aux Sinistrés ! Alors, elle conseille à Ilunga d’avancer les noces avec Boya. C’est-à-dire une reconnaissance officielle de sa place, c’est-à-dire de la force féminine qu’elle a apportée au cœur du pouvoir, ce sens de l’accueil comme d’une maternité non liée au sang. Il lui téléphone, lui dit qu’elle doit s’effacer, parce qu’ils vont procéder autrement ! C’est l’hôpital qui fera une déclaration aux médias, en montrant une photo du jeune Fulasi, et ses proches le verront ! Elle se sent délivrée d’un poids, Amaury va être arraché à la menace qui pèse sur lui parce qu’il est un Fulasi par le Chef de l’Etat qui va faire de telle sorte que l’affaire arrive dans les médias ! Dans la berline officielle qui la ramène à la résidence, elle entend à la radio les paroles de l’épouse qui répond aux questions d’une journaliste dont le voyeurisme est sans doute excité par la nouvelle que le Chef de l’Etat a une amie, et elle veut faire du spectaculaire, Seshamani ayant oublié ses devoirs de réserve en acceptant l’interview. Elle note que la journaliste, comme pour la flatter - parce que sur le Continent on est encore dans une logique de classes sociales antérieure à la colonisation et cette femme appartenant à la classe sociale supérieure il s’agit de montrer que chacun est bien à sa place - rappelle qu’elle est issue d’une famille renommée, qu’elle est championne des œuvres sociales, culturelles et artistiques, qu’elle inspire de nombreuses femmes par son élégance et sa beauté. Bref, elle est la vitrine qui certifie aux populations que le pouvoir en place perpétue cette structure en classes sociales où chacun est à sa place et où les nantis, justement, paient leur dû, telle une généreuse aumône, pour que les classes inférieures restent à leur place en remerciant des femmes telle cette épouse du Chef de l’Etat, qui sont championnes des bonnes œuvres, et qui jamais ne montre son monde à elle, où tout lui est dû et où tout est une extension de son chez elle avec des gens à son service comme pour une petite fille gâtée et capricieuse. L’épouse ainsi flattée par la journaliste apparaît comme une vitrine de l’Etat et de son époux l’homme de pouvoir, celle qui incarne les bonnes œuvres par lesquelles les familles de classes supérieures s’achètent leur tranquillité dans leur autre monde bien éduqué et beau. Les auditrices bien sûr l’envient de partager l’intimité du Chef de l’Etat, qui est le plus illustre des combattants de la dernière lutte, la dernière chimurenga, pour la libération des terres ! L’épouse parle de la petite fille qu’elle a été. Comme une confidence touchant affectivement chaque femme dans sa maison. Puis la question que tout le monde attend, qui est le sens de la présence de l’épouse à la radio, est posée ! Une question qui évoque l’élargissement de la famille, avec cette arrivée de l’amie du Chef de l’Etat, la femme rouge. L’épouse sait rester silencieuse, comme pour faire sentir ce dont elle a été victime. Elle sait avec l’élégance de son éducation faire entendre à demi-mots que l’étrangère a profité de la situation, d’un vieux couple ayant un fils, dont elle a dû s’occuper, s’absentant pour l’accompagner dans ses études ! Mais l’épouse dit que les relations sont bonnes, que les deux femmes sont amies. Mais lorsque la journaliste demande quelle sera la répartition des tâches qui concerne la vie publique, très habilement l’épouse dit qu’elle rentre pour ça, sous-entendu, elle ne compte pas se faire évincer de la scène, bien sûr ! Boya reçoit cette intervention de l’épouse à la radio comme un coup dans le dos, bien préparé ! Mais elle décide de faire comme si de rien n’était, laissant les choses entre les mains d’Ilunga ! Elle sait que le retour de l’épouse à la résidence est en train de se faire. Boya ne veut pas empiéter sur les bonnes œuvres de l’épouse, non la guerre des femmes, et bien sûr de la représentation, n’aura pas lieu ! Elle veut trouver une autre voie ! L’inventer. En retrouvant Ilunga, celui-ci est heureux de constater qu’elle est rentrée quand même, dans SA maison, malgré les paroles de l’épouse à la radio, marquant face aux populations son territoire ! Ilunga lui demande alors si elle est d’accord pour avancer les noces, comme l’a souhaité l’aînée du Conseil. Même si, d’abord, elle se sent dépossédée de son intimité avec Ilunga, leur union devenant une question politique, elle est d’accord, mais elle veut une lune de miel, qui est une pratique étrangère et apportée par les colonisateurs !
Le visage d’Amaury apparaît à la télé, et Kabongo, à la botte d’Igazi le Chef de la Sécurité Intérieure, comprend qu’il a été doublé ! Il est, lui aussi, frappé par le fait qu’il parle sans accent l’idiome local, preuve qu’il le pratique depuis longtemps, et qu’il s’est donc parfaitement métissé, ce que l’autarcie dédaigneuse pratiquée par les Sinistrés ne permettait pas de prévoir ! Cette langue qu’il parle fait donc pencher du côté de la vision de Boya quant à la jeune génération des Fulasis !
Dans un rêve, Ilunga voit son épouse lui reprocher de l’avoir initiée à ces amours interdites avec des femmes, et lui demander que Boya passe une nuit avec elle, devienne sa maîtresse, et il assisterait au spectacle ! Une nuit pour faire d’elle une autre femme, lui disant qu’une femme s’aime elle-même à travers d’autres femmes. Comme si l’épouse, on dirait, se glissait dans la mère non aimante de Boya, qui ne lui avait jamais dit ce qu’était une femme, lui disant enfin ce qu’était une femme en la plongeant dans l’homosexualité féminine, mère et fille petite fille dans l’autre monde que virilement le père puis le mari dans la continuité du père leur assure. Ilunga, se réveillant, ne pense pas avoir corrompu son épouse, mais que c’est lui qui s’est fourvoyé. Quant au fourvoiement de l’épouse, il est plus ancien, lié au pouvoir viril, dans ces familles des classes supérieures, la fille étant corrompue dans ce milieu où rien ne manque et où tout est à ses petits soins créant une addiction au confort éternel à ne perdre sous aucun prétexte, tout étant dans sa vie en miroir tandis qu’elle représente la femme par excellence pour les femmes des populations, par son élégance , sa culture, son éducation et ses bonnes manières, son aisance comme si elle était partout chez elle, la vitrine de la réussite et du pouvoir du père, du masculin, surtout s’il est arrivé au pouvoir suprême. Ilunga son époux, qui lui a aussi ouvert une scène privilégiée où elle a fait fonction de vitrine en accord avec son éducation, est le plus précieux parmi ses biens, ses possessions. Ilunga comprend qu’il doit mettre fin à ça ! Il comprend que ce n’est pas là la vitrine de Katiopa unifié. Ce n’est pas la justice sociale, c’est l’éternisation de la hiérarchie des classes sociales antérieure à la colonisation sur le Continent, où c’est parce que les nantis achètent leur tranquillité de privilégiés par leur part donnée aux bonnes œuvres en direction des classes inférieures que chacun sait rester gentiment à sa place dans sa classe sociale, assurant la servilité. Or, les valeurs de Katiopa unifié sont différentes, chaque être humain étant pareillement accueilli avec sa différence, dans la mixité sociale, voire le métissage. Ilunga prend conscience qu’il ne peut plus laisser l’épouse, la fille de bonne famille si élégante et éduquée, incarner la vitrine de la politique qu’il veut faire pour Katiopa unifié, ce qui pourtant semble être le cas encore maintenant, alors qu’il s’imagine être le pacificateur et le bâtisseur !
Et il réfléchit aussi à la rivalité secrète mais tenance entre Igazi et lui. Il se souvient que, dans un camp de vacance, alors qu’il avait 22 ans, lors de sa formation, les aînés voulaient détecter parmi les jeunes qui était le « premier parmi les égaux », par des épreuves physiques, intellectuelles, l’observation des comportements, des compétences de meneurs, de bâtisseur, des talents de combattant et de conciliateur, le sens de la loyauté et du sacrifice. Chaque garçon avait à cœur à se montrer sous son meilleur jour ! Des clans réunissaient des jeunes ne se connaissant pas. Igazi et Ilunga étaient à la tête de deux clans rivaux. Il s’agissait de conquérir l’espace, d’acquérir des ressources, de protéger le territoire, puis de l’étendre. La dernière phase était la plus violente, puisque l’expansion induisait le plus souvent la soumission de l’adversaire. La férocité de l’affrontement entre Igazi et Ilunga est telle que les aînés les déclarent ex æquo, et sanctionnent les deux chefs ! C’est alors que, condamnés à nettoyer le camp, ils se mettent à se parler, se félicitant l’un l’autre. Ilunga apprend à connaître Igazi, sent que c’est un guerrier, qu’il aime que l’Alliance soit une société secrète où les savoirs occultes sont nécessaires pour s’opposer aux oppresseurs ! Ils étaient devenus des frères, et Ilunga voulait sauvegarder cette fraternité.
Ilunga, conduit par son majordome Kabeya, son meilleur ami, se mêle à la foule bigarrée de la capitale, et en écoutant les conversations, il prend conscience de la langue urbaine inventée par les jeunes, qui mêlent les différents idiomes parlés dans Katiopa. Une langue métissée.
Boya, décidée à prendre sa place, frappe à la porte de l’épouse, qui est encore là dans ses appartements dans l’aile des femmes, ayant même pu écouter, voyeuriste, les tendres ébats entre Ilunga et la femme rouge ! L’épouse avait évité la rencontre, depuis qu’elle était là. Boya plante ses yeux dans ceux de Seshamani et lui dit que, d’une part, elle n’aura aucun droit de jambage avec Ilunga, et que d’autre part elle ne se séparera pas du Chef de l’Etat ! Puis elle lui fait part de son étonnement devant la croyance de cette épouse à la protection éternelle du Chef de l’Etat, c’est-à-dire à la certitude de pouvoir pour l’éternité couler des jours heureux auprès de son amoureuse attitrée, assurée de conserver son statut, son titre, ses prérogatives, comme des biens lui appartenant depuis toujours, comme dans son clan ! Et Boya lui signifie que c’était ça, le sens de son interview à la radio, marquer son territoire, prouver sa puissance populaire, notamment auprès des femmes, son élégance les faisant rêver toutes, créant la mode ! Boya part, telle une autre sorte de mère, qui détruit l’effet miroir avec la fille, l’homosexualité, coupe le cordon ombilical, en espérant que s’ouvre ainsi pour Seshamani des pages autrement lumineuses. Mais Boya ne se sent pas pour autant apaisée, parce que le si grand amour qui la lie à Ilunga reste en grand danger aussi longtemps que la cohésion de l’Alliance est en péril, à cause de l’affaire des Sinistrés !
Ilunga a réuni les membres les plus importants du Conseil, ceux qui sont le plus reliés à leurs ancêtres qui sont des guides, sur le lieu où la statue « La quintessence » symbolise la souffrance des suppliciés de la déportation transatlantique (et il faut avoir à l’esprit que, dans l’histoire familiale de Boya, parmi ses aïeules, il y a ce couple de jumelles qui sont mortes dans l’océan plutôt que devenir esclaves en Amérique, c’est-à-dire ce qui a conduit à l’essor industriel américain et donc ensuite la ligne droite de l’essor planétaire du capitalisme et du consumérisme et la création de l’individu roi partout, dont Charlotte Du Pluvinage, la matriarche des Sinistrés, considère que là est la cause et le coup de grâce du Sinistre donc la perte de leur Vieux Pays). Le Chef de l’Etat veut que les affaires du pays soient examinées sous l’angle spirituel. Dans ce lieu, il y a une bibliothèque avec beaucoup de pièces que les musées d’Europe avaient séquestrées ! Ilunga aime particulièrement les masques ! Ilunga est attentif à l’assistance, aux détails, mouvements, regards, car il se dit que parmi ces membres, certains qui ont des choses à se reprocher vont éviter de se mettre ensemble, car il sait qu’Igazi son rival a des fidèles qu’il peut se rallier. Son regard ne croise pas celui d’Igazi ! Il rappelle son discours aux Sinistrés, et dit qu’il est conscient que cela a suscité le malaise. Mais que, en Chef d’Etat, il a exercé son autorité, comme autrefois les chefs le faisaient dans les camps de l’Alliance. Des chefs qui savent que les foules sont sentimentales, et que les choix faits ne le sont pas selon une idée de la démocratie qui fonctionne selon l’opinion. Car Katiopa unifié a opté pour d’autres modalités de la démocratie. La fonction du Chef de l’Etat avait été réinventée, non pas un chef ayant plus de prestige que de pouvoir véritable car d’autres instances régnant pour lui, mais le choix de plus de verticalité, assorti de garde-fous. Dans son discours aux Sinistrés, Ilunga a pour la première fois fait un choix solitaire, donc vertical, mais le Conseil avait été averti, ainsi que, un à un, les frères étant au Gouvernement. Alors, il met son titre en jeu, en le liant au problème Fulasi, puisque c’est ça qui cause l’incompréhension. Ilunga ajoute que les membres sont libres de mentionner sa compagne Boya, puisqu’elle était soupçonnée d’être l’ennemie de l’Etat ! Igazi se sent devancé par son rival et excellent stratège ! Il sait qu’il s’est avancé parce qu’il est sûr de ne pas être désavoué par le Conseil ! Il a bien reçu le message, et votera la défiance, en dernier. A une question d’un membre concernant les activités de Boya en relation avec les Sinistrés, il rappelle qu’elle est une universitaire, et que les Fulasis font partie de ses recherches, donc il s’agit d’une relation intellectuelle, et non pas personnelle. Des recherches qui peuvent permettre aux Katiopiens de se connaître eux-mêmes ! Ilunga, comme reprenant à son compte la vision de Boya, affirme qu’en effet, c’est bien de ce « nous » dont il s’agit, de cette part des autres, ces étrangers, qui a été intériorisée, réappropriée, juste en vivant longtemps ensemble, créant un environnement humain forcément métissant. Puis il rappelle les déclarations du Conseil, qui avaient préconisé la fusion avec les étrangers ! Par sa déclaration aux Sinistrés, il était allé plus loin que les anciens, puisqu’il avait fait savoir cela aux Fulasis, pour la première fois au monde, enjambant l’abîme des douleurs, blessures, revendications liées à la colonisation ! Des gouverneurs avaient fait savoir qu’ils étaient prêts à intégrer les Français qui voulaient être des Katiopiens, et qu’ils étaient donc contre leur renvoi sur leurs terres ancestrales ! Pour la première fois, Ilunga met à jour les deux conceptions théoriques qui, depuis le début, travaillent l’Alliance ! Il fallait en passer par là. Que le vote de confiance déclare quelle vision reste, pour cette Alliance ! Il s’agit de revenir à ce « nous » bien plus que de protéger des Sinistrés ! D’autant plus qu’ils n’avaient plus aucun moyen de réitérer le crime de leurs ancêtres ! Donc, il est maintenant temps de reconnaître en soi la part de ce « nous-mêmes » que représentent ces Sinistrés, puisque des relations affectives et politiques avaient toujours existé entre les populations locales et les Fulasis. La question, pour Ilunga, est de savoir si l’on avait fait la paix avec la part de Français, et par extension d’Europe, à l’intérieur de soi ! Le problème est là ! L’acception de ce « nous-mêmes », le défendre, l’élever, puisqu’il s’est formé dans le frottement des peaux et des cultures avec les agresseurs d’hier à leur barbe virile, avançant dans l’ombre, à commencer à entendre comme la stratégie de Sun Zi lorsque nos forces sont inférieures à l’ennemi ! L’Alliance, se rend compte Ilunga, avait déjà commencé à renommer le Continent en Katiopa unifié pour témoigner de cette conscience de soi retrouvé, qui est celle du métissage, de la diversité des populations composant l’environnement humain des habitants, des enfants de Katiopa ! Mais Ilunga ne se fait pas d’Illusion, cette œuvre, inventer un futur qui ne soit pas le reniement du passé ne sera pas facile, et souvent ces régions du monde n’avaient pas d’autres noms que l’appellation coloniale ! Il était donc important de rappeler que tous ici avaient vu le jour dans les spasmes de cet autre environnement, et que c’est pour résister à celui-ci qu’ils avaient pu en concevoir un autre, qui était la face cachée de la colonisation, l’apport des autres étrangers et dominants qui ignoraient qu’ils l’offraient pourtant, par exemple porté par leur langue, la poésie témoignant de leur proximité avec le monde sensible. Alors, Ilunga arrive à un point précis, celui de considérer l’ancien monde, si dur voire tragique, comme matrice, et donc admettre une filiation extracontinentale ! Ceux d’Europe avaient bel et bien baptisé l’espace que les ancêtres des Katiopiens avaient habité. Et cette appellation avait tapissé poétiquement les rêves, les utopies, et même les radicalités. Le regard poétique de ces autres sur le monde sensible avait pu être approprié par les ancêtres, qui ont compris que ceux qui nommaient, c’étaient les créateurs. Rebaptiser le Continent en Katiopa n’effaçait pas encore la faute, puisqu’il fallait encore admettre ce « nous-mêmes » créateur que l’on devait s’approprier de l’autre jadis colonisateur, se sentir avoir le même rapport qu’eux au monde sensible, et alors, cela forçait à admettre ces Français comme membres de la même famille que nous. Ilunga laisse ses paroles faire leur chemin dans l’esprit des membres du Conseil. Car ils pouvaient objecter que les Fulasis n’avaient que faire de cette fraternité ! Mais Ilunga répondrait que c’était leur refus de l’apport des autres qu’étaient les migrants venus « coloniser » négativement, car non civilisateurs, leur vieux pays qui avait provoqué le Sinistre, donc le refus que l’autre étranger puisse venir faire partie de soi, d’un « nous-mêmes » métissé ! Les Sinistrés se verraient en miroir dans le refus des Katiopiens de reconnaître en eux-mêmes une partie venant des Français ! Leur demander à tous de partir était la meilleure façon de geler les choses dans le traumatisme de la colonisation, donc le ressentiment, la vengeance, la guerre !
Boya, qui est à l’Université, sent une présence dans son bureau. C’est son amie, l’Ancienne qui fait partie du Conseil et qui était l’amie d’enfance de sa mère. Dans ses bras, elle a un bébé petite fille. La scène est extraordinaire de gravité ! Et en résonance avec le vote de confiance à Ilunga de la part des membres les plus importants de l’Alliance, qui sont pour l’acceptation de la jeune génération de Fulasis comme enfants de Katiopa, selon le « Katiopa tu l’aimes ou tu la quittes ! » L’enfant, une petite fille, est très pâle, comme si le bébé femme venait juste de naître à la lumière du dehors, et n’avait jamais encore existé sous le soleil, telle la femme sous la domination masculine ! La petite fille vient juste de naître, en Boya dont la vision vient juste d’officiellement métisser la vision d’Ilunga, un métissage du masculin et du féminin, le féminin inventant une maternité du dehors en accueillant les êtres humains différents, la diversité des populations humaines qui, en s’influençant les unes les autres, permet à chaque vie à travers les rencontres d’être plusieurs vies au rythme des renouvellements du métissage. Abahuza, l’amie de Boya, lui tend le bébé petite fille à la peau si pâle, celle d’une petite hyperboréenne refoulée dans l’ombre et le grand froid, en lui disant : elle t’est confiée ! Sa mère génitrice, une adolescente de la communauté fulasie qu’un Katiopien a violée, a laissé une lettre dans laquelle elle dit qu’elle veut que Boya, dont elle connaît l’existence et l’engagement, l’adopte comme son enfant. Ce viol étant le passage à l’acte du désir impossible, pour cause de mésalliance d’un côté et de ressentiment pour les colons d’hier de l’autre, d’un jeune Katiopien pour une jeune fille de la communauté française, comme un métissage advenant par effraction ! Ainsi, un « nous » sera incarné par le produit de ce viol, la petite fille qu’adoptera la femme rouge qui a défendu ce métissage ! La mère, Aglaé Du Pluvinage, encore cette famille, devenue la honte des siens, avait vécu sa grossesse chez les Sinistrés, recroquevillée sur elle-même, et au moment de l’accouchement, elle était allée à la Maison des femmes, accueillie par les initiées, dont l’amie de Boya, et, décharnée, elle meurt très vite, sa lettre racontant son histoire tragique ! Boya sent qu’il émane de ce bébé petite fille une force incroyable, qui la trouble. La force, la puissance du métissage. Quelque chose en elle consent à cette maternité inopinée ! Elle est la mère pionnière, voire générique, de la jeune génération métissée ! Cette petite fille, qui aura un nom katiopien, mais que sa mère biologique a nommé Amarante, par ce qu’elle incarne, est aussi ce qui veille sur Boya comme un membre de sa lignée, telle la petite Albinos qu’elle avait aperçue parmi ses aïeules, pleine de vitalité et d’assurance, imposant son autorité tranquille, l’être humain fille existant depuis des millénaires, qui a résisté même si jusque-là la femme n’a jamais pu exister au soleil autrement qu’à travers des formes à elle données par les hommes ! Cette enfant fait donc une entrée théâtrale ! Elle était déjà là dans le passé, mais revient par le futur. Boya n’avait jamais envisagé d’être biologiquement mère, sa relation à sa mère ayant été trop chaotique. Avec cette petite fille sans famille, il lui semble que c’est le plus haut degré de la maternité ! Le nom Boya signifie déjà un métissage, puisque qu’il s’est forgé dans une appropriation d’un langage étranger, d’une figure de femme lointain. Ce n’est pas par hasard que la route de Boya a tellement croisé celle de la famille d’origine française, les Du Pluvinage, jusqu’à adopter la fille issue du viol par un jeune Katiopien d’Aglaé Du Pluvinage ! Car ces famille-là sont, au sein de la communauté des Sinistrés, des notables, qui tiennent aux liens endogamiques du sang ou de milieu, parce qu’ils vaudraient beaucoup plus que les autres humains. Or, tout au long des siècles, il était sans cesse arrivé des croisements, où comme Amaury et Mawena, des hommes et des femmes de milieux voire de cultures et de peaux différentes sont devenus amoureux les uns des autres, et toujours, malgré les immenses difficultés voire l’impossibilité, les idéologies, les traditions, qui jamais n’ont pesé lourd face au désir et aux sentiments ! L’odyssée de l’homme et de la femme n’a rien à voir avec la couleur de peau, le milieu social, le territoire ! Mais dans le cas d’Aglaé, ce fut la domination qui était la plus forte : celle du violeur, puis celle du déshonneur familial provoquant la fuite du fiancé, la honte de sa famille. Mais, recroquevillée sur elle-même pendant toute sa grossesse cachée, Aglaé n’avait jamais cessé de penser à son violeur, se demandant qui il était, était-il un des jeunes Katiopiens qui provoquaient les jeunes filles de sa communauté en rigolant comme si c’était, à travers leurs descendantes filles, une manière d’humilier les colons du passé. Elle se souvient que cet homme, l’ayant attaqué de dos et fait tomber à terre, dont elle n’a jamais vu le visage, avait prononcé des paroles en la forçant, « Femme d’Orania », cette ville d’Afrique du Sud fondée lors de la ségrégation raciale, et elle avait senti que c’était, étrangement, une salutation, un remerciement, comme s’il prononçait une mélopée désespérée, comme des mots d’un jeune depuis longtemps amoureux d’elle, mais à cause de la mésalliance selon ces notables français l’amour était impossible ! Ensuite, personne dans la communauté à laquelle Aglaé appartenait ne s’est étonné que tout le monde tourne le dos à cette jeune fille enceinte encore adolescente. Car, écrit Léonora Miano, les descendants d’évadés du vieux pays de France tournaient le dos à cet égalitarisme contre-nature qui conférait aux femmes des droits équivalents à ceux dont jouissaient les hommes, celles-ci ne devant en connaître qu’un, seulement après l’avoir épousé, lui réservant leur hymen.
Thiam, la responsable en France de l’Alliance, avait fait savoir au Chef de l’Etat Ilunga que ça faisait longtemps que ces « gens », ces Français, et nous Katiopiens, couchons ensemble, on ne va pas balayer des siècles d’intimité pour quelques cailloux, d’autant que la roue désormais tourne dans le sens du Continent africain ! Les identitaires ne sont en fait pas si nombreux ! Et le plus grand nombre était prêt à se déprendre de ses attaches ancestrales pour s’en donner de nouvelles ! Avec le discours d’Ilunga, la balle était dans leur camp ! Nous ne manquons pas de noblesse en leur faisant cette proposition, et ils ne sont pas déshonorés en l’acceptant, note Ilunga. Il est temps de ne plus abandonner les Français à leur pathologie, à leur mélancolie incurable, à leur nostalgie du Vieux Pays, on leur avait longtemps prêté plus de vitalité qu’ils n’en avaient, il faut interrompre ce pas de deux morbide en ramenant tous les protagonistes du côté de la vie, et Boya y est pour quelque chose ! Donc, Ilunga gagne le vote de confiance, gagne son geste d’autorité ! Mais il ne peut se résoudre à voir dans sa victoire une mise à mort de son frère et rival, Igazi !
Boya a annoncé à Ilunga qu’ils allaient avoir un enfant, cette petite fille à adopter. Tandis que, de son côté, Mawena, ayant vu à la télévision apparaître Amaury filmé à l’hôpital, peut aller le chercher. L’amour est en train d’être plus fort que toutes les histoires de mésalliance, et ils se parlent d’amour dans l’idiome de la région. A leur suite, depuis les images de la télévision de leur couple, d’autres couples d’amoureux métissés se disent, sortent de l’ombre. La certitude s’imposait qu’il y aurait des Français au sein du Katiopa unifié ! Boya avait dit à Ilunga, il nous est proposé d’accueillir sous notre toit un pan de ce futur, notre petite fille. Ilunga avait été si loin d’imaginer que la femme rouge bouleverserait à ce point sa vie en rapport avec les Sinistrés français, qu’elle l’amènerait à réviser son jugement. Et pourtant, elle n’avait réussi cela qu’en étant simplement là. Mais vraiment là ! En tant que femme qui existe vraiment comme un être humain différent de l’être humain homme, pouvant alors métisser sa différence avec lui, faisant un « nous » qui était une seule force ! Tout le monde, l’environnement humain, autour de lui, s’en trouvait métamorphosé ! La guerrière Boadicée, qui combattait les Romains mais que les siens ne célébraient pas, maintenant est devenue Boya, qui se métisse avec l’homme, Ilunga le Chef de l’Etat du Katiopa unifié accueillant pour un métissage les Sinistrés qui en avaient fini avec leur nostalgie du Vieux Pays.
Ilunga se souvient à présent que l’Ancien qui l’avait recruté pour l’Alliance s’extasiait sur la beauté que les colonisés d’autrefois avaient su arracher au langage imposé par les envahisseurs ! Alors qu’ils rejetaient la violence, en même temps, dans l’ombre, ils capturaient et s’appropriaient pourtant chaque éclat de cette langue qui s’offrait à eux, comme des joyaux qu’ils tiraient de leur boue quotidienne. Et avec cette langue de l’ennemi dominateur, ils avaient su écrire de la poésie, après avoir écouté des vers qui n’étaient pas ceux des colons, mais avaient été écrits avant la colonisation, l’égarement. La langue des envahisseurs leur avait fait découvrir la poésie, et ils se mirent à en écrire eux-mêmes. A force d’écouter la musique de ces vers, Ilunga s’était laissé être habité par cette langue, et il l’a associée aux conquêtes poétiques d’écrivains katiopiens plus qu’à la démence prédatrice de ceux qui pensaient apporter la civilisation ! Il a compris que la langue, comme la terre, ne se possédait pas, elle s’appartenait, ne se donnant que selon son bon vouloir. Ilunga n’a pas écrit le français depuis longtemps, mais, pour Boya, il veut le faire désormais. Il pense aux vers de Bernard Dadié, à son poème « Tu dors ».
C’est joué, pour Igazi, qui n’a pas réussi à rejoindre Zama, pour Zama elle-même, et pour l’épouse. Ils devront, chacun d’eux, apprendre à se débrouiller dans le nouvel environnement humain, métissé. L’épouse, droguée et désemparée, avait failli se noyer dans un lac, mais Zama avait réussi à la sauver, mais était tombée à son tour. Ne sachant pas nager, elle avait aussi été sauvée par des gardes. En apprenant cela, Ilunga et Boya se disent que le gouffre est toujours à enjamber, mais que ce qui importait, ce n’était pas la présence du précipice, mais le fait de l’enjamber ensemble, et de trouver de l’autre côté la beauté qui leur était offerte ! Chaque humain devait lutter contre l’anéantissement, cette lutte étant la vie, trouvant dans le métissage matière à se relancer. Boya et Ilunga peuvent enjamber ensemble le précipice parce que leur « nous », leur métissage d’homme et de femme, est une force, une puissance, qui a pris le sens d’une lutte pour la paix et la justice au sein de l’humanité, dans un travail pour mettre fin à la dictature des mésalliances de toutes sortes, interdisant les métissages de milieux sociaux, de cultures, de couleurs de peaux, juste en mettant au commencement de tout cette vérité que l’être humain se construit en relation avec son environnement humain, terrestre, donc en infinie transformations et relancement, et que des ennemis eux-mêmes ils peuvent tirer des joyaux et avancer dans l’ombre enrichis à la barbe des préjugés et humiliations.
Ce roman de Léonora Miano est vraiment d’une intelligence rare, est visionnaire, si inventif, un vrai travail de la paix pour l’humanité, qui en a bien besoin, et je me sens fière que ce soit le cadeau-surprise d’une femme venant d’Afrique ! Ce long texte de lecture est un humble témoignage du plaisir que j’ai pris à m’en nourrir, et de m’imaginer mériter de prendre place dans une lignée de femmes si majestueuses et incarnant la force de vie !
Alice Granger Guitard



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